Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VIII/Seconde partie/Livre IV/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Mœurs des Chinois.

Les Chinois font consister la beauté à avoir le front large, le nez court, de petits yeux fendus, la face bien large et carrée, de grandes oreilles, la bouche à fleur de tête et médiocre, et des cheveux noirs ; car ils ne peuvent supporter une chevelure blonde ou rousse. Les tailles fines et dégagées n’ont pas plus d’agrément pour eux, parce que leurs habits sont fort larges, et ne sont point ajustés à la taille comme en Europe. Ils croient un homme bien fait lorsqu’il est gras et gros, et qu’il remplit sa chaise avec bonne grâce.

Quoique les chaleurs excessives qui se font sentir dans les provinces méridionales, surtout dans celles de Quang-tong, de Fo-kien et de Yun-nan, donnent aux paysans, qui vont nus jusqu’à la ceinture, un teint brun et olivâtre, ils sont naturellement aussi blancs que les Européens, et l’on peut dire en général que leur physionomie n’a rien de désagréable. La plupart ont même la peau fort belle jusqu’à l’âge de trente ans. Les lettrés et les docteurs, surtout ceux de basse extraction, ne se coupent jamais l’ongle du petit doigt ; ils affectent de le laisser croître de la longueur d’un pouce, pour faire connaître qu’ils ne sont point dans la nécessité de travailler pour vivre. À l’égard des femmes, elles sont ordinairement d’une taille médiocre ; elles ont le nez court, les yeux petits, la bouche bien faite, les lèvres vermeilles, les cheveux noirs, les oreilles longues et pendantes, leur teint est fleuri ; il y a de la gaieté dans leur visage, et les traits en sont assez réguliers.

Les Chinois, en général, sont d’un caractère doux et facile. Ils ont beaucoup d’affabilité dans l’air et les manières, sans aucun mélange de dureté, d’aigreur et d’emportement. Cette modération se remarque jusque dans le peuple. Le père de Fontaney, jésuite, ayant rencontré au milieu d’un grand chemin un embarras de voitures, fut surpris, au lieu d’entendre prononcer des mots indécens, suivis comme en Europe d’injures et de coups, de voir les charretiers se saluer civilement, et s’entr’aider pour rendre le passage plus libre. Les Européens qui ont quelque affaire à démêler avec les Chinois doivent se garder de tout mouvement de vivacité. Ces écarts passent à la Chine pour des défauts contraires à l’honnêteté ; non que les Chinois ne soient aussi ardens et aussi vifs que nous ; mais ils apprennent de bonne heure à se rendre maîtres d’eux-mêmes.

Leur modestie est surprenante : les lettres paraissent toujours avec un air composé, sans accompagner leurs discours du moindre geste. Les femmes sont encore plus réservées : elles vivent constamment dans la retraite, avec tant d’attention à se couvrir, qu’on ne voit pas même paraître leurs mains au bout de leurs manches, qui sont fort longues et fort larges. Si elles présentent quelque chose à leurs plus proches parens, elles le posent sur une table, et leur laissent la peine de le prendre : elles sont fort choquées de voir les pieds nus à nos saints dans les tableaux.

Quoique les Chinois soient naturellement vindicatifs, surtout lorsqu’ils sont animés par l’intérêt, ils ne se vengent jamais qu’avec méthode, sans en venir aux voies de fait. Ils dissimulent leur mécontentement, et gardent si bien les apparences, qu’on les croirait insensibles aux outrages ; mais l’occasion de ruiner leur ennemi se présente-t-elle, ils la saisissent sur-le-champ. Les voleurs mêmes n’emploient point d’autre méthode que l’adresse et la subtilité. Il s’en trouve qui suivent les barques des voyageurs ou des marchands, et qui se coulent parmi ceux qui les tirent sur le canal impérial, dans la province de Chan-tong ; ce qui leur est d’autant plus aisé, que, l’usage étant de changer de matelots chaque jour, ils ne peuvent être facilement reconnus. Pendant la nuit, ils se glissent dans les cabinets : ils endorment les passagers par la fumée de certaines drogues, et dérobent librement sans être aperçus. Un voleur chinois ne se lassera point de suivre un marchand pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’occasion de le surprendre ; d’autres pénètrent dans les villes, au travers des murs les plus épais, brûlent les portes, ou les percent par le moyen de certaines matières qui brûlent le bois sans flamme. Ils s’introduisent dans les lieux les plus secrets d’une maison, et les habitans sont surpris de trouver leur lit sans rideaux et sans couverture, leur chambre sans tapisseries et sans meubles, et ne découvrir aucune autre trace des voleurs que le trou qu’ils ont fait au mur ou à la porte.

Le père Le Comte avertit les Européens qu’ils ne doivent rien prêter aux Chinois sans avoir pris leurs sûretés, parce qu’il n’y a point de fond à faire sur leur parole. Ils commencent par emprunter une petite somme, en promettant de restituer le capital avec de gros intérêts. Ils remplissent cette promesse ; et, sur le crédit qu’ils s’établissent, ils continuent d’emprunter de plus grosses sommes. L’artifice se soutient pendant des années entières, jusqu’à ce que la somme soit aussi grosse qu’ils la désirent. Alors ils disparaissent.

Il faut avouer que cette manière de tromper n’est pas particulière aux Chinois, et la précaution que recommande ici le père Le Comte est bonne avec toutes les nations commerçantes. Le même jésuite convient ailleurs que, lorsqu’il vint à la Chine avec ses compagnons, étrangers, inconnus, exposés à l’avarice des mandarins, on ne leur fit pas le moindre tort dans leurs personnes ni dans leurs biens ; et ce qui lui paraît bien plus extraordinaire, un commis de la douane refusa de recevoir d’eux un présent malgré toutes leurs instances, en protestant qu’il ne prendrait jamais rien des étrangers. Mais ces exemples sont rares, ajoute-t-il, et ce n’est pas sur un seul trait qu’il faut juger un caractère national. Ne devait-il pas conclure plus naturellement qu’un pareil exemple de probité dans une ville maritime, grande et marchande, où l’avidité, l’artifice et la fraude doivent régner plus qu’ailleurs, ne doit point être rare dans le reste de la nation ? Aussi le père Duhalde en porte-t-il un jugement plus modéré. En général, dit-il, les Chinois ne sont pas aussi fourbes et aussi trompeurs que le père Le Comte les représente ; mais ils se croient permis de duper les étrangers : ils s’en font même une gloire. On en trouve d’assez impudens, lorsque la fraude est découverte, pour s’excuser sur leur défaut d’adresse. « Il paraît assez, disent-ils, que je m’y suis fort mal pris : vous êtes plus adroit que moi, et je vous promets de ne plus m’adresser aux Européens. » En effet, on prétend que c’est des Européens qu’ils ont appris l’art de tromper, si l’homme, en quelque pays que ce soit, a besoin d’apprendre cet art. Un capitaine anglais, ayant fait marché à Canton pour quelques balles de soie, se rendit avec son interprète à la maison du marchand pour examiner s’il ne manquait rien à la qualité de sa marchandise : il fut content de la première balle ; mais les autres ne contenaient que de la soie pourie. Cette découverte l’ayant irrité, il se répandit en reproches fort amers. Le Chinois les écouta sans s’émouvoir, et lui fit cette réponse : « Prenez-vous-en à votre fripon d’interprète, qui m’a protesté que vous n’examineriez point les balles. »

Cette disposition à tromper est commune parmi le peuple des côtes : ils emploient toutes sortes de moyens pour falsifier ce qu’ils vendent ; ils vont jusqu’à contrefaire les jambons, en couvrant une pièce de bois d’une espèce de terre, qu’ils savent revêtir d’une peau de porc. Cependant Duhalde et Le Comte même reconnaissent qu’ils ne pratiquent ces friponneries qu’à l’égard des commerçans étrangers, et que, dans les villes éloignée de la mer, un Chinois ne peut se persuader qu’il y ait tant de mauvaise foi sur les côtes.

Lorsqu’ils ont en vue quelque profit, ils emploient d’avance toute la subtilité de leur esprit pour s’insinuer dans les bonnes grâces de ceux qui peuvent favoriser leur entreprise. Ils n’épargnent ni les présens, ni les services, sans aucune apparence d’intérêt : ils prennent, pendant des années entières, toutes sortes de personnages et toutes sortes de mesure pour arriver à leur but. Ce genre de patience, qui est la vertu des fripons, prouverait plus que tout le reste un caractère naturellement porté à être fourbe et habile à tromper.

Les seigneurs de la cour, les vice-rois des provinces et les généraux d’armée sont dans un perpétuel mouvement pour acquérir ou conserver les principaux postes de l’état. La loi ne les accorde qu’au mérite ; mais l’argent, la faveur et l’intrigue ouvrent secrètement mille voies plus sûres. Leur étude continuelle est de connaître les goûts, les inclinations, l’humeur et les desseins les uns des autres.

Dans quelques cantons, le peuple est si porté à la chicane, qu’on y engage ses terres, ses maisons et ses meubles, pour le plaisir de suivre un procès ou de faire donner la bastonnade à son ennemi. Mais il arrive souvent que, par une corruption plus puissante, l’accusé fait tomber les coups sur celui qui l’accuse. De là naissent entre eux des haines mortelles. Une de leurs vengeances et de mettre le feu à la maison de leur ennemi pendant la nuit ; cependant la peine de mort que les lois imposent à ce crime le rend assez rare.

On assure que les Chinois les plus vicieux ont un amour naturel pour la vertu, qui leur donne de l’estime et de l’admiration pour ceux qui la pratiquent. Ceux qui s’assujettissent le moins à la chasteté honorent les personnes chastes, surtout les veuves ; ils conservent, par des arcs de triomphe et par des incriptions, la mémoire des personnages distingués qui ont vécu dans la continence, et qui se sont élevés au-dessus du vulgaire par quelque action remarquable. Ils apportent beaucoup de soin à dérober la connaissance de leurs vices au public. Ils témoignent le plus grand respect à leurs parens et à ceux qui ont pris soin de leur éducation ; ils honorent les vieillards à l’exemple de l’empereur. Ils détestent dans les actions, dans les paroles et dans les gestes, tout ce qui décèle de la colère ou la moindre émotion. Mais c’est peut-être aussi de cette habitude de se contraindre que naît leur disposition aux vengeances tardives et étudiées, aux raffinemens de la fourberie ; et ce caractère est bien aussi dangereux que la violence, et plus odieux.

Magalhaens observe qu’ils ont porté la philosophie morale spéculative à sa perfection, qu’ils en font leur principale étude et le sujet ordinaire de leurs entretiens. Il ajoute qu’ils ont l’esprit si vif et si pénétrant, qu’en lisant les ouvrages des jésuites, ils entendaient facilement les questions les plus subtiles.

Les vernis de la Chine, la porcelaine et cette variété de belles étoffes de soie qu’on transporte en Europe sont des témoignages assez honorables de l’industrie des Chinois. Il ne paraît pas moins d’habileté dans leurs ouvrages d’ébène, d’écaille, d’ivoire, d’ambre et de corail. Ceux de sculpture et leurs édifices, tels que les portes de leurs grandes villes, leurs arcs de triomphe, leurs ponts et leurs tours, ont beaucoup de noblesse et de grandeur. S’ils ne sont point parvenus au degré de perfection des ouvrages de l’Europe, il en faut accuser la mesquinerie chinoise, qui, mettant des bornes étroites à la dépense des particuliers, et restreignant le salaire des artises, n’encourage pas assez le travail et l’industrie.

Il est vrai qu’ils ont moins d’invention que nous pour les mécaniques : mais leurs instrumens sont plus simples ; et, sans avoir jamais vu les modèles qu’on leur propose, il les imitent facilement. C’est ainsi qu’ils font à présent des montres, des horloges, des miroirs, des fusils, des pistolets, etc.

Ils ont une si haute opinion d’eux-mêmes, que le plus vil Chinois regarde avec mépris toutes les autres nations. Dans leur engouement pour leur pays et pour leurs usages, ils ne peuvent se persuader qu’il y ait rien de bon ni rien de vrai que leurs savans aient ignoré. On s’efforce en vain de leur faire entreprendre sérieusement quelque ouvrage dans le goût de l’Europe : à peine les missionnaires ont-ils pu obtenir des architectes chinois de leur bâtir une église dans le palais, sur le modèle envoyé de France. Quoique les vaisseaux de la Chine soient mal construits, et que les habitans ne puissent refuser de l’admiration à ceux qui viennent de l’Europe, leurs charpentiers paraissent surpris lorsqu’on leur propose de les imiter. Ils répondent que leur fabrique est l’ancien usage de la Chine. « Mais cet usage est mauvais », leur dites-vous. « N’importe, répliquent-ils ; c’est assez qu’il soit établi dans l’empire, et l’on ne peut s’en écarter sans blesser la justice et la raison. » Il paraît néanmoins que cette réponse ne vient souvent que de leur embarras. Ils craignent de ne pas satisfaire les Européens qui veulent les employer ; car leurs meilleurs artistes entreprennent toutes sortes d’ouvrages sur les modèles qu’on leur présente.

Le peuple ne doit sa subsistance qu’à son travail assidu ; aussi ne connaît-on pas de nation plus laborieuse et plus sobre : les Chinois sont endurcis au travail dès l’enfance ; ils emploieront des jours entiers à fouir la terre, les pieds dans l’eau jusqu’aux genoux, et le soir ils se croiront fort heureux d’avoir pour leur souper un peu de riz cuit à l’eau, un potage d’herbes et un peu de thé. Ils ne rejettent aucun moyen pour gagner leur vie. Comme on aurait peine à trouver dans tout l’empire un endroit sans culture, il n’y a personne, à quelque âge qu’on le suppose, homme ou femme, sourd, muet, boiteux, aveugle, qui n’ait de la facilité à subsister. On ne se sert à la Chine que de moulins à bras pour broyer les grains : ce travail, qui n’exige qu’un mouvement fort simple, est l’occupation d’une infinité de pauvres habitans.

Les Chinois savent mettre à profit plusieurs choses que d’autres nations croient inutiles, ou dont elles tirent peu de parti. À Pékin, quantité de familles gagnent leur vie à vendre des allumettes, d’autres à ramasser dans les rues des chiffons de soie, de laine, de coton ou de toile, des plumes de poules, des os de chiens, des morceaux de papier, qu’ils nettoient soigneusement pour les revendre : ils gagnent même sur les ordures qui sortent du corps humain : on voit dans toutes les provinces des gens qui s’occupent à les ramasser ; et dans quelques endroits, sur les canaux, des barques qui n’ont pas d’autre usage. Les paysans viennent acheter ces immondices pour du bois, de l’huile et des légumes, Au surplus, tous ces moyens de subsistance ne sont pas particuliers aux Chinois, et se retrouvent à Paris et dans les grandes capitales.

Malgré la sobriété et l’industrie qui règnent à la Chine, le nombre prodigieux des habitans y cause beaucoup de misère. Il s’en trouve de si pauvres, que, si la mère tombe malade ou manque de lait, l’impuissance de nourrir leurs enfans les force de les exposer dans les rues. Ce spectacle est rare dans les villes de province ; mais rien n’est plus commun dans les grandes capitales, telles que Pékin et Canton. D’autres engagent les sages-femmes à noyer leurs filles dans un bassin d’eau au moment de leur naissance. La misère produit une multitude incroyable d’esclaves dans les deux sexes, c’est-à-dire de personnes qui se vendent, en se réservant le droit de se racheter. Les familles aisées ont un grand nombre de domestiques volontairement vendus, quoiqu’il y en ait aussi qui se louent comme en Europe. Un père vend quelquefois son fils, vend sa femme, et se vend lui-même à vil prix.

L’habillement des hommes se ressent de la gravité qu’ils affectent ; il consiste dans une longue veste qui descend jusqu’à terre, et dont un pan se replie sur l’autre ; celui de dessus, s’avançant jusqu’au côte droit, s’y attache avec quatre ou cinq boutons d’or ou d’argent, l’un assez près de l’autre : les manches sont larges vers l’épaule, mais elles se rétrécissent par degrés jusqu’au poignet ; et, se terminant en fer à cheval, elles couvrent toute la main, à l’exception du bout des doigts. Ils se ceignent d’une large ceinture de soie dont les bouts pendent jusqu’aux genoux, et à laquelle ils attachent un étui qui contient une bourse, un couteau et deux petits bâtons qui leur servent de fourchettes. Anciennement les Chinois ne portaient pas de couteaux ; il est rare même que les lettrés en portent aujourd’hui.

En été, ils portent sous la veste des caleçons de toile fin, couverts quelquefois de taffetas blanc ; en hiver, des hauts-de-chausses de satin, piqué de soie crue ou de coton. Dans les provinces du nord on porte des pelisses fort chaudes. Leur chemise est de différentes sortes de toiles suivant les saisons ; elle est fort large, mais courte. C’est un usage assez commun pour entretenir la propreté dans les grandes chaleurs, de porter sur la peau un filet de soie qui empêche la chemise de s’appliquer à la peau. En été, les Chinois ont le cou tout-à-fait nu ; mais en hiver ils portent un collet qui est ou de satin, ou de martre, ou de peau de renard, et qui tient à leurs robes, qui sont alors doublées de peau ou piquées de soie et de coton. Les gens de qualité la doublent entièrement de peaux très-fines, soit de martre, soit de renard bordé de martre. Au printemps, ils bordent leurs robes d’hermines ; et par dessus ils portent un surtout à manches larges et courtes, doublé ou bordé dans le même goût.

Toutes les couleurs ne sont pas permises. Le jaune, comme on l’a dit, n’appartient qu’à l’empereur et aux princes de son sang. Le satin à fond rouge est affecté à certains mandarins dans les jours de cérémonie. On s’habille communément en noir, en bleu ou en violet. La couleur du peuple est généralement le bleu ou le noir.

Avant la conquête, les Chinois étaient passionnés pour leur chevelure, qu’ils pommadaient soigneusement. Ils étaient si passionnés pour cet ornement, que plusieurs préférèrent la mort à la loi qui leur fut imposée de se raser la tête comme les Tartares. Aujourd’hui ils laissent croître assez de cheveux sur le sommet de la tête pour les mettre en tresse. En été ils se couvrent la tête d’une espèce de petit chapeau ou d’un bonnet de la forme d’entonnoir ; le dehors est de rotang, travaillé très-finement ; le dedans est doublé de satin ; de la pointe de ce bonnet sort un gros flocon de crin rouge, qui le couvre et qui se répand jusque sur les bords : ce crin est une espèce de poil très-fin et très-clair, qui croît aux jambes de certaines vaches, et se teint d’un rouge vif et éclatant. Les mandarins et les lettrés ont une espèce de bonnet que le peuple n’a pas la liberté de porter ; il est de la même forme que l’autre, mais fait en carton, doublé ordinairement de satin rouge ou bleu, et couvert de satin blanc ; au-dessus flotte irrégulièrement un gros flocon de la plus belle soie rouge. Les personnes de distinction se servent souvent de la première de ces deux sortes de chapeaux, surtout quand elles vont à cheval et dans le mauvais temps, parce qu’il résiste à la pluie et qu’il est plus propre à les garantir du soleil par-devant et par-derrière. En hiver, ils portent une autre espèce de bonnet fort chaud, bordé de zibeline, d’hermine ou de peau de renard, et terminé au sommet par une touffe de soie rouge ; la bordure de peau est large de deux ou trois doigts, et produit un fort bel effet, surtout lorsqu’elle est de belles zibelines noires et luisantes.

Les Chinois, surtout les personnes de qualité, n’osent paraître en public sans bottines ; elles sont de soie, particulièrement de satin ou de calicot, et fort bien ajustées au pied ; mais elles n’ont ni genouillères ni talons. Celles qu’on porte pour monter à cheval sont de cuir de vache ou de cheval, si bien préparé, que rien n’est plus souple. Les bas de bottes sont d’étoffe piquée et doublée de coton ; il en sort de la botte une partie qui est bordée d’une large bande de peluche ou de velours ; mais autant ils sont utiles en hiver pour entretenir la chaleur des jambes, autant sont-ils insupportables pendant l’été : on en prend alors de plus convenables à la saison. Le peuple, pour épargner la dépense, porte des bas d’étoffe noire. Ceux dont les personnes de qualité usent dans leurs maisons sont de soie fort propres et fort commodes. Lorsque les Chinois sortent pour quelque visite d’importance, ils portent par-dessus leurs habits, qui sont ordinairement de toile ou de satin, une longue robe de soie presque toujours de couleur bleue, avec une ceinture, et par-dessus le tout un petit habit noir ou violet, qui ne passe point les genoux, mais qui est fort ample, avec des manches courtes et larges ; ils prennent alors


un petit bonnet qui représente dans sa forme un cône raccourci, chargé tout autour de soies voltigeantes ou de crin rouge ; enfin, pour achever l’ornement, ils ont aux jambes des bottes d’étoffe et un éventail à la main.

Les dames chinoises sont d’une modestie extraordinaire dans leurs regards, dans leur contenance et dans leurs vêtemens : leurs robes sont fort longues ; elles en sont tellement couvertes de la tête jusqu’aux talons, qu’on ne voit paraître que leur visage. Leurs mains sont toujours cachées sous leurs grandes manches, qui descendraient jusqu’à terre, si elles ne prenaient soin de les relever. La couleur qui appartient à leur sexe est ou rouge, ou bleue, ou verte. Peu de femmes portent le noir et le violet, si elles ne sont avancées en âge. Elles marchent d’un pas doux et lent, les yeux baissés et la tête penchée ; mais leur marche n’est pas sûre, parce qu’elles ont les pieds d’une petitesse extraordinaire : on les leur serre dès l’enfance avec beaucoup de force pour les empêcher de croître ; et, regardant cette mode comme une beauté, elles s’efforcent encore de les rendre plus petits à mesure qu’elles avancent en âge.

Les Chinois mêmes ne connaissent pas bien l’origine d’un usage si bizarre. Quelques-uns s’imaginent que c’est une invention de leurs ancêtres pour retenir les femmes au logis ; mais d’autres regardent cette opinion comme une fable faille ; le plus grand nombre est persuadé que c’est une mode établie par la politique pour tenir les femmes dans une continuelle dépendance. Il est certain qu’elles sont extrêmement renfermées, et qu’elles sortent peu de leur appartement, qui est la partie la plus retirée de la maison, où elles n’ont de communication qu’avec les femmes qui les servent. Cependant on peut dire, en général, qu’elles ont la vanité ordinaire à leur sexe, et que, ne paraissant qu’aux yeux de leurs domestiques, elles ne laissent pas, chaque jour au matin, d’employer des heures entières à leur parure. On assure qu’elles se frottent le visage avec une sorte de pâte pour augmenter leur blancheur, mais que cette pratique leur gâte bientôt la peau, et hâte les rides, et par conséquent n’est pas meilleure à la Chine qu’en France, où elle est pourtant fort en usage.

Leur coiffure consiste en plusieurs boucles de cheveux, entremêlées de petites touffes de fleurs d’or et d’argent. Quelques-une se la parent d’une figure du fong-hoang, oiseau fabuleux qu’elles portent en or, en argent ou en cuivre doré, suivant leur richesse et leur qualité ; les ailes de cette figure, mollement étendues sur le devant de la coiffure, embrassent le haut des tempes ; la queue, qui est assez longue, forme une espèce d’aigrette au sommet de la tête ; le corps est au-dessus du front, le cou et le bec tombent au-dessus du nez ; mais le cou est joint au corps par un ressort secret, à l’aide duquel il joue négligemment et se prête au moindre mouvement de la tête, sur laquelle il ne porte que par les pieds qui sont fichés au milieu de la chevelure. Les femmes de la première qualité portent quelquefois une sorte de couronne composée de plusieurs de ces oiseaux entrelacés ensemble. L’ouvrage en est fort cher.

Les jeunes filles portent ordinairement une autre sorte de couronne dont le fond n’est que de carton, mais couvert d’une fort belle soie. Le devant s’élève en pointe au-dessus du front ; il est chargé de diamans, de perles, et d’autres ornemens. Le dessus de la tête est couvert de fleurs naturelles ou artificielles, mêlées d’aiguilles dont la pointe offre des pierreries. Les femmes avancées en âge, surtout celles du commun, se contentent d’un morceau de soie fort fine passée plusieurs fois autour de la tête ; au reste, les modes de parure ont toujours été les mêmes à la Chine, depuis le commencement de l’empire jusqu’à la conquête des Tartares, qui, sans rien changer aux autres usages du pays, forcèrent seulement les Chinois à prendre leur habillement.

Magalhaens observe que la nation chinoise porte la curiosité fort loin dans ses habits. Le plus pauvre est vêtu décemment, avec le soin de se conformer toujours à la mode. On est étonné de les voir le premier jour de l’an dans leurs habits neufs, qui sont d’une propreté admirable, sans que la pauvreté paraisse y mettre aucune distinction.

Il n’y a rien où les Chinois mettent plus de scrupule que dans les cérémonies et les civilités dont ils usent : ils sont persuadés qu’une grande attention à remplir tous les devoirs de la vie civile sert beaucoup à corriger la rudesse naturelle, à donner de la douceur au caractère, à maintenir la paix, l’ordre et la subordination dans un état. Parmi les livres qui contiennent leurs règles de politesse, on en distingue un qui en compte plus de trois mille différentes. Tout y est prescrit avec beaucoup de détails. Les saluts ordinaires, les visites, les présens, les festins et toutes les bienséances publiques ou particulières, sont plutôt des lois que des usages introduits peu à peu par la coutume.

Le cérémonial est fixé pour les personnes de tous les rangs avec leurs égaux ou leurs supérieurs. Les grands savent quelles marques de respect ils doivent rendre à l’empereur et aux princes, et comment ils doivent se conduire avec eux. Les artisans mêmes, les paysans et la plus vile populace ont entre eux des règles qu’ils observent ; ils ne se rencontrent point sans se donner mutuellement quelques marques de politesse et de complaisance. Personne ne peut se dispenser de ces devoirs, ni rendre plus ou moins que l’usage ne le demande.

Pendant qu’on portait au tombeau le corps de la feue impératrice, femme de Khang-hi, un des premiers princes du sang, ayant appelé un colao pour lui parler, celui-ci s’approcha et lui répondit à genoux, et le prince le laissa dans cette posture sans lui dire de se relever. Le lendemain un coli accusa devant l’empereur le prince et tous les colaos ; le prince pour avoir souffert qu’un officier de cette considération se tînt devant lui dans une posture si humble ; et les colaos, particulièrement celui qui s’était agenouillé pour avoir déshonoré le premier poste de l’empire , et les autres pour ne s’y être pas opposés, ou du moins pour n’en avoir pas donné avis à l’empereur. Le prince s’excusa sur ce qu’il ignorait la loi ou l’usage sur cet article, et que d’ailleurs il n’avait point exigé cette soumission. Mai le coli cita pour réplique une loi d’une ancienne dynastie : aussitôt l’empereur donna ordre au li-pou, qui est le tribunal des cérémonies, de chercher cette loi dans les archives ; et, si elle ne se trouvait pas, d’en faire une qui pût servir désormais de règle invariable. Le tribunal du li-pou tient si rigoureusement à faire observer les cérémonies de l’empire, qu’il ne veut pas même que les étrangers y manquent. Avant qu’un ambassadeur paraisse à la cour, l’usage veut qu’il soit instruit pendant quarante jours, et soigneusement exercé aux cérémonies, à peu près comme un comédien récite son rôle avant de monter sur le théâtre. La politesse est fort bonne ; mais l’excès même des bonnes choses est un inconvénient et un ridicule.

La plupart de ces formalités se réduisent à la manière de s’incliner, de se mettre à genoux, et de se prosterner une ou plusieurs fois, suivant l’occasion, le lieu, l’âge ou la qualité des personnes, surtout lorsqu’on rend des visites, qu’on fait des présens et qu’on traite des amis.

La méthode ordinaire des salutations pour les hommes consiste à joindre les mains fermées devant la poitrine, en les remuant d’une manière affectueuse, et de baisser un peu la tête en prononçant tsin, tsin, expression de politesse font le sens n’est pas limité. Lorsqu’on rencontre une personne à qui l’on plus de déférence, on joint les mains, on les élève et on les abaisse jusqu’à terre, en inclinant profondément tout le corps. Si deux personnes de connaissance se rencontrent après une longue absence, toutes les deux tombent à genoux et baisse la tête jusqu’à terre ; ensuite, se relevant, elles recommencent deux ou trois fois la même cérémonie. Le mot de fo, qui signifie bonheur, se répète souvent dans les civilités chinoises.

Au commencement de la monarchie, lorsque la simplicité régnait encore, il était permis aux femmes de dires aux hommes, en leur faisant la révérence : van-fo, c’est-à-dire, que toutes sortes de bonheur vous accompagnent. Mais assitôt que la pureté des mœurs eut commencé à s’altérer, ce compliment parut une indécence. On réduisit les femmes à des révérences muettes ; et pour détruire entièrement l’ancienne coutume, on ne leur permit pas même de prononcer le même mot en se saluant entre elles.

Parmi les gens même du commun, l’on donne toujours la première place au plus âgé de l’assemblée ; mais, s’il s’y trouve des étrangers, elle est accordée à celui qui est venu du pays le plus éloigné, à moins que le rang ou la qualité ne leur impose d’autres lois. Dans les provinces où la droite est la place d’honneur, on ne manque jamais de l’offrir ; dans d’autres lieux, la gauche est la plus honorable.

Quand deux mandarins se rencontrent dans la rue, s’ils sont d’un rang égal, ils se saluent sans sortir de leur chaise, et sans même se lever, en baissant d’abord leurs mains jointes, et les relevant ensuite jusqu’à la tête ; ce qu’ils répètent plusieurs fois, jusqu’à ce qu’ils se perdent de vue. Mais si l’un est d’un rang inférieur, il doit faire arrêter sa chaise, ou descendre, s’il est à cheval, et faire une profonde révérence. Les inférieurs évitent autant qu’ils le peuvent l’embarras de ces rencontres.

Rien n’est comparable au respect que les enfans ont pour leur père, et les écoliers pour leur maître : ils parlent peu et se tiennent toujours debout en leur présence. L’usage les oblige, surtout au commencement de l’année, au jour de leur naissance, et dans d’autres occasions, de les saluer à genoux, en frappant plusieurs fois la terre du front.

Les règles de la civilité ne s’observent pas moins dans les villages que dans les villes ; et les termes qu’on emploie, soit à la promenade et dans les conversations, soit pour les salutations de rencontre, sont toujours humbles et respectueux. Jamais ils n’emploient dans leurs discours la première ni la seconde personne, à moins qu’ils ne parlent familièrement et entre amis, ou à des personnes d’un rang inférieur. Je et vous passeraient pour une incivilité grossière. Ainsi, au lieu de dire, « je suis fort sensible au service que vous m’avez rendu », ils diront, « le service que le seigneur ou le docteur a rendu au moindre de ses serviteurs ou de ses écoliers l’a touché très-sensiblement. » De même un fils qui parle à son père prendra la qualité de son petit-fils, quoiqu’il soit l’aîné de la famille, et qu’il ait lui-même des enfans.

Un article de la politesse chinoise est de rendre des visites, comme parmi nous, au commencement de la nouvelle année, aux fêtes, à la naissance d’un fils, à l’occasion d’un mariage, d’une dignité, d’un voyage, d’une mort, etc. Ces visites, qui sont autant de devoirs pour tout le monde, surtout pour les écoliers à l’égard de leurs maîtres, et pour les mandarins à l’égard de leurs supérieurs, sont ordinairement accompagnées de quelques petits présens et de quantité de cérémonies dont on est dispensé dans les visites communes et familières.

Quand on fait une visite, on commence d’abord par faire remettre au portier de la personne qu’on vient voir un billet de visite, ou tié-tsëe. C’est un cahier de papier rouge, légèrement semé de fleurs d’or et plié en forme de paravent. Sur un des plis on écrit son nom, avec quelques termes respectueux, suivant le rang de la personne ; par exemple, le tendre et sincère ami de votre excellence, et le disciple perpétuel de sa doctrine, se présente en cette qualité pour rendre ses devoirs et faire sa révérence jusqu’à terre, ce qui s’exprime par les mots tun-cheou-pai. Si c’est un ami familier, ou une personne du commun qu’on visite, il suffit de donner un billet d’un simple feuillet en papier commun. Dans les deuils, le papier doit être blanc.

Toutes les visites qui se rendent à un gouverneur, ou à d’autres personnes de distinction, doivent se faire avant le dîner ; ou du moins celui qui la fait doit s’être abstenu de vin, parce qu’il serait peu respectueux de paraître devant une personne de qualité avec l’air d’un homme qui sort de table, et que le mandarin s’offenserait, s’il sentait l’odeur du vin. Cependant une visite qui se rend le même jour qu’on l’a reçue peut se faire l’après-midi, parce que cet empressement à la rendre est une marque d’honneur. Quelquefois un mandarin se contente de recevoir le tié-tsëe par les mains de son portier, et tient compte de la visite, en faisant prier par un de ses gens celui qui veut la rendre de ne pas prendre la peine de descendre de sa chaise ; ensuite il rend la sienne le même jour ou l’un des trois jours suivans. Si celui qui visite est une personne égale par le rang, ou un mandarin du même ordre, sa chaise a la liberté de traverser les deux premières cours du tribunal, qui sont fort grandes, et de s’avancer jusqu’à l’entrée de la salle, où le maître de la maison vient le recevoir. En entrant dans la seconde cour, il trouve devant la salle, avec un parasol et un grand éventail, deux domestiques qui s’inclinent tellement l’un vers l’autre, en le conduisant, qu’il ne peut ni voir le mandarin ni en être vu. Ses propres domestiques le quittent aussitôt qu’il est sorti de sa chaise ; et le grand éventail étant retiré, il se trouve assez près du mandarin qu’il visite pour lui faire la révérence. C’est à cette distance que doivent commencer les cérémonies, telles qu’elles sont expliquées fort au long dans le rituel chinois. On apprend dans ce livre à quel nombre de révérences on est obligé, quelles expressions et quels titres on doit employer, quelles doivent être les génuflexions réciproques, les détours qu’on doit faire pour être tantôt à droite, et tantôt à gauche, car la place d’honneur varie suivant les lieux ; les gestes muets par lesquels le maître de la maison presse d’entrer, sans prononcer d’autre mot que tsin-tsin ; le refus honnête que l’on en fait d’abord en prononçant pou-can, je n’ose ; le salut que le maître de la maison doit faire à la chaise où l’on doit s’asseoir ; car il doit s’incliner devant elle avec respect, et l’éventer légèrement avec un pan de sa veste pour en ôter la poussière.

Est-on assis, il faut exposer d’un air grave et sérieux le sujet de sa visite. On répond avec la même gravité et diverses inclinations. Il faut du reste se tenir fort droit sur sa chaise, sans s’appuyer contre le dossier, baisser un peu les yeux sans regarder de côté et d’autre, les mains étendues sur les genoux, et les pieds également avancés. Après un moment de conversation, un domestique proprement vêtu entre avec autant de tasses de thé qu’il y a de personnes : ici nouvelle attention pour observer exactement la manière de prendre la tasse, de la porter à la bouche et de la rendre au domestique. On sort enfin avec d’autres cérémonies. Le maître de la maison conduit l’étranger jusqu’à sa chaise, et quand on y est entré, il s’avance un peu pour attendre que les porteurs l’aient soulevée ; alors on lui dit adieu, et sa réponse consiste dans quelques expressions polies. On n’a pas trop de la vie entière pour posséder à fond une politesse si savante.

Les simples lettres que s’écrivent les particuliers sont sujettes à tant de formalités, qu’elles causent souvent de l’embarras aux lettrés mêmes. Si l’on écrit à une personne de distinction, on doit employer du papier blanc, plié et replié dix ou douze fois comme un paravent ; mais il doit être orné de petites bandes de papier rouge. On commence à écrire sur le second pli, et l’on met son nom à la fin de la lettre. Le style exige beaucoup d’attention, parce qu’il doit être différent de celui de la conversation ; enfin le caractère que l’on emploie en demande aussi, car il doit être proportionné au rang et à la qualité de la personne à qui l’on écrit. Plus il est petit, plus il est respectueux ; on doit garder une certaine distance entre les lignes ; le sceau, lorsqu’on en met, est posé en deux endroits, au-dessus du nom de la personne qui écrit, et au-dessus du premier caractère de la lettre ; mais on se contente ordinairement de l’appliquer sur le cachet de papier qui sert d’enveloppe.

S’il n’y a point d’occasion où la politesse chinoise ne soit fatigante et ennuyeuse pour les Européens, elle l’est particulièrement dans les fêtes, parce que tout s’y passe en formalités et en cérémonies. On distingue à la Chine deux sortes de festins : l’un ordinaire , qui consiste dans un service de douze ou quinze plats ; l’autre plus solennel, où l’on sert vingt-quatre plats sur chaque table, et où l’on affecte beaucoup de façons. Pour observer ponctuellement le cérémonial, on envoie trois tié-tsëe ou trois billets à ceux qu’on veut régaler : la première invitation se fait un jour ou deux avant la fête ; la seconde le matin du jour même, pour faire souvenir les convives de leur engagement, et les prier de n’y pas manquer ; la troisième lorsque, tout étant préparé, le maître de la maison veut faire connaître par un troisième billet l’impatience qu’il a de les voir.

La salle du festin est ordinairement parée de pots de fleurs, de peintures, de porcelaines et d’autres ornemens ; elle contient autant de tables qu’il y a de personnes invitées, à moins que le grand nombre des convives n’oblige de les placer deux à deux ; mais il est rare de voir trois personnes à la même table. Ces tables sont rangées sur une même ligne, de chaque côté de la salle, et les convives placés vis-à-vis l’un de l’autre : ils sont assis dans des fauteuils. Le devant de chaque table est tendu d’une étoffe de soie à l’aiguille, comme un devant d’autel ; et quoiqu’elles soient sans nappes et sans serviettes, le vernis leur donne un grand air de propreté ; les deux extrémités sont souvent couvertes de grands plats chargés de mets, découpés et ranges en pyramides, avec des fleurs et de gros citrons au-dessus ; mais on ne touche jamais à ces pyramides : elles ne servent que pour l’ornement, comme les figures de sucre en Italie, et comme celles de nos surtouts en France.

Lorsque le maître de la maison introduit ses convives dans cette salle, il commence par les saluer l’un après l’autre : ensuite, se faisant apporter du vin dans une tasse d’argent ou de porcelaine, ou de quelque bois précieux, posée sur une petite soucoupe d’argent, il la prend des deux mains ; il s’incline vers ses convives, tourne le visage vers la grande cour de la maison, et s’avance sur le devant de la salle : là, levant les yeux au ciel, et élevant aussi la tasse, il répand le vin à terre, pour faire reconnaître par cet hommage, qu’il ne possède rien dont il n’ait obligation à la faveur céleste. Alors il fait remplir de vin une tasse d’argent ou de porcelaine, qu’il place à la table à laquelle il doit être assis ; mais ce n’est qu’après avoir fait une inclination au principal convive, qui répond à cette civilité en s’efforçant de lui épargner une partie de la peine par l’empressement qu’il a de faire verser aussi du vin dans une coupe, comme s’il voulait la porter sur la table du maître, qui est toujours la dernière. Le maître l’arrête par d’autres civilités dont l’usage prescrit les termes. Aussitôt le maître-d’hôtel apporte deux petits bâtons d’ivoire, nommés quai-tsés, pour servir de fourchettes, et les place sur la table devant le fauteuil, dans une position parallèle ; souvent même ils s’y trouvent déjà tout placés. Enfin le maître conduit son principal convive à son fauteuil, qui est couvert d’une riche étoffe de soie à fleurs ; il lui fait une nouvelle révérence, et l’invite à s’asseoir ; mais le convive n’y consent qu’après quantité de façons, par lesquelles il s’excuse d’accepter une place si honorable. Le maître se met en devoir de faire la même politesse aux autres convives ; mais ils ne lui permettent pas de prendre cette peine.

Tel est le prélude : tout le monde se place à table ; à l’instant, quatre ou cinq comédiens, richement vêtus, entrent dans la salle, et saluent ensemble toute l’assemblée par de profondes inclinations, qui vont jusqu’à toucher quatre fois la terre du front. Cette cérémonie se fait au milieu des deux rangs de tables, le visage tourné vers une autre table fort longue, qui est au fond de la salle, et couverte de flambeaux et de cassolettes. Ensuite les comédiens se relèvent ; et l’un d’eux présente un grand livre qui contient en lettres d’or les titres de cinquante ou soixante comédies qu’ils savent par cœur, pour en laisser le choix au principal convive ; celui-ci s’excuse de choisir, et le renvoie poliment, avec un signe d’invitation, au convive suivant ; ce second l’envoie au troisième, et tous s’excusent. Enfin le premier convive à qui l’on a rapporté le livre l’ouvre, le parcourt des yeux, et choisit la pièce qu’il juge la plus agréable à l’assemblée ; les comédiens en font voir le titre à tout le monde, et chacun donne son approbation par un signe de tête. S’il y a quelque objection à faire contre le choix, telle que serait la ressemblance du nom de quelque convive avec celui d’un personnage de la pièce, les comédiens doivent en avertir celui qui choisit.

La représentation commence par une symphonie d’instrumens de musique, qui sont des bassins de cuivre ou de fer dont le son est aigu et perçant, des tambours de peau de buffle, des flûtes, des fifres et des trompettes, qui ne peuvent plaire qu’aux Chinois. Ces comédies de festins se représentent sans décorations : on se contente d’étendre un tapis sur le plancher ; et c’est de quelques chambres voisines du balcon que sortent les acteurs pour jouer leur rôle. Les cours sont ordinairement remplies d’un grand nombre de spectateurs que les domestiques y laissent entrer. Les dames qui veulent assister au spectacle sont hors de la salle, placées vis-à-vis les comédiens ; et à travers une jalousie, elles voient et entendent tout ce qui se passe, sans qu’on puisse les apercevoir.

On commence toujours le festin par boire du vin pur. Le maître-d’hôtel, un genou à terre, prononce à haute voix : Tsing lao ye men kiu poï, c’est-à-dire, vous êtes invités, messieurs, à prendre la coupe. À ces mots, chacun prend sa tasse des deux mains, l’élève jusqu’au front, la rabaisse plus bas que la table, la porte à sa bouche, et boit lentement à trois ou quatre reprises. Le maître presse de boire tout à son exemple : puis montrant le fond de sa tasse, il fait voir qu’elle est vide et que chacun doit l’imiter. Cette cérémonie recommence deux ou trois fois. Tandis qu’on boit, on sert au milieu de chaque table un plat de porcelaine rempli de quelque ragoût qui n’exige pas de couteaux. Le maître-d’hôtel invite à manger : chacun se sert adroitement avec ses deux petits bâtons. Lorsqu’on a cessé de manger d’un plat, les domestiques en apportent un autre, et continuent de présenter du vin, tandis que le maître-d’hotel excite tout le monde à manger et a boire. Vingt ou vingt-quatre plats se succèdent ainsi sur chaque table avec les mêmes cérémonies. On est obligé de boire aussi souvent, mais on a la liberté de ne boire qu’autant qu’on veut ; et d’ailleurs les tasses sont alors fort petites. On ne lève point les plats de dessus la table à mesure qu’on a cessé d’en manger : ils y demeurent tous jusqu’à la fin du repas.

De six en six plats, ou de huit en huit, on sert du bouillon de viande ou de poisson, et une sorte de petits pains, ou de petits pâtés, qu’on y trempe avec les bâtons d’ivoire. Jusqu’alors on n’a mangé que de la viande ; mais on commence en ce moment à servir du thé. Les Chinois boivent leur vin chaud. Dans l’ordre du service, on observe de placer le dernier plat sur la table au moment que la comédie finit ; après quoi les convives se lèvent, et vont faire leur compliment au maître qui les conduit au jardin ou dans une autre salle, pour y converser jusqu’au fruit.

Dans l’intervalle, les comédiens dînent. D’un autre côté, les domestiques sont employés les uns à présenter de l’eau tiède aux convives pour se laver les mains et le visage, d’autres à desservir les tables et à préparer le dessert. Il consiste en vingt ou vingt-quatre plats de confitures, de fruits, de gelées, de jambons, de canards salés et séchés au soleil, qui sont un manger délicieux, et de petits entremets composés de choses qui viennent de la mer. Lorsque tout est prêt, un domestique s’approche de son maître, et, un genou en terre, l’en avertit tout bas. Le maître, prenant le temps que l’entretien cesse, se lève et invite les convives à retourner dans la salle du festin, où l’on se réunit d’abord vers le fond ; et chacun reprend ensuite sa place après quelques cérémonies.

On apporte alors de plus grandes tasses, et chacun est pressé de boire à plus grands coups. La comédie recommence ; ou bien, pour se divertir davantage, on demande la liste des farces, et chacun choisit celle qu’il désire. Pendant ce service, les côtés de chaque table sont couverts de cinq grands plats de parade, et les domestiques des convives passent dans une chambre voisine pour y dîner sans cérémonie.

Au commencement du second service, chaque convive se fait apporter par un de ses domestiques plusieurs petits sacs de papier rouge, qui contiennent de l’argent pour le cuisinier, pour le maître-d’hôtel, pour les comédiens et pour tous les domestiques qui ont servi à table. On donne plus ou moins, suivant la qualité du maître ; mais l’usage est de ne rien donner lorsque la fête est sans comédie. Chaque domestique porte ce présent au maître de la maison, qui consent à le recevoir après quelques difficultés, et fait signe à quelqu’un de ses gens de le prendre pour en faire la distribution. Ces festins durent ordinairement quatre ou cinq heures : ils commencent toujours à l’entrée de la nuit et ne finissent qu’à minuit. Les convives se séparent avec les mêmes cérémonies qui sont en usage dans les visites. Leurs gens portent devant leurs chaises de grandes lanternes de papier huilé, où la qualité du maître, et quelquefois son nom, est écrit en gros caractères. Le lendemain matin, chacun envoie son tié-tsëe ou son billet au maître de la maison pour le remercier de ses politesses.

Au surplus, les cuisiniers français, qui ont porté le raffinement si loin, seraient surpris de se voir surpassés par les Chinois dans l’art des potages ; ils auraient peine à se persuader qu’avec les seules fèves du pays, particulièrement celles de la province de Chan-tong, et avec de la farine de riz et de blé, on prépare à la Chine une infinité de mets tous différens les uns des autres à la vue et au goût. Ils diversifient leurs ragoûts en y mettant des épices et des herbes fortes.

Les Chinois préfèrent la chair de porc à celle des autres animaux : c’est comme le fondement de tous leurs festins. Tout le monde nourrit des porcs et les engraisse : l’usage est d’en manger toute l’année. Ils sont infiniment de meilleur goût que ceux de l’Europe, et l’on aurait peine à trouver quelque chose de plus délicat qu’un jambon de la Chine ; mais les plus délicieux mets des Chinois, et les plus recherchés dans les grands festins, sont les nerfs de cerfs et les nids d’oiseaux. On fait sécher les nerfs de cerfs au soleil d’été, et pour les conserver on les renferme avec de la fleur de poivre et de muscade.

On a déjà vu que les nids d’oiseaux se trouvent le long des côtes de Tonquin, de la Cochinchine, de Java , etc. On suppose que l’espèce d’hirondelle qui les bâtit emploie, pour les attacher aux rochers, un suc visqueux qu’elle rend par le bec. On prétend aussi qu’elle prend de l’écume de mer pour lier ensemble les parties de ces petits édifices, comme les hirondelles y emploient de la boue. La matière en est blanche dans leur fraîcheur ; mais, en séchant, elle devient solide, transparente, et d’une couleur tirant quelquefois un peu sur le vert. Aussitôt que les petits ont quitté leurs nids, les habitans des côtes s’empressent de les détacher ; ils en chargent des barques entières. On ne peut mieux les comparer, pour la forme et la grandeur, qu’à la moitié de l’écorce d’un citron confit.

Les pates d’ours et les pieds de divers autres animaux, qu’on apporte tout salés de Siam, de Camboge et de Tartarie, sont des friandises qui ne conviennent qu’aux tables des seigneurs. On y sert aussi toutes sortes de volailles, de lièvres, de lapins, et les espèces de gibier qui se trouvent dans les autres pays. Quoique toutes ces denrées soient généralement moins chères dans les grandes villes de la Chine que dans les plus fertiles contrées de l’Europe, les Chinois ne laissent pas d’aimer la chair de chien et de cheval, sans examiner si ces animaux sont morts de vieillesse ou de maladie ; ils ne font pas même difficulté de manger des chats, des rats, et d’autres créatures de cette sorte, qui se vendent publiquement dans les rues. C’est un spectacle assez amusant de voir tous les chiens d’une ville rassemblés par les cris de ceux qu’on va tuer, ou par l’odeur de ceux qu’on a déjà tués, fondre en corps sur les bouchers, qui n’osent marcher sans être armés de longs bâtons ou de fouets, pour se défendre contre leurs attaques, et qui ferment soigneusement leurs boucheries pour se mettre à couvert.

Quoique le blé croisse dans toutes les provinces de la Chine, on se nourrit généralement de riz, surtout dans les contrées méridionales. On y fait même des petits pains qui se cuisent en vingt-quatre minutes au bain-marie, et qui sont fort tendres. Les Européens les font un peu griller au feu ; ils sont bien levés et très-délicats. Dans la province de Chan-tong on fait une espèce de galette de froment qui n’est pas mauvaise, surtout lorsqu’elle est mêlée de certaines herbes qui excitent l’appétit. Outre les herbes communes, les légumes et les racines, les Chinois en ont un grand nombre qui ne sont pas connues en Europe, et qui l’emportent beaucoup sur les nôtres. C’est la principale nourriture du peuple, avec le riz.

Navarette observe que les Chinois n’ont pas d’aliment plus commun et à meilleur marché qu’une pâte de féves qu’ils appellent teu-feu : ils font avec la farine de la féve de grands gâteaux en forme de fromages, qui ont cinq ou six pouces d’épaisseur. On y trouve peu de goût lorsqu’on les mange crus ; mais, cuits à l’eau, et préparés avec certaines herbes, avec du poisson et d’autres mets, c’est un fort bon aliment ; frits au beurre, ils sont excellens : on les mange aussi séchés et fumés, avec de la graine de carvi ; et cette méthode est la meilleure. Il s’en fait une consommation incroyable. Depuis l’empereur et les mandarins jusqu’au dernier paysan, tout le monde aime beaucoup le teu-feu, et souvent on le préfère au poulet. La livre, qui est de plus de vingt onces, ne coûte nulle part plus d’un demi-sou. On prétend que ceux qui en usent ne ressentent aucune altération du changement d’air et de climat ; et cette raison en rend l’usage encore plus commun pour les voyageurs.

Quoique le thé soit la liqueur ordinaire de la Chine, on y boit aussi une sorte de vin fait avec le riz, mais d’une espèce différente que celui qui se mange ; il y a diverses manières de le préparer. En voici une : on laisse tremper le riz dans l’eau pendant vingt ou trente jours, avec d’autres ingrédiens ; ensuite, le faisant bouillir jusqu’à dissolution, on le voit aussitôt fermenter et se couvrir d’une légère écume, qui ressemble assez à celle du vin nouveau ; sous cette écume est le vin pur, qu’on tire au clair dans des vaisseaux bien vernis : de la lie on fait une espèce d’eau-de-vie, qui est quelquefois plus forte et plus inflammable que celle de l’Europe. Il s’en vend beaucoup au peuple. Le vin, dont les grands font usage, vient de certaines villes où il passe pour être très-délicat.

Les Chinois ne connaissent point d’obligation plus importante que celle du mariage. Un père voit en quelque sorte son honneur compromis, et ne vit pas content s’il ne marie point tous ses enfans. Un fils manque au premier de ses devoirs s’il ne laisse pas de la postérité pour la propagation de sa famille. Quand un fils aîné n’aurait rien hérité de son père, il n’en serait pas moins obligé d’élever ses frères et de les marier, parce qu’il doit leur tenir lieu du père qu’ils ont perdu, et parce que, si la famille venait à s’éteindre par leur faute, leurs ancêtres seraient privés des honneurs qu’ils ont à prétendre de leurs descendans. On ne consulte jamais l’inclination des enfans pour le mariage. Le choix d’une épouse appartient au père ou au plus proche parent, qui fait les conditions avec le père ou les parens de la fille. Ces conditions se réduisent à leur payer une certaine somme, qui doit être employée à l’achat des habits et des autres ornemens de la jeune mariée, car les filles chinoises n’ont pas de dot.

Cet usage se pratique surtout parmi les personnes de basse condition ; car les grands, les mandarins, les lettrés, et généralement tous les riches, dépensent beaucoup plus pour le mariage d’une fille qu’ils ne reçoivent de son mari. Par la même raison, un Chinois qui a peu de bien, va souvent aux hôpitaux des orphelins demander une fille, afin de l’élever et de la donner pour épouse à son fils. Il épargne ainsi la somme qu’il serait obligé de débourser pour s’en procurer une autre, et la jeune fille est élevée dans le plus profond respect pour sa belle-mère ; il y a même lieu de croire qu’elle sera plus soumise à son mari.

On dit que les riches qui n’ont point d’enfans feignent quelquefois que leur femme est grosse, et vont demander secrètement un enfant à l’hôpital, qu’ils font passer pour leur fils. Ce petit étranger entre dans tous les droits des enfans légitimes, fait ses études sous le nom qu’il a reçu, et parvient aux degrés de bachelier et de docteur, privilége refusé aux enfans adoptifs pris ouvertement à l’hôpital.

Ceux qui n’ont pas d’héritier mâle adoptent un fils de leur frère ou quelque autre parent, quelquefois le fils d’un étranger, et donnent même de l’argent aux parens. L’enfant adoptif entre dans tous les droits d’un fils naturel et légitime, prend le nom de celui qui l’adopte, et devient son héritier. S’il naît dans la suite un autre enfant de la même famille, l’enfant adoptif ne laisse pas d’entrer en partage de la succession. C’est dans la même vue qu’il est permis aux Chinois de prendre des concubines, ou plutôt de secondes femmes, qui tiennent rang après l’épouse légitime. Cependant la loi n’accorde cette liberté que lorsque la première femme est parvenue à l’âge de quarante ans sans aucune marque de fécondité. Comme les femmes ne paraissent jamais à la vue des hommes, le mariage d’une fille ne se conclut que sur le témoignage de ses pareils, ou de quelques vieilles femmes dont le métier est de s’entremettre de ces sortes d’affaires. Les familles les engagent par des présens à faire un tableau flatté de la beauté, de l’esprit et des talens de leur fille ; mais on se fie peu à leur rapport, et lorsqu’elles en imposent avec trop peu de retenue, elles sont punies très-sévèrement.

Le jour marqué pour la noce, la jeune fille se met dans une chaise pompeusement ornée et suivie de ceux qui portent sa dot. C’est ordinairement parmi le menu peuple une certaine quantité de meubles que son père lui donne avec ses habits nuptiaux, qui sont renfermés dans des coffres. Un cortége d’hommes loués l’accompagne le flambeau à la main, même en plein midi ; sa chaise est précédée de fifres, de hautbois et de tambours, et suivie de ses parens et des amis de sa famille. Un domestique de confiance garde la clef de la chaise et ne doit la remettre qu’au mari, qui attend son épouse à la porte de sa maison. Aussitôt qu’elle est arrivée, il reçoit la clef du domestique, et ouvrant la chaise avec empressement, il juge alors de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Il s’en trouve qui, mécontent de leur sort, referment aussitôt la chaise, et renvoient la fille avec tout son cortége, aimant mieux perdre la somme qu’ils ont donnée que de tenir le marché ; mais on prend des précautions qui rendent ces accidens fort rares. Lorsque la fille est sortie de sa chaise, l’époux se met à côté d’elle ; ils passent tous deux ensemble dans la salle d’assemblée, où ils font quatre révérences au Tien : elle en adresse quatre autres aux parens de son mari ; après quoi elle est remise entre les mains des dames invitées à la fête, avec lesquelles elle passe le reste du jour en réjouissances, tandis que le mari traite les hommes dans un autre appartement.

Navarette rapporte plusieurs causes de divorce qui ne seraient pas admises dans nos tribunaux : 1o. une femme babillarde, qui se rend incommode par ce défaut y est sujette à être répudiée, quoiqu’elle soit mariée depuis long-temps, et qu’elle ait donné plusieurs enfans à son mari ; 2o. une femme qui manque de soumission pour son beau-père et sa belle-mère ; 3o. une femme qui déroberait quelque chose à son mari ; 4o. la lèpre est une autre raison de divorce ; 5o. la stérilité ; 6o. la jallousie. Je ne crois pas que ces motifs de divorce donnent à nos femmes d’Europe une grande idée de la législation chinoise, du moins par rapport à leur sexe. Elles la trouveront un peu dure, et elles n’auront pas tort. Mars enfin, si les Chinois punissent si sévèrement le babil et la jalousie, c’est qu’une nation silencieuse et calme ne peut souffrir ni qu’on l’étourdisse, ni qu’on la tourmente.

Le soir des noces, on conduit la jeune mariée dans l’appartement de son mari, où elle trouve sur une table des ciseaux, du fil, du coton et d’autres matières à ouvrages, pour lui faire connaître qu’elle doit aimer le travail et fuir l’oisiveté.

Depuis ce jour, jamais un beau-père ne revoit plus le visage de sa belle-fille. Quoiqu’il vive dans la même maison, il ne met jamais le pied dans sa chambre. Il se cache lorsqu’elle en sort, les amis et les alliés de la famille n’ont pas la liberté de lui parler sans témoins. Cette permission s’accorde aux cousins, lorsqu’ils sont encore très-jeunes ; mais ceux qui sont plus âgés n’obtiennent jamais une faveur de cette nature. Il est permis aux femmes de sortir quelquefois dans le cours de l’année pour rendre visite à leurs plus proches parens. C’est a quoi se bornent leurs plaisirs et leurs amusemens.

Lorsqu’une femme se croit grosse, elle va faire la déclaration de son état au temple de ses ancêtres, et demander leur secours pour une heureuse délivrance. Après l’accouchement, elle retourne au temple pour l’action de grâces, et pour demander la conservation de son fruit.

Dès le moment de la naissance, on donne aux enfans le nom de leur famille, c’est-à-dire un nom commun à tous ceux qui descendent du même grand-père. Un mois après, on y joint un diminutif, que les Chinois appellent un nom de lait, et qui est ordinairement celui d’une fleur, d’un animal, ou de quelque autre créature. Au commencement de ses études, un enfant reçoit de son maître un nouveau nom qu’il porte entre ses condisciples. Lorsqu’il est arrivé à l’âge viril, il en prend un autre qu’il porte entre ses amis : c’est celui qu’il conserve, et qu’il signe ordinairement au bas de ses lettres ; enfin, s’il parvient à quelque emploi considérable, il choisit un nom convenable à son rang ou à son mérite ; et lorsqu’on parle de lui, la politesse ne permet plus qu’on lui en donne d’autre. Ce serait une incivilité grossière de l’appeler de son nom de famille, à moins qu’on y fût autorisé par la supériorité du rang.

La piété filiale étant le principal fondement du gouvernement chinois, les anciens sages de la nation se persuadèrent que rien n’était plus capable d’inspirer aux enfans le respect et la soumission qu’ils doivent à leurs parens pendant leur vie, que de voir rendre aux morts des témoignages continuels de la plus profonde vénération. C’est pour cette raison que les rituels prescrivent avec tant d’exactitude toutes les cérémonies qui regardent les morts, telles que l’usage en est établi dans la religion dominante, qui est celle des lettrés ou des sectateurs de Confucius. Les autres sectes font profession de les pratiquer aussi, mais avec un mélange de superstition qu’on prendra soin de distinguer dans la description suivante.

Navarette nous apprend que, suivant le rituel, lorsqu’un homme approche de sa dernière heure, on le prend dans son lit et on le couche à terre, afin que sa vie finisse où elle a commencé. De même, on place un enfant à terre aussitôt qu’il est né, comme chez les Juifs et d’autres nations, pour faire connaître qu’il doit retourner dans le lieu d’où il est venu. Lorsque le malade est expiré, on lui met dans la bouche un petit bâton qui l’empêche de se fermer. Alors une personne de la famille monte au sommet de la maison, avec les habits du mort, qu’il étend à l’air, en appelant son âme par son nom, et la conjurant de revenir ; ensuite il revient auprès du cadavre et le couvre de ses habits : on le laisse trois jours dans cet état, pour attendre s’il donnera quelque marque de vie avant qu’on le mette au cercueil.

On pense ensuite à faire une canne ou un bâton d’appui, qui porte le nom de chung, afin que l’âme ait quelque soutien qui puisse lui servir à se reposer. Ce bâton se suspend ensuite dans quelque temple des morts. On fait aussi cette sorte de tablette que les missionnaires appellent tablettes des morts, et qui sont nommées par les Chinois trônes ou siéges de l’âme ; car ils supposent que les âmes de leurs amis morts y font leur séjour, et qu’elles s’y nourrissent de la vapeur des alimens qu’on leur offre. Navarette assure qu’il a vérifié cette doctrine par la lecture de leurs livres et par leur propre témoignage. En troisième lieu, on met dans la bouche du mort une pièce de monnaie d’or ou d’argent, du riz, du froment, et quelques autres bagatelles. C’est dans cette vue qu’on la tient ouverte. Les personnes riches y mettent quelques perles. Toutes ces cérémonies sont prescrites dans le rituel et dans le livre nommé Kay-yu, qui est l’ouvrage de Confucius.

L’usage des Chinois, lorsque la maladie met un de leurs parens en danger, est d’appeler les bonzes, pour employer le secours de leurs prières. Ces ministres de la religion viennent avec de petits bassins, des sonnettes, et d’autres instrumens dont ils font assez de bruit pour hâter la mort du malade ; mais ils prétendent, au contraire, que c’est un soulagement qu’ils lui procurent. Si la maladie augmente, ils assurent que l’âme est partie ; et vers le soir, trois ou quatre d’entre eux courent par la ville avec un grand bassin, un tambour et une trompette, dans l’espérance de la rappeler. Ils s’arrêtent un peu en traversant les rues ; ils font retentir leurs instrumens et continuent leur marche. Navarette fut témoin plusieurs fois de cette pratique. Ils parcourent dans la même vue les champs voisins, en chantant, priant, et sonnant de leurs instrumens entre les buissons. S’ils trouvent quelque grosse mouche, ils s’efforcent de la prendre ; et, retournant avec beaucoup de bruit et de joie au logis du malade, ils assurent que c’est son âme qu’ils rapportent. Navarette apprit qu’ils la lui mettent dans la bouche.

C’était un usage assez commun parmi les Tartares, après la mort d’un homme, qu’une de ses femmes se pendît pour l’accompagner dans l’autre monde. En 1668, un Tartare de distinction étant mort à Pékin, une de ses concubines, âgée de dix-sept ans, se disposait à lui donner cette preuve d’affection ; mais ses parens, qui l’aimaient beaucoup, présentèrent une requête à l’empereur pour le supplier d’abolir une si odieuse coutume. Ce prince ordonna qu’elle fût abandonnée, comme un ancien reste de barbarie. Elle était établie aussi parmi les Chinois ; mais les exemples en étaient plus rares, et leur philosophe ne l’avait point approuvée. Cependant Navarette fut témoin qu’un vice-roi de Canton, sentant la mort approcher, pria celle de ses concubines qu’il aimait le plus tendrement de se souvenir de l’affection qu’elle lui devait, et de ne pas l’abandonner dans le voyage qu’il allait entreprendre. Cette femme eut le courage de lui en donner sa parole, et de l’exécuter en se pendant elle-même aussitôt qu’il fut expiré.

Duhalde assure qu’on lave rarement les morts, mais qu’après les avoir revêtus de leurs plus riches habits, et couverts des marques de leur dignité, on les place dans le cercueil qu’ils ont fait faire pendant leur vie. Leur prévoyance va si loin sur cet article, que, s’ils n’avaient que dix pistoles au monde, ils les emploieraient à se procurer un cercueil plus de vingt ans avant d’en avoir besoin. Ils le regardent comme le meuble le plus précieux de leur maison. On a vu des enfans se louer ou se vendre dans la seule vue d’amasser assez d’argent pour acheter un cercueil à leur père. Il s’en fait d’un bois assez recherché qui valent quelquefois jusqu’à mille éceus. On en trouve de toutes les grandeurs dans les boutiques. Les mandarins exercent souvent leur charité en distribuant des cercueils au peuple. Un Chinois qui meurt sans ce meuble est brûlé comme un Tartare ; aussi célèbre-t-on par une fête l’heureux jour où l’on est parvenu à se procurer un cercueil. On l’expose à la vue pendant des années entières ; on prend quelquefois plaisir à s’y placer. L’empereur même a son cercueil dans le palais. Les planches dont les cercueils sont composés, pour les personnes riches, ont un demi-pied d’épaisseur et durent fort long-temps. Comme ils sont enduits de bitume et de poix du côté intérieur, et soigneusement vernis au-dehors, il n’en sort point de mauvaise odeur. On en voit de richement dorés, avec divers ornemens de sculpture. En un mot, la dépense des personnes riches pour se procurer un beau cercueil est portée à un excès incroyable. Assurément on ne peut faire aux Chinois le reproche qu’Horace adressait aux Romains : Sepulcri immemor, struis domos.

Tu bâtis des palais, sans penser au tombeau.

On y met un petit matelas, une courte-pointe et des oreillers : on n’oublie pas aussi d’y mettre des ciseaux pour se couper les ongles. Avant la conquête des Tartares, on y mettait un peigne pour les cheveux. L’usage est de couper les ongles aux morts lorsqu’ils ont rendu le dernier soupir, et de mettre ce qu’on en retranche dans de petites bourses aux quatre coins du cercueil. Ils regardent comme une cruauté d’ouvrir un corps et d’en ôter le cœur et les entrailles pour les enterrer séparément. Des os de morts entassés les uns sur les autres, comme en Europe, leur paraissent une chose monstrueuse ; et tant qu’un cercueil conserve sa forme, ils se gardent scrupuleusement de le joindre dans une même fosse à ceux de la même famille.

Le Tiao, c’est-à-dire les devoirs solennels qu’ils rendent aux morts, dure ordinairement l’espace de sept jours, à moins qu’on ne soit obligé, par quelque bonne raison, de les réduire à trois. C’est dans cet intervalle que les parens et les amis d’une famille qu’on a eu soin d’inviter viennent rendre leurs devoirs au mort. Les plus proches parens restent même dans la maison. Le cercueil est exposé dans la principale salle, qui est tendue d’étoffe blanche, quelquefois entremêlée de pièces de soie noire et violette, et d’autres ornemens de deuil. On place devant le cercueil une table sur laquelle est l’image du défunt, ou bien un cartouche sur lequel son nom est écrit, et qui de chaque côté est accompagné de fleurs, de parfums et de bougies allumées. On met quelquefois au milieu de la chambre un plat, que les bonzes brisent en pièces après quelques cérémonies, en assurant qu’ils ont ouvert au mort les portes du ciel ; alors les lamentations commencent, et l’on ferme le cercueil avec une infinité de nouvelles cérémonies.

Ceux qui viennent faire les complimens de condoléance saluent le défunt en se prosternant et frappent plusieurs fois la terre du front vis-à-vis la table, sur laquelle ils mettent ensuite quelques bougies et des parfums que l’usage les oblige d’apporter. Les amis particuliers accompagnent cette formalité de soupirs et de larmes. Pendant qu’ils s’acquittent de ces devoirs, le fils aîné, suivi de ses frères sort de derrière un rideau qui est à côté du cercueil, se traînant à terre et fondant en larmes, dans un morne silence. Ils rendent les saluts avec les mêmes cérémonies qu’on vient de pratiquer devant le cercueil. Cependant les femmes, qui sont cachées derrière le rideau, jettent par intervalles des cris lamentables.

Lorsque tous ces devoirs ont été remplis, on se lève, et un parent éloigné du mort, ou un ami en habit de deuil, qui a reçu à leur arrivée les personnes invitées, continue de faire les honneurs de la maison, et les conduit dans un autre appartement, où l’usage est de leur présenter des fruits secs, du thé et d’autres rafraîchissemens. Celles qui demeurent à peu de distance de la ville viennent s’acquitter en personne de toutes ces bienséances. Celles que l’éloignement ou quelque indisposition en empêche envoient un domestique avec leurs présens et un billet de visite qui contient leur excuse. L’usage oblige aussi les enfans du mort, ou du moins le fils aîné, de rendre visite pour visite ; mais il suffit qu’ils se présentent à chaque porte, ou qu’ils envoient un billet par un domestique.

Quand le jour des obsèques est fixé, on en donne avis aux parens et aux amis de la famille, qui ne manquent pas de se rendre au jour marqué ; le convoi commence par des figures de carton qui représentent des esclaves, des tigres, des lions, des chevaux, etc., et qui sont portées par des hommes. D’autres troupes suivent, marchant deux à deux, les uns avec des étendards, des banderoles, ou des cassolettes remplies de parfums ; d’autres avec des instrumens de musique, sur lesquels ils jouent des airs lugubres. Dans quelques provinces, le portrait du mort s’élève au-dessus de tout le reste, avec son nom et ses titres écrits en gros caractères d’or ; il est suivi du cercueil, sous un dais de soie violette, en forme de dôme, avec des houppes de soie blanche, richement brodées aux quatre coins. La machine qui supporte le cercueil est portée par des hommes, dont le nombre monte quelquefois jusqu’à soixante-quatre. Le fils aîné, à la tête de ses frères et des petits-enfans, suit à pied, couvert d’un sac de toile de chanvre, et s’appuyant sur un bâton, le corps penché, comme s’il était près de succomber à la douleur ; il est suivi des parens et des amis, tous en habits de deuil, et d’un grand nombre de chaises couvertes d’étoffe blanche, où sont les femmes et les filles du mort, qui percent l’air de leurs cris.

Les tombeaux chinois sont hors des villes, la plupart sur quelque éminence : on y plante ordinairement des pins ou des cyprès, qui les environnent de leur ombre. Chaque ville offre, à quelque distance, des villages, des hameaux et des maisons dispersées, qui sont presque toujours accompagnées de petits bois, et de quantités de petites collines couvertes d’arbres et entourées de murs, qui sont autant de différens cimetières, dont la vue n’est pas sans agrément.

La forme des tombeaux diffère suivant les différentes provinces de l’empire ; cependant la plupart sont en fer à cheval ; ils sont assez bien bâtis, et blanchis proprement, avec les noms de chaque famille gravés sur la principale pierre. Les pauvres se contentent de couvrir le cercueil de terre, à six ou sept pieds de hauteur, en forme de pyramide ; d’autres l’enferment dans une petite loge de brique ; mais les tombeaux des grands et des mandarins sont ordinairement magnifiques. On bâtit une voûte sous laquelle on place le cercueil ; on forme au-dessus une élévation en terre de la forme d’un bonnet, haut d’environ douze pieds, sur huit ou dix de diamètre, qu’on couvre de mortier, pour empêcher que l’eau n’y pénètre, et qu’on entoure d’arbres de plusieurs espèces ; vis-à-vis est une longue table de marbre blanc, sur laquelle on place une cassolette, deux vases et deux chandeliers, qui sont aussi de marbre et très-bien travaillés. Des deux côtés, on range sur plusieurs lignes quantité de figures d’officiers, d’eunuques, de soldats, de lions, de chevaux de selle, de chameaux, de tortues et d’autres animaux, dans diverses attitudes qui expriment la douleur et le respect. Les sculpteurs chinois excellent, dit-on, dans l’expression des sentimens.

À quelques pas du tombeau, on trouve des tables rangées dans des salles bâties exprès, et pendant la cérémonie de l’enterrement, les domestiques y préparent un festin. Les sépultures des seigneurs ont plusieurs appartemens, où les parens et les amis passent un ou deux mois après l’inhumation du corps, pour renouveler chaque jour leurs gémissemens avec les fils du mort.

En arrivant au lieu de la sépulture, ils font un sacrifice à l’esprit qui y préside, pour implorer sa protection en faveur de son nouvel hôte. Après les funérailles, on offre pendant plusieurs mois, devant l’image du mort, et devant sa tablette, des viandes, du riz, des légumes, des fruits, des potages et d’autres alimens, dans l’opinion que l’âme en fait sa nourriture. Cette cérémonie se renouvelle un certain nombre de fois chaque mois et chaque jour.

On vient quelquefois de fort loin visiter les sépulcres pour examiner à la couleur des ossemens si la mort d’un défunt a été naturelle ou violente ; mais la loi veut ce soit un mandarin qui préside à l’ouverture du cercueil. Les tribunaux ont des officiers chargés de cette inspection. L’avidité des richesses fait quelquefois ouvrir les tombeaux pour enlever les joyaux ou les habits précieux qui s’y trouvent renfermés ; mais c’est un crime qui est puni sévèrement.

La durée ordinaire du deuil, pour un père, doit être de trois ans ; mais cet espace est ordinairement réduit à vingt-sept mois, pendant lesquels on ne peut exercer aucun emploi public. Un mandarin est obligé de quitter son gouvernement, et un ministre d’état le soin des affaires publiques, pour vivre dans la retraite et se livrer à sa douleur. L’empereur, pour de bonnes raisons, peut accorder une dispense ; mais les exemples en sont très-rares. On prétend que l’usage de trois ans de deuil est fondé sur la reconnaissance qu’un fils doit à son père et à sa mère pour les trois premières années de sa vie, pendant lesquelles il a eu continuellement besoin de leur secours. Le deuil pour les autres parens est plus ou moins long, suivant le degré de parenté ; ces pratiques s’observent avec tant de scrupule, que les annales de la Chine ont immortalisé la piété de Ven-kong, roi de Tsin, qui, ayant été chassé des états de Hien-kong, son père, par la violence et les artifices de sa belle-mère, prit le parti de voyager dans divers pays pour dissiper son chagrin et se garantir des piéges qu’on tendait à sa vie. Lorsqu’il apprit la mort de son père, il refusa pendant le temps de son deuil de prendre les armes pour se mettre en possession du trône, quoiqu’il y fût invité par la plus grande partie de ses sujets.

La couleur du deuil est le blanc, pour les princes comme pour les plus vils artisans. Dans un deuil complet, le bonnet, la veste, la robe, les bas, et les bottes doivent être blancs ; mais, pendant le premier mois du deuil d’un père ou d’une mère, l’habit des enfans est une espèce de sac de toile de chanvre rousse et fort claire, qui ressemble beaucoup à nos toiles d’emballage : leur ceinture est une corde lâche : leur bonnet, dont la figure est assez bizarre, est aussi de toile de chanvre. Cette négligence et cet air lugubre passent pour des marques d’une profonde douleur.

Il est permis aux Chinois de garder aussi long-temps qu’ils le souhaitent les cadavres dans leurs maisons, sans que les magistrats puissent les obliger à les inhumer ; ainsi, pour faire éclater le respect et la tendresse qu’ils doivent à leur père, ils gardent quelquefois son corps pendant trois ou quatre ans. Leur siége, pendant tout ce temps de deuil, est un tabouret revêtu de serge blanche, et leur lif une natte de roseau près du cercueil. Ils s’interdisent l’usage du vin et de certains mets, n’assistent à aucun repas de cérémonie, et ne fréquentent pas les assemblées publiques. S’ils sont obligés de sortir en ville, ce qui n’arrive guère qu’après un certain temps, leur chaise à porteur est couverte de blanc ; cependant il faut enfin que le cadavre soit inhumé. Un fils qui négligerait de placer le corps de son père dans le tombeau de ses ancêtres serait perdu d’honneur, surtout dans sa famille ; on refuserait, après sa mort, de placer son nom dans la salle où on les honore. Les personnes riches ou de qualité qui meurent éloignées de leur province exigent que leur corps soit transporté au lieu de leur naissance ; mais, sans un ordre particulier de l’empereur qui leur permette de traverser les villes, ils doivent passer hors des murs.

Outre les devoirs du deuil et des funérailles, l’usage assujettit les familles chinoises à deux autres cérémonies relatives à leurs ancêtres. La première se pratique dans le Tsé-tang, salle que chaque famille bâtit exprès. Toutes les personnes qui se touchent par le sang s’y assemblent au printemps, et quelquefois en automne : on en a vu monter le nombre jusqu’à sept ou huit mille. Alors il n’y a point de distinction du rang : mandarins, lettrés, artisans, laboureurs, tous les membres d’une famille sont confondus, se mêlent et se reconnaissent pour parens. C’est l’âge qui règle tout ; le plus vieux, qui est quelquefois le plus pauvre, occupe la première place.

Il y a dans cette salle une longue table placée contre la muraille sur une élévation, où l’on monte par des gradins. On y voit les images des ancêtres les plus distingués, ou du moins leurs noms. Ceux des hommes, des femmes et des enfans de la famille sont écrits sur des tablettes ou de petites planches rangées des deux côtés, avec leur âge, leur qualité, leur emploi, et le jour de leur mort.

Les plus riches de la famille préparent un festin. On charge plusieurs tables de toutes sortes de mets, de riz, de fruits, de parfums, de vin et de bougies. Les cérémonies qui s’observent dans cette fête sont à peu près les mêmes que celles des enfans à l’égard de leur père, lorsqu’ils approchent de lui pendant sa vie.

La seconde cérémonie se pratique au moins une fois l’année, au tombeau même des ancêtres. Comme il est ordinairement situé dans les montagnes, tous les descendans d’une même famille, hommes, femmes et enfans, s’y rassemblent. Si c’est au mois d’avril, ils commencent par nettoyer les sépulcres des herbes et des buissons qui les environnent ; après quoi ils expriment leur respect, leur reconnaissance et leur douleur avec les mêmes cérémonies que le jour de la mort : ensuite ils placent sur les tombeaux du vin et des viandes, qui leur servent à se régaler tous ensemble.

Duhalde observe que, malgré l’opinion qui fait regarder les Chinois comme plus attachés à la vie que la plupart des autres peuples, on les voit néanmoins assez tranquilles dans les plus dangereuses maladies ; et qu’ils souhaitent même qu’on ne leur déguise pas l’approche de la mort. D’ailleurs il s’en trouve un grand nombre dans les deux sexes qui prennent volontairement le parti de mourir dans un transport de colère, ou par un mouvement de jalousie, de désespoir, de grandeur d’âme, etc. Cette déposition au suicide, assez naturelle dans une nation flegmatique et réfléchie, est encore entretenue par la multiplicité et le retour fréquent des cérémonies funèbres qui accoutument à l’idée de la mort et au détachement de la vie.

Quoique les lois de la Chine aient banni le luxe et le faste dans le cours de la vie privée, non-seulement elles le permettent, mais elles l’approuvent même quand on paraît en public, quand on voyage, quand on fait ou rend des visites, quand on obtient une audience de l’empereur. On aurait peine à représenter l’air de grandeur avec lequel les kouangs, c’est-à-dire les officiers civils et militaires, que nous avons nommés mandarins, à l’exemple des Portugais, paraissent dans les processions et dans les autres occasions d’apparat. Lorsqu’un tchi-fou, magistrat civil, qui n’est qu’un mandarin du cinquième ordre, sort de sa maison, les officiers de son tribunal marchent en ordre des deux côtés de la rue. Les uns portent devant lui un parasol de soie ; d’autres frappent de temps en temps sur un bassin de cuivre, et avertissent le peuple à haute voix de rendre les respects qu’il doit à leur maître ; d’autres portent de grands fouets ; d’autres traînent de longs bâtons ou des chaînes de fer. Le fracas de tous ces instrumens fait naturellement trembler les habitans d’une ville. Dès que le tchi-fou paraît, tous les passans ne pensent qu’à lui témoigner leur respect, non en le saluant, car ce serait une familiarité criminelle ; mais en se retirant à l’écart et se tenant debout, les pieds serrés et les bras pendans. Ils demeurent immobiles dans cette posture jusqu’à ce que le mandarin soit passé.

Si un mandarin du cinquième ordre marche avec cette pompe, on peut juger quelle est la magnificence du cortége d’un tsong-tou, ou vice-roi ; il est toujours accompagné de cent hommes au moins, qui occupent quelquefois toute la rue. La marche commence par deux timbaliers, qui battent continuellement pour avertir le peuple. Ils sont suivis de huit hommes qui portent des enseignes sur lesquelles on lit en gros caractères les titres d’honneur du mandarin. Quatorze autres enseignes qui succèdent représentent les symboles de son emploi, tels que le dragon, le tigre, le fong-hoang, la tortue volante et d’autres animaux ailés. Six officiers viennent ensuite avec des planches en forme de pelles, qu’ils tiennent élevées, et sur lesquelles les qualités particulières du mandarin sont inscrites en lettres d’or. Suivent deux autres officiers : l’un qui porte un parasol de soie jaune à trois étages, l’autre chargé de l’étui qui sert à renfermer le parasol : deux archers à cheval, qui sont à la tête des gardes ; le corps des gardes, sur quatre lignes, armés de lances dont le fer a la forme d’une faux, et parées de flocons de soie ; deux autres files d’hommes armés, dont les uns portent des masses, soit à longs manches, soit enferme de main, soit de fer, en forme de serpent ; et les autres, de grands marteaux, ou de longues haches en forme de croissant ; une seconde compagnie de gardes, les uns armés de haches tranchantes ; d’autres de lances, comme les premiers : un corps de soldats avec des hallebardes pointues, des arcs et des flèches ; deux porteurs chargés d’une fort belle cassette, qui contient les sceaux du mandarin ; deux timbaliers, pour donner avis de son approche ; deux officiers, avec des plumes d’oie à leur bonnet, et armés de cannes pour contenir le peuple ; deux massiers, avec des masses dorées en forme de dragons ; un grand nombre d’officiers de justice, les uns armés de fouets ; d’autres, de gaules plates, pour donner la bastonnade, d’autres de chaînes et de coutelas, ou parés d’écharpes de soie : enfin deux porte-étendards et le capitaine-général du cortége. Le vice-roi paraît enfin dans une grande chaise dorée portée par huit hommes, environnée de pages et de valets de pied. Il a près de sa personne un officier qui porte un grand éventail en forme d’écran. De quantité de gardes qui le suivent, les uns sont armés de masses polyèdres, et d’autres de sabres à longues poignées ; ensuite viennent plusieurs enseignes avec un grand nombre de domestiques à cheval, dont chacun porte quelque chose pour l’usage du mandarin, comme un second bonnet dans un étui, par précaution pour le changement de temps. Si c’est pendant la nuit qu’il doit sortir, on porte de grandes et belles lanternes, sur lesquelles on lit ses titres et ses qualités, pour imprimer à tous les spectateurs le respect qui lui est dû, et pour faire arrêter les passans ou lever ceux qui sont assis.

Le kouang militaire n’affecte pas moins de grandeur quand il sort : c’est ordinairement à cheval. Les harnais chinois sont d’une somptuosité extraordinaire : les mors et les étriers sont dorés ou d’argent ; la selle est très-riche, et la bride de gros satin piqué, large de deux doigts. À la naissance du poitrail du cheval pendent deux gros flocons de ce beau crin rouge dont ils couvrent leurs bonnets. Ces flocons sont suspendus à des anneaux de fer dorés ou argentés. Le cortége est composé d’un grand nombre d’hommes à cheval, sans compter les domestiques du mandarin, qui sont vêtus de satin noir ou de toile de coton peinte, suivant la qualité de leur maître.

Ce ne sont pas seulement les princes et les personnes du plus haut rang qui paraissent en public avec ce faste. Un homme de médiocre qualité ne sort dans les rues qu’à cheval, ou dans un palanquin bien fermé, avec une suite de plusieurs domestiques à pied. Les dames tartares ont l’usage des calèches à deux roues, mais elles n’ont point celui des carrosses. Au lieu qu’en Europe on voyage avec peu de provisions, sans ordre et sans éclat, l’usage des mandarins, à la Chine, est de ne s’éloigner jamais du lieu de leur résidence sans beaucoup d’appareil. S’ils voyagent par eau, leur barque est superbe, et est suivie d’un grand nombre d’autres, qui portent tout leur train. S’ils vont par terre, outre les domestiques et les soldats qui précèdent et qui suivent avec des lances et des étendards, ils ont pour leur propre personne une chaise portée par des mules ou par huit hommes, et plusieurs chevaux en lesse, pour en faire alternativement usage, suivant leur commodité et les changemens de temps.

Les Chinois affectent aussi beaucoup de pompe dans leurs réjouissances publiques, surtout dans deux fêtes qui se célèbrent avec une dépense extraordinaire. La première est celle du commencement de leur année, et l’autre, celle des lanternes. Par le commencement de l’année ils entendent la fin de la douzième lune, et environ vingt jours de la première lune de l’année suivante ; c’est proprement le temps de leurs vacances. Alors cessent toutes sortes d’affaires ; on se fait des présens, toutes les postes sont arrêtées, et les tribunaux fermés dans tout l’empire. Cette fête porte le nom de clôture des sceaux, parce que les petits coffres où l’on renferme les sceaux de chaque tribunal sont alors fermés avec beaucoup de cérémonie. Ces vacances durent un mois entier ; c’est un temps de grande réjouissance, surtout les derniers jours de l’année qui expire, qu’on célèbre avec beaucoup de solennité. Les mandarins inférieurs rendent des devoirs à leurs supérieurs, les enfans à leur père, les domestiques à leurs maîtres, etc. C’est ce qui s’appelle en langue chinoise congédier l’année. Le soir toute la famille s’assemble, et on fait un grand festin.

Dans quelques cantons les personnes d’une même famille ne recevraient point un étranger, pas même un de leurs plus proches parens, de crainte qu’au moment où commence la nouvelle année, il n’enlève tout le bonheur qu’elle peut apporter à la maison, et qu’il ne l’emporte dans la sienne. Tout le monde se tient renfermé ce jour-là et ne se réjouit qu’avec sa famille ; mais le lendemain et les jours suivans ce sont des démonstrations de joie extraordinaires : toutes les boutiques de la ville sont fermées ; on ne pense qu’au plaisir : chacun se pare de ses plus beaux habits et visite ses parens, ses amis et ses protecteurs. On représente des comédies, on se régale les uns les autres, et l’on se souhaite mutuellement toutes sortes de prospérités.

La fête des lanternes tombe au quinzième jour de la première lune. Toute la Chine est illuminée dans ce jour ; on la croirait en feu. Les réjouissances commencent le 13 au soir, et durent jusqu’au soir du 16 ou du 17. Tous les habitans de l’empire, riches et pauvres, à la campagne et dans les villes, sur les côtes ou sur les rivières, allument des lanternes peintes de différentes couleurs, et les suspendent dans leurs cours, à leurs fenêtres et dans leurs appartemens. Les personnes riches emploient plus de deux cents francs en lanternes. Les grands mandarins, les vice-rois et l’empereur même y mettent trois ou quatre mille livres. Toutes les portes sont ouvertes le soir, et le peuple a la liberté d’entrer dans les tribunaux des mandarins, qui sont magnifiquement ornés.

Ces lanternes sont très-grandes ; on en voit à six panneaux. Le bois en est verni et orné de dorures. Les panneaux sont tendus d’une belle étoffe de soie fine et transparente, sur laquelle on a peint des fleurs, des arbres, et des figures d’hommes, qui, étant disposées avec beaucoup d’art, reçoivent une apparence de vie du grand nombre de lampes et de bougies qu’on met dans ces lanternes ; d’autres sont rondes, d’une corne bleue et transparente, qui plaît beaucoup à la vue. Le haut est orné de sculpture, et de chaque coin pendent des banderoles de satin de diverses couleurs.

Mais rien ne donne tant d’éclat à la fête que les feux d’artifice qui s’exécutent dans tous les quartiers de la ville. On prétend que les Chinois excellent dans cet art. Cependant le récit d’un feu d’artifice que l’empereur Khang-hi donna pour amusement à toute sa cour, et dont les missionnaires du palais furent témoins, ne nous offre pas, à beaucoup près, l’idée d’un talent en ce genre supérieur à ceux des artificiers européens.

On commença à mettre le feu à six cylindres plantés en terre, et d’où il s’éleva des flammes qui retombèrent d’environ douze pieds de hauteur, en pluie d'or ou de feu. Ce prélude fut suivi d’une sorte de chariot à bombes, soutenu par deux poteaux d’où il sortit une autre pluie de feu, accompagnée de plusieurs lanternes sur lesquelles on lisait diverses phrases en gros caractères, couleur de flamme de soufre, et d’une demi-douzaine de lustres en forme de colonnes. Dans un instant cette abondance de lumières changea la nuit en un jour éclatant. Enfin l’empereur mit lui-même le feu au corps de la machine, qui se couvrit tout d’un coup de flammes, dans un espace de quatre-vingts pieds de long sur quarante ou cinquante de largeur. La flamme s’étant communiquée à diverses perches et à des figures de papier plantées de tous côtés, on vit s’élever dans l’air un prodigieux nombre de fusées, et un grand nombre de lanternes et de lustres s’allumer par toute la place. Ce spectacle dura près d’une demi-heure. De temps en temps on voyait paraître en plusieurs endroits des flammes violettes et bleuâtres en forme de grappes de raisin qui pendaient d’une treille ; ce qui, joint à la clarté des lumières qui brillaient comme autant d’étoiles, formait un coup d’œil très-agréable. Les feux d’artifice de Ruggiéri sont beaucoup plus imposans et mieux entendus.

On observe dans ces fêtes une cérémonie fort remarquable. Dans la plupart des maisons, les chefs de famille écrivent en gros caractères, sur une feuille de papier rouge ou sur une tablette vernie, les mots suivans : Tien-ti, san-iai, che-fan van-lin, tchin-tsai, c’est-à-dire, au vrai gouverneur du ciel, de la terre, des trois limites et des dix mille intelligences. Ce papier est tendu sur un châssis, ou appliqué sur une planche. On l’élève dans la cour sur une table, où l’on met du blé, du pain, de la viande ou quelque autre offrande de cette nature. Ensuite on se prosterne à terre, et l’on offre de petits bâtons parfumés.

L’opinion commune sur l’origine de cette fête est qu’elle fut établie, peu de temps après la fondation de l’empire, par un mandarin, qui, ayant perdu sa fille sur le bord d’une rivière, se mit à la chercher, mais inutilement, avec des flambeaux et des lanternes, accompagné d’une foule de peuple dont il s’était fait aimer par sa vertu ; mais les lettrés donnent une autre origine à la fête des lanternes : ils président que l’empereur Kie, dernier monarque de la dynastie Hia, se plaignant de la division des nuits et des jours, qui rend une partie de la vie inutile au plaisir, fit bâtir un palais sans fenêtres, où il rassembla un certain nombre de personnes des deux sexes qui étaient toujours nues, et que, pour en bannir les ténèbres, il y établit une illumination continuelle de flambeaux et de lanternes, qui donna naissance à cette fête.

Les Chinois supposent que le nombre de neuf est le plus excellent de tous les nombres, et qu’il a la vertu de conférer des honneurs, des richesses et une longue vie : c’est dans l’espérance d’obtenir ces trois biens que le neuvième jour de la lune on s’assemble dans les villes, sur les tours et les terrasses, où l’on se réjouit avec ses parens et ses amis. Les habitans de la campagne prennent, pour lieu d’assemblée, les montagnes et d’autres lieux élevés.

La magnificence des Chinois éclate dans leurs ouvrages publics, tels que les fortifications des villes, des forts et des châteaux, les temples, les salles de leurs ancêtres, les tours, les arcs de triomphe, les ponts, les chemins, les canaux et les autres monumens.

On compte environ trois mille tours le long de la grande muraille : le tiers des habitans de l’empire fut employé à la bâtir. Comme elle commence à la mer, on fut obligé, pour en jeter les fondemens de ce côté-là, de couler à fond plusieurs vaisseaux chargés de fer et de grosses pierres : elle fut élevée avec un art merveilleux. Il fut défendu aux ouvriers, sous peine de mort, de laisser la moindre ouverture entre les pierres. De là vient que ce fameux ouvrage se conserve aussi entier que le premier jour qu’il fut bâti.

Le plus fameux édifice est celui de Nankin, qui se nomme la grande tour, ou la tour de porcelaine, dans le temple de Pao-ghen-tsé. C’est un octogone d’environ quarante pieds de diamètre ; de sorte que la largeur de chaque face est de quinze pieds : elle est entourée d’un mur de la même forme, qui est à deux toises et demie de l’édifice. Le premier toit, qui est de tuiles vernies, semble sortir du corps de la tour, et forme une fort belle galerie. Les étages sont au nombre de neuf, dont chacun est orné d’une corniche, trois pieds au-dessus des fenêtres, et d’un toit semblable à celui de la galerie, excepté qu’il ne peut être si saillant, parce qu’il n’a point de second mur pour le soutenir. Le mur du rez-de-chaussée n’a pas moins de douze pieds d’épaisseur, et plus de huit pieds et demi par le haut : il est revêtu de porcelaine. La pluie et la poussière en ont un peu diminué la beauté ; mais on distingue encore que c’est de la porcelaine, quoique grossière. Des briques ne se seraient pas si bien conservées depuis trois cents ans.

L’escalier intérieur est petit et incommode, parce que les degrés en sont extrêmement hauts. Chaque étage est formé par d’épaisses solives qui se croisent pour soutenir le plancher, et qui composent une chambre dont le lambris est enrichi de diverses peintures, si les peintures chinoises, remarque le père Le Comte, sont capables d’orner un appartement. Les murs des étages supérieurs sont percés d’une infinité de petites niches, qui contiennent des idoles en bas-relief. Tous les étages sont de la même hauteur, à l’exception du premier, qui est plus haut que tous les autres. Le père Le Comte ayant compté cent quatre-vingt-dix marches, chacune d’environ dix pouces, la hauteur totale doit être de cent cinquante-huit pieds. Si l’on y joint celle du perron, celle du neuvième étage qui n’a point de degrés, et celle du toit, on peut donner à cette tour environ deux cents pieds depuis le rez-de-chaussée.

Le comble n’est pas une des moindres beautés de cette tour. C’est un fort gros mât, qui, prenant du plancher du huitième étage, s’élève de plus de trente pieds en dehors. Il est engagé dans une large bande de fer de la même hauteur, tournée en spirale, et éloignée de plusieurs pieds de l’arbre ; de sorte que, dans l’éloignement, on le prendrait pour une espèce de cône creux d’une grandeur extraordinaire : il est terminé par une grosse boule dorée. Cet édifice est l’ouvrage le plus solide et le plus magnifique de tout l’Orient.

La Chine est remplie de ces temples que les Européens ont nommés pagodes, et qui sont consacrés à quelque divinité fabuleuse. Les plus célèbres sont bâtis sur des montagnes stériles ; mais les canaux qui ont été ouverts à grands frais pour conduire l’eau des hauteurs dans des réservoirs ; les jardins, les bosquets, et les grottes qu’on a pratiqués dans les rochers pour se mettre à l’abri des chaleurs excessives d’un climat brûlant, rendent ces solitudes extrêmement agréables. L’édifice consiste en portiques, pavés de grandes pierres carrées et polies ; en salles et en pavillons, qui terminent les angles des cours, et qui communiquent l’une à l’autre par de longues galeries, ornées de statues en pierre, et quelquefois en bronze.

Les arcs de triomphe sont fort médiocres ; mais, à une certaine distance, ils forment un spectacle qui a quelque chose de noble et d’agréable dans les rues où ils sont placés. On compte plus de onze cents de ces monumens élevés à l’honneur des princes, des hommes et des femmes illustres, et des personnes renommées pour leur savoir et leur vertu. Il n’y a point de ville qui n’ait les siens.

Entre les édifices publics on peut nommer les salles bâties à l’honneur des ancêtres, les bibliothèques, et les palais des princes et des mandarins. Les bibliothèques, au nombre de deux cent soixante-douze, ont été bâties à grands frais, et ne manquent ni de livres, ni d’ornemens.

Mais la plus grande partie des palais, surtout les hôtels des kouangs et des mandarins, quoique bâtis aux dépens de l’empereur, n’ont guère plus de magnificence que les maisons des simples particuliers. L’empire chinois a des lois somptuaires, qui restreignent également le luxe des grands et des petits. Pendant le séjour que le père Le Comte fit à Pékan, un des principaux mandarins, il croit même que c’était un prince, s’étant fait bâtir une maison un peu plus belle que les autres, fut accusé devant l’empereur ; et la crainte du péril qui le menaçait lui fit prendre le parti de l’abattre avant que l’affaire fût jugée. Les maisons du commun des habitans sont d’une extrême simplicité ; on ne cherche qu’à les rendre commodes. Celles des riches sont ornées de vernis, de sculptures et de dorures qui les rendent riantes et agréables.

La manière de les bâtir est de commencer par élever un certain nombre de colonnes sur lesquelles on pose le toit. Tous les édifices de la Chine étant de bois, il est rare que les fondemens aient plus de deux pieds de profondeur. Les murs sont ordinairement de brique ou d'argile battue, quoique dans plusieurs cantons on les fasse de bois. Ces maisons n’ont généralement qu’un rez-de-chaussée, à l’exception de celles des marchands, qui ont un second étage, nommé léou, dont ils font leur magasin.

La magnificence des maisons consiste dans l’épaisseur des solives et des colonnes, dans le choix du bois, et dans la belle sculpture des portes. Il n’y a point d’autres degrés que ceux qui servent à élever un peu la maison au-dessus du rez-de-chaussée ; mais le long du corps de logis règne une galerie courante de six à sept pieds de largeur, et revêtue de belles pierres de taille.

Le peuple emploie pour la construction des murs une sorte de briques qui ne sont pas cuites au feu, excepté pour la façade, qui est toujours en briques cuites. Dans quelques provinces, les maisons ne sont que d’argile trempée et battue entre deux ais ; dans d’autres, ce sont des claies de bois, revêtues de terre et de chaux : mais chez les personnes de distinction, les murailles sont toutes de briques polies, et souvent ciselées avec art. Dans les villages, surtout dans quelques provinces, les maisons sont généralement de terre et fort basses. Les toits sont faits de roseaux appliqués sur des solives ou des lattes.

Les hôtels des princes et des principaux mandarins, comme ceux des personnes opulentes, sont étonnans par leur vaste étendue ; la multitude de leurs cours et de leurs appartemens compense ce qui leur manque du côté de la magnificence et de la beauté. Ils sont composés de quatre ou cinq cours séparées par autant de corps de logis. Les ailes ne contiennent que des offices et des logemens pour les domestiques. Chaque façade a trois portes ; celle du milieu, qui est la plus grande, offre des deux côtés des lions en marbre. Devant la grande porte de la première cour est une place environnée d’une balustrade qui est revêtue d’un beau vernis rouge ou noir. Les côtés sont flanqués chacun d’une petite tour, d’où les tambours et d’autres instrumens de musique se font entendre à différentes heures du jour, surtout lorsque le mandarin sort de sa maison, ou qu’il entre, ou qu’il monte sur son tribunal.

Dans la première cour on voit une grande esplanade, où s’arrêtent ceux qui ont quelque requête à présenter. Les deux ailes sont composées de petits bâtimens qui servent de bureaux pour les officiers du tribunal. Au fond de la cour se présentent trois autres portes, qui ne s’ouvrent que quand le mandarin monte au tribunal. Celle du milieu est fort grande, et uniquement réservée pour les personnes de distinction. On passe dans une autre cour, dont le fond offre d’abord une grande salle, où le mandarin rend la justice. Cette salle est suivie de deux autres, qui lui servent à recevoir les visites.

On trouve ensuite une troisième cour, où se présente une salle beaucoup plus belle que celle des audiences publiques. C’est le lieu où les amis particuliers du mandarin sont introduits. Les corps de logis qui l’environnent sont habités par les domestiques. Au delà de cette salle est une autre cour qui contient les appartemens des femmes et des enfans du mandarin, et qui n’a qu’une grande porte ; nul homme n’ose y pénétrer. Cette partie du palais est propre et commode. On y voit des jardins, des bosquets, des pièces d’eau, et tout ce qui peut plaire à la vue.

Les Chinois n’ont pas, comme les Européens, la curiosité d’orner et d’embellir l’intérieur de leurs maisons : on n’y voit point de tapisseries, de glaces, ni de dorures. Comme les mandarins tiennent leurs hôtels de l’empereur, et qu’il leur arrive quelquefois de se les voir ôter, ils ne font jamais de dépense extraordinaire pour les meubles. D’ailleurs, les visites ne se recevant que dans la grande salle qui est sur le devant de la maison, il n’est pas surprenant que les ornemens soient négligés dans les appartemens intérieurs, où ils seraient entièrement inutiles, parce qu’ils n’y seraient jamais vus de personne.

Les lits sont d’une beauté singulière, surtout dans les maisons des grands. Le bois est peint, doré et orné de sculptures. Dans les provinces du nord, les rideaux sont de double satin pendant l’hiver ; ils font place en été aux taffetas blancs à fleurs et à figures, ou à une très-belle gaze, qui est assez claire pour le passage de l’air, et assez serrée pour empêcher celui des cousins, insectes fort communs dans les provinces méridionales. Le peuple emploie, pour s’en défendre, une toile de chanvre fort mince. Les matelas sont fort épais et bourrés de coton.

Dans les provinces du nord on fait en briques des alcôves de différentes grandeurs, suivant le nombre des personnes qui composent une famille. À côté est un petit fourneau où l’on met du charbon, dont la chaleur se répand dans toute la maison par des tuyaux qui portent la fumée jusqu’au-dessus du toit. Chez les personnes de distinction le fourneau est pratiqué dans le mur, et s’allume par-dehors. Par ce moyen la chaleur se communique si parfaitement au lit, et à toutes les parties d’une maison, qu’on n’a pas besoin de lits de plume comme en Europe. Ceux qui craignent de coucher immédiatement sur la brique chaude, suspendent au-dessus une sorte de hamac fait de cordes ou de rotang.

Le matin, on enlève tout cela, et l’on met à la place des tapis et des nattes pour s’y asseoir. Comme il n’y a point de cheminée, rien n’est si commode pour toute une famille qui s’occupe ainsi de son travail sans ressentir le moindre froid, et sans être obligée de recourir aux pelisses. Les gens du commun préparent leurs alimens, et font chauffer leur vin ou leur thé à l’ouverture du fourneau. Ces alcôves et ces lits sont assez grands dans les hôtelleries pour que plusieurs voyageurs y trouvent leur place.

L’attention du gouvernement chinois, comme celle des anciens Romains, s’étend aux grands chemins de l’empire, et ne néglige rien pour les rendre sûrs, beaux et commodes. Une infinité d’hommes sont continuellement employés à les rendre unis, et souvent à les paver, surtout dans les provinces méridionales, où les chevaux et les chariots ne sont point en usage. Ces chemins sont ordinairement fort larges, et si bien sablés, qu’ils se sèchent aussitôt qu’il a cessé de pleuvoir. Les Chinois ont ouvert des chemins par-dessus les plus hautes montagnes, en coupant les rochers, en aplanissant les sommets et comblant de profondes vallées. Dans quelques provinces, les grands chemins sont autant de grandes allées bordées d’arbres fort hauts, et quelquefois de murs de sept où huit pieds d’élévation pour empêcher les voyageurs de passer à cheval dans les terres. Ces murailles ont des ouvertures qui répondent aux chemins de traverse, et qui aboutissent de toutes parts à de gros villages.

Sur ces routes on trouve, à certaines distances, des lieux de repos pour ceux qui voyagent à pied. La plupart des mandarins qui sont rappelés de leurs emplois cherchent à se distinguer par des ouvrages de cette nature. On rencontre aussi des temples et des couvens de bonzes qui offrent pendant le jour une retraite aux voyageurs ; mais on obtient rarement la permission d’y passer la nuit, à la réserve des mandarins, qui jouissent de ce privilége. Il se trouve des personnes charitables qui font distribuer pendant la belle saison du thé aux pauvres voyageurs ; et pendant l’hiver, une sorte d’eau composée où l’on a fait infuser du gingembre. Les hôtelleries sont fort grandes et fort belles sur les grandes routes ; mais, dans les chemins détournés, rien n’est si misérable et si malpropre.

À chaque poste, on rencontre une maison qui se nomme Cong-houan, établie pour la réception des mandarins, et de ceux qui voyagent par l’ordre de l’empereur.

Sur les grands chemins on trouve, d’espace en espace, des tours hautes de douze pieds sur lesquelles il y a des guérites pour des sentinelles, et des pavillons qu’on lève pour signal en cas d’alarme. Ces tours sont faites de gazon ou de terre battue ; leur forme est carrée : elles ont des créneaux. Dans quelques provinces on y place, au sommet, des cloches de fer ; celles qui ne sont point sur la route de Pékin n’ont ni guérites ni créneaux. Les lois ordonnent qu’il y ait sur toutes les routes fréquentées des tours de cette espèce, de cinq en cinq lis, c’est-à-dire à chaque demi-lieue, une grande et une petite, alternativement, avec une escouade de soldats continuellement en faction pour observer ce qui se passe aux environs, et prévenir tout désordre. On les répare soigneusement lorsqu’elles tombent en ruine ; et si le nombre des soldats n’est pas suffisant, les habitans des villages sont obligés d’y suppléer.

Outre les chemins de terre, la Chine est remplie de commodités pour les voyages et les transports par eau. Les rivières navigables et les canaux y sont en fort grand nombre. On trouve le long des rivières un sentier commode pour les gens de pied, et les canaux sont bordés d’un quai de pierre. Dans les cantons humides et marécageux, on a construit de longues chaussées pour la commodité des voyageurs et de ceux qui tirent les barques. Il y a peu de provinces qui n’aient pas une grande rivière, ou un large canal qui sert de grand chemin ; et la rive est souvent bordée, à la hauteur de dix ou douze pieds, de belles pierres de taille qu’on prendrait en quelques endroits pour du marbre gris, ou couleur d’ardoise. Ces bordures ayant quelquefois vingt ou vingt-cinq pieds de haut, on a besoin de quantité de machines pour élever l’eau et la faire entrer dans les terres.

D’espace en espace, les grands canaux sont couverts de ponts à trois, cinq ou sept arches. Celle du milieu a quelquefois trente-six et même quarante-cinq pieds de largeur, et est fort élevée, afin que les barques passent dessous sans abaisser leurs mâts. Les arches des côtés ont rarement moins de trente pieds de largeur et diminuent à proportion. Les voûtes sont bien bâties ; les piles sont si étroites, que dans l’éloignement les arches paraissent suspendues en l’air.

Les principaux canaux se déchargent des deux côtés dans un grand nombre de petits, qui, se subdivisant en quantité de ruisseaux, communiquent ainsi à la plupart des villes et des bourgs. Souvent ils forment des étangs et de petits lacs qui arrosent les plaines voisines. Outre ces canaux, qui sont d’une commodité infinie pour les voyageurs et les négocians, l’industrie des Chinois en a creusé d’autres pour rassembler les eaux de pluie, qui servent à faire croître le riz dans les plaines.

Rien ne peut être comparé en ce genre au grand canal, qui porte le nom de Yun-léang-ho, c’est-à-dire canal pour le transport des marchandises, ou Yun-ho, canal royal : il traverse tout l’empire du nord au sud. On a commencé à le former par la jonction de plusieurs rivières ; mais, dans les lieux où les rivières manquent, on n’a pas laissé de le continuer en suivant les niveaux, comme dans les provinces de Pé-tché-li, de Chan-tong et de Kiang-nan, où les montagnes et les rochers n’étaient pas assez nombreux pour causer de grands embarras aux ouvriers ; il n’a pas moins de cent soixante lieues de longueur dans ces trois provinces.

Ce fameux canal, dont le nom revient si souvent dans les relations des voyageurs, commence à la ville de Tien-tsing-uey, dan le Pé-tché-li, qui est située sur la rivière de Pay ou de Pei-ho. Après avoir traversé les provinces de Pé-tché-li et de Chan-tong, il entre dans celle de Kiang-nan, où il se joint au Hoang-ho ou fleuve Jaune. On continue de naviguer pendant deux jours sur ce fleuve, d’où l’on entre dans une autre rivière ; ensuite le canal recommence, et conduit à la ville de Hoai-ngan-fou : de là, passant par plusieurs villes, il arrive à Yang-tcheou-fou, un des plus célèbres ports de l’empire. Un peu plus loin, il entre dans le grand fleuve Yang-tse-kiang, à une journée de Nankin. La navigation continue par ce fleuve jusqu’au lac Po-yang, dan la province de Kiang-si. On traverse ce lac pour entrer dans la rivière de Kan-kiang, qu’on remonte jusqu’à Nan-ngan-fou ; ensuite on fait douze lieues par terre jusqu’à Nan-hiang-fou, dans la province de Quang-tong, où l’on se rembarque sur une rivière qui conduit à Canton.

Ainsi, par le moyen des rivières et des canaux, on peut voyager fort commodément de Pékin jusqu’aux dernières extrémités de l’empire, c’est-à-dire l’espace d’environ six cents lieues, sans autre interruption qu’une journée de marche pour traverser la montagne Mey-lin ; encore peut-on se dispenser de quitter sa barque, si l’on veut prendre par les provinces de Quang-si et de Hou-quang ; ce qui n’est pas difficile dans les grandes eaux, parce que les rivières de Hou-quang et de Kiang-si se rendent au nord dans le Yang-tsé-kiang : une brasse et demie d’eau suffit pour cette navigation ; mais, lorsque les eaux s’enflent assez pour faire craindre qu’elles ne débordent leurs rives, on ouvre en divers endroits des tranchées qu’on ne manque point ensuite de fermer soigneusement.

Ce grand ouvrage, qui passe pour une des merveilles de l’empire chinois, fut exécuté par l’empereur Chi-tsou ou Hou-per-lie, qui était le fameux Kou-blay-khan, petit-fils de Gengis-khan, et fondateur de la dynastie des Yeuns. Ce prince, ayant conquis toute la Chine, après s’être déjà rendu maître de la Tartarie occidentale, résolut de fixer sa résidence à Pékin, comme au centre de ses vastes domaines ; mais les provinces du nord n’étant pas capables de fournir assez de provisions pour la subsistance de ses nombreuses armées et de sa cour, il fit construire un grand nombre de vaisseaux de longues barques, pour en faire venir des provinces maritimes. L’expérience lui fit connaître le danger de cette méthode. Une partie de ses vaisseaux périssaient par la tempête ; d’autres étaient arrêtés par les calmes. Enfin, pour remédier à ces deux inconvéniens, il prit le parti de faire creuser un canal, entreprise merveilleuse, où la dépense répondit à la difficulté de l’ouvrage et à la multitude innombrable des ouvriers.

Le père Le Comte observe que, dans quelques endroits où la disposition du terrain n’a pas permis de former une communication entre deux canaux, on ne laisse pas de faire passer les barques de l’un à l’autre, quoique le niveau soit différent de plus de quinze pieds. À l’extrémité du canal supérieur, on a construit un double glacis, ou talus de pierres de taille, qui s’étend des deux côtés jusqu’à la surface de l’eau. Lorsque la barque arrive dans le canal inférieur, elle est guindée, avec le secours des cabestans, sur le plan du premier glacis ; et, arrivée à la pointe, son propre poids la fait glisser par le second glacis dans le canal supérieur. On la fait descendre de même du canal supérieur dans l’autre. L’auteur a peine à comprendre comment les barques chinoises, qui sont ordinairement fort longues et très-pesamment chargées, ne se rompent pas par le milieu, lorsqu’elles se trouvent comme suspendues en l’air sur l’angle aigu des deux glacis. Cependant il n’apprit jamais qu’il fût arrivé le moindre accident ; l’unique précaution que prennent les négocians lorsqu’ils ne veulent pas quitter leur barque, est de se faire lier avec une corde, pour éviter d’être emportés d’un bout à l’autre. Il n’y a point de ces écluses dans le grand canal, parce que les barques impériales, qui sont aussi grandes que nos frégates, ne pourraient être élevées à force de bras, ni garanties des accidens. On rencontre un double glacis dans le canal qui est entre Tchao-king-fou et Ning-po-fou. Les barques qu’on emploie dans ce canal sont construites en forme de gondoles, et leur quille est d’un bois assez dur et assez épais pour soutenir tout le poids du bâtiment.

Le long des canaux, on trouve partout, à la fin de chaque lieue, un tang ou corps-de-garde de dix à cinq soldats, qui se donnent réciproquement les avis nécessaires par des signaux. La nuit ils tirent une petite pièce de canon ; pendant le jour, ils s’entr’avertissent par une épaisse fumée, qu’ils font élever en l’air en brûlant des feuilles et des branches de pin dans de petits fourneaux de figure pyramidale, ouverts par en-haut.

Les Chinois ne sont pas moins magnifiques dans leurs quais et leurs ponts que dans leurs canaux. On ne saurait voir sans étonnement la longueur des quais et la grandeur des pierres dont ils sont bordés. Les ponts, comme on l’a déjà remarqué, sont admirables par leur hauteur et par leur construction. Comme le nombre en est fort grand, ils forment une perspective fort agréable dans les lieux où les canaux sont en droite ligne.

On voit à la Chine des ponts d’une seule arche demi-circulaire et bâtie de pierres cintrées, longues de cinq ou six pieds, sur cinq ou six pouces d’épaisseur ; quelques-unes sont anguleuses. D’autres ponts ont, au lieu d’arches, trois ou quatre grandes pierres posées comme des planches sur des piles. Ces pierres ont quelquefois jusqu’à dix-huit pieds de long. On voit un grand nombre de ces derniers ponts sur le grand canal. On ne sera pas fâché de savoir de quelle manière les ouvriers chinois construisent leurs ponts. Après avoir maçonne les culées, ils prennent des pierres de quatre ou cinq pieds de longueur et larges d’un demi-pied, qu’ils posent alternativement debout et en travers, en observant que celles qui doivent faire la clef soient exactement horizontales. Ainsi, l’épaisseur du haut de l’arche n’est que celle d’une de ces pierres. C’est peu de chose sans doute, mais il n’y passe jamais de voitures à roues.

Comme le pont, surtout lorsqu’il est d’une seule arche, a quelquefois quarante ou cinquante pieds de largeur entre piles, et qu’il est ordinairement beaucoup plus haut que la rive, on forme aux deux bouts un talus divisé en petits degrés, dont chacun n’a pas plus de trois pieds de hauteur ; il s’en trouve néanmoins où les chevaux ne passent pas sans peine ; mais tout l’ouvrage est généralement fort bien entendu.

Les ponts, qui ne sont faits que pour la commodité du passage, sont ordinairement bâtis comme les nôtres, avec de grosses piles de pierres assez fortes pour rompre la violence du courant, et soutenir des arches si larges et si hautes, que le passage est aisé pour les plus grandes barques. Le nombre en est fort grand dans toutes les parties de la Chine. L’empereur n’épargne point la dépense pour exécuter ces travaux, qui servent à la commodité du public.

Plusieurs de ces ponts sont d’une structure très-belle. Celui de Lou-ko-kyao, bâti sur le Hoen-ho, ou la rivière bourbeuse, à deux lieues et demie à l’ouest, était un des plus beaux qu’on eût jamais vus, avant qu’il eût été ruiné en partie par une inondation, au mois d’août 1688. Il avait subsisté deux mille ans, suivant le témoignage des Chinois, sans avoir souffert la moindre dégradation. Il était tout de marbre blanc bien travaillé, et d’une très-belle architecture. Des deux côtés régnaient soixante-dix colonnes à la distance d’un pas l’un de l’autre, séparées par des panneaux de beau marbre où l’on voyait des fleurs, des feuillages, des figures d’oiseaux et de plusieurs sortes d’animaux fort délicatement ciselées ; l’entrée du côté de l’ouest offrait deux lions d’une taille extraordinaire sur des piédestaux de marbre, avec plusieurs lionceaux en pierre, les uns montant sur le dos des lions, d’autres en descendant, et d’autres se glissant entre leurs jambes ; le bout du côté de l’ouest était orné de deux figures d’enfans, travaillées avec le même art, et placées aussi sur des piédestaux.

Mais la Chine a peu de ponts qui puissent être comparés à celui de Fou-tcheou-fou, capitale de la province de Fo-kien ; la rivière, qui est large d’un mille et demi, forme de petites îles en se divisant en plusieurs bras : toutes ces îles sont unies par des ponts qui ont ensemble huit lis et soixante-dix brasses chinoises de longueur. Le principal offre plus de cent arches, bâties de pierre blanche, avec des balustrades de chaque côté ; sur ces arches s’élèvent, de dix en dix pieds, de petits pilastres carrés, dont les bases ressemblent à des barques creuses : chaque pilastre soutient des pierres de traverse qui servent de support aux pierres de la chaussée.

Le pont de Tsuen-tcheou-fou l’emporte sur tous les autres : il est bâti à la pointe d’un bras de mer, qu’on serait obligé, sans ce secours, de passer dans des barques avec beaucoup de danger. Sa longueur est de deux mille cinq cent vingt pieds chinois ; sa largeur de vingt. Il est supporté par deux cent cinquante-deux grosses pierres, c’est-à-dire de chaque côté par cent vingt-six ; la couleur des pierres est grise, l’épaisseur égale à la longueur. Duhalde prétend que rien dans le monde n’est comparable à ce pont.

Dans les lieux où les Chinois n’ont pu bâtir des ponts de pierre, ils ont inventé d’autres méthodes pour y suppléer. Le fameux pont de fer (tel est le nom qu’on lui donne), à Koei-tcheou, sur la route d’Yun-nan, est l’ouvrage d’un ancien général chinois. Sur les deux bords du Pan-ho, torrent qui a peu de largeur, mais qui est très-profond, on a construit une grande porte entre deux gros massifs de maçonnerie, larges de six à sept pieds, sur dix-sept à dix-huit de hauteur ; des deux piliers de l’est pendent quatre chaînes à de gros anneaux, qui vont aboutir aux deux massifs de l’ouest, et qui, jointes par d’autres petites chaînes, ont quelque ressemblance avec un filet à grandes mailles. On a placé sur ces chaînes des planches fort épaisses, liées ensemble pour en faire un plain-pied continu ; mais, comme il reste encore quelque distance jusqu’aux portes, à cause de la courbure des chaînes, surtout lorsqu’elles sont chargées, on a remédié à ce défaut avec le secours d’un plancher supporté par des tasseaux ou des consoles qui sont attachés au plain-pied de la porte. Ce plancher aboutit jusqu’aux planches portées par les chaînes. Des deux côtés du plancher, on a élevé de petits pilastres de bois, qui soutiennent un toit de la même matière, dont les deux bouts portent sur les massifs de pierres des deux rives.

Kircher parle d’un pont, dans la province de Chen-si, qui porte le nom de Pont volant. Il est composé d’une seule arche, bâtie entre deux montagnes sur le Hoang-ho, près de la ville de Tchon-gan ; sa longueur est de six cents pieds, et sa hauteur de six cent cinquante au-dessus de la rivière.

FIN DU HUITIÈME VOLUME.