Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XII/Seconde partie/Livre VI/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Pays et peuples voisins du Kamtchatka.

Les îles Kouriles semblent être une dépendance du Kamtchatka par la proximité où elles se trouvent de cette terre : elles sont comme autant de stations qui conduisent de ce continent au Japon. On ne peut donc se dispenser d’en attacher la description à l’histoire du Kamtchatka. Elles en ont été détachées par la mer ; il s’est fait une transmigration de peuple entre la péninsule et les îles voisines. On passe continuellement des unes à l’autre. Ces îles seront peut-être un jour les échelles du commerce du Japon et de l’Inde avec le nord de l’Asie, ou même de l’Europe, si l’âme des Russes est plus indomptable et plus forte que les périls et les frimas de la mer Glaciale. Tout invite à faire connaître ces îles.

Elles s’étendent de la pointe méridionale du Kamtchatka, en formant une ligne courbe, qui se prolonge au sud-ouest jusqu’au détroit de Sangar, qui sépare l’île de Matsmaï, derrière des Kouriles, de l’île de Niphon dans l’empire du Japon. Il paraît par la position générale de ces îles, par leur distance et leur situation respectives, qu’elles faisaient autrefois partie d’un grand espace de terre ferme qui semble avoir été englouti par la mer. Elle y a fait à peu près le même chemin qu’aux Antilles, creusant et minant un grand circuit, au travers duquel elle s’est ouvert plusieurs passages pour former ce golfe qui compose la mer d’Amour, celle de Pengina et la mer d’Okhotsk. Il y a même entre cette contrée de l’Asie et celle de l’Amérique septentrionale une ressemblance singulière, soit que l’on considère d’un côté l’étendue circulaire des îles Kouriles et celles des Antilles, soit qu’on examine les progrès et les ravages de la mer, qui a formé d’une part le golfe du Mexique, et de l’autre ce long sinus compris entre les Kouriles et le continent d’Asie. On aperçoit que ces deux chaînes d’îles étaient jadis une barrière que la terre opposait au choc continuel de la mer qui regagne toujours à l’orient ce qu’elle doit perdre au couchant, où nous voyons même en Europe, même en France, qu’elle a laissé du terrain, témoin ces landes qui s’étendent depuis Bordeaux jusqu’à Baïonne. Mais quel que soit le rapport que ces groupes d’îles si éloignés entre eux semblent offrir aux yeux, ou peut-être à l’imagination, arrêtons-nous à la description de celles dont il s’agit dans cet endroit de l’Histoire des Voyages. On supposait jadis qu’il y en avait trente-six ; mais il n’y en a réellement que vingt-deux. La différence des noms que leur donnent les Kouriles, les Japonais et les Russes, a fait long-temps varier les opinions sur leur nombre.

La première des Kouriles, appelée Choumtchou, a du nord-est au sud-ouest cinquante verstes de longueur sur trente de largeur. Elle est remplie de montagnes, de lacs et de marais, d’où sortent de petites rivières qui tombent dans la mer. Trois de ces rivières, où l’on trouve du saumon de différentes espèces, mais en petite quantité, présentent chacune une habitation. Quarante-quatre personnes font toute la population de l’île. On veut que ces habitans y soient venus du Kamtchatka à l’arrivée des Russes ; c’était du moins leur asile le plus proche. Ils firent, dit-on, alliance avec d’autres insulaires voisins, et les enfans sortis de ce mélange de Kamtchadales et de Kouriles, ont une figure plus avantageuse, des cheveux plus noirs, et sont beaucoup plus velus. Quelle que soit cette origine, il est vraisemblable que ce sont tantôt les insulaires qui passent au continent, quand ils ont trop de monde, trop peu de subsistances, et tantôt les habitans de la terre ferme qui peuplent les îles, quand ils y sont chassés par la guerre ou jetés par les tempêtes. Ces différentes causes doivent avoir établi une réciprocité d’origine et de population entre les Kouriles et le Kamtchatka. Le trajet qui sépare le cap de la péninsule d’avec l’île de Choumtchou n’est que de quinze verstes, que l’on fait en trois heures, mais dans un temps calme et vers la fin de la marée ; car, durant le flux, la mer est si houleuse entre le cap et l’île, que les flots, élevés de vingt à trente sagènes, ne permettent pas aux canots d’aller d’un rivage à l’autre. Les Cosaques appellent ces vagues sowem, les Kouriles kogathe, c’est-à-dire, chaîne de montagnes ; quelquefois kamoui, divinité. Aussi leur jette-t-on, en passant, des idoles de bois pour calmer leur courroux, ou plutôt pour diminuer la crainte du danger. Les sauvages et leurs dieux ont cela de commode, que la malice des uns et la frayeur des autres s’apaisent comme elles s’irritent de rien.

La seconde île est Paramousir, cinq fois plus grande que la première. Le détroit qui l’en sépare n’est que de deux verstes, mais semé de rochers et bordé de côtes escarpées. Les habitans de cette île sont, dit-on, de vrais Kouriles ; ils ont leurs habitations sur la pointe du sud-ouest, aux bords d’un lac qui a cinq verstes de circuit. Ces deux premières îles sont sujettes à des tremblemens de terre et à des inondations. La mer y apporte de l’Amérique et du Japon différentes espèces d’arbres, parmi lesquels sont les débris des camphriers. On m’en a donné de grands morceaux, dit Kracheninnikov.

À l’ouest de Paramousir est une île déserte, désignée sur la carte sous le nom d’Anfinogen, mais que les Kouriles appellent Ouia-Koujath, qui veut dire rocher escarpé. Ce n’est qu’une montagne ronde, qui paraît, dit-on, exhaler de la fumée ; on y va des Kouriles et du Kamtchatka chasser ou pêcher les phoques et les otaries, qui s’y plaisent. Les peuples d’alentour font une histoire poétique de cette montagne. « Elle était autrefois, disent-ils, au milieu du grand lac Kourile, qui est sur la pointe du Kamtchatka ; mais comme son sommet dérobait la lumière aux montagnes voisines, elles lui firent la guerre, et l’obligèrent de chercher un asile à l’écart dans la mer. Ce fut à regret qu’elle quitta le lac, et pour monument de sa tendresse, elle y laissa son cœur. C’est un rocher qui est encore dans le lac Kourile, et qu’on appelle Outchitchi, qui signifie cœur de rocher. Mais le lac, la payant de retour, courut après elle quand elle se leva de sa place, et il se fraya vers la mer un chemin qui est aujourd’hui le lit de la rivière Ozernaia. » Les jeunes gens, dit-on, rient de cette fable, et les vieilles femmes la racontent comme une vérité. C’est du moins un reste de ce style allégorique répandu depuis bien des siècles par toute la terre, sur les catastrophes et les révolutions physiques que le globe a éprouvées. Tous les peuples sauvages ont mis leur histoire en fables, ou leurs fables en histoire ; mais tous n’ont pas su comme les Grecs embellir leurs erreurs. Les amours d’Alphée et d’Aréthuse en Sicile n’ont pas d’autre origine que l’amour du lac Kourile pour la montagne Ouiakoujatch. C’est dans l’imagination des peuples enfans que sont nées ces deux fables.

La troisième des Kouriles (car l’île Ouiakoujatch n’est pas proprement de ce nombre), c’est celle de Sirinki. Les habitans des deux premières vont chercher dans celle-ci des oiseaux et de la sarana pour vivre.

La quatrième est Mankanrouchi, qui ressemble à la précédente.

La cinquième est l’île d’Onekoutan. Steller dit que les habitans des îles plus éloignées venant dans celle-ci enlever les femmes et les enfans, les insulaires d’Onekoutan allèrent s’établir à Paramousir. Kracheninnikov dit, au contraire, que les Kouriles d’Onekoutan tirent leur origine de ceux de Paramousir. La preuve en est que des familles entières de la cinquième île vont rendre visite ou plutôt hommage aux habitans de la seconde, en leur payant des tributs de peaux de castors ou de renards. « On peut juger par là, continue Kracheninnikov, que les autres habitans d’Onekoutan ne refuseraient pas de payer des tributs, si on envoyait des gens pour les soumettre et les assurer de la clémence de sa majesté impériale, et de la puissante protection qu’ils peuvent en attendre contre leurs ennemis, qui viennent de temps en temps faire des incursions chez eux. »

La sixième est Karamokoutan, qu’un volcan rend déserte.

La septième est Siaskoutan, qui a quelques habitans ; la huitième est Ikarma ; la neuvième, Tchirinkoutan, la dixième, Moussir ; la onzième, Roïkokè ; la douzième, Matoua. Ce sont de petites îles désertes.

La treizième, à une demi-journée au sud-ouest de Siaskoutan, s’appelle Raschoua. On dit que les Japonais en tirent de la mine ; mais on ne sait de quelle espèce.

La quatorzième île et les deux suivantes sont Ouchichir, Kitoui et Chimouchir. En moins de douze heures, on peut traverser dans un canot chacun des détroits qui les séparent ; mais on risque d’être emporté en pleine mer et d’y périr, tant les courans y sont forts et les vagues enflées, pour peu que le vent s’élève : aussi les habitans de ces îles ne vont-ils de l’une à l’autre qu’au printemps et par une mer calme. La quinzième a des roseaux dont on fait des flèches ; la seizième est habitée par des hommes indépendans.

La dix-septième est Tchipoui, qui n’a point d’habitans ; mais elle fournit des oiseaux et des racines à la précédente et à la suivante.

Celle-ci s’appelle Ouroup ou Itourpou, si éloignée de Chimouchir, que de l’une on ne voit point l’autre. Itouroup est la dix-nëuvième ; Tchikoutan, la vingtième, et Kounachir, la vingt-unième.

La dernière, la plus grande, et la plus fameuse de toutes, est l’île Matsmaï. Ses habitans, nombreux comme ceux des trois précédentes, ont avec eux la même origine et la même langue. Les Japonais les appellent tous du nom général de peuples d’Ieso. « Ceci peut servir, dit Kracheninnikov, à corriger l’erreur des géographes qui ont donné le nom d’Ieso à une grande terre située au nord-est, près du Japon. »

Les habitans d’Ouroup et d’Itouroup commercèrent autrefois durant vingt-cinq ou trente ans avec les Kouriles voisines du Kamtchatka. Mais quelques-uns d’eux ayant été faits prisonniers dans l’île de Paramousir, le commerce et la navigation furent interrompus entre les Kouriles des deux extrémités de la chaîne.

Les premières et les dernières de ces îles, à l’exception de Matsmaï, n’ont presque pas de bois. L’île Kounachir est fangeuse et ferrugineuse, dit Steller : on y voit beaucoup de bêtes féroces, des ours, des chèvres sauvages, des renards, mais inférieurs à ceux du Kamtchatka. Les Japonais, dit-on, vont tous les ans y chercher des peaux de ces sortes d’animaux, pour des ustensiles, des meubles et des étoffes qu’ils y apportent en échange. D’autres prétendent que les habitans de Kounachir vont prendre à Matsmaï des étoffes du Japon, de soie et de coton, et des ustensiles de fer, pour les revendre aux îles d’Ouroup et d’Itouroup. Celles-ci donnent en retour des toiles d’ortie.

L’île Matsmaï, habitée par des Japonais, la plupart bannis, offre une ville de son nom, munie de fortifications. À la pointe du sud-ouest de l’île, est une garnison pour défendre le pays de l’invasion des Chinois et des incursions de la Corée. Le détroit, ou le bras de mer, qui passe entre cette île et le Japon, large en certains endroits de vingt verstes, se rétrécit en beaucoup d’autres, et partout est hérissé de caps et de rochers qui en rendent le passage très-difficile. Si l’on perd du temps, ou si l’on manque d’attention, les vaisseaux vont se briser sur ces écueils, ou sont emportés en haute mer par la rapidité des courans.

« Au reste, on sait que les Hollandais, en naviguant dans ces parages, trouvèrent une petite île à laquelle ils donnèrent le nom d’île des États ; et que de là, continuant leur route, ils aperçurent une grande terre (qu’ils appelèrent Terre de la Compagnie), qu’ils croyaient unie au continent de l’Amérique septentrionale. Les rapports faits par les Japonais, les éclaircissement donnés par les habitans de l’île d’Ieso, et les reconnaissances entreprises postérieurement par d’habiles navigateurs nous ont fait connaître que ces noms ont été appliqués aux côtes orientales de Matsmaï, de Kounachir, d’Itouroup et d’Ouroup : elles sont si fréquemment voilées par les brouillards, qu’il est facile de se méprendre sur l’étendue véritable de ces îles. On supposait aussi que la Terre de la Compagnie était la même que celle qui fut découverte par Jean de Gama, capitaine portugais, et l’on doutait si c’était un continent ou une île. On sait aujourd’hui que tous ces noms doivent disparaître de dessus les cartes. »

On juge, par la situation des îles Kouriles, que leurs habitans devraient participer également de la figure et des mœurs des Japonais et des Kamtchadales, qu’elles séparent. Mais la différence prodigieuse que la police et les arts ont mise entre un empire riche et peuplé, tel que celui du Japon, et des îles qui sont ou désertes, ou mal habitées, fait que les insulaires des Kouriles doivent beaucoup plus ressembler aux sauvages du Kamtchatka qu’au peuple fier et industrieux du Japon. Si l’on croit que la proximité puisse avoir la même influence pour le bien que pour le mal, il suffit, pour se détromper de cette prétention, de jeter un coup d’œil sur la Corse, qui, environnée de deux nations depuis long-temps éclairées et policées, a conservé sa férocité, sa paresse, son ignorance naturelle, et paraît encore plus loin de l’Italie, pour les arts et les lois, que les pirates africains ne le sont de l’Europe pour l’industrie et les lumières. Des îles pauvres, incultes, et d’un abord difficile, d’un séjour désagréable et peu sûr, n’attirent point un peuple commerçant, qui, pourrait les défricher et les cultiver. Des sauvages sans arts et sans connaissances n’abordent guère chez une nation policée, dont les mœurs et le caractère repoussent encore plus l’homme grossier que celui-ci ne rebute l’homme civilisé. On ne s’étonnera donc pas de trouver beaucoup de rapports entre les Kamtchadales et les peuples kouriles.

Ceux-ci sont pourtant mieux faits, d’une taille et d’une figure plus avantageuses. Tout ce qu’ils ont de sauvage, ils le tiennent des Kamtchadales ou des Tongouses errans du continent, comme un visage basané, l’usage de se noircir les lèvres, de se peindre des figures sur les bras jusqu’aux coudes, de se faire des habits composés de peaux de bêtes et d’oiseaux de différentes espèces, assortis de poils et de plumes de toutes les couleurs. Tout ce qu’ils ont d’artificiel, ils le tiennent des Japonais, comme la coutume d’avoir les cheveux ras par-devant jusqu’au sommet de la tête et pendans par-derrière ; de porter aux oreilles des anneaux d’argent. Souvent ils mêlent les deux goûts et l’habillement sauvage aux étoffes du luxe. Curieux des brillantes couleurs, mais peu jaloux de la propreté, un Kourile habillé d’écarlate portera sur ses épaules un phoque dégouttant de graisse et de sang. Un Kourile, dit Steller, ayant trouvé un corset de soie, mit cet habillement, et se promena gravement devant les Cosaques, qui se moquaient de lui. Quel était le plus stupide, ou le sauvage qui pensait que les femmes et les hommes étaient partout habillés également comme dans son île, ou le Cosaque qui n’en savait pas assez pour réfléchir que l’insulaire ne devait pas en savoir davantage ?

Les Kouriles se nourrissent de quadrupèdes marins, et se logent comme les Kamtchadales, quoique avec plus de propreté, tapissant leurs siéges et leurs murailles de nattes de jonc. Ils connaissent aussi peu la Divinité que les Kamtchadales ; mais ils ont, comme eux, leurs idoles de bois, qu’ils appellent Ingoul, ou Innakou. En font-ils des dieux ou des démons ? c’est ce qu’on ignore. Mais ils leur offrent les premières bêtes qu’ils prennent, en mangent la chair, et leur en laissent la peau.

Ils ont des baïdares pour naviguer en été, des raquettes pour marcher en hiver, faute de chiens pour aller en traîneaux. Quand les femmes ne font pas des nattes ou des habits, elles suivent leurs maris à la chasse des bêtes marines.

Les Kouriles ont jusqu’à deux ou trois femmes, mais ne voient les filles qu’ils recherchent que la nuit à la dérobée, comme les Tartares mahométans, jusqu’à ce qu’ils aient payé au père le prix que doit leur coûter la fille.

Une femme infidèle occasione à son mari la perte de l’honneur ou de la vie. Le mari qui l’a surprise appelle son adversaire en duel, et c’est au bâton. Celui qui fait le défi reçoit le premier sur le dos trois coups d’une massue, grosse comme le bras ; ensuite il les rend à son ennemi. Ce jeu continue ainsi jusqu’à ce que l’un des deux demande grâce, ou succombe sous le nombre ou la force des coups. Refuser le duel serait un déshonneur comme parmi nous. Le coupable qui préfère la vie à l’honneur doit dédommager le mari par une compensation en bêtes, en habits, en provisions de bouche. Il y a long-temps que ces sortes de compensations se sont introduites aussi chez les peuples policés.

Les femmes kouriles ont un usage plus cruel que celui de trahir leurs maris : quand elles accouchent de deux enfans, on en fait périr un. Cependant ce peuple est doux et humain ; il respecte les vieillards ; il chérit les liens du sang ; il connaît l’amitié.

« C’est un spectacle touchant, dit Kracheninnikov, que de voir l’entrevue de deux amis qui habitent dans des îles séparées. L’étranger vient sur un canot, et l’hôte qui va le recevoir marche avec cérémonie. Chacun endosse son habit de guerre, prend ses armes, agite son sabre et sa lance. Ils bandent leur arc l’un contre l’autre, comme s’ils allaient combattre, et ils s’approchent en dansant. Quand ils se sont joints, ils s’embrassent avec toutes sortes de caresses, et versent des larmes de joie. » On mène le convive dans une yourte, on le fait asseoir, on se tient debout devant lui pour écouter le récit des aventures de son voyage, les nouvelles de sa famille. Quand il a fini de parler, le plus âgé de l’habitation raconte à son tour tout ce qui s’est passé dans l’île durant l’absence de l’étranger. On se réjouit ou l’on s’afflige tour à tour, selon la nature des récits. Enfin, on mange, on danse, on chante : telles sont les mœurs des Kouriles.

Comme le Kamtchatka n’est important pour les Russes que par la communication qu’il peut leur ouvrir avec les deux grandes sources du commerce et des richesses, il était naturel qu’après avoir trouvé la route qui les mène au Japon et aux Indes, ils en cherchassent une vers l’Amérique. La presqu’île du Kamtchatka, à peu près également éloignée de ces deux régions, leur a facilité l’approche du continent de l’Amérique.

Steller soupçonne que les deux continens se joignaient autrefois. La figure des côtes de l’un et de l’autre, dans les hautes latitudes ; le grand nombre de caps qui s’avancent des deux côtés dans une longueur de trente à soixante verstes ; la multitude et la situation des îles qui se trouvent entre ces deux terres, tout le porte à présumer que l’Ancien et le Nouveau-Monde ont été séparés avec violence par cet élément qui change perpétuellement la face du globe terrestre.

« Les îles, dit-il, qui s’étendent depuis le Kamtchatka jusqu’à l’Amérique, entre le 51e. et le 54e. degré de latitude, forment une chaîne aussi suivie que les îles Kouriles. »

Enfin il y a des ressemblances frappantes entre les Kamtchadales et leurs voisins de l’Amérique. Les traits du visage sont les mêmes : les unes et les autres mangent de la sarana, qu’ils préparent de la même manière ; leurs haches, leurs habits, leurs chapeaux, leurs canots ; tous ces objet de comparaison portent à croire qu’ils ont la même origine. Le continent de l’Amérique n’eût-il jamais été joint à celui de l’Asie, ces deux parties du monde sont si voisines, qu’il est très-possible que les habitans de l’Asie aient passé en Amérique par les îles intermédiaires qui favorisaient cette transmigration. Steller joint à ces traits de conformité des rapports très-sensibles entre les mœurs des Kamtchadales et celles des Américains. Mais ces ressemblances appartiennent peut-être plus au climat, à la position, au genre de vie commun à tous les sauvages du Nord, qu’à l’origine des deux nations. C’est dans les langues, plus que dans les usages, qu’il faut chercher les racines des différentes populations. Or, si le langage ne montre point de trace de parenté entre les habitans de l’Asie et de l’Amérique, il est difficile d’en établir sur les autres rapports. Mais il s’agit moins de savoir les relations que la nature mit autrefois d’un continent à l’autre que de découvrir celles que le commerce et la navigation y peuvent créer ou renouer.

Parmi les îles que Steller regardait comme susceptibles de servir un jour d’entrepôt ou de relâche à la navigation des Russes en Amérique, une des plus considérables est l’île de Behring.

Cette île est composée d’une masse de montagnes. On voit les plus élevées par un temps serein, à vingt lieues de distance. C’était une ancienne opinion des Kamtchadales, qu’il devait y avoir une terre vis-à-vis l’embouchure du Kamtchatka, parce qu’ils voyaient toujours des brouillards de ce côté, quelque pur que fût l’horizon. Cependant les plus hautes de ces montagnes n’ont que deux verstes ou demi-lieue de hauteur perpendiculaire. Leur principale chaîne est serrée et continue. Celles d’à côté sont coupées de vallons formés par de petits ruisseaux qui, prenant leur cours dans la longueur de l’île, ont leur embouchure au nord ou au midi. Les vallées creusées entre les plus hautes montagnes ont les plus petits ruisseaux, et sont étroites. Celles qui sont au pied des montagnes les moins élevées sont plus larges et arrosées des plus grands ruisseaux. De même les plaines les plus éloignées des grandes montagnes, ou placées derrière les caps les plus bas, sont plus étendues que les plaines voisines des hauts promontoires. Les terres, comme les eaux, s’étendent et s’élargissent en s’éloignant des montagnes et en s’approchant de la mer. Les montagnes de l’île Behring sont en général composées d’un roc de la même espèce et de la même couleur ; mais les caps qui s’avancent en mer sont d’une pierre dure et grisâtre. Steller attribue cette différence à l’eau de la mer.

Les côtes méridionales de l’île sont plus escarpées et plus rompues que celles du nord. La forme et l’aspect des montagnes et des côtes offrent partout à l’imagination de Steller l’ouvrage des inondations de la mer, des tremblemens de terre et des fontes de neiges. On lui prête à ce sujet quelques observations qui seront peut-être curieuses pour les naturalistes, mais dont nous ne garantissons ni l’utilité, ni même l’authenticité, vu la négligence avec laquelle on nous les donne. Il en est de l’ouvrage de Kracheninnikov, dans certains endroits, comme d’un lieu de l’île Behring qu’on appelle l’Antre. Les rochers y représentent des murailles, des escaliers, des bastions ; les uns ressemblent à des colonnes ; plusieurs forment des voûtes et des portes ; mais elles paraissent plutôt un ouvrage de l’art qu’un jeu de la nature. Ainsi la collection de l’auteur russe paraît quelquefois moins l’histoire de la nature qu’un amas d’érudition apprêtée, compilée, et mal ordonnée. C’est au lecteur d’en juger.

« S’il y a, d’un côté de l’île, une baie (dit cet historien du Kamtchatka, d’après Steller sans doute), il se trouve sur le rivage opposé un cap ; et partout où le rivage va en pente douce, et où il est sablonneux, vis-à-vis il est plein de rochers, et entrecoupé. Dans les endroits où la côte se brise, et tourne d’un côté ou de l’autre, on observe qu’un peu auparavant le rivage est toujours fort escarpé l’espace d’une ou deux verstes…. On a observé sur les plus hautes montagnes que de leur intérieur il sort des espèces de noyaux qui se terminent en cônes ; et, quoique la matière dont ils sont faits ne diffère en rien de celles des montagnes mêmes, ils sont pourtant plus tendres, plus purs et plus clairs. » Kracheninnikov dit qu’on peut regarder ces noyaux, qu’il croit formés « par quelque mouvement intérieur de la terre, et surtout par sa pression vers le centre, comme une espèce de cristal, ou comme la matière la plus pure des montagnes, qui, sortant du centre, est d’abord liquide, et se durcit ensuite à l’air. »

L’île de Behring est environnée au nord-est, jusqu’à quatre ou cinq verstes, de bancs de rochers, qui semblent avoir été détachés par la mer, de l’île même dont ils augmentaient la largeur. Ces rocs ont les mêmes couches que les montagnes, et l’on aperçoit entre eux des traces du cours d’une rivière. Sous ces rocs les plus escarpés, l’eau est basse, contre l’observation générale, qui trouve presque toujours la profondeur de l’eau sur les rivages de la mer proportionnée à l’élévation des côtes. Enfin ce qui prouve combien l’Océan travaille fortement sur cette île, c’est qu’en moins de six mois elle a changé de face dans un endroit où une montagne est tombée dans la mer.

Mais l’île de Behring, remarquable par elle-même, ne l’est peut-être pas moins par celles qu’on découvre dans ses environs. Ce sont autant de signaux que la nature a mis sur le chemin du nord de l’Asie à l’Amérique pour ouvrir ce dernier continent aux Russes. Peut-être verra-t-on les riches conquérans de la zone torride exposés aux mêmes révolutions que les peuples méridionaux de l’Europe ont plus d’une fois éprouvées sur notre hémisphère. Ce bouleversement des empires et des nations, est d’autant plus facile à prévoir dans le lointain des siècles, que les Russes ont conservé l’esprit conquérant de leurs ancêtres, et que les maîtres du Mexique et du Brésil ne promettent pas d’être des Romains.

Quoi qu’il en soit de l’avenir[1], assurons-nous d’un présent plus heureux, si cependant les progrès de la navigation sont réellement ceux du bonheur des hommes.

Au sud de l’île de Behring est une île de quatre-vingts à cent verstes de longueur. Elles sont séparées l’une de l’autre par un détroit de vingt verstes, au nord-ouest, et d’environ quarante au sud-est. Les montagnes de la dernière sont moins hautes que celles de la première. On y trouve, à trente brasses au-dessus du niveau de la mer, une grande quantité de troncs d’arbres et de squelettes entiers de bêtes marines, que la mer y a vomis sans doute dans une inondation.

La terre y est sujette à de fréquens tremblemens, dont quelques-uns, au rapport des voyageurs, y ont duré l’espace de six minutes. Du reste, le climat de cette île est plus rude et plus piquant que celui du Kamtchatka, soit parce qu’elle est fort exposée à tous les vents, soit parce qu’elle n’a point de bois. Dans les vallées surtout, les tourbillons de vent sont si forts, qu’il n’est pas possible de s’y tenir debout ; mais si l’air est froid et désagréable dans cette île, la terre y donne en abondance des eaux minérales, pures et très-salubres pour les malades. On y compte plus de soixante ruisseaux, dont quelques-uns ont nuit ou dix sagènes de largeur sur deux de profondeur. Ces ruisseaux, qui tombent promptement dans la mer, s’élèvent quelquefois, dans les grandes marées, à la hauteur de cinq sagènes.

Après ces excursions dans les îles voisines du Kamtchatka, soit au midi, soit à l’orient, il faut revenir dans cette presqu’île, pour jeter un coup d’œil sur le continent où elle est attachée, et connaître les peuples qui l’entourent. C’est d’eux qu’elle a tiré ses habitans et sa langue, du moins en partie. Elle leur doit ses mœurs, ses opinions, et presque tout ce qu’elle a de commun avec les nations de la Sibérie.


  1. Ceci est écrit en 1780.