Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre VI/Chapitre III

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CHAPITRE III.

kamtchatka.

Climat. Minéraux. Animaux.

Ce serait à tort que l’on séparerait la description du Kamtchatka de celle de la Sibérie, puisque ces pays sont contigus, et que le premier forme un des cercles du gouvernement d’Irkoutsk, le troisième de ceux qui composent la partie de l’empire de Russie située dans le nord de l’Asie.

Le Kamtchatka, situé à l’extrémité la plus orientale de notre hémisphère, est une grande péninsule qui, bornant l’Asie au nord-est, se prolonge du 51e au 62e degré de latitude boréale, sur une largeur inégale de cinq degrés au plus. Cette péninsule a pour limites à sa droite, ou à l’est, la mer d’Okhotsk, et un long golfe qu’on appelle la mer de Pengina ; est sur sa gauche, ou à l’est, l’Océan oriental, qui sépare l’Asie de l’Amérique. Vers le 60e degré, deux rivières, le Poustaya, qui se jette dans le golfe de Pengina, et l’Anapkoi, qui débouche dans la mer orientale, marquent le point où la péninsule éprouve un rétrécissement fort considérable, et une sorte d’isthme où quelques auteurs la font commencer. De la cime des montagnes qui s’élèvent au milieu de cet isthme, l’on découvre les deux mers dans un temps serein. Depuis cet isthme, la figure de la péninsule est un peu elliptique ; elle se renfle dans le milieu et se rétrécit vers ses deux extrémités, notamment vers la méridionale. De même que la plupart des presqu’îles, elle est coupée, vers toute sa longueur, par une chaîne de montagnes qui court du sud au nord, et qui jette des rameaux à droite et à gauche. Un grand nombre de petites rivières coulent entre ces rameaux, mais la plupart ne sont ni grandes, ni navigables. Les plus considérables sont le Kamtchatka, l’Avatcha, le Bolchaia-Rieka.

La côte occidentale du Kamtchatka, dentelée par beaucoup de caps obtus et d’anses où se trouvent des embouchures de rivières, forme une courbe irrégulière. Cette côte s’étend depuis l’embouchure de la Pengina, qui donne son nom au bras de mer où ce fleuve se jette, jusqu’au cap Lopatka, qui termine la presqu’île au midi. Des trente-quatre rivières qui se jettent dans la mer le long de cette côte, trente se trouvent dans la partie méridionale qui forme les deux tiers de sa longueur, tandis qu’il n’y en a que quatre dans le reste, qui s’avance au nord. La raison de cette différence remarquable vient sans doute de ce que les montagnes sont moins hautes en se rapprochant du continent, et s’élèvent, au contraire, à mesure que la péninsule s’allonge entre les deux mers. C’est par l’embouchure du Bolchaia-Rieka, ou grande rivière, que les vaisseaux russes, partis d’Okhotsk, abordaient autrefois au Kamtchatka. Les grandes marées s’y élèvent à la hauteur de quatre archines de Russie. Elle est navigable dans le printemps, mais difficile à remonter, par la rapidité de son cours et la quantité de ses îles.

Depuis l’embouchure du Bolchaia-Rieka, au 53e degré, jusqu’à celle du Poustaya, au 60e, la côte est basse, est marécageuse, sans danger pour les vaisseaux que le hasard y jette ; mais ils ne peuvent en approcher. Dans ce dernier endroit, elle commence à s’élever, et devient plus escarpée et plus dangereuse à cause des rochers, qui la bordent et que la mer recouvre.

La côte orientale est moins longue que l’occidentale, et offre plus d’irrégularité dans sa courbure. La mer qui la ronge y fait de grandes baies, des caps, des îles, des presqu’îles et des lagunes. Parmi les caps, il y en a quatre principaux, séparés par des distances à peu près égales, et dont trois finissent presqu’au même degré de longitude, comme si l’Océan battait uniformément sur cette côte. À peu près vers le milieu de la longueur de cette côte, se trouve l’embouchure du fleuve qui donne son nom à toute la péninsule. Au sud de cette bouche s’élèvent d’énormes rochers qui servent de base à un volcan.

À l’embouchure de l’Avatscha se trouve la baie de Saint-Pierre et Saint-Paul, qui est très-vaste, et ceinte de hautes montagnes : l’entrée en est droite, mais assez profonde pour recevoir les plus gros vaisseaux. Au nord de l’Avatscha, une montagne vomit toujours de la fumée et quelquefois des flammes. Depuis cette baie, l’abord de la côte est dangereux, par la quantité de rochers dont la mer est parsemée : heureusement leur tête déborde au-dessus de l’eau. La baie de Noutrenoi est bordée de montagnes escarpées qui mettent à couvert des vents. En continuant à voyager au nord, l’on rencontre le Kamtchatka, le plus beau fleuve de tout le pays, puisque les petits vaisseaux le remontent jusqu’à deux cents verstes au-dessus de son embouchure. Depuis les bords du Kamtchatka jusqu’à la mer d’Oloutora, qui tire son nom de la rivière du même nom, à l’embouchure de laquelle se termine au nord la côte orientale, on trouve douze rivières.

En général, la plupart des rivières du Kamchatka, qui coulent entre les montagnes, sont bordées des deux côtés de rochers escarpés. Mais quelque hauteur qu’aient les deux rivières, l’une a toujours plus de pente. Steller et Kracheninnikov ont observé dans les vallées qui s’étendent entre les montagnes cette correspondance des angles rentrans aux angles saillans que Bouguer a remarquée dans les Alpes. Quelles que soient les conséquences qu’on peut tirer de cette observation, il est évident que les eaux seules qui viennent de la fonte des neiges et des glaces peuvent déformer les montagnes, et creuser ces vallons étroits et tortueux qui serpentent au pied de ces hautes cimes. Les voyageurs qui traversent les grandes chaînes sont obligés de suivre partout le chemin des torrens. Tantôt il faut escalader jusqu’à leur source, et tantôt descendre au fond des abîmes, au travers desquels ils se fraient une route dans la plaine. Sans la coopération de la mer, il semble d’abord qu’il suffirait, pour la formation des montagnes, qu’un terrain eût été considérablement élevé dans l’origine, parce qu’avec le cours des siècles, les eaux de pluie et de neige ont pu sillonner, percer, creuser le terrain qu’elles imbibaient, et le tailler en pyramides, en aiguilles, en masses énormes, en mille formes irrégulières dont se compose l’aspect surprenant que présentent aujourd’hui les grandes montagnes. Mais les grandes plaines dont elles sont environnées, prouvent toujours une révolution prodigieuse, qui n’a pu se faire que par une pente considérable, que la mer a dû former et agrandir en se retirant des lieux où sont les montagnes, dans le lit qu’elle occupe. Le Kamtchatka est un nouveau monument de cette théorie. La côte orientale où l’action des eaux de la mer est plus sensible et plus directe présente un front plus escarpé, plus menaçant que la côte occidentale. Que si l’on pénètre dans l’intérieur du pays, on y ressent toujours le voisinage et les traces de l’Océan qui l’a sans doute englouti, revomi, formé, détruit ou défiguré, tel qu’il est aujourd’hui.

La pointe la plus méridionale du Kamtchatka, qui sépare les deux mers dont cette presqu’île est environnée, s’appelle le cap Lopatka, parce qu’il ressemble à une omoplate, ou, selon d’autres, à une pelle. Il ne s’élève que de dix brasses ou cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer : il est par conséquent sujet à des inondations qui rendent le pays inhabitable à vingt verstes du rivage. Il n’est fréquenté que par les gens qui vont à la chasse des renards, jusqu’à trois verstes du cap Lopatka. Il n’y croît que de la mousse ; dans cet espace on voit des lacs et des étangs, mais il n’y a ni ruisseaux ni rivières. Le terrain y est composé de deux couches ; l’inférieure est solide, la supérieure est une tourbe spongieuse, sa surface est couverte de monticules, et ne produit rien.

Les volcans sont aussi fréquens dans les zones tempérées et glaciales qu’entre les deux tropiques. Le Kamtchatka en compte trois. Le premier est celui d’Avatcha, au nord de la baie de ce nom. C’est un groupe de montagnes à peu près isolé ; sa base couverte de bois s’étend jusqu’à la baie ; le milieu forme une sorte d’amphithéâtre ; le sommet est absolument aride. Ces montagnes jettent de la fumée, mais rarement du feu. Cependant une éruption eut lieu dans l’été de 1737 ; elle ne dura qu’un jour, et ne vomit que des cendres épaisses. Mais ce fut l’avant-coureur d’un tremblement de terre, qui, le 6 octobre suivant, renversa en un quart d’heure toutes les huttes et les tentes des Kamtchadales. Cette secousse fut accompagnée d’un mouvement de la mer très-singulier ; car elle monta d’abord à la hauteur de vingt pieds, recula au delà du point d’où elle était venue, remonta une seconde fois plus haut que la première, et se retira si loin, qu’on la perdit de vue. Au bout d’un quart d’heure le tremblement de terre recommença, la mer s’éleva à deux cents pieds, inonda la côte, et se retira. Les habitant y perdirent leurs biens, et plusieurs la vie. Des champs y furent changés en lacs d’eau salée.

Le second volcan sort d’une ou deux montagnes, situées entre la rivière de Kamtchatka et celle de Tolbatchick. Ces montagnes n’avaient jamais exhalé que de la fumée, lorsqu’en 1739 elles vomirent un tourbillon de flammes qui dévora les forêts. De ce tourbillon sortit un nuage épais qui couvrit la neige de cendres dans l’espace de cinquante verstes. Il fallut attendre qu’il retombât de la neige sur cette cendre pour pouvoir marcher dans la campagne.

Le troisième volcan est la montagne la plus haute du Kamtchatka, sur les bords du fleuve de ce nom ; elle est environnée d’un amphithéâtre de montagnes jusqu’aux deux tiers de sa hauteur. Son sommet escarpé et fendu en longues crevasses de tous les côtés est terminé par un cratère ; il est si élevé, qu’on le découvre à trois cents verstes. Aux approches d’un orage, cette montagne se couvre de nuages jusqu’au quart de sa hauteur. Elle vomit une fumée épaisse, et quelquefois des cendres à la distance de trois cents verstes. Elle a brûlé depuis 1727 jusqu’en 1731. Mais sa plus grande éruption fut en 1737, le 25 septembre, et dura l’espace d’une semaine entière. Les yeux ou l’imagination des peuples sauvages d’alentour virent sortir de ce rocher embrasé comme des fleuves de feu ; c’étaient des flammes ondoyantes. On entendit ou crut entendre un tonnerre dans les flancs de la montagne ; un sifflement, un mugissement des vents qui soufflaient, qui allumaient cette forge infernale. Il en sortit un tourbillon de charbons embrasés et de cendres fumantes, que le vent poussa dans la mer, sans que la campagne s’en ressentît. Ce phénomène prodigieux fut suivi d’un tremblement de terre, dont les secousses durèrent par intervalles depuis le mois d’octobre suivant jusqu’au printemps de l’année 1738, et causèrent d’assez grands ravages.

Steller observe au sujet de ces volcans que les montagnes qui vomissent ces feux sont presque toujours isolées ; qu’elles ont à peu près la même apparence extérieure, et doivent contenir en dedans les mêmes matières ; qu’on trouve toujours des lacs sur le sommet, et des eaux chaudes au pied des montagnes où les volcans se sont éteints ; ce qui est une preuve de la correspondance que la nature a mise entre la mer, les montagnes, les volcans et les eaux chaudes, comme si celles-ci venaient originairement de ces sources de feu.

On trouve des eaux chaudes dès la pointe méridionale du Kamtchatka, et l’on en rencontre constamment au pied des montagnes en avançant vers le nord.

Parmi celles que l’on trouve près de la rive méridionale du Baanio, il en est une dont l’eau jaillit avec grand bruit à la hauteur d’environ cinq pieds dans un endroit rempli de fentes et de crevasses.

Près du Chemeth, on voit couler vers la mer orientale une source d’eau chaude qui, sur trois verstes de longueur, s’élargit jusqu’à trois sagènes à son embouchure. Elle coule entre des rochers ; son lit a quelquefois quatre pieds de profondeur. Grâces à la chaleur de ses eaux, ses bords se couvrent de verdure et de plantes qui fleurissent dès le mois de mars, quand la nature est encore morte aux environs. Plus loin, on rencontre une plaine aride couverte de cailloux grisâtres. Il en sort une vapeur fumante, avec un bruit semblable à celui de l’eau qui bout. Cependant on n’y trouve, sous une couche de terre molle, qu’un lit de pierre si dure, qu’on ne peut la creuser. Les coteaux des environs exhalent de la fumée.

À leur pied se trouvent deux puits, dont l’un a cinq sagènes de diamètre sur dix pieds de profondeur, et l’autre, trois sagènes de diamètre sur une de profondeur. Ces deux puits ou gouffres ne sont séparés que par un espace de trois sagènes d’un terrain marécageux et mouvant. L’eau qui bout dans ces sources fait tant de bruit, qu’on ne peut s’entendre en parlant très-haut ; elle s’y couvre d’une vapeur si épaisse, qu’elle dérobe la vue d’un homme à la distance de sept sagènes. Cependant, pour entendre le bouillonnement de l’eau, il faut se coucher par terre : mais il reste à savoir si, lorsqu’on est dans cette attitude, avec une oreille appliquée contre terre, il est aisé d’entendre un autre bruit que celui dont cette oreille est frappée, ou si l’on peut entendre à la fois deux bruits très-différens.

L’eau de toutes ces sources est remarquable par une matière noire qui tache les doigts comme l’encre de la Chine, et qui surnage à sa surface. Un fait encore plus digne d’observation, c’est que ces sources d’eau bouillante sont comprises entre l’embouchure du Kamtchatka sur la côte orientale, et celle de l’Ozernaya sur la côte occidentale. Dans cet espace se trouvent les lacs et les volcans les plus considérables de toute la presqu’île ; les montagnes ont le plus subi d’altérations, dans leurs formes, par les eaux, les feux et les tremblemens de terre ; enfin la mer y exerce le plus de ravages. Tout le reste du pays est rempli de pyrites, de soufre, de pierres alumineuses et ferrugineuses. Cependant on n’y trouve point de fer ni d’eaux chaudes. Kracheninnikov pense que, dans les endroits où ces matières inflammables produisent des éruptions et des tremblemens de terre, ces accidens doivent provenir d’une fermentation causée par l’eau de la mer qui s’ouvre un passage dans les cavités dont tout le sol du Kamtchatka se trouve creusé ; car on observe que les tremblemens de terre y sont plus fréquens aux équinoxes, surtout du printemps, où les marées sont les plus fortes.

Malgré la communication de la mer avec ces cavernes intérieures du Kamtchatka, l’on n’y a point encore rencontré de fontaines salées. Du reste, les sources dont on vient de parler, et une infinité d’autres eaux courantes qui se jettent dans les rivières empêchent celles-ci de se geler entièrement par les plus grands froids, et de tarir dans l’été. Celles de ces sources qui, réunies, forment la petite rivière de Klioutchvka, ont le double avantage de fournir du poisson frais et d’être fort saines à boire, malgré leur fraîcheur. Dans tous les autres endroits, l’eau froide que les Kamtchadales boivent en mangeant leur poisson brûlant et plein d’huile, leur cause des dyssenteries.

Les bords du Kamtchatka sont couverts de racines et de baies qui semblent tenir lieu de nos grains nourriciers. La nature y produit des bois également propres à la construction des maisons et à celle des vaisseaux : les plantes qui veulent un terrain chaud y croissent beaucoup mieux, surtout à la source du Kamtchatka, où la péninsule est le plus large et le moins sujette aux brouillards. Entre sa source et son embouchure, on a semé de l’orge et de l’avoine avec succès.

Les légumes, tels que la laitue, le chou et les pois, qui ont besoin de chaleur, ne prospèrent pas au Kamtchatka ; mais ceux qui ne demandent que de l’humidité, comme les navets, les radis et les betteraves, viennent partout plus abondans, plus gros, de meilleure qualité le long de la rivière de Kamtchatka.

Au bord des rivières, dans les marais et les bois, l’herbe surpasse la hauteur de l’homme, et peut se faucher jusqu’à trois fois dans un été. C’est aux pluies du printemps et à l’humidité du terrain qu’il faut attribuer ce genre de fécondité qui conserve le foin fort avant dans l’automne, et lui donne du suc et de la sève, même en hiver. Aussi les bestiaux y sont-ils d’une grosseur prodigieuse, toujours gras, et donnent du lait dans toutes les saisons.

Cependant les bords de la mer sont en général trop pierreux, trop sablonneux, ou trop marécageux pour être propres aux pâturages ou à la culture ; mais sur la côte occidentale l’on trouve, en avançant dans le pays, des endroits bas qui paraissent formés des sables que la mer y a transportés. La terre n’y gèle qu’à un pied de profondeur. Au-dessous est une terre molle jusqu’à l'épaisseur d’une archine et demie ; plus bas, une couche de glace très-dure à briser ; puis une vase délayée et liquide, enfin le roc qui s’étend depuis les montagnes jusqu’à la mer. Cette terre est comme une éponge imbibée, qui n’a point assez de consistance pour faire croître même des bois.

Si les cantons voisins de la mer sont communément stériles, les endroits élevés, et les collines qui s’en éloignent, se couvrent de bois et de cette verdure qui semble inviter à la culture. Mais la neige qui précède la gelée aux premiers jours de l’automne s’oppose à la semence des grains, soit avant l’hiver, parce que, venant à fondre, elle détruit les semences ; soit au printemps, parce qu’elle séjourne jusqu’à la moitié de mai, temps suivi de près par les pluies qui durent jusqu’au mois d’août. Ce qu’on a semé ne laisse pas de croître assez vite au milieu des eaux ; mais comme l’été est fort court, et que le soleil, reste quelquefois quinze jours sans paraître, la moisson ne mûrit point, et la gelée vient la surprendre en fleur.

Les côtes ont peu de bois, et les bords des rivières n’ont que des saules et des roseaux, même à trente verstes de la mer. Cette disette de bois gêne beaucoup les habitans, qui dans l’été vont s’établir sur les bords de la mer pour la commodité de la pêche. On est obligé d’aller chercher du bois fort loin avec beaucoup de peine. La rapidité des rivières et les bancs de sable dont elles se remplissent font qu’au lieu de laisser flotter au gré des courans le bois que l’on a coupé, on est forcé d’en attacher de longs faisceaux aux deux côtés d’un petit canot de pêcheur. Pour peu que la charge ou le train fût considérable, il embarrasserait le canot, et le ferait chavirer et échouer contre les rochers et les bancs. La mer supplée à cet inconvénient par les arbres qu’elle apporte sur les côtes : mais ils sont rares ; et ce bois mouillé, vermoulu, répand plus de fumée que de chaleur. Le voisinage des montagnes offre plus de ressources, surtout dans les endroits où les rivières peu éloignées de la mer sont navigables.

Le meilleur bois est le bouleau. Il y en a de si gros, que le capitaine Spanberg en fit construire un bâtiment pour les voyages de long cours. Ce vaisseau vide enfonça d’abord aussi profondément dans l’eau que s’il eût été chargé. Mais la cargaison n’ajouta rien, ce semble, à son poids. Il n’en prit pas plus d’eau qu’auparavant, et n’en fut pas moins bon voilier. Ce fait est trop singulier, ou trop mal présenté pour ne pas embarrasser un lecteur peu versé dans la physique. On a vu des vaisseaux neufs tirer d’abord beaucoup d’eau au moment qu’ils y sont lancés, puis quelque temps après se moins enfoncer. Sans doute que le bois venant à se gonfler, l’eau ne peut plus y pénétrer, et qu’après qu’on a vidé celle qui, étant entrée dans le vaisseau, l’avait fait enfoncer, il s’élève beaucoup ; il se peut qu’alors la charge que sa capacité lui permet de recevoir ne lui fasse pas tirer plus d’eau qu’il n’en avait tiré d’abord. Mais ce phénomène d’hydrostatique a besoin d’être bien vérifié par l’expérience avant qu’on en cherche l’explication.

Quelque stériles que soient les côtes du Kamtchatka, celle de l’orient est pourtant moins dégarnie de bois, sans doute parce que les montagnes sont très-proches de la mer. Mais les plaines même en fournissent de fort beaux, surtout au-dessus de l’Ioupanova, vers le 53e. degré 30 minutes de latitude. On y trouve des forêts de mélèses, qui s’étendent le long des montagnes d’où sort le Kamtchatka. Les bords de ce fleuve en sont aussi revêtus jusqu’à l’embouchure de l’Elovka, qui est de même couronné de ces arbres jusqu’à sa source dans les montagnes.

La variation de la température dépend non-seulement de la distance de l’équateur, mais de la mer d’où viennent les vents, et de la terre qui leur donne plus ou moins d’accès ou de prise. D’un côté, les montagnes occasionent du froid ; et de l’autre, elles en garantissent. Ici, la mer entretient la chaleur par des brouillards épais, tandis qu’ailleurs elle la tempère par des vents périodiques. Tantôt un sol aquatique et marécageux engendre tour à tour les glaces et les vapeurs brûlantes ; tantôt un sol pierreux et sec expose à toutes les rigueurs des hivers et à l’ardeur des étés. Quoique l’éloignement du pôle ou de la ligne décide constamment de la nature des saisons dans chaque climat, le sol n’a pas moins d’influence que le ciel sur l’air que respirent les habitans des différentes zones. C’est dans l’atmosphère qu’ils vivent, et celle-ci se compose des exhalaisons de la terre. La direction des vents condense ou raréfie ces vapeurs, assemble ou disperse les nuages, les résout en neige ou en pluie, fond ou glace les neiges. De là cette inégalité qui fait qu’un pays plus septentrional est moins froid qu’un autre plus méridional. Ainsi le Kamtchatka n’a pas un hiver aussi rude que l’annonce sa position géographique ; mais, s’il est modéré, il est long et constant. Le mercure du thermomètre de Delisle s’y tient pour l’ordinaire entre le 160e. et le 180e. degré ; si ce n’est en janvier, mois le plus froid de l’année, qu’il descend de 175 à 200 degrés. Le printemps est court ; mais, quoique pluvieux, il est mêlé de beaux jours. L’été n’est pas plus long, mais plus inconstant et plus froid à proportion. Le voisinage de la mer et la fonte des neiges y couvrent tous les jours le ciel d’un voile de vapeurs que le soleil ne dissipe guère qu’à midi. L’on peut très-rarement s’y passer de fourrures. Cependant, loin de la mer, le temps est constamment serein depuis le mois d’avril jusqu’à la mi-juillet. Ainsi, dans les terres, on voit le thermomètre varier du 146e. au 130e. degré ; mais, au mois de juillet, il monte quelquefois jusqu’au 118e. degré. On éprouve peu d’orages en été.

La plus belle saison est l’automne : on a de beaux jours durant le mois de septembre ; mais, vers la fin, ils sont troublés par les vents et les tempêtes, qui préludent à l’hiver. Les rivières gèlent dès le commencement de novembre : ce mois et les deux suivans offrent rarement des jours sereins. C’est en septembre et octobre, en février et mars qu’on peut voyager avec le plus de sûreté.

Les vents influent beaucoup sur les saisons dans le Kamtchatka. Au printemps, le vent du sud-est ; en été, le vent d’ouest ; en automne, le vent du nord-est ; en hiver, le vent d’est, soufflent avec des variations le long de la mer occidentale. Le vent d’est est souvent impétueux, dure trois jours, renversant les hommes par terre, et poussant des phoques sur des glaçons flottans contre la pointe de Lopatka. Le vent du nord donne en toute saison le plus beau temps, celui du midi, de la pluie en été, de la neige en hiver. Comme ces vents viennent la plupart de la mer, il n’est pas étonnant qu’ils dominent sur une langue de terre située entre deux mers, et qu’un élément s’y ressente des influences de l’autre. Le climat est plus doux, la terre plus fertile au nord qu’au midi. Près de la grande rivière, le temps est agréable et serein, tandis qu’à la pointe méridionale, où tous les vents se rencontrent et se heurtent, les habitans n’osent sortir de leurs cabanes. En approchant de ce cap, plus on trouve de brouillards en été, plus on essuie d’ouragans en hiver ; en s’avançant au nord, moins on a de pluie en été, moins on souffre des vents en hiver. La même différence qu’on remarque entre le nord et le midi du Kamtchatka s’observe à peu près entre ses côtes d’orient et d’occident : tandis que sur les bords de la mer de Pengina l’air est sombre, épais et nébuleux ; sur les rives de l’orient, le ciel est pur et serein : c’est un monde différent sous la même latitude. La neige qui s’entasse à douze pieds de hauteur sur la pointe de Lopatka diminue d’épaisseur à mesure qu’on s’avance au nord : à peine en trouve-t-on un pied et demi sur les bords de la Tighil, vers le milieu de la presqu’île, prise dans sa longueur.

C'est pourtant cette neige qui rend, dit-on, le teint des habitans très-basané, et qui leur gâte la vue de très-bonne heure. Comme le froid et les vents la condensent, les rayons du soleil, réfléchis sur cette superficie éblouissante et dure, brûlent la peau et fatigue les yeux. Quoi qu’il en soit de ce premier effet de la neige, le second est très-certain : aussi les habitans portent-ils pour garde-vue des réseaux tissus de crin noir, ou des écorces de bouleau criblées de petits trous. Mais ces bandeaux n’empêchent pas que le mal d’yeux ne soit très-fréquent au Kamtchatka. Steller y trouva un remède qui dissipait en six heures de temps la rougeur et l’inflammation, et guérissait de la douleur du mal : c’était d’appliquer sur les yeux une espèce de cataplasme fait d’un blanc d’œuf battu jusqu’à l’écume, avec du camphre et du sucre.

La neige qui tombe dans la presqu’île, entre les 52e. et 55e. degrés, est si abondante, qu’à la fonte du printemps toute la campagne est inondée par le débordement des fleuves. Mais ce qui rend le séjour du pays encore plus incommode, ce sont les vents et les ouragans.

Comme il existe des mines dans presque toutes les grandes chaînes des montagnes, il est assez vraisemblable qu’il s’en trouve dans le Kamtchatka. Mais le peu de besoin que les Russes ont de trouver des métaux dans un pays où ils en apportent, le peu d’aptitude des habitans pour en découvrir, les difficultés de l’exploitation, dues à la nature du sol, laissent ignorer si le Kamtchatka renferme de ces richesses utiles. On a pourtant découvert une mine de cuivre entre le lac Kouril et la rivière Girovaia. De petites rivières couvrent leurs bords d’un sable ferrugineux. On trouve de la craie blanche aux environs du lac Kouril ; une terre couleur de pourpre autour des sources chaudes ; du tripoli et de l’ocre rouge le long de la grande rivière ; de l’ambre jaune en quantité près de la mer de Pengina. Les montagnes renferment une sorte de cristal couleur de cerise, mais en petite quantité : on rencontre près de la rivière de Khariasova, qui se jette dans la mer de Pengina vers le 56e. degré de latitude, du cristal vert en grands morceaux. Les Kamtchadales en fabriquaient jadis leurs armes et leurs outils tranchans. On trouve aussi dans cet endroit une pierre légère et blanche dont ils font des mortiers et des lampes. Partout, aux sources des rivières, ils ramassent des pierres transparentes qui leur servent à tirer du feu. Il y en a de blanches comme du lait, que les Russes prennent pour des cornalines ; il y en a de jaunâtres qu’ils appellent hyacinthes. Mais on n’a point encore trouvé de vraies pierres précieuses. Les côtes de la mer fournissent une pierre de couleur de fer, poreuse comme l’éponge, et qui rougit au feu.

Les principaux arbres du Kamtchatka sont le mélèse, le peuplier blanc, le saule, l’aune, le bouleau et le petit cèdre.

Les deux premiers servent à construire les habitations de terre et les bâtimens de mer. Steller dit que le peuplier blanc doit à l’eau salée de la mer d’être extrêmement poreux et léger ; il ajoute que sa cendre, exposée à l’air, s’y change en pierre rougeâtre dont le poids augmente avec le temps ; et quand on brise cette pierre après bien des années, on y trouve des parcelles ferrugineuses.

L’écorce des saules sert à nourrir les hommes ; celle de l’aune, à teindre les cuirs.

Les bouleaux du Kamtchatka diffèrent de ceux de l’Europe ; ils sont d’un gris plus foncé, très-raboteux et remplis de gros nœuds : le bois en est si dur, qu’on en fait des plats ; et l’écorce si tendre, qu’on la sert à manger dans ces plats. Mais, pour la préparer, on la détache encore verte, on la hache en menus morceaux, comme le vermicelle ; on la fait fermenter dans le suc même du bouleau, et on la mange avec du caviar sec.

Le petit cèdre diffère du grand, en ce qu’au lieu de s’élever comme cet arbre majestueux, on le voit tortueux et rampant sur les montagnes et dans les plaines, où il croît avec peine, et toujours faible. Ses fruits proportionnés au tronc et aux branches, sont de petites noix qui couvrent de petites amandes. Aussi les Kamtchadales les mangent sans les dépouiller de l’écorce. Ce fruit astringent cause des ténesmes ; mais les sommités de l’arbuste, infusées dans l’eau chaude comme du thé, guérissent du scorbut.

On trouve au Kamtchatka deux sortes d’aubépine : l’une à fruits noirs, l’autre à fruits rouges, qu’on garde pour l’hiver ; beaucoup de sorbiers, dont on confit les fruits ; passablement de genévriers, dont on néglige les baies ; peu de groseillers rouges et de framboises, qu’on ne se donne pas la peine d’aller cueillir loin des habitations. Mais, en revanche, il y a trois sortes de myrtilles (vaocinium), dont on emploie les baies à faire des confitures et de l’eau-de-vie. Le fruit de la camarigne, que les naturels du pays appellent vodianitsa, sert à teindre en couleur de cerise de vieilles étoffes de soie déjà pasées : on l’emploie aussi avec de l’alun et de la graisse de poisson, à noircir les peaux de loutre de mer et les mauvaises zibelines. Ce mélange leur donne un noir si luisant, que les acheteurs y sont trompés.

À la ressource de ces fruits se joint celle des plantes pour dédommager les habitans du manque de grains.

La principale de ces plantes, qui tient lieu de farine et de gruau, c’est la sarane, qu’on trouve principalement dans ce pays ; c’est une espèce de lis. Cette plante s’élève à la hauteur d’environ un demi-pied ; sa tige est un peu moins grosse que le tuyau d’une plume de cygne. Vers la racine, elle est d’une couleur rougeâtre, et verte à son sommet ; ses feuilles sont ovales et verticillées. La fleur termine la tige ; elle est d’un rouge de cerise foncé. Sa racine ou sa bulbe est à peu près aussi grosse qu’une gousse d’ail, et composée de plusieurs petites gousses rondes : elle fleurit à la mi-juillet, et pendant ce temps-là elle est si abondante, que les campagnes en paraissent toutes couvertes.

La sarane, pilée avec le morocha (rubus chamœmorus) et avec d’autres baies, se cuit au four : c’est un mets si agréable et si nourrissant, qu’il peut faire oublier le pain.

Les Kamtchadales font des bouillons, des confitures, et les Russes de l’eau-de-vie avec le matteït (sphonpilium). Cette plante est semblable au panais. Sa racine, jaune en dehors, blanche en dedans, a le goût amer, fort et piquant comme le poivre ; sa tige creuse, de la hauteur d’un homme, et d’une couleur verte et rougeâtre avec de petits duvets courts et blancs ; les fleurs ressemblent à celles du fenouil.

On coupe les rameaux qui sortent du nœud le plus près de sa racine, car les tiges principales ne sont pas bonnes. On ratisse avec une coquille l’écorce de ces rameaux ; on les expose quelque temps au soleil, puis on les lie en bottes. Dès qu’ils commencent à sécher, on les enferme dans des sacs faits de nattes, où ils se couvrent d’une poudre douce dont le goût approche de celui de la réglisse. Trente-six livres de cette plante ne rendent qu’un quart de poudre. Le suc qui produit cette poudre est si actif et si vénéneux, qu’il occasione des enflures et des pustules sur la peau, partout où il tombe. Aussi les femmes mettent-elles des gants pour manier et préparer cette plante ; et ceux qui la mangent verte au printemps la mordent sans y toucher avec les lèvres. Voici comment on en tire de l’eau-de-vie.

On la fait fermenter par paquets, avec de l’eau chaude, dans un petit vase où l’on mêle des baies de gimolost. On tient ce vase couvert dans un endroit chaud. Cette première fermentation produit une liqueur qu’on appelle prigolovok. Pour en faire de la braga, boisson plus forte, on la verse dans un vase d’eau, et on y mêle encore du matteït. Ce mélange fermente vingt-quatre heures, et quand il cesse de bouillir, on a de la braga. C’est avec celle-ci que se fait l’eau-de-vie. On la jette dans une chaudière, avec les herbes destinées à la distillation. Cette chaudière est bouchée d’un couvercle de bois, dans lequel on fait passer un canon de fusil qui sert de tuyau. La première distillation donne une eau-de-vie commune, qui s’appelle raka. Les gens riches boivent de la seconde distillation, qui rend cette eau-de-vie d’une force à ronger le fer. Elle n’en conviendrait que mieux aux entrailles dures de cette classe d’hommes qu’une nature grossière et une vie laborieuse rendent les plus robustes ; mais elle est trop chère pour leur pauvreté. Le marc de la chaudière est bon à faire de la braga pour le peuple, et ce qu’on en jette engraisse le bétail, qui le mange avec avidité.

Quelquefois on se dispense de ratisser l’écorce avant de distiller la plante ; mais elle produit alors une eau-de-vie qui a les effets les plus pernicieux ; elle coagule le sang, cause de violentes palpitations de cœur ; elle enivre aisément, et son excès va jusqu’à priver un homme de sentiment. Croit-on arrêter l’ivresse de cette boisson par un verre d’eau froide, on y retombe bientôt, et si elle n’ôte pas l’usage de tous les sens, elle engourdit au moins les pieds. Pour peu qu’on boive de cette eau-de-vie, elle trouble le sommeil de songes inquiétans, qui, dans les âmes superstitieuses, réveillent tous les remords du crime, et peuvent, dans le délire, leur arracher l’aveu de leurs forfaits cachés. Le Vieux de la montagne, qui savait inspirer l’audace du fanatisme par une ivresse délicieuse, aurait imprimé les terreurs de la superstition avec cette boisson. Bien des Kamtchadales n’osent manger de matteït, de peur de s’énerver. En revanche, ils s’en servent pour tuer la vermine, en se frottant les cheveux du suc qu’ils en tirent au printemps.

On a de l’eau-de-vie en plus grande abondance, et de meilleure qualité, lorsqu’au lieu d’eau pour distiller le matteït, on se sert d’une infusion de kiprei (epilobium). La moelle de sa tige est d’un goût agréable qui ressemble aux cornichons séchés des Kalmouks. Sa feuille verte, et son écorce broyée, s’infusent et se prennent comme du thé vert, dont cette infusion a le goût. Le kiprei sert aussi à faire du vinaigre. Les mères mâchent cette herbe, et l’appliquent sur le nombril des enfans à qui elles viennent de couper le cordon ombilical.

Le tcheremcha, ou l’ail sauvage, entre dans une espèce de mets qu’on appelle schami. C’est un ragoût froid, composé de choux, d’ognons, de cornichons, et quelquefois de poisson et de pieds de cochons. L’ail sauvage qu’on y mêle est un excellent antiscorbutique ; mais il faut sans doute en user médiocrement, car des Cosaques attaqués du scorbut, en ayant trop mangé, furent couverts de gale et de pustules : cependant ces croûtes tombèrent, et le mal disparut.

Parmi d’autres plantes dont les Kamtchadales font usage pour leur nourriture, on peut remarquer l’outchiktchou, plante dont la feuille ressemble à celle du chanvre.

Si la nature a refusé les alimens les plus communs aux Kamtchadales, elle y a suppléé par un grand nombre de racines d’herbes, dont le besoin leur donne l’instinct d’éprouver et d’employer la vertu. Ils savent et l’endroit où elles croissent, et le temps de les cueillir, et l’usage qu’on en peut faire. Les nations les plus civilisées n’ont pas de botanistes plus éclairés que ces sauvages ; car la faim instruit mieux que la curiosité, parce que les Kamtchadales n’ont presque rien à manger. Steller les appelle avec raison mangeurs de tout. En effet, jusqu’aux herbes sèches que la mer jette sur les côtes, jusqu’aux champignons dangereux qu’on appelle meukhomores, ils vivent de tout ce qui ne tue pas.

Les plantes qu’ils ne mangent pas en santé leur sont bonnes pour les maladies ou les plaies.

La racine que les Kamtchadales appellent zgate est très-funeste à leurs ennemis. Quand ces sauvages ont trempé leurs flèches dans le suc de la racine de cette plante, elles font des blessures incurables. Les hommes en meurent au bout de deux jours, à moins qu’on ne suce le poison de leur plaie ; les baleines et les phoques atteints de ces flèches bondissent avec violence, puis vont se jeter et périr sur les côtes.

Les végétaux sont presque l’unique ressource des Kamtchadales dans tous leurs besoins. Avec une plante haute et blanchâtre, qui ressemble au froment, ils tressent des nattes qui leur servent de couvertures et de rideaux, des manteaux unis et lisses d’un côté, velus de l’autre. Le côté velu se met par-dessous contre le froid, et par-dessus contre la pluie. Les femmes font, de cette espèce de jonc, des corbeilles où elles mettent leurs petits ornemens, et de grands sacs pour les provisions de bouche ; elle sert encore à couvrir les habitations, soit d’hiver ou d’été. On la coupe avec une omoplate de baleine ou même d’ours, façonnée en faux, et qui, aiguisée sur des pierres, devient tranchante comme du fer.

Une autre sorte d’herbe ou de jonc non moins utile à ce peuple qui manque de tout, c’est le bolotnaïa ou tonchitch, nom d’autant plus remarquable, qu’il désigne cette plante dans les usages superstitieux des Kamtchadales. Elle leur sert d’ouate pour envelopper leurs enfans quand ils viennent au monde : ils leur en mettent encore, au lieu de langes, à l’ouverture qu’ils ménagent dans le berceau pour la propreté. Quand cette herbe est humide, ils l’ôtent pour en mettre de nouvelle. Cette herbe tressée sert encore de bas, qui sont très-bien tendus sur la jambe. Cette herbe se carde avec un peigne fait d’os d’hirondelles de mer, et se prépare comme le lin, que les Kamtchadales n’ont pas, non plus que le chanvre ; mais ce peuple sauvage y supplée par l’ortie : il l’arrache au mois d’août, et la laisse sécher dans les cabanes le reste de l’été. Quand l’hiver arrête la pêche et les travaux du dehors, on prépare l’ortie. Après avoir fendu la tige en deux, on tire adroitement l’écorce avec les dents ; ensuite elle est battue, nettoyée, filée entre les mains, et roulée autour d’un fuseau. Le fil à coudre n’est point retors, mais on tort en double celui qu’on destine à faire des filets ; car c’est là le principal usage de l’ortie. Comme on ne fait ni rouir la plante, ni bouillir le fil, ces filets ne durent guère qu’un été.

Les animaux de terre font la richesse du Kamtchatka, si le mot de richesse peut convenir à des hommes qui ont à peine le plus étroit nécessaire. Les Kamtchadales ne font la guerre aux animaux que pour en avoir la peau. C’est un objet de besoin, d’ornement et de commerce. Les peaux grossières font leurs habits ; les plus belles, leur parure ou leur gain. Commençons par l’animal le plus utile ; à double titre, c’est le chien.

Le chien sert à traîner l’homme pendant sa vie : à sa mort, il l’habille de sa peau. Les chiens du Kamtchatka, grossiers, rudes et demi-sauvages comme leurs maîtres, sont communément blancs, noirs, mêlés de ces deux couleurs, ou gris comme les loups ; plus agiles et plus vivaces que nos chiens, quoique plus laborieux. Faut-il l’attribuer à un climat plus convenable, à une nourriture plus légère ? Ils vivent de poissons, rarement de viande. Au printemps, qu’ils ne sont plus nécessaires pour les traîneaux, on leur rend la liberté de courir où ils veulent, et de se nourrir comme ils peuvent. Ils s’engraissent sur les bords des rivières ou dans les champs.

Au mois d’octobre on les rassemble, on les attache pour les faire maigrir, et dès que la neige couvre la terre, on les attelle pour traîner. Durant l’hiver, qui est une saison de travail pour eux, et de repos pour les hommes, on les nourrit avec de l’opana. C’est une espèce de pâte, faite de poisson, qu’on a laissé fermenter dans une fosse. On en jette dans une auge pleine d’eau la quantité nécessaire pour le nombre des chiens à nourrir. On y mêle quelques arêtes de poissons ; on fait chauffer ce mélange avec des pierres rougies au feu. Voilà le mets qu’on leur donne tous les soirs pour réparer leurs forces et leur procurer un profond sommeil. Dans le jour, ils ne mangent point, de peur d’être pesans à la course. On nourrit de chair de cornailles ceux qu’on dresse pour la chasse ; prétendant qu’ils en ont plus de nez. Quand l’animal devient inutile, on le tue, ou l’on attend qu’il meure, et l’on prend sa peau. Celle des chiens blancs, qui ont le poil long, sert à border les pelisses et les habits faits de peaux plus communes.

Les animaux dont la chasse occupe les chiens sont le renard et le belier sauvage.

Les renards du Kamtchatka ont un poil épais, si luisant et si beau, que la Sibérie n’a rien à leur comparer dans ce genre. On en voit de diverses couleurs ; mais les plus estimés sont les châtains-noirs, ceux qui ont le ventre noir et le corps rouge, et ceux au poil couleur de feu. On dit que les renards les plus beaux sont aussi les plus fins, et qu’un Cosaque, très-habile chasseur, poursuivit deux hivers de suite au Kamtchatka un beau renard, qu’il ne put jamais prendre. Un fait n’établit pas un principe : d’ailleurs, comme on ne poursuit guère avec une certaine ardeur que les plus beaux renards, et comme ceux-ci acquièrent de la ruse à proportion des piéges qu’on leur tend, il était naturel qu’un animal, plus couru qu’un autre, en en devînt plus habile. C’est le fruit de l’expérience qui étend le progrès des connaissances chez tous les animaux.

Au Kamtchatka, dit-on, un renard qui est échappé d’un piége ne s’y prend plus. Au lieu d’y entrer, il tourne autour, creuse la neige qui l’environne, le fait détendre et mange l’amorce. Mais l’homme, toujours plus inventif, a plus d’un piége pour le prendre. Les Cosaques attachent un arc bandé à un pieu qu’ils enfoncent dans la terre. De cet endroit, ils conduisent une ficelle le long de la piste du renard, assez loin du piége. Dès que l’animal, en passant, touche la ficelle de ses pattes de devant, la flèche part, et lui perce le cœur.

Les Kamtchadales du midi ont l’art de prendre les renards au filet : voici comment. Ils passent au milieu de ce filet, qui est fait de barbes de baleines, un pieu où ils lient une hirondelle vivante. Le chasseur, avec une corde passée dans les anneaux du filet, va se cacher dans un fossé. Quand le renard se jette sur l’oiseau, l’homme tire la corde, et l’animal est pris. Sans doute que la faim le pousse dans ce piége, car de semblables lacets paraissent bien grossiers pour le plus fin des animaux. Au reste, les renards étaient jadis si communs ou si affamés au Kamtchatka, qu’ils en devenaient familiers au point de venir manger dans les auges des chiens, et, de se laisser tuer à coups de bâton. Sans doute qu’ils sont plus rares, puisqu’on est obligé de les prendre avec la noix vomique.

Les beliers sauvages ont l’allure de la chèvre, et le poil de renne. Ils ont deux cornes, dont chacune, dans sa plus grande grosseur, pèse de vingt-cinq à trente livres. On en fait des vases, des cuillers et d’autres ustensiles. Aussi vifs, aussi légers que le chevreuil, ils habitent comme lui les montagnes les plus escarpées, au milieu des précipices. Ainsi les Kamtchadales qui leur font la chasse vont s’établir sur ces rochers, avec leur famille, dès le printemps, jusqu’au mois de décembre. La chair de ces beliers est très-délicate, de même que la graisse qu’ils ont sur le dos. Mais c’est pour avoir leur fourrure qu’on leur donne la chasse.

La zibeline est l’animal le plus précieux. Celles du Kamtchatka sont les plus belles, au noir près. C’est pour cela que leurs peaux passent à la Chine, où la teinture achève de leur donner la couleur foncée qui leur manque. Les meilleures sont au nord de la presqu’île ; les plus mauvaises au midi. Mais celles-ci mêmes ont la queue si fournie et si noire , qu’une de ces queues, vaut une zibeline ordinaire. Cependant les, Kamtchadales font peu de cas de ces animaux. Autrefois ils n’en prenaient que pour les manger ; aujourd’hui c’est pour payer le tribut de peaux que les Russes leur ont imposé. Du reste, ils préfèrent une peau de chien, qui les défend du froid, au vain ornement d’une queue de martre. Leur richesse n’est pas encore parvenue au luxe. Les chasseurs de profession vont passer l’hiver dans les montagnes, où les zibelines se tiennent en plus grand nombre. Mais c’est toujours un petit objet d’occupation et de lucre pour les Kamtchadales, trop paresseux au gré des Russes, qui sont plus avides.

Les marmottes du Kamtchatka sont très-jolies par la bigarrure de leur peau, qui est chaude et légère. Cet animal, aussi vif que l’écureuil, se sert comme lui des pates de devant pour manger. Il se nourrit de racines, de baies et de cônes de pin. Les Kamtchadales ne font point de cas de la peau des marmottes ni des hermines. Elles sont trop petites et trop soyeuses pour un peuple grossier dont l’esprit s’arrête à l’utilité.

En revanche, il estime singulièrement la fourrure du glouton, surtout la peau du glouton blanc tacheté de jaune. Dieu même, disent-ils, ne peut être revêtu que de ces riches peaux. C’est le présent le plus galant pour les femmes kamtchadales. Elles s’en font un ornement de tête singulier. C’est un croissant qui présente deux cornes blanches. Elles croient ressembler avec cette parure au mitchatgatchi, oiseau de mer tout noir, à qui la nature a donné deux aigrettes blanches sur la tête. Cependant on ne prend pas beaucoup de gloutons : il leur est sans doute plus facile d’en acheter, c’est-à-dire, de donner un ou deux loutres de mer pour deux pates blanches de glouton.

Le Kamtchatka est un pays trop hérissé de montagnes, de ronces et de frimas, pour que les ours y manquent. Il y en a, mais qui ne sont ni aussi grands, ni même aussi féroces que semblent l’annoncer la rigueur du climat. Rarement ils attaquent, à moins qu’à leur réveil ils ne trouvent quelqu’un auprès d’eux, que la crainte sans doute leur fait prendre pour ennemi. C’est alors que, pour se défendre, ils se jettent sur le passant. Ainsi l’ours est plus redoutable endormi qu’éveillé. Mais, au lieu de tuer l’homme, il lui enlève la peau du crâne depuis la nuque du cou, pour la rabattre sur les yeux du malheureux, comme s’il n’avait à redouter que sa vue. Quelquefois, dans sa fureur, il lui déchire les parties les plus charnues, et le laisse en cet état. On entend souvent au Kamtchatka de ces écorchés (dranki), qui, comme dit Lucrèce, remplissent les bois et les montagnes de leurs gémissemens, tenant leurs mains tremblantes sur des ulcères rongés de vers. Ce sont là les périls de la vie sauvage, moins nombreux et moins redoutables que ceux de la société. L’ours, moins inhumain que l’homme, épargne les êtres qu’il ne craint point. Loin de faire aucun mal aux femmes, souvent il les suit comme un animal domestique, content de manger quelquefois les baies qu’elles ont cueillies. En général, il ne cherche qu’à vivre, et quand il le peut sans verser le sang, il évite le carnage. Les ours sont très-gras pendant l’été, sans doute parce qu’alors ils trouvent abondamment du poisson. Mais quand l’hiver glace les rivières et flétrit les végétaux, l’ours maigrit, ne vivant que d’arêtes desséchées, des provisions, ou des restes de poisson qu’il vole dans les cabanes, des rennes qu’il peut tuer par hasard, ou des renards et des lièvres qu’il trouve pris dans les piéges. Du reste, cet animal est si paresseux, que les Kamtchadales ne croient pas pouvoir dire une plus grosse injure à leurs chiens, quand ils s’arrêtent trop souvent en tirant un traîneau, que de les appeler ours (kèren).

Cependant, comme l’ours, malgré sa paresse, devient carnassier et destructeur quand la faim le presse, on est obligé de lui faire la guerre à coups de flèches, ou de lui tendre des piéges. Les Kamtchadales ont une façon singulière de le prendre dans sa tanière : on y entasse à l’entrée une quantité de bois, et près du trou, des soliveaux et des troncs d’arbres. L’ours, pour s’ouvrir un passage libre retire ces pièces de bois en dedans, et s’embarrasse tellement des obstacles mêmes dont il veut se délivrer, qu’il ne peut plus sortir. Alors les Kamtchadales ouvrent la tanière par-dessus, et tuent l’ours avec des lances. D’autres prennent ces animaux avec des nœuds coulans, au milieu desquels ils suspendent un appât de viande entre les grosses branches d’un arbre naturellement courbé. L’ours, plus gourmand que rusé, passe la tête ou la pâte dans ces nœuds ; et restant pris à l’arbre, il paie sa gourmandise de sa peau ; car c’est pour sa peau qu’on en veut à sa vie. les Kamtchadales s’en font des fourrures très-estimées et des semelles de souliers pour courir sur la glace; ils se couvrent même le visage des intestins de l’ours pour se garantir du soleil.

Un animal très-commun partout, et qui ne devrait pas l’être, ce semble, dans les régions aussi peu habitables que le Kamtchatka, c’est le rat. Ce pays en a trois espèces. La première, à courte queue, au poil rouge, est aussi grosse que les plus grands qu’il y ait en Europe ; mais elle diffère de ceux-ci, surtout par son cri semblable à celui des cochons de lait ; du reste, elle ressemble à une espèce de belette qui pourtant se nourrit de rats, mais sans doute des plus petits. Ceux-ci sont, pour ainsi dire, domestiques, tant la faim les rend familiers avec les Kamtchadales, dont ils volent sans crainte les provisions.

Une troisième espèce vit des larcins qu’elle fait à la première, qui se tient dans les plaines, les bois et les montagnes. L’une a des rapports avec les frelons, et l’autre avec l’abeille.

Les gros rats, qu’on appelle tegoulicitch, ont de grands nids partagés en cellules, qui sont autant de greniers souterrains destinés à différentes provisions de bouche pour l’hiver. On y trouve de la sarane nettoyée, d’autre non préparée, que les rats font sécher au soleil dans les beaux jours ; des plantes de plusieurs sortes, des cônes de pin. L’histoire de ces rats est plus curieuse que celle des hommes qui nous la transmettent ; mais en est-elle plus vraie ?

Ce peuple souterrain a des temps d’émigration, si l’on en croit les Kamtchadales. Quelquefois les gros rats disparaissent de la presqu’île, et c’est alors le présage d’une mauvaise année. Mais quand ils reviennent, c’est l’augure d’une chasse et d’une année abondante. On annonce leur retour dans tout le pays par des exprès.

C’est au printemps qu’ils partent pour se rendre au couchant, sur la rivière de Pengina, traversant des lacs, des golfes et des rivières à la nage, souvent noyés en route, ou restant épuisés de fatigue sur le rivage, jusqu’à ce que le soleil et le repos leur aient rendu des forces ; souvent enlevés par des canards sauvages, ou dévorés par une espèce de saumon. Une armée de ces rats est quelquefois deux heures à passer un fleuve : c’est qu’ils n’ont point de ponts ni de bateaux, quoique les Kamtchadales s’imaginent qu’ils traversent les eaux sur une espèce de coquillages faits en forme d’oreille qu’on trouve sur les rivages, et que les habitans ont appelés les canots des rats.

Ce n’est pas la seule faible dont ils se disent les témoins oculaires. Rien de si merveilleux, à les entendre, que la prévoyance de ces rats, et l’ordre de leur marche. Avant de partir, ils couvrent leurs provisions de racines vénéneuses, pour empoisonner les rats frelons qui viendraient piller leurs cellules en leur absence. Quand ils reviennent, et c’est au mois d’octobre, s’ils trouvent leurs magasins d’hiver dévastés et vidés, ils se pendent de désespoir. Aussi les Kamtchadales charitables, mais sans doute par superstition, loin de leur enlever leurs provisions, remplissent leurs trous d’œufs de poisson, ou caviar ; et s’ils trouvent au bord des rivières quelques rats demi-morts d’épuisement, ils tâchent de les sauver. Ainsi l’histoire de la terre est partout, comme on voit, celle des folies ou des mensonges de l’homme : on est forcé de les écrire, ne fut-ce que pour l’en détromper.

Les loutres se prennent à la chasse, et lorsque les ouragans de neige les égarent dans les bois. Leurs peaux, assez chères, parce qu’elles sont rares, s’emploient à border les habits, mais surtout à conserver la couleur des zibelines, en leur servant d’enveloppe dans les endroits où l’on serre celles-ci.

Les phoques remontent des mers du Kamtchatka dans les rivières, en si grande quantité, que les petites îles voisines de la mer en sont couvertes.

Le phoque ne s’éloigne guère de la côte au delà de trente milles ; c’est un signal du voisinage de la terre pour les navigateurs : s’il entre dans les rivières, c’est pour suivre le poisson dont il se nourrit.

La femelle ne porte qu’un petit à la fois. Le cri des phoques est désagréable, surtout leur grognement continuel ; les jeunes se plaignent comme des personnes qui souffrent.

Parmi les différentes manières de les prendre à terre, les Kamtchadales en ont une qui leur semble particulière. Quand les petits sont sur la glace, les chasseurs, mettant une serviette au-devant d’un traîneau, les poussent et les écartent de leurs trous ; et quand ils en sont éloignés, on tombe sur eux et on les assomme avec des massues, ou bien à coups de carabine sur la tête, car il est inutile de les frapper ailleurs ; les balles restent dans la graisse du phoque : mais il ne faut pas croire qu’elles ne font que les chatouiller agréablement, comme l’ont dit des gens qui ne doutent de rien.

Quelquefois on tend des filets très-forts, en trois ou quatre endroits d’une rivière où les phoques sont entrés, et on les pousse dans ces filets avec de grands cris. Quand ils s’y sont embarrassés, on les assomme, et l’on en prend, dit-on, dans ces sortes de pêche et de chasse, jusqu’à cent à la fois. Ils sont durs à tuer : j’ai vu moi-même, dit Kracheninnikov, un de ces animaux qu’on avait pris à l’hameçon poursuivre nos gens, quoiqu’il eût le crâne brisé en plusieurs pièces. Aussitôt qu’on l’eut tiré sur le rivage, il tâcha de fuir dans la rivière ; mais ne le pouvant pas, il se mit à pleurer, et dès qu’on l’eut frappé, il se défendit avec la plus grande fureur.

Quand on les surprend endormis sur la côte, s’ils en ont le temps, ils fuient ; et, pour rendre le chemin plus glissant, ils vomissent, non pas une espèce de lait, comme on l’a dit par erreur, mais de l’eau de mer.

Les Kamtchadales ne prennent les morses que pour en avoir les dents, qui pèsent depuis cinq ou six livres jusqu’à dix-huit, et dont le prix augmente avec le poids.

Un animal que l’on confond avec ceux-ci, est l’otarie à crinière, ou lion marin. Ce phoque pèse depuis trente-cinq jusqu’à quarante poudes. Les gros beuglent, les petits bêlent ; mais leurs mugissemens affreux, et plus forts que ceux des phoques ordinaires, avertissent les navigateurs, dans les temps de brouillard, de la proximité des rochers et des écueils où les vaisseaux pourraient échouer ; car ces animaux, quand ils sont à terre, se tiennent sur le haut des montagnes, dans les îles.

Les mâles ont jusqu’à quatre femelles qui s’accouplent au mois d’août, et portent neuf mois. Ils tournent et jouent sans cesse autour d’elles, et se battent avec fureur pour conserver leur possession. Du reste, le mâle et la femelle sont plus indifférens pour leurs petits, qu’ils étouffent souvent dans le sommeil, et ne défendent point en cas d’attaque. Quand les jeunes, fatigués de nager, grimpent sur le dos de leur mère, celle-ci plonge dans l’eau pour les y renverser. On dirait qu’ils n’aiment pas la mer, tant ils s’empressent de gagner le rivage quand on les jette à l’eau.

Ce phoque, redoutable par sa grosseur, ses dents, ses rugissemens, sa figure et son nom même, est pourtant si timide, qu’il fuit à l’approche d’un homme, soupire, tremble, et tombe à chaque pas, tant sa graisse lui rend la marche pénible ; mais, quand il n’a plus de salut que dans son désespoir, alors il met à son tour son agresseur en fuite, surtout s’il est en mer, où, dans les bonds de sa fureur, il peut submerger les canots et noyer les hommes. Le plus hardi pêcheur, ou chasseur, va contre le vent lui plonger dans la poitrine, au-dessous des pates de devant, un harpon attaché par une longue courroie, qui tient à un pieu dans le canot ; les autres pêcheurs percent ensuite de loin l’animal à coups de flèches ; et quand il a perdu ses forces, ils s’approchent pour l’achever à coups de lance ou de massue. Quelquefois on lui décoche des dards empoisonnés ; et, comme l’eau de mer irrite sans doute les blessures, l’animal gagne la côte, où on le laisse mourir, si l’on ne peut l’aborder aisément.

C’est un honneur pour les Kamtchadales de tuer des phoques ; un déshonneur de jeter dans la mer un de ces animaux, quand ils l’ont chargé dans leur canot. Ils risquent plutôt d’être submergés, et souvent ils se noient, pour ne pas abandonner leur proie. Quelquefois, à cette pêche, un canot est emporté par les vents, et ballotté par les tempêtes durant huit jours, et les pêcheurs reviennent enfin, sans autre guide ni boussole que la lune et le soleil, à demi-morts de faim, mais couverts de gloire.

Cependant c’est aussi pour l’utilité que les Kamtchadales vont à la pêche des otaries à crinière. La graisse et la chair en sont très-bonnes au goût, mais désagréables à l’odorat, disent quelques personnes, à qui sans doute ce mets ne saurait plaire : car il est rare que le premier de ces sens adopte ce que l’autre rejette, ou que le second repousse ce qui convient au premier. Mais quelle que soit la graisse de ce phoque, que des gens comparent à celle du mouton pour le goût, à la cervelle pour la substance, sa peau du moins est bonne à faire des souliers et des courroies ; et c’en est assez pour que l’homme use à l’égard de l’otarie à crinière du droit de domination, c’est-à-dire du droit de mort qu’il s’est donné sur tous les animaux.

L’otarie, chat marin, n’a que la moitié de la grosseur de l’otarie à crinière : il ressemble du reste au phoque, qui est de la grosseur d’un bœuf ; mais il est plus large vers la poitrine, et plus mince vers la queue. Il naît les yeux ouverts et gros comme ceux d’un jeune bœuf, avec trente-deux dents, suivies et fortifiées de deux défenses de chaque côté, qui lui percent dès le quatrième jour. Son poil, d’un bleu noirâtre, commence alors à devenir châtain ; au bout d’un mois, il est noir autour du ventre et des flancs. Les femelles deviennent grises, et si différentes des mâles, que, sans une grande attention, on les croirait d’une autre espèce.

Ces phoques se tiennent dans la baie qui est entre les caps de Chipounskoi et de Kronotskoi, parce que la mer y est plus calme que sur le reste de la côte orientale du Kamtchatka. C’est au printemps qu’on les y prend, lorsque les femelles sont près de mettre bas : dès le mois de juin ces animaux disparaissent. On conjecture qu’ils passent dans les îles qui se trouvent entre l’Asie et l’Amérique, depuis le 50e. degré jusqu’au 56e., car on ne les voit guère monter plus haut vers le nord, et ils arrivent pour l’ordinaire du côté du midi : c’est ou pour déposer ou pour nourrir leurs petits qu’ils voyagent ainsi. La faim, la sûreté, le soin de se reproduire, sont les guides de tous les animaux errans. Les renards voyagent dans les montagnes du Kamtchatka, au gré des saisons abondantes ou stériles. Les oiseaux se retirent dans les endroits déserts, au temps de la mue ou de la ponte. Les poissons s’enfoncent dans les baies profondes où les eaux sont tranquilles, pour frayer et déposer leurs œufs. Les otaries, chats marins, vont chercher le repos loin des lieux habités pour élever leur famille. Leurs femelles allaitent pendant deux ou trois mois, et reviennent avec leurs petits dans l’automne.

Les otaries, chats marins, ont différens cris, variés comme les sensations qu’ils éprouvent. Quand ils jouent sur le rivage, ils beuglent ; dans le combat, ils heurlent comme l’ours ; dans la victoire, c’est le cri du grillon ; et dans la défaite, c’est le ton de la plainte et du gémissement. Leurs amours et leurs combats sont également intéressans, assez du moins pour mériter que les observateurs daignent vérifier ce que les voyageurs en rapportent. Qu’il soit permis de les décrire sur la foi de quelques physiciens.

Chaque mâle a depuis huit jusqu’à cinquante femelles, qu’il garde, ainsi que ses petits, avec une jalousie incroyable. Les otaries, chats marins, sont séparés en troupes ou familles de cent animaux, et même davantage ; mais il faut supposer que le nombre des femelles excède considérablement celui des mâles. Ils préludent à l’accouplement par des caresses ; le mâle et la femelle se jettent à la mer, nagent ensemble l’un autour de l’autre pendant une heure, comme pour irriter à l’envi leurs désirs, et reviennent sur le rivage jouir de leurs amours avant le temps de la marée : c’est alors qu’ils sont le plus aisés à surprendre. Comme on les voit souvent en guerre, on croit que c’est l’amour de leurs petits ou de leurs femelles qui les tient dans un état continuel de discorde. Cependant, à voir l’éducation qu’ils donnent à leur race, jointe à la manière dont la nature arma ces animaux, on juge bientôt qu’ils sont faits pour combattre. Quand les petits jouent entre eux, si le jeu devient sérieux, le mâle accourt pour les séparer ; et quoiqu’il gronde, il lèche le vainqueur, et méprise les faibles ou les lâches : ceux-ci se tiennent avec leurs mères, tandis que les braves suivent le père. La femelle, quoique chérie et caressée du mâle, le redoute. S’il vient des hommes pour ravir des petits, le mâle s’avance pour défendre sa race ; et si la femelle, au lieu de prendre ses petits dans sa gueule, en laisse enlever quelqu’un, le mâle quitte le ravisseur pour courir après sa femelle : il la saisit entre les dents, la jette avec fureur contre la terre et les rochers, et la laisse pour morte ; ensuite il roule autour d’elle des yeux étincelans, grince des dents jusqu’à ce que la femelle revienne en rampant, les yeux baignés de larmes, lui lécher les pieds. Le mâle pleure lui-même en voyant enlever ses petits, et ce signe de tendresse est la dernière expression d’une rage impuissante.

Les vieux otaries, chats marins, sont les plus féroces. Quand l’âge de leurs amours est passé, ils se retirent dans une solitude, où ils sont des mois entiers sans boire ni manger ; dormant presque toujours, mais, prompts à s’éveiller, soit que l’ouïe ou l’odorat ne participe pas au sommeil de tous les autres sens. Si quelque homme passe à travers leurs retraites, les premiers de ces animaux qu’il rencontre s’élancent sur lui. Ils mordent les pierres qu’on leur jette ; et, leur eût-on crevé les yeux et cassé les dents, ou même le crâne, ils s’obstinent à se défendre. S’ils reculaient d’un pas, tous leurs voisins qui sont témoins du combat viendraient relancer les fuyards. Il arrive souvent, dans ce tumulte général, que chaque animal croyant que son voisin s’enfuit lors même qu’ils marchent à la bataille, ils courent tous les uns sur les autres, et s’entre-tuent sans aucun discernement. Quand la mêlée est ainsi engagée, les chasseurs ou les voyageurs peuvent passer impunément, et continuer leur route, ou piller et tuer à loisir.

Rien n’est plus singulier que le récit de Steller à ce sujet. « Un jour, dit-il, que j’étais avec un Cosaque, il creva les yeux à un chat marin, puis en attaqua cinq ou six à coups de pierre, et se retira du côté de l’aveugle. Celui-ci, croyant que ses compagnons qu’il entendait crier, couraient sur lui, se jeta sur ceux mêmes qui venaient à son secours. » Alors Steller, qui avait gagné une hauteur pour être témoin du combat que le Cosaque avait excité, vit tous ces animaux se tourner à leur tour contre l’aveugle, le poursuivre dans l’eau, où il s’était réfugié, le traîner sur le rivage, et le déchirer à coup de dents, jusqu’à ce qu’il restât mort sur la place.

Les combats ordinaires ne sont qu’un duel entre deux champions ; mais il dure jusqu’à l’épuisement des forces. D’abord il commence à coups de pates, les combattans cherchant en même temps à frapper et à parer. Quand l’un des deux se sent le plus faible, il a recours aux coups de dents, qui font des incisions pareilles à celles que ferait un sabre ; mais bientôt les spectateurs viennent au secours du vaincu pour séparer les combattans. Telle est l’ardeur des chats-marins pour la guerre, qu’il n’y en a presque point qui ne soient criblés de blessures, et que la plupart meurent plutôt dans les combats que de vieillesse. Aussi voit-on certains endroits de la côte tout couverts d’ossemens, comme le seraient nos champs de bataille, si les hommes n’ensevelissaient pas leurs morts.

La loutre de mer est le plus doux des animaux marins qui fréquentent la terre. Les femelles semblent montrer une tendresse singulière pour leurs petits, les tenant embrassés entre leurs pates de devant pendant qu’elles nagent sur le dos, jusqu’à ce qu’ils soient en état de nager. Malgré la faiblesse et la timidité, qui les font fuir devant les chasseurs, elles n’abandonnent leurs petits qu’à la dernière extrémité, prêtes à revenir à leur secours dès qu’elles les entendent crier. Aussi le chasseur tâche-t-il d’attraper une jeune loutre, quand il veut en avoir la mère. On recherche la loutre de mer pour sa fourrure épaisse et soyeuse, qui ressemble plus à du duvet qu’à du poil.

On les prend, de plusieurs façons, soit à la pêche, en tendant des filets ; soit à la chasse, avec des canots et des harpons. On les poursuit encore au printemps, avec des patins, sur les glaces que les vents d’est poussent vers la côte. Quelquefois ces animaux, trompés par le bruit que les vents font en hiver dans les forêts, tant il ressemble au mugissement des vagues, viennent jusqu’aux habitations souterraines des Kamtchadales, où ils tombent par l’ouverture d’en haut.

La plupart des navigateurs ont appelé vache marine ou manati le rytine, que Steller a le premier décrit avec exactitude. Le manati, ou lamentin, est un animal qui ressemble à celui-ci, mais que l’on ne trouve qu’entre les tropiques. La peau du rytine, noire, raboteuse, épaisse comme l’écorce d’un vieux chêne, est écailleuse et dure, au point de résister à la hache. Au lieu de dents, le rytine n’a que deux os blancs et plats, enchâssés dans les deux mâchoires. Ses yeux, petits en comparaison de sa tête, comme sa tête l’est à proportion de son corps, sont placés sur la même ligne que les narines, à distance égale entre le museau et les oreilles, qui sont des trous presque invisibles. Les deux pates ou nageoires qu’il a précisément au-dessous du cou lui servent à se cramponner si fortement aux rochers, que sa peau s’enlève par lambeaux avant que le pêcheur lui fasse lâcher prise. Cet animal pèse deux cents poudes ; sa longueur est d’environ quatre sagènes, c’est-à-dire, de vingt-six ou vingt-sept pieds, et son poids de sept à huit mille livres.

Ces animaux nagent par bandes, et si près du rivage dans la haute marée, qu’on peut, dit Steller, leur toucher le dos avec la main. Quand on les tourmente ou qu’on les frappe, ils fuient, gagnent la mer, et reviennent bientôt. « Ces animaux, dit Kracheninnikov, ne prennent pas le moindre soin de leur conservation ; de sorte qu’on peut s’approcher au milieu d’eux avec des canots, marcher sur le sable, choisir et tuer celui qu’on veut. »

Chaque bande est composée de quatre rytines, le mâle, la femelle, et deux petits de grandeur et d’âge différens. En général, ces animaux tiennent leurs petits au milieu d’eux pour les mettre à couvert. Le mâle aime si fort sa femelle, qu’après avoir tenté vainement de la défendre et de la délivrer, quand les pêcheurs la tirent sur le rivage avec des harpons, il la suit malgré les coups dont il est accablé, s’élance subitement vers elle aussi vite qu’une flèche, et reste quelquefois deux ou trois jours attaché sur son corps mort.

Quand un homme, monté sur un canot de quatre rameurs, a jeté le harpon sur un de ces animaux, il y a trente pêcheurs sur le rivage qui tirent le monstre avec le câble attaché au harpon fait en forme d’ancre. Pendant qu’on tâche d’arracher le rytine des endroits où il s’accroche, les rameurs le percent à coups de pique. Dès qu’il est blessé, il s’agite extraordinairement ; aussitôt une foule d’autres viennent à son secours, ou pour renverser le canot avec leur dos, ou se mettre sur la corde pour la rompre, ou tenter de faire sortir le harpon à coups de queue.

La chair des rytines ressemble à celle du bœuf, quand ils sont vieux, et du veau, lorsqu’ils sont jeunes : l’une est dure, et l’autre aisée à cuire. Celle-ci s’enfle jusqu’à tenir deux fois plus de place cuite que crue. Le lard a le goût de celui du cochon. La viande se sale aisément, quoiqu’on ait prétendu le contraire.

L’Histoire des voyages est le fondement et le magasin de l’histoire universelle. Tous les écrivains, tous les savans doivent y puiser les connaissances et les matières qui sont de leur ressort. Mais comme ils ne cherchent dans chaque pays que les particularités qui le distinguent de tous les autres, on doit s’attacher à ne rassembler dans ce dépôt que les choses les plus singulières ; ou du moins, en se contentant d’indiquer les choses communes à plusieurs pays, ou les ressemblances, il ne faut s’arrêter que sur les différences. C’est là le véritable fonds de l’histoire, soit naturelle, soit civile. La description détaillée des choses appartient aux pays où elles abondent le plus ; il en est de même en général de toutes les productions, soit ordinaires, soit rares, qu’il faut toujours étaler et développer dans le séjour que la nature semble leur avoir plus spécialement assigné. Mais, comme les mêmes êtres varient selon les climats, ce sont ces variétés qu’il faut recueillir, en parcourant plusieurs fois l’échelle des espèces qui se retrouvent la plupart dans toute l’étendue du globe. C’est dans cet esprit qu’on va suivre l’histoire des animaux qui habitent les mers et les eaux intérieures du Kamtchatka. On ne parlera que des espèces les plus abondantes de ces côtes, ou les plus nécessaires aux habitans.

Partout où l’on trouve la baleine, on ne peut la passer sous silence. Ce poisson occupe une place considérable dans l’histoire des merveilleuses productions de la nature. L’Océan oriental et la mer de Pengina voient souvent de ces monstrueux cétacés, qui s’annoncent, dit-on, du fond de l’eau, par les jets prodigieux qu’ils lancent à la surface d’une mer calme. On dit même que les baleines approchent souvent si près du rivage, quand elles viennent s’y frotter, pour se dégager des coquillages vivans dont elles sont couvertes comme un rocher, que du bord on pourrait les atteindre à coups de fusil. Ce fait suppose que la mer est très -profonde sur les côtes où ce poisson est si familier ; car on prétend qu’il s’y rencontre des baleines qui ont depuis sept jusqu’à quinze sagènes de longueur. Les plus petites entrent quelquefois dans les rivières, au nombre de deux ou trois ; mais les plus grosses s’éloignent des côtes de la mer. Il est rare qu’on en prenne au Kamtchatka ; mais très-ordinaire d’en voir de mortes, que le flux a jetées sur le rivage, où elles sont bientôt dépecées. C’est surtout au cap Lopatka que les tempêtes et les courans en amènent le plus, et plutôt dans l’automne qu’au printemps.

Les Kamtchadales ont trois manières de prendre les baleines. Au midi, on se contente d’aller avec des canots leur tirer des flèches empoisonnées, dont elles ne sentent la blessure qu’au venin qui les fait enfler promptement, et mourir avec des douleurs et des mugissemens effroyables. Au nord, vers le 60e. degré, les Oliotoures, qui habitent la côte orientale, prennent les baleines avec des filets, faits de courroies de morse, qui sont larges comme la main. On les tend à l’embouchure des baies. Arrêtés par un bout avec de grosses pierres, ces filets flottent au gré de la mer, et les baleines vont s’y jeter et s’y entortiller de façon à ne pouvoir s’en débarrasser. Les Oliotoures s’en approchent alors sur leurs canots, et les enveloppent de nouvelles courroies avec lesquelles on les tire à terre pour les dépecer.

Les Tchouktchis, qui sont à cinq degrés plus au nord, font la pêche de la baleine comme les Européens et les Groënlandais, qui sont placés à la même hauteur du pôle, c’est-à-dire, qu’ils les prennent avec des harpons. Cette pêche est si abondante, qu’ils négligent les baleines mortes que la mer leur donne gratuitement. Ils se contentent d’en tirer la graisse, qu’ils brûlent avec de la mousse, faute de bois ; mais ils ne la mangent point comme les Kamtchadales ; aussi ne sont-ils pas sujets à être empoisonnés. Cet accident est très-commun aux peuples que la paresse ou la faim portent à se gorger de ces présens funestes que la mer leur envoie. « Je fus témoin, dit Kracheninnikov, au mois d’avril 1739, de l’horrible ravage que leur causa cette nourriture. Aux bords de la Berezova, par le 53e. degré de latitude sur la côte orientale, est une petite habitation appelée Alaoun. Je remarquai que tous ceux que je voyais étaient pâles et défaits. Comme je leur en demandai la raison, le chef de l’habitation me dit qu’avant mon arrivée, un d’entre eux était mort pour avoir mangé de la graisse d’une baleine empoisonnée, et que, comme ils en avaient tous mangé, ils craignaient de subir le même sort. Au bout d’environ une demi-heure, un Kamtchadale, très-fort et très-robuste, et un autre plus petit, commencèrent tout à coup à se plaindre, en disant qu’ils avaient la gorge tout en feu. Les vieilles femmes, qui sont leurs médecins, les attachèrent avec des courroies, vraisemblablement pour les empêcher d’aller dans l’autre monde. La femme d’un des malades, venant par-derrière, lui prononça tout bas quelques paroles sur la tête pour l’empêcher de mourir. Tout fut inutile ; ils expirèrent tous deux le lendemain, et les autres, à ce que j’appris ensuite, furent bien long-temps à se rétablir. »

Si la graisse de baleine est quelquefois funeste aux Kamtchadales, ce cétacé leur est d’ailleurs utile à beaucoup de choses ; ils emploient sa peau à des semelles et des courroies ; ses barbes ou fanons à coudre leurs canaux, à faire des filets pour prendre d’autres poissons ; sa mâchoire inférieure à des glissoires pour les traîneaux et des manches de couteaux. Ses intestins leur servent de barrils, ses vertèbres de mortiers, ses nerfs et ses veines de cordes pour les piéges qu’ils tendent aux renards.

Avant de terminer cet article de la baleine, il ne faut pas omettre une erreur que Kracheninnikov relève dans Steller. Ce naturaliste, d’après le témoignage de gens qui disaient avoir vu des inscriptions latines sur des harpons de fer qu’on avait trouvés dans des baleines mortes, jetées sur les côtes du Kamtchatka, conclut que ces baleines venaient du Japon. Mais comment se persuader, dit Kracheninnikov, que, dans une distance si longue, et dans une mer parsemée d’un si grand nombre d’îles, ces baleines n’aient été arrêtées nulle part sur les côtes ? Comment les Kamtchadales et les peuples barbares qui fréquentent le Kamtchatka ont-ils pu discerner ces lettres latines, eux qui ne savent lire aucune, sorte de caractères, dans quelque langue que ce soit ? Car, avant notre arrivée, poursuit l’observateur russe, il n’y avait point encore eu de Cosaque qui sut ce que c’était que des lettres latines. Kracheninnikov aurait pu ajouter que tous les peuples qui font la pêche de la baleine ignorent également le latin, à moins que quelque Allemand n’ait eu la fantaisie de faire graver des inscriptions latines sur des harpons de baleine. Mais alors il faut que les baleines atteintes de ces harpons voyagent du Spitzberg au Kamtchatka, par toute l’étendue de la mer Glaciale. Au reste, il serait peut-être aussi curieux et plus important d’attacher ces sortes de monumens au corps des baleines que de passer des anneaux au cou des faucons, avec la date de l’année où on les a pris, et le nom du chasseur qui les a remis en liberté. Cet usage offrirait un moyen de connaître en partie, et l’âge des baleines, et les courses qu’elles font.

À côté de la baleine on peut mettre son ennemi l’espadon ; mais ce n’est pas l’animal connu généralement sous ce nom ; celui-ci se nomme aussi épée de mer ou dauphin gladiateur : les Kamtchadales l’appellent kasatka. « Les plus gros, dit Steller, ont quatre sagènes de longueur : leur gueule est garnie de grandes dents pointues. C’est avec ces armes que le kasatka attaque la baleine, et non avec une sorte d’épée qu’il a sur le dos. Il est faux que cet animal, en plongeant sous la baleine, comme plusieurs personnes le prétendent, lui ouvre le ventre avec une nageoire pointue ; car, quoiqu’il ait une espèce de nageoire fort aiguë, de la longueur d’environ deux archines, et que, lorsqu’il est dans l’eau, elle paraisse comme une corne ou comme un os, cependant elle est molle, n’est composée que de graisse, et l’on n’y trouve pas un seul os. »

C’est comme par l’effet d’une antipathie naturelle que le kasatka poursuit la baleine ; car celle-ci le craint et le fuit, malgré la supériorité de sa masse et de ses forces, qui semble lui donner l’empire sur les habitans de la mer. Son ennemi la fait échouer sur la côte, ou la relance en haute mer, jusqu’à ce qu’il se trouve renforcé par une troupe de son espèce. Alors ils fondent tous ensemble sur le monstre, qui fait entendre le bruit de ses mugissemens à plusieurs milles ; et ils le tuent sans le dévorer ni l’entamer. Les habitans du Kamtchatka profitent de cette chasse, et conservent une sorte de vénération pour le kasatka ; mais ce culte est moins inspiré par la reconnaissance que par la crainte. Quand ils voient un de ces animaux, ils le conjurent, avec une espèce d’offrande, de ne point leur faire de mal : c’est qu’il submerge facilement un canot.

Le motkoïa, qui s’appelle akoul à Arkhangel, est un squale. Les Kamtchadales ont tant de frayeur de ce monstre, que, lors même qu’il est coupé en petits tronçons, ils disent qu’il remue continuellement, et que sa tête roule les yeux de toutes parts pour chercher son corps.

Il y a dans le Kamtchatka, dit Kracheninnikov, autant d’espèces de saumons que les naturalistes en ont observé dans tout l’univers. Ils y abondent si fort en été, que, s’il faut l’en croire, ils font déborder les rivières en les remontant avec le flux ; et quand elles rentrent dans leur lit, la quantité de saumons qui restent morts sur le sable empesterait l’air de la puanteur qu’ils exhalent, sans les vents continuels qui le purifient. On ne peut donner un coup de harpon dans l’eau sans frapper sur un poisson ; la plupart des filets rompent sous le faix quand on veut les tirer ; aussi ne fait-on que les tendre.

Cependant il n’y a guère de saumons au Kamtchatka qui restent plus de six mois dans les rivières, soit parce qu’ils n’y trouvent pas assez de nourriture, soit que la difficulté de les remonter ou de s’y arrêter faute de profondeur et d’asile les fasse rentrer dans la mer. Cependant c’est dans les rivières où ils sont nés qu’ils ont coutume de frayer. La femelle, dit Steller, se creuse une fosse dans le sable, et se tient sur ce trou jusqu’à ce que le mâle vienne, en la pressant, faire sortir de son sein les œufs qu’elle y contient, et les arroser du germe fécond qu’il exprime de sa laite. Ces œufs restent ainsi cachés et couverts dans les creux de sable jusqu’au moment d’éclore. Le mois d’août est la saison du frai. Comme les vieux poissons n’ont pas le temps d’attendre leurs petits, ils mènent toujours, dit-on, un saumon d’un an, qui, n’ayant que la grosseur d’un hareng, garde et couve, pour ainsi dire, le frai jusqu’au mois de novembre, où les petits nouvellement éclos gagnent la mer à sa suite. C’est un fait dont Kracheninnikov paraît si peu douter, qu’il suppose le même instinct à nos saumons d’Europe. Mais il croit que la différence d’âge entre les saumons naissans et celui d’un an, qui les garde et les mène, a fait que les naturalistes ont divisé par erreur une seule espèce en deux.

Le naturaliste russe distingue les différentes espèces de saumons par les temps où ils remontent dans les rivières ; car ils sont si fidèles à garder l’ordre et la saison de leur marche, que les Kamtchadales ont donné les noms de ces différentes espèces aux mois dans lesquels ils les prennent. Tous les peuples chasseurs, pêcheurs, pasteurs ou laboureurs, ont dû commencer à distinguer les temps de l’année par les espèces d’animaux ou de productions que la nature leur offrait successivement sur la terre ou dans la mer.

Ainsi le mois de mai s’appelle chez les Kamtchadales tchaovitcha, parce que c’est le temps où le poisson de ce nom remonte le premier de la mer dans les rivières. Comme c’est le plus gros des saumons, on ne le trouve guère que dans les endroits profonds de la baie d’Avatcha et du Kamtchatka sur la côte orientale ; du Bolchaia-Rieka, sur la mer de Pengina. Cette espèce de saumon, long d’environ trois pieds et demi sur dix pouces de largeur, pèse quelquefois près de quatre-vingt-dix livres. C’est une grande fête que la pêche de ce poisson, précurseur de tous les autres. Le premier que l’on prend est pour celui qui jette le filet. « Cette superstition des Kamtchadales déplaît fort aux Russes, dit Kracheninnikov ; mais les menaces que ceux-ci peuvent faire en imposent moins aux sauvages que la crainte qu’ils auraient de commettre un grand crime, s’ils cédaient à leurs maîtres les prémices de leur pêche à quelque prix que ce fût. »

Le niarka, qui est proprement le saumon, vient au commencement de juin dans toutes les rivières du Kamtchatka. Quelques-uns remontent jusqu’aux sources, où l’on en prend avant que la pêche ait commencé dans les embouchures. Cependant le niarka ne séjourne pas long-temps dans le lit des rivières, préférant les eaux des lacs, parce qu’elles sont, dit Steller, épaisses et fangeuses. Ce poisson pèse rarement au delà de quinze livres.

Le kaita ou kaïbo, plus beau que le niarka, se montre dès les premiers jours de juillet dans toutes les rivières. En automne, on le pêche près des sources, dans des creux profonds où les eaux sont tranquilles. Sa chair est blanche, et sa peau sans aucune tache.

Le belaïa riba, qu’on appelle le poisson blanc, soit parce qu’il a dans l’eau une couleur d’argent, soit parce que c’est le meilleur de tous les poissons à chair blanche, ressemble au kaita pour la grosseur et la figure ; mais il en diffère par des taches noires oblongues dont il a le dos parsemé. Quand les vieux poissons de cette espèce ont déposé leurs œufs, ils s’enfoncent dans des endroits profonds, où la vase est épaisse, où l’eau ne gèle jamais ; aussi peut-on en prendre même en hiver ; c’est la ressource des peuples méridionaux du Kamtchatka ; mais en février il n’est pas aussi gras qu’en automne.

Quelque soit l’instinct ou le besoin qui attire ces poissons dans les rivières, cet attrait est plus fort que le coûtant des flots qu’il leur fait remonter malgré la plus grande rapidité.

Quand un poisson est las de lutter contre cet obstacle, il s’enfonce dans un endroit plus calme de la rivière pour reprendre des forces. N’en a-t-il point assez en lui-même, il s’attache à la queue d’un autre poisson plus vigoureux qui l’entraîne à sa suite dans les passages rapides et périlleux. Aussi voit-on la plupart de ces poissons que l’on pêche avoir la queue entamée ou mordue. Il y en a qui vont mourir dans le sable ou sur le rivage plutôt que de retourner à la mer, du moins avant la saison.

Steller dit que, lorsqu’ils sont forcés d’y revenir, quoiqu’ils aiment à garder l’embouchure des rivières où ils sont nés, quelquefois ils en sont écartés par les tempêtes, et jetés sur le cours d’un fleuve étranger. C’est pourquoi l’on voit, dans certaines années, une rivière abonder de cette sorte de poissons, tandis qu’une autre en manque tout-à-fait. Quelquefois on est dix ans avant de revoir dans une rivière les poissons qui en ont perdu l’embouchure. Cet accident n’arrive que lorsque les jeunes poissons qui gagnent la mer en automne y sont accueillis par la tempête. S’ils y entrent dans un temps calme, comme c’est l’ordinaire, ils n’ont qu’à s’enfoncer dans un endroit profond ; ils y sont à l’abri de l’orage, l’agitation des tempêtes ne se faisant jamais sentir plus bas qu’à soixante sagènes de profondeur. Ainsi l’aigle et le saumon peuvent défier les vents : l’un est au-dessus, l’autre est au-dessous de leurs ravages.

Kracheninnikov fait une classe à part des espèces de poissons qui fréquentent indifféremment toutes les rivières, et dans tous les temps.

La première de ces espèces est le goltsi, qui grossit jusqu’à peser vingt livres. Il entre dans le Kamtchatka, et, par les petites rivières qu’il reçoit, gagne les lacs d’où sortent ces rivières. C’est là qu’il séjourne et s’engraisse à loisir durant cinq ou six ans, qui font le terme de sa vie.

La première année, ces poissons croissent en longueur ; la seconde, plus en largeur ; la troisième, en grosseur par la tête ; et les trois dernières années, deux fois plus en épaisseur qu’en longueur. C’est à peu près ainsi que doivent croître les truites, dont le goltsi fait une espèce.

Une seconde espèce est le monikiz, distingué des autres sortes de truites par une raie rouge assez large qu’il a de chaque côté du corps, depuis la tête jusqu’à la queue. Il mange les rats qui traversent les rivières en troupes. Il aime la baie du brovnitsa, espèce de myrtille qui croît sur le bord des eaux. Quand il en voit, il s’élance de l’eau pour en attraper la feuille et le fruit. C’est un très-bon poisson, mais il est rare. Comme on ne sait quand il entre dans l’eau douce ou retourne dans la mer, on conjecture qu’il remonte les rivières sous la glace.

Les Kamtchadales ont aussi des éperlans, qu’ils appellent korioukhi. Ce sont de très-petits poissons d’un goût si désagréable, que les pêcheurs aiment mieux les donner à leurs chiens que de s’en nourrir. De trois espèces, la plus abondante est celle qu’ils nomment ouiki. On dit que les rivages de la mer orientale en sont quelquefois couverts l’espace de cent verstes, à un pied de hauteur. On les distingue, parce qu’ils nagent toujours trois ensemble, se tenant par une raie velue qu’ils ont des deux côtés, et si fortement attachés, que quiconque en veut pêcher en a trois à la fois.

Kracheninnikov termine l’histoire des poissons du Kamtchatka par les harengs, qu’on appelle dans le pays beltchoucht. Ce poisson ne se trouve guère dans la mer de Pengina ; mais en revanche, il abonde dans la mer orientale, où il a une large carrière. Aussi d’un seul coup de filet en prend-on quatre tonneaux.

Cette pêche se fait dans le lac Vilioutchin, qui est éloigné de cinquante sagènes de la mer, avec laquelle il communique par un bras. « Quand les harengs y sont entrés, dans l’automne, ce bras ou détroit est bientôt fermé par les sables que les tempêtes y entassent. Au printemps les eaux du lac, gonflées par la fonte des neiges, rompent cette digue de sable, et rouvrent aux harengs le passage dans la mer. Comme ils se rendent à ce détroit vers la saison où il doit être libre, les Kamtchadales brisent la glace dans un endroit, y passent leurs filets, où sont attachés quelques harengs pour amorcer les autres, et couvrent l’ouverture de nattes. Un pêcheur veille sur un trou pratiqué dans les nattes pour voir le moment où les poissons entrent dans les filets, en voulant passer le détroit et regagner la mer. Aussitôt il appelle ses compagnons, ôte les nattes, et l’on tire les filets remplis de harengs. On les enfile par paquets dans des ficelles d’écorce d’arbre, et les Kamtchadales les emportent chez eux sur des traîneaux. » C’est ainsi que l’industrie, excitée par le besoin, varie chez tous les peuples avec la situation des lieux et des choses qui concourent à satisfaire ce besoin. Le hareng est le même sur toutes les mers ; mais la manière de le prendre n’est pas la même sur toutes les côtes.

L’histoire des pays sauvages est plutôt celle des animaux que des hommes. Mais, quoique partout où l’homme destructeur n’a point imprimé la trace meurtrière de ses pas tous les autres habitans de la terre y dussent trouver un sûr asile et s’y multiplier à loisir, cependant on peut dire en général, peu d’hommes, peu d’animaux : tant la voracité, la guerre, la curiosité, l’ennui du repos, la soif du butin, les besoins et les passions de l’espèce humaine l’agitent et la poussent dans tous les lieux où les productions, soit animales, soit végétales, peuvent fournir des alimens à l’être qui, dévorant tout ce qui vit, se reproduit de la mort de tous les autres êtres. Si donc le Kamtchatka n’est pas aussi peuplé qu’on devrait l’attendre du climat, c’est que la terre y présente peu de subsistances aux hommes ; c’est que le sol montagneux ou marécageux ne produit guère de verdure entre les pierres ou les eaux dont il est couvert. Dès lors on doit imaginer que les oiseaux y sont rares : aussi ne sont-ce la plupart que des oiseaux aquatiques ; et la mer en fournit les plus nombreuses espèces.

Elles sont presque toutes sur la rive orientale du Kamtchatka, parce que les montagnes leur offrent un asile plus voisin, et l’Océan plus de nourriture.

Le plus connu de ces oiseaux est le macareux, désigné sous le nom de canard du nord. Les Kamtchadales l’appellent ypatka. On le trouve sur toutes les côtes de la presqu’île, et il n’a rien de particulier pour le Kamtchatka que d’y être fort commun.

Un autre oiseau du même genre, qui ne se trouve point ailleurs, est le mouïchatka. Il diffère de l’ypatka, qui a le ventre blanc, en ce qu’il est tout noir, et qu’il a sur la tête deux longues plumes effilées d’un blanc jaunâtre qui, partant de dessus les yeux, lui pendent comme deux tresses de chaque côté du cou.

L’arau ou le kara est une espèce de plongeur. Cet oiseau, plus gros que le canard, a la tête, le cou et le dos noirs, le ventre bleu, le bec long, droit, noir et pointu, les jambes d’un noir rougeâtre, et trois ergots unis par une membrane noire. Ses œufs sont très-bons à manger ; sa chair est mauvaise, et sa peau sert à faire des fourrures.

Il y a des cormorans qui sont particuliers au Kamtchatka : on les appelle tchaiki. Deux de ces espèces diffèrent par les plumes, que l’une a noires, et l’autre blanches. Le tchaiki est gros comme une oie, a le bec long de cinq pouces, tranchant sur les bords ; la queue longue de huit à neuf pouces ; les ailes de sept pieds d’envergure, quand elles sont étendues ; le gosier si large, qu’il avale de grands poissons tout entiers. Il ne peut se tenir sur ses pieds, ni s’élever de terre pour voler, quand il a mangé. Mais par ses traits il ressemble sans doute à beaucoup d’autres oiseaux déjà décrits dans cet ouvrage, quoique les naturalistes soient ordinairement si peu d’accord dans leurs descriptions, qu’ils font tantôt plusieurs sortes d’oiseaux d’une seule espèce, tantôt une seule espèce de plusieurs ; le bec, les pieds, les ailes, la nuance et la place des couleurs et des taches, se variant à l’infini, non-seulement d’une espèce à l’autre, mais entre les individus de la même espèce, selon l’âge et le climat. Il suffit donc de recueillir dans cette histoire les relations de divers animaux avec l’homme, c’est-à-dire, ce qu’il y a de particulier entre ces espèces et la nôtre dans les différens pays qu’elles habitent ensemble. Ainsi l’on se contentera de dire que l’homme se sert de la vessie du tchaiki pour l’attacher à ses filets, au lieu de liége, et qu’il pêche ces sortes d’oiseaux : voici comment.

Les Kamtchadales passent un hameçon de fer ou de bois à travers le corps d’un poisson ; en sorte que l’instrument demeure caché sous la nageoire qui est sur le dos. On jette cette amorce dans la mer. Les tchaiki veulent aussitôt se disputer la proie, et quand le plus fort des combattans a saisi l’hameçon, on tire le tout avec une courroie qui tient à l’amorce. Quelquefois on attache un de ces oiseaux vivans à cette espèce de ligne pour en attraper d’autres, en lui liant le bec, de peur qu’il n’avale l’amorce.

Parmi les oiseaux de mer, on distingue l’oiseau de tempête, espèce de pétrel. Les navigateurs l’appellent ainsi, parce qu’il vole fort bas, rasant la surface des eaux, ou qu’il vient se percher sur les vaisseaux, quand il doit y avoir une tempête. Cette allure en est un présage infaillible.

Au nombre de ces oiseaux de mauvais augure, Steller range les starik et les gloupichi. Les premiers, dont le nom est russe et signifie une faucille, sont de la grosseur d’une grive, ont le ventre blanc, et le reste du plumage d’un noir quelquefois tirant sur le bleu. Il y en a qui sont entièrement noirs, avec un bec d’un rouge de vermillon, et une huppe blanche sur la tête. Les naturalistes les nomment alques huppés. Les gloupichi tirent leur nom de leur stupidité ; c'est l’alque, perroquet des naturalistes ; ils sont gros comme un pigeon. Les îles ou les rochers situés dans le détroit qui sépare le Kamtchatka de l’Amérique en sont tout couverts. Le dessus de la tête et du cou, le dos, les ailes et la queue sont noirs, avec quelques taches blanches. Les Kamtchadales, pour les prendre, n’ont qu’à s’asseoir près de leur retraite, vêtus d’une pelisse à manches pendantes. Quand ces oiseaux viennent le soir se retirer dans des trous, ils se fourrent d’eux-mêmes dans la pelisse du chasseur, qui les attrape sans peine.

Le kaïover on kaior, ou petit guillemot, est un oiseau noir, avec le bec et les pates rouges. Les Cosaques l’appelent isvochiki, parce qu’il siffle comme les conducteurs de chevaux.

Il y a encore sur ces côtes d’autres cormorans ; l’un, entre autres, qu’on appelle ouril, est gros comme une oie. Il a le corps d’un noir blanchâtre, les cuisses blanches, les pieds noirs, le bec noir par-dessus, et rouge par-dessous.

Les Kamtchadales disent que les ourils n’ont point de langue, parce qu’ils l’ont changée avec les chèvres sauvages pour les plumes blanches qu’ils ont au cou ou aux cuisses. Cependant cet oiseau crie soir et matin, et son cri ressemble, dit Steller, au son de ces trompettes d’enfant qu’on vend aux foires de Nuremberg. Quand il nage, il porte le cou droit ; et quand il vole, il l’allonge. Il habite la nuit par troupes sur le bord des rochers escarpés, d’où le sommeil le fait souvent tomber dans l’eau, pour être la proie des renards qui sont à l’affût. Les Kamtchadales vont lui dérober ses œufs durant le jour, au risque de se casser le cou dans des précipices, ou de se noyer en tombant dans la mer. On prend ces oiseaux avec des filets, ou même avec des lacets enfilés à de longues perches. Quand ils sont une fois posés, ils ne quittent guère leur place, même en voyant prendre ceux qui sont à leurs côtés. Si l’oiseleur vient leur présenter le lacet au bout de la perche qu’il tient à la main, ils détournent la tête pour s’en défendre, mais restent au même endroit jusqu’à ce que leur cou soit pris au nœud coulant.

Les rivières ont aussi leurs oiseaux, et le roi de ces oiseaux est le cygne, qui, comme le dit si bien Saint-Lambert dans son poëme des Saisons,

Navigue avec orgueil, flotte avec majesté.

Mais tout l’honneur qu’il reçoit est d’être mangé au dîner des Kamtchadales, dans les festins ou les repas d’invitation. Au temps de la mue, on le prend avec des chiens, on le tue avec des bâtons.

Il y a plus d’adresse dans la manière d’attraper les oies sauvages. Dans l’endroit où ces oiseaux se retirent le soir, on fait des huttes à deux portes. Un chasseur, couvert d’une chemise ou d’une pelisse blanche, s’approche doucement des oies. Quand il en a été aperçu, il regagne en rampant la hutte ouverte ; les oies l’y suivent ; il sort par l’autre extrémité de la cabane, dont il ferme la porte ; puis il en fait le tour, et, rentrant par la première porte, il assomme toutes les oies.

On les prend aussi dans des fossés que l'on creuse le long des lacs où elles se tiennent. Lorsqu’elles veulent se promener, elles marchent sur ces trappes que l’on a cachées sous des herbes, et y tombent de façon que leurs ailes sont prises et serrées dans ces fosses étroites.

Ces oies ne sont pas plus sédentaires au Kamtchatka que dans les autres pays. Steller dit qu’elles arrivent au mois de mai pour s’en retourner en novembre. Il prétend qu’elles viennent de l’Amérique, car il les a vues passer devant l’île de Behring en automne, vers l’est ; au printemps, vers l’ouest.

Les canards sont encore plus communs que les oies, puisqu’il y en a de dix espèces, sans compter les canards domestiques. Une de ces espèces, qu’on nomme sauki, est remarquable par son cri, qui exprime son nom. Steller dit qu’il est composé de six tons qu’il a notés de la manière suivante :

manière suivante :osix tonso
manière suivantosix tonso
manière suivosix tonso

C’est de son cri que les Kamtchadales l’appellent aanghitche. Le naturaliste attribue ces trois modulations à trois ouvertures du larynx, qui sont couvertes d’une membrane fine et déliée.

Une espèce de canards particulière au Kamtchatka, ce sont les canards des montagnes. « La tête des mâles est d’un noir aussi beau que du velours. Ils ont près du bec deux taches blanches, qui montent en ligne droite jusqu’au-dessus des yeux, et qui ne finissent que sur le derrière de la tête par des raies roussâtres. Ils ont au-dessus des oreilles une petite tache blanche de la grandeur d’une lentille ; le bec, ainsi que chez les autres canards, large, plat, et d’une couleur bleuâtre ; un bande longitudinale blanche de chaque côté du cou ; un ruban pareil, liseré d’un noir de velours, à travers la poitrine, et un second au-dessus de l’origine des ailes ; le dos d’un brun noirâtre ; le croupion et les couvertures de la queue d’un noir bleu très-foncé ; la poitrine, gris de fer ; le ventre, gris brun ; les flancs, d’un roux vif ; les pennes des ailes et de la queue, brunes ; le milieu, d’un bleu pourpré ; les pieds, de couleur de plomb, et les ongles gris. Cet oiseau pèse environ deux livres. C’est un gibier excellent. La femelle n’est pas si belle ; ses plumes sont noirâtres, et chacune d’elles, vers la pointe, est d’une couleur jaunâtre, un peu bordée de blanc : elle a la tête noire et marquetée de tâches blanches sur les tempes : elle ne pèse pas tout-à-fait une livre et demie. »

Ces femelles sort font stupides, continue Kracheninnikov ; car, au lieu de s’envoler quand elles voient un homme, elles ne font que plonger dans l’eau, qui sans doute est leur principal élément. Mais les eaux sont si basses et si claires, qu’il est aisé d’y tuer ces canards à coups de perche.

Cependant on en prend beaucoup moins à cette sorte de battue qu’à la chasse. Ce dernier exercice, aussi amusant qu’utile, demande de l’adresse : l’automne en est la saison. On va dans les endroits couverts de lacs ou de rivières entrecoupés de bois ; on nettoie des avenues à travers ces bois, d’un lac à l’autre ; on lie ensemble des filets qui sont attachés à de longues perches, et qu’on peut tendre ou lâcher au moyen d’une corde, dont on tient les deux bouts. Sur le soir, on tend ces filets à la hauteur du vol des canards. Ces oiseaux viennent s’y jeter d’eux-mêmes en si grand nombre et avec tant de force, qu’ils les rompent souvent, et volent à travers en passant d’un lac à l’autre, ou rasant la surface de l’eau le long d’une rivière.

Ces canards tiennent lieu de baromètre et de girouette aux Kamtchadales, avec cette différence, qu’ils indiquent plutôt le temps à venir que le temps actuel, et qu’ils tournent et volent contre le vent qu’ils annoncent. Mais ces pronostics ne sont pas infaillibles.

Le Kamtchatka n’a dans ses rochers que des oiseaux de proie. À la cime de ces rochers sont les nids des aigles, qui ont six pieds de diamètre, sur trois ou quatre pouces de hauteur. Tous les jeunes aiglons sont blancs comme le cygne ; ensuite les uns deviennent gris, les autres bruns, ou couleur d’argile ; les autres noirs, et les autres tachetés de noir et de blanc. Les aigles mangent le poisson, et les Kamtchadales mangent l’aigle : c’est ainsi que les substances animales ou végétales passent les unes dans les autres par la nutrition, et l’homme seul se nourrit de presque toutes. Mais, par une circulation singulière des germes de la vie et de la mort, quand les volatiles, les poissons et les quadrupèdes voraces se sont nourris d’une infinité d’espèces prises dans les différentes classes du règne animal et sensible, l’homme qui a dévoré toutes ces espèces l’une après l’autre est à son tour la proie de mille insectes les plus vils.

Ils sont très-communs au Kamtchatka. Si les chaleurs de l’été n’y sont pas assez vives pour multiplier beaucoup ces générations, en revanche, les eaux, dont le pays est coupé, font que les vers y fourmillent. La terre en est couverte ; le poisson qu’on fait sécher en est dévoré jusqu’à la peau, qui reste seule. Les moucherons et les cousins rendent ce pays insupportablë dans la seule saison où il serait habitable. Heureusement, comme les Kamtchadales sont alors occupés à la pêche, où la fraîcheur et la continuité des vents écartent ces essaims fâcheux que le soleil fait éclore, ils n’en souffrent pas extrêmement. L’humidité de l’air fait aussi qu’on voit peu de papillons, si ce n’est vers la source du Kamtchatka, où la sècheresse du sol et le voisinage des bois les rendent communs. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on en a vu des multitudes prodigieuses voler sur des vaisseaux éloignés de la côte à plus de trente verstes. Peuvent-ils aller si loin sans se reposer ? ou bien éclosent-ils sur les vaisseaux mêmes ? Dans ce cas, les apporterait-on au Kamtchatka d’un climat étranger, comme les punaises qu’on trouve aux environs du Bolchaia-Rieka et de l’Avatcha, où sans doute elles sont venues dans des coffres et sur des habits ?

Si les Kamtchadales sont délivrés de la plupart de nos insectes, ils sont encore plus tourmentés par les poux qu’on ne l’est en Italie et même en Espagne. On en trouve sur les bords de la mer une espèce qui s’insinue entre cuir et chair, et cause des douleurs aiguës, qu’on ne peut faire cesser qu’en coupant la chair vive où elle a fait son nid. Quant aux poux ordinaires, cet insecte domestique des climats chauds, ils abondent tellement au Kamtchatka, que les femmes n’ont souvent d’autre occupation que de s’en délivrer. Elles les font tomber par tas sur leurs habits, en passant leurs cheveux à travers les doigts, qui leur servent de peigne. Les hommes s’en débarrassent avec des étrilles de bois, dont ils se frottent le dos. Mais les hommes et les femmes mangent également leurs poux, sans doute par représailles. Les Cosaques sont obligés de menacer les Kamtchadales de les battre comme des enfans pour les déshabituer de cette malpropreté. Mais on ne saurait empêcher une femme de ce pays de manger des araignées quand elle en trouve, soit avant de s’exposer à la grossesse, soit durant cet état, ou au terme d’accoucher. L’idée qu’on a de la vertu de cet insecte pour la fécondité, fait qu’un mari trouve sa femme mieux disposée, dit-on, à ses approches, quand elle a satisfait à ce goût bizarre pour les araignées.