Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome X/Seconde partie/Livre IV/Chapitre XIII

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CHAPITRE XIII.

Îles Lieou-Keou.

Ces îles, situées entre la Corée, l’île Formose et le Japon, sont au nombre de trente-six. Elles ont reçu leur nom de la plus considérable du groupe. Les anciens missionnaires de la Chine et du Japon en ont parlé sous le nom de Liqueo ou Lequeio ; d’autres écrivains, sous celui de Loqueo ; les Anglais sous celui de Liou-tchiou ; enfin Kœmpfer, dans son histoire du Japon, les appelle Riu-kiu.

Quelques auteurs ont dit à tort que les Chinois donnent à l’île Formose le nom de grande Lieou-kieou. Ce nom n’appartient qu’à la plus grande île de l’Archipel, où le roi fait sa résidence, et où il tient sa cour. Il ne faut, pour s’en convaincre, qu’ouvrir l’histoire chinoise de la dernière dynastie. Quant au nom du petit Lieou-kieou, il a été donné par les Chinois, surtout par les pilotes et les écrivains, aux parties boréales et occidentales de l’île Formose. Il est vrai toutefois que, dans la carte de Formose, dressée par les missionnaires du temps de l’empereur Khang-hi, on voit, vers la côte occidentale de cette île, une petite île à qui l’on donne le nom de petite Lieou-kieou.

La grande île a du sud au nord près de quatre cent quarante lis, et cent vingt à cent trente lis de l’ouest à l’est. Dans la partie méridionale, sa largeur ne va pas à cent lis.

Le roi et sa cour résident dans la partie sud-ouest de l’île, et y occupent un territoire nommé Tcheou-li. C’est là que se trouve la ville royale de Kin-ching, qui n’est pas très-grande. Tout auprès est le palais du roi, placé sur une montagne. On lui donne quatre lis de tour. Il a quatre grandes portes, dont chacune fait face à l’un des points cardinaux. Celle de l’ouest est la principale entrée.

À dix lis à l’ouest de cette porte est Napakiang, très-bon port de mer. L’espace qui s’étend entre ce port et le palais n’est presque qu’une ville continuelle. Au nord et au sud, on voit une levée très-bien construite, et qui porte le nom de Pao-tay c’est-à-dire, batterie de canon. Toutes les avenues qui y conduisent sont, dit-on, d’une grande beauté, de même que celle du palais du roi, de ses maisons de plaisance, de quelques grands temples, du collége impérial, et de l’hôtel de l’ambassadeur chinois.

Du palais on a une vue charmante qui s’étend sur le port, sur la ville de Kin-ching, sur un grand nombre de villes, bourgs, villages, palais, bonzeries, jardins, et maisons de plaisance. Ce palais est situé par 26° 2′ de latitude nord et 146° 26′ de longitude orientale.

Les états du roi de Lieou-kieou comprennent trente-six îles ; on en compte huit au nord-est de la grande île, cinq au nord-ouest de Tcheou-li, quatre à l’est, trois à l’ouest, sept au sud, et neuf au sud-ouest. Il y en a peu de considérables ; les plus septentrionales se rapprochent beaucoup de l’archipel du Japon.

Il y a plus de neuf cents ans que les bonzes de la secte de Fo passèrent de la Chine à Lieou-kieou, et y introduisirent leur idolâtrie avec les livres classiques de leur secte ; depuis ce temps, le culte de Fo y est dominant, soit à la cour, soit parmi les grands, soit parmi le peuple.

Quand ces insulaires font des promesses et des sermens, ce n’est pas devant les statues ou images de leurs idoles qu’ils les font ; ils brûlent des parfums, ils préparent des fruits, se tiennent debout avec respect devant une pierre, et profèrent quelques paroles qu’ils croient mystérieuses, et dictées anciennement par les deux sœurs de leur premier roi, dont toute la famille ne consiste qu’en personnages mythologiques. Dans les cours des temples, dans les places publiques, sur les montagnes, on voit quantité de pierres érigées et destinées pour les promesses et les sermens de conséquence.

Certaines femmes sont consacrées au culte des esprits, et passent pour puissantes auprès d’eux. Elles vont voir les malades, donnent des médicamens, et récitent des prières. C’est sans doute de ces femmes que parle un ancien missionnaire du Japon, lorsqu’il dit qu’aux îles de Lequeio il y a des sorcières et des magiciennes.

L’empereur Khang-hi introduisit à Lieou-kieou le culte d’une idole chinoise nommée Tien-fey, c’est-à-dire reine céleste ou dame céleste. Dans la petite île de Mey-tcheou-su, voisine de la côte de Chine, une jeune fille de la famille de Lin, considérable dans le Fo-kien, était fort estimée pour sa rare vertu. Les premiers empereurs de la dynastie des Song lui donnèrent des titres d’honneur, et la déclarèrent esprit céleste. Ceux des dynasties Yuen et Ming augmentèrent son culte, et on lui accorda le titre de Tien-fey. Enfin Khang-hi, persuadé que sa dynastie devait à cet esprit la conquête de Formose, lui fit bâtir des temples, et recommanda au roi de Lieou-kieou de suivre en cela son exemple. De là vient que dans cette capitale on voit un temple magnifique érigé en l’honneur de cette idole. Supao-kouang, ambassadeur de Khang-hi, y alla faire des prières ; et sur le vaisseau qu’il monta pour retourner à la Chine il eut soin de placer une statue de Tien-fey, à laquelle lui et l’équipage rendirent souvent de respectueux hommages.

Les familles sont distinguées à Lieou-kieou par des surnoms comme à la Chine. Les hommes et les femmes ou filles du même nom ne peuvent pas contracter de mariage ensemble. Quant au roi, il ne peut épouser que des filles de trois grandes familles qui occupent toujours des postes distingués. Il en est une quatrième aussi considérable que les trois autres ; mais le roi et les princes ne contractent point d’alliance avec elle, parce qu’il est douteux si cette famille n’a pas la même tige que la royale.

La pluralité des femmes est permise dans ces îles. Quand on veut marier un jeune homme, il lui est permis de parler à la fille qu’on lui propose, et s’il y a un consentement mutuel, ils se marient. Les femmes et les filles sont fort réservées ; elles n’usent pas de fard, et ne portent point de pendans d’oreilles ; elles ont de longues aiguilles d’or ou d’argent à leurs cheveux, tressées en haut en forme de boule. On assure qu’il y a peu d’adultères ; il y a aussi fort peu de mendians, de voleurs et de meurtriers.

Le respect pour les morts est aussi grand qu’à la Chine : le deuil y est aussi exactement gardé ; mais on n’y fait pas tant de dépense pour les enterremens et pour les sépultures ; les bières, hautes de trois à quatre pieds, ont la figure d’un hexagone ou d’un octogone. On brûle la chair du cadavre, et l’on conserve les ossemens : c’est une cérémonie qui se fait quelque temps avant l’enterrement sur des collines destinées à cet effet. La coutume n’est pas de mettre des viandes devant les morts ; on se contente de quelques odeurs et de quelques bougies ; il est des temps où l’on va pleurer près des tombeaux : les gens de condition y pratiquent des portes de pierre, et mettent des tables à côté pour les bougies et les cassolettes.

On compte neuf degrés de mandarins, comme à la Chine. On les distingue par la couleur de leur bonnet, par la ceinture et par le coussin. La plupart des mandarinats sont héréditaires dans les familles ; mais un bon nombre est destiné pour ceux qui se distinguent. On les fait monter, descendre ; on les casse, on les emploie selon ce qu’ils font de bien ou de mal. Les princes et grands seigneurs ont des villes et des villages, soit dans la grande île, soit dans les autres îles ; mais ils ne peuvent pas y faire leur séjour ; ils sont obligés d’être à la cour. Le roi envoie des mandarins pour percevoir les impôts des terres ; c’est à eux que les fermiers et les laboureurs sont obligés de donner ce qui est dû aux seigneurs, à qui l’on a soin de le remettre exactement. Les laboureurs, ceux qui cultivent les jardins, les pêcheurs, etc., ont pour eux la moitié du revenu ; et comme les seigneurs et propriétaires sont obligés de fournir à certains frais, ils ne perçoivent presque que le tiers du revenu de leur bien.

Les mandarins, les grands, et même les princes ne peuvent avoir pour leurs chaises que deux porteurs. Le roi seul en peut avoir autant qu’il veut ; leur équipage et leurs chaises sont à la japonaise, aussi-bien que les armes et les habits. Depuis le dix-huitième siècle, les grands, les princes et le roi, soit dans leurs palais, soit dans leurs habits, ont beaucoup imité les Chinois ; en général, ils prennent des Chinois et des Japonais ce qu’ils jugent le plus commode.

Le roi a de grands domaines : il a les impôts, les salines, le soufre, le cuivre, l’étain et autres revenus. C’est sur ces revenus qu’il paie les appointemens des grands et des mandarins. Ces appointemens sont marqués par un nombre déterminé de sacs de riz ; mais sous ce nom l’on comprend ce que donne le roi an grains, riz, toile, soie, etc. Le tout est évalué selon le prix des sacs de riz. Il y a peu de procès pour les biens et les marchandises, et presque point de douanes et d’impôts.

Nul homme ne paraît au marché ; ce sont les femmes et les filles qui y vendent et y achètent dans un temps réglé : elles portent leur petit fardeau sur leur tête avec une dextérité singulière. Les bas, les souliers, l’huile, le vin, les œufs, les coquillages, le poisson, la volaille, le sel, le sucre, le poivre, les herbages, tout cela se vend et s’achète ou par échange, ou en deniers de cuivre de la Chine et du Japon. Quant au commerce du bois, des étoffes, des grains, des drogues, des métaux, des meubles, des bestiaux, il se fait dans les foires, les boutiques, les magasins.

Il y a dans toutes ces îles des manufactures de soie, de toile, de papier, d’armes, de cuivre, d’habiles ouvriers en or, argent, cuivre, fer, étain et autres métaux ; bon nombre de barques et de vaisseaux, non-seulement pour aller d’une île à l’autre, mais encore pour naviguer jusqu’à la Chine, et quelquefois au Tonkin et à la Cochinchine, et dans d’autres lieux plus éloignés, à la Corée, à Nangasaki, au Japon, à Satzuma, aux îles voisines, et à Formose. Il paraît qu’on fait un assez bon commerce avec la partie orientale de cette île, et que les habitans des îles de Pa-tchong-chan, Tay-ping-chang et de la Grande-Île, en tirent de l’or et de l’argent. Au reste, les navires des îles Lieou-kieou sont estimés des Chinois.

La ville royale a des tribunaux pour les revenus et pour les affaires de la Grande-Île et des trente-six îles qui en dépendent, et celles-ci ont des agens fixes à la cour ; il y a aussi des tribunaux pour les affaires civiles et criminelles, pour ce qui regarde les familles des grands et des princes, pour les affaires de religion, les greniers publics, les revenus du roi et les impôts, pour le commerce, les fabriques et les manufactures, pour les cérémonies civiles, pour la navigation, les édifices publics, la littérature, la guerre.

Le roi a ses ministres et ses conseillers ; il a ses magasins particuliers pour le riz, et pour les grains, pour les ouvrages en or, argent, cuivre, fer, étain, vernis, bâtimens.

On parle dans ces îles trois langues différentes, qui ne sont ni la chinoise ni la japonaise ; le langage de la Grande-Île est le même que celui des îles voisines ; mais il est différent de celui des îles du nord-est, et de celui des îles de Pa-tchong-chang et Tay-ping-chang. Il est néanmoins dans les trente-six îles beaucoup de personnes qui parlent la langue de la Grande-Île, et qui servent d’interprètes. Ceux qui étudient connaissent les caractères chinois, et par les moyens de ces caractères, ils peuvent se communiquer leurs idées.

Les bonzes répandus dans le royaume ont des écoles pour apprendre aux petits enfans à lire selon les préceptes des alphabets japonais, surtout de celui qu’on appelle Y-ro-fa. Il paraît même que les Japonais étaient autrefois en grand nombre à Lieou-kieou, et que les seigneurs de cette nation s’étaient emparés de l’île : de là vient sans doute que beaucoup de mots japonais se trouvent dans la langue de la Grande-Île.

Les bonzes, pour la plupart, connaissent aussi les caractères chinois. Les lettres qu’on s’écrit, les comptes, les ordres du roi sont en langage du pays et en caractères japonais ; les livres de morale, d’histoire, de médecine, d’astronomie ou astrologie, sont en caractères chinois. On a aussi dans ces caractères les livres classiques de la Chine, et ceux de la religion de Fo.

La forme de l’année à Lieou-kieou est la même qu’à la Chine. On y suit le calendrier de l’empire ; et les noms des jours, des années, des signes du zodiaque, sont absolument les mêmes.

Les maisons, les temples, les palais du roi sont bâtis à la japonaise ; mais les maisons des Chinois, l’hôtel de l’ambassadeur de la Chine, le collége impérial, le temple de la déesse Tien-fey, sont construits à la chinoise. Dans un grand nombre de temples et de bâtimens publics, on voit des tables de pierre et de marbre où sont gravés des caractères chinois à l’honneur des empereurs de la Chine, depuis l’empereur Hong-hou jusqu’à présent. Sur les arcs de triomphe, au palais du roi, dans les temples et bâtimens publics, on voit plusieurs inscriptions chinoises. Il y en a aussi en caractères japonais et en langue japonaise ; il y en a encore, mais peu, en caractères indiens, écrits par des bonzes qui ont eu ces caractères et ces inscriptions de quelques bonzes du Japon.

Cette connaissance des caractères chinois qui a commencé sous le règne de Chun-tien, s’est beaucoup accrue dans la suite, surtout depuis que les Chinois se sont établis dans la Grande-Île, que plusieurs jeunes gens y ont appris à lire et à écrire cette langue, et qu’un grand nombre d’autres ont été élevés à la cour de la Chine dans le collége impérial.

La Grande-Île a quantité de petites collines, de canaux, de ponts et de levées. Tous les transports de denrées, marchandises et autres choses, se font par le moyen des barques, des hommes et des chevaux ; il y a très-peu d’ânes, de mules et de mulets.

On laisse dans les maisons, entre la terre et le rez-de-chaussée, à cause de l’humidité, un espace vide de quatre, cinq ou six pieds, pour donner passage à l’air. Les ouragans et les vents violens obligent de faire les toits fort solides ; et comme les tuiles pour les couvrir sont chères, parce que la terre propre à les fabriquer est très-rare, de là vient qu’à la réserve du palais du roi, des princes, des riches familles de mandarins et des temples, la plupart des toits sont faits d’un enduit propre à résister à la pluie.

La Grande-Île est très-peuplée et très-fertile : le riz, le blé, toutes sortes de légumes y sont en abondance. La mer et les rivières sont remplies de poissons ; aussi les habitans des côtes, fameux plongeurs et habiles à la pêche, en font-ils un grand commerce. On tire de la mer différentes espèces d’herbes, dont on fait des nattes. La nacre de perles, les coquillages, l’écaille de tortue, sont fort recherchés ; et comme on en fait un grand débit à la Chine et au Japon, ils forment une branche de commerce assez considérable. Les pierres à aiguiser et le corail sont aussi très-estimés.

Le chanvre et le coton servent à faire une prodigieuse quantité de toiles ; les bananiers, à faire du fil et des vêtemens. On nourrit beaucoup de vers à soie, mais les étoffes ne valent pas celles de la Chine et du Japon. Les cocons sont employés à faire du papier encore plus épais que celui de Corée : on s’en sert pour écrire ; on peut même le teindre pour en faire des habits. Il y en a une autre sorte faite de bambou et d’une des écorces du mûrier à papier.

Il y a beaucoup de bois propres à la teinture. On estime surtout un arbre dont les feuilles ressemblent, dit-on, à celles du citronnier. Le fruit n’en est pas bon à manger ; mais l’huile qu’on en tire en abondance a de la réputation, de même que le vin de riz, qu’on nomme cha-zi. Plusieurs graines et plantes fournissent encore de l’huile. Les plantes médicinales ne sont point rares, et les melons, les ananas, les bananes, les courges, les haricots, les fèves, les pois, y sont très-communs. Les oranges, les citrons, les limons, les long-yuen, les li-tchis, les raisins, tous ces fruits y sont fort délicats. On y trouve en abondance le thé, la cire, le gingembre, le sel, le poivre, l’encens. Le sucre est noir, et les confitures n’en sont pas moins bonnes. Il y a du vernis ; on sait l’employer.

Cette île a le bonheur de n’être infestée par aucune bête féroce ; on n’y rencontre ni loups, ni tigres, ni ours ; l’on n’y voit non plus ni lièvres, ni daims ; mais elle a des animaux plus utiles, de bons chevaux, des moutons, des bœufs, des cerfs, des poules, des oies, des canards, des pigeons, des tourterelles, des paons des chiens et des chats. On ne manque ni de lauriers, ni de pins, ni de camphriers, ni de cèdres, non plus que de toutes sortes de bois propres pour la construction des barques, des navires, des maisons et des palais. Il y a peu de pruniers, de poiriers et de pommiers.

Parmi les cinq îles au nord-ouest de Tcheou-li, on remarque Lun-hoan-chan, qui en est éloignée de trois cent cinquante lis, ou de trente-cinq lieues. Ce nom de Lun-hoan-chan signifie île de soufre. Il ne faut pas la confondre avec une île de soufre marquée dans plusieurs cartes, près de la côte sud-est de l’île de Ximo dans le Japon. On y voit de petites éminences que l’on appelle des monceaux de cendres. Le roi de Lieou-kieou en tire une grande quantité de soufre. Cette île n’est habitée que par une quarantaine de familles. Il n’y croît ni arbres, ni riz, ni légumes ; mais il y a beaucoup d’oiseaux et de poissons. Le bois et toutes les provisions viennent de la Grande-Île pour ceux qui travaillent à extraire le soufre, et pour les deux ou trois mandarins qui y sont chargés du gouvernement.

Les autres îles du nord-ouest, celles de l’ouest, de l’est, du sud et du sud-ouest, produisent les mêmes choses que la Grande-Île. Les îles de Pa-tchong-chan et de Tay-ping-chan, parmi celles du sud, sont pour le moins aussi peuplées et encore plus fertiles. Il en est à peu près de même des îles du nord-est, à la réserve de Ki-kiai. Si les fruits n’y sont pas aussi bons que dans la Grande-Île, le vin y est meilleur. Il y a beaucoup plus de camphriers, beaucoup plus de blé, moins de riz, plus de chevaux, de moutons, de bœufs, de cerfs. Les arbres qui sont nommés kien-mou par les Chinois, et i-se-ki par les insulaires, sont une espèce de cédre dont le bois passe pour incorruptible. Cet arbre est fort commun dans les îles de Ki-kiai et de Ta-tao. Le bois en est très-cher à la Grande-Île. Le palais du roi, celui des grands et des princes, les principaux temples ont des colonnes faites de ce bois. C’est un commerce avantageux pour les deux îles d’où on le fait venir. Les habitans de Ki-kiai passent pour grossiers : on les regarde comme à demi-sauvages ; mais ceux de Ta-tao et des autres îles du nord-est ne le cèdent en rien à ceux de la Grande-Île. Après celle-ci, Ta-tao est la plus considérable et la plus riche de toutes les îles du royaume. Les caractères chinois y étaient connus plusieurs siècles avant qu’ils le fussent à Lieou-kieou ; et quand elle fut assujettie, on y trouva des livres chinois, livres de sciences, livres classiques qui y étaient depuis plus de quatre cents ans.

Les insulaires de Lieou-kieou sont en général affables pour les étrangers, adroits, laborieux, sobres, et propres dans leurs maisons. La noblesse aime à monter à cheval, est ennemie de la servitude, du mensonge et de la fourberie.

À l’exception des grandes familles de bonzes et des Chinois établis à Lieou-kieou, peu d’habitans de la Grande-Île et de trente-six qui en dépendent, savent lire et écrire. Si des paysans des artisans, des marchands, des soldats, sont parvenus à ce degré, de connaissances, on les oblige à se raser la tête comme les bonzes. Les médecins, les jeunes gens qui sont dans le palais pour servir à boire, pour balayer, pour ouvrir les portes, etc., ont aussi la tête rasée. Tous les autres ont au sommet de la tête un toupet, autour duquel est un cercle de cheveux très-courts.

Ces peuples aiment les jeux et les passe-temps. Ils célèbrent avec beaucoup d’ordre et avec beaucoup de pompe les fêtes pour le culte des idoles, pour la fin et le commencement de l’année. Il règne dans les familles une grande union, que de fréquens repas, auxquels on s’invite mutuellement, contribuent beaucoup à entretenir. Bien différens des Japonais, des Tartares et des Chinois, ces insulaires sont fort éloignés du suicide. Il n’y a que les îles, du nord-est qui, étant voisines du Japon se ressentent de cette proximité pour les manières et pour les mœurs.

Ces insulaires s’attribuent une antiquité chimérique, et s’en montrent extrêmement jaloux, ils prétendent qu’une suite de princes, qui formèrent vingt-cinq dynasties, régnèrent sur eux pendant dix-sept mille huit cent deux ans. Mais, sans nous arrêter à des fables peu intéressantes, passons à l’époque de la découverte de cet archipel, et à la manière dont il est passé sous la domination des empereurs de la Chine.

Avant l’année qui correspond à l’an 605 de l’ère chrétienne, l’histoire chinoise ne fait nulle mention de Lieou-kieou. Cette île, celles de Pong-hou, de Formose et autres voisines, étaient comprises sous le nom général de barbares orientaux.

Ce fut donc en l’an 605 que l’empereur Yang-ti, ayant ouï dire qu’il y avait à l’est de ses états des îles dont le nom était Lieou-kieou, voulut en connaître la situation. Ce prince y envoya des Chinois ; mais cette tentative fut inutile. Faute d’interprètes, ils ne purent acquérir les connaissances qu’ils étaient allés chercher. Ils amenèrent seulement avec eux quelques insulaires à Sigan-fou, capitale de la province de Chen-si, et séjour de la cour sous la dynastie des Soui.

Par bonheur, un envoyé du roi du Japon se trouvait alors à la cour. Cet ambassadeur et les gens de sa suite reconnurent tout de suite que ces hommes, nouvellement arrivés, étaient des insulaires de Lieou-kieou. Ils parlèrent de ce pays comme d’une contrée pauvre et misérable dont les habitans étaient des barbares. L’empereur de la Chine apprit ensuite que la principale île était à l’est de Fou-tcheou-fou, capitale du Fo-kien, et qu’il ne fallait que cinq jours de navigation pour y aller en partant de cette ville.

D’après ces renseignemens, Yang-ti envoya des gens instruits et des interprètes à Lieou-kieou pour déclarer au prince qu’il devait reconnaître pour son souverain l’empereur de la Chine, et lui faire hommage. Cette proposition fut, on peut le deviner sans peine, très-mal reçue du roi de Lieou-kieou. Ce prince renvoya les Chinois, en leur disant qu’il ne connaissait aucun prince au-dessus de lui. Cette réponse, que l’on peut appeler fière, et qui n’était que raisonnable, fut très-mal reçue de l’empereur Yang-ti. Outré de dépit en apprenant la manière méprisante dont on avait accueilli ses propositions, il équipa une flotte sur laquelle plus de dix mille hommes de bonnes troupes s’embarquèrent. Cette armée arriva heureusement à Lieou-kieou, et, malgré les efforts des insulaires, effectua une descente. Le roi, qui s’était mis à la tête de ses soldats, fut tué en défendant courageusement son indépendance. Les Chinois pillèrent, saccagèrent et brûlèrent la ville royale, firent plus de cinq mille esclaves, et, après ce sanglant exploit, reprirent la route de la Chine.

L’histoire chinoise, de la dynastie des Soui, dit que les peuples de Lieou-kieou n’avaient point alors de lettres et de caractères ; qu’ils n’avaient ni petits bâtons, ni fourchettes pour manger ; que les princes, les grands, les peuples, le roi même, vivaient fort simplement ; qu’on y reconnaissait des lois fixées pour les mariages et pour les enterremens ; qu’on y avait du respect pour les ancêtres défunts ; qu’on gardait exactement le deuil. Dans les grandes cérémonies consacrées aux esprits, on immolait une personne à leur honneur (coutume qui fut ensuite abolie). On battait ceux qui étaient coupables de quelque faute, et si le crime méritait la mort, le coupable était assommé à coups de massue.

Après l’invasion dont nous venons de parler, les empereurs de la Chine ne songèrent plus à se rendre tributaire le royaume de Lieou-kieou jusqu’en 1291, que Chi-tsou, de la dynastie des Yven, voulut faire revivre les prétentions d’Yang-ti sur Lieou-kieou , et donna ordre d’équiper une flotte pour aller subjuguer cette île. Mais cette expédition, après avoir relâché à la côte occidentale de Formose, revint, sous divers prétextes, dans les ports de Fo-kien. Cependant, les marchands chinois ne laissaient pas d’aller commercer à Lieou-kieou.

Enfin, en 1372, Hong-hou, fondateur de la dynastie des Ming, envoya un grand de sa cour à Tsay-tou, roi de Lieou-kieou, pour lui faire part de son avénement à l’empire. Cet ambassadeur s’acquitta de sa commission avec tant de dextérité, et sut si bien s’insinuer dans l’esprit du roi, qu’il lui persuada de mettre son royaume sous la protection de la Chine. En effet, ce prince en demanda l’investiture à Hong-hou.

L’empereur, charmé du succès de cette démarche, reçut avec distinction les envoyés de Tsay-tou. Il leur fit de grands présens, et les chargea d’en remettre de magnifiques au roi leur maître et à la reine. Il déclara Tsay-tou, roi de Tchong-chan, tributaire de la Chine, et après avoir reçu son tribut, qui consistait en beaux chevaux, en bois de senteur, en soufre, en cuivre, en étain, etc., il donna de son côté à Tsay-tou un cachet d’or, et confirma le choix qu’il avait fait d’un ses fils pour héritier de sa couronne.

L’île de Lieou-kieou était alors divisée en trois royaumes, dont les souverains se déchiraient par des guerres sanglantes. Jaloux de la protection que Tsay-tou avait obtenue, ses deux rivaux envoyèrent aussi des ambassadeurs à Hong-hou solliciter la même faveur. L’empereur en usa avec eux comme avec Tsay-tou ; ils furent reconnus rois tributaires, et reçurent de même un cachet d’or. Hong-hou exhorta tous ces princes à éviter désormais les guerres funestes qui ravageaient leurs états et ruinaient leurs peuples, puis il fit passer à Lieou-kieou trente-six familles chinoises. Tsay-tou leur concéda un grand terrain près de Na-pa-kiang. Ce sont ces familles qui commencèrent à introduire à Lieou-kieou l’usage des caractères chinois, la langue savante des Chinois, et leurs cérémonies à l’honneur de Confucius. Les fils de plusieurs grands de la cour de Tsay-tou et des autres rois furent envoyés à Nankin pour étudier le chinois dans le collége impérial, et l’empereur Hong-hou pourvut aux frais de leur instruction.

L’île de Lieou-kieou avait alors peu de fer et de porcelaine : Hong-hou y pourvut abondamment. Il fit faire pour les rois de Lieou-kieou beaucoup d’instrumens de fer et une grande quantité de vases de porcelaine ; et le commerce entre Lieou-kieou et la Chine fut solidement établi au profit des deux nations. Tsay-tou, en même temps qu’il se mettait dans la dépendance de l’empereur de la Chine, eut la satisfaction de voir sa puissance s’accroître. Les îles du sud et du sud-ouest, qui n’avaient pas reconnu ses prédécesseurs pour souverains, se soumirent à son autorité. Elles n’eurent pas lieu de se repentir de cette démarche ; car il les traita avec bonté et ménagement, et lui-même n’eut pas à regretter ce qu’il avait fait pour l’empereur Hong-hou.

Depuis ce temps la concorde a toujours subsisté entre la Chine et Lieou-kieou. Chan-tching, qui régnait dans cette île au commencement du seizième siècle, sut mettre à profit la situation de ses états ; ils devinrent l’entrepôt du commerce entre la Chine et le Japon. Comme il était fort considérable, les insulaires en tiraient un grand avantagé ; ils avaient eux-mêmes une navigation florissante, et expédiaient beaucoup de navires au Japon, à la Chine, et jusqu’à Malacca.

La révolution qui rendit les Tartares maîtres de la Chine ne troubla en rien l’harmonie entre cet empire et Lieou-kieou. Le roi de cette île envoya des ambassadeurs à l’empereur Chun-tchi, et en reçut un sceau en caractères tartares. Il fut réglé qu’à l’avenir le roi de Lieou-kieou n’enverrait payer le tribut que de deux ans en deux ans, et que le nombre des personnes qui seraient à la suite de ses ambassadeurs n’excéderait pas cent cinquante personnes.

Khang-hi, après avoir reçu le tribut du roi de Lieou-kieou, tourna ses vues sur cet archipel avec une attention plus suivie que n’avaient fait ses prédécesseurs. Il fit bâtir dans la capitale un temple à l’honneur de Confucius, et fonda un collége pour l’enseignement de la langue chinoise ; il y établit aussi des examens pour les degrés des lettrés qui composeraient en chinois, et prit soin de faire élever à Pékin, à ses dépens, un grand nombre de jeunes gens de Lieou-kieou, afin de les instruire des usages de la Chine. Enfin il régla que désormais le roi de Lieou-kieou n’enverrait pas en tribut des bois de senteur, des clous de girofle et autres choses qui ne sont pas du cru du pays.

Dès que le roi de Lieou-kieou a rendu le dernier soupir, le prince héréditaire le fait savoir à l’empereur de la Chine. Ce monarque nomme alors un ambassadeur pour donner l’investiture au nouveau roi, ou bien il confère un plein pouvoir à l’ambassadeur de Lieou-kieou de faire cette cérémonie à son retour.

L’ambassadeur, à son arrivée à Lieou-kieou, est reçu avec les plus grands honneurs. À un jour fixé, il va au temple de la déesse Tien-fey lui rendre des actions de grâces de ce qu’elle l’a protégé dans son voyage par mer. De là il se rend au collége impérial, et fait les cérémonies chinoises à l’honneur de Confucius. Ensuite, à un autre jour déterminé, il va en grand cortége à la salle royale où sont les tablettes des rois morts. Le roi assiste à cette cérémonie, mais seulement comme prince. L’ambassadeur fait au nom de l’empereur la cérémonie chinoise pour honorer le feu roi prédécesseur du prince régnant, et ses ancêtres. Le roi fait alors les neuf prosternations chinoises pour remercier l’empereur et s’informer de l’état de sa santé. Il salue ensuite l’ambassadeur, et mange avec lui sans cérémonie.

Quand tout est réglé pour l’installation, l’ambassadeur, avec toute sa suite, va au palais. Les cours sont remplies de seigneurs et de mandarins richement habillés. L’ambassadeur est reçu par les princes, et conduit, au son des instrumens, à la salle royale, où l’on a élevé une estrade pour le roi, et une autre pour la reine. Il y a une place distinguée pour l’ambassadeur. Le roi, la reine, l’ambassadeur, les princes, les ministres et les grands se tiennent debout. L’ambassadeur fait lire à haute voix le diplôme impérial par lequel l’empereur, après l’éloge du roi défunt, déclare et reconnaît pour roi et reine de Lieou-kieou le prince héréditaire et la princesse son épouse : cette déclaration est suivie des exhortations de l’empereur au nouveau roi pour gouverner selon les lois, et aux peuples des trente-six îles pour être fidèles à leur nouveau souverain. Après la lecture de cette patente, elle est remise au roi, qui la donne à son ministre pour être gardée dans les archives de la cour. Ensuite le roi, la reine, les princes, etc., font les neuf prosternations chinoises pour saluer l’empereur et le remercier.

L’ambassadeur fait d’abord étaler les présens magnifiques de l’empereur pour le roi et la reine. On fait lecture de la liste de ces présens, et le roi, ainsi que toute sa cour, recommencent les neuf prosternations pour remercier l’empereur. Tandis que l’ambassadeur se repose un peu dans un appartement où il est conduit, le roi et la reine, assis sur leur trône, reçoivent les hommages des princes, des ministres, des grands, des mandarins et des députés des trente-six îles. La reine se retire, et le roi fait traiter splendidement l’ambassadeur.

Quelques jours après, assis sur sa chaise royale portée par un grand nombre d’hommes, et suivi des princes, des ministres et d’un brillant cortége, le roi va à l’hôtel de l’ambassadeur : le chemin est extraordinairement orné. Autour de la chaise du roi, sept jeunes filles marchent à pied portant des étendards et des parasols. Tous les grands personnages sont à cheval, et cherchent à se distinguer dans cette occasion par de superbes habits et par une nombreuse suite.

L’ambassadeur, à la porte de son hôtel, reçoit le roi avec respect, et le conduit à la grande salle, où le prince se met à genoux pour saluer l’empereur. Ensuite il fait l’honneur à l’ambassadeur de lui offrir lui-même du vin et du thé. L’ambassadeur le refuse, présente la tasse au roi, prend une autre tasse, et ne boit qu’après que ce prince a bu. Cette cérémonie achevée, le roi, avec son cortége, revient à son palais.

Quelques jours après, il nomme un ambassadeur pour aller à la cour de l’empereur remercier ce monarque : il lui envoie des présens, dont la liste est communiquée à l’ambassadeur chinois. Le jour du départ fixé, l’ambassadeur chinois prend congé du roi, qui va ensuite à l’hôtel de cet envoyé lui souhaiter un heureux voyage, se met à genoux, et fait les prosternations chinoises pour saluer l’empereur.

Durant le séjour de l’ambassadeur, le roi le fait traiter souvent, soit dans son palais, soit dans ses maisons de plaisance, soit sur les lacs et les canaux. Ces grands repas sont accompagnés de musique, de danse et de comédie, et l’on ne manque pas d’y insérer des vers à la louange de la famille impériale, de la famille royale de Lieou-kieou, et de la personne de l’ambassadeur. La reine, les princesses et les dames assistent à tous ces spectacles, mais sans être vues. Les Chinois aiment beaucoup ces fêtes, parce qu’ils regardent les insulaires comme-très-habiles et doués d’un esprit inventif dans ces sortes de divertissemens.

Lorsque l’ambassadeur visite le collége impérial, il voit par lui-même les progrès des étudians de l’île dans la langue chinoise. Il récompense le maître et les disciples : et lorsqu’il est habile lettré, il laisse des sentences et des inscriptions chinoises écrites de sa main, pour le palais du roi, pour les temples et les édifices publics.

Au reste, l’ambassadeur doit porter son attention sur tout, car il est tenu de faire un journal exact de son voyage, pour l’offrir à l’empereur. Il faut, d’un autre côté, qu’il soit instruit et en état de répondre aux questions du roi, des princes, et des grands qui se piquent de connaître les caractères chinois, et comme il y a d’habiles bonzes, dont la plupart ont étudié au Japon ou à Lieou-kieou même la littérature chinoise, et que l’ambassadeur a occasion de leur parler, il importe qu’il le fasse avec avantage pour se concilier leur estime.