Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Détails sur les anciens Péruviens.

Ces détails, que nous tirons de Garcilasso, donnent l’idée d’une nation dont la police était très-avancée, quoique la nation elle-même ne fût pas fort ancienne. La forme du gouvernement, comme on l’a vu, était monarchique.

Le peuple était divisé en décuries, dont chacune avait son chef. De cinq en cinq décuries, il y avait un autre officier supérieur, un autre de cent en cent, de cinq cents en cinq cents, et de mille en mille. Jamais les départemens ne passaient ce nombre. L’office des décurions était de veiller à la conduite et aux besoins de ceux qui étaient sous leurs ordres, d’en rendre compte à l’officier supérieur, de l’informer des désordres ou des plaintes, et de tenir un état du nombre des naissances et des décès. Les officiers de chaque bourgade jugeaient tous les différens sans appel ; mais s’il naissait quelques difficultés entre les provinces la connaissance en était réservée aux incas. Les anciennes lois étaient généralement respectées ; on ne souffrait point de vagabonds ni de gens oisifs. La vénération pour l’empereur allait jusqu’à l’adoration. Outre les lumières qu’il recevait chaque mois sur le nombre, le sexe et l’âge de ses sujets, il envoyait souvent des visiteurs qui observaient la conduite des chefs, avec le pouvoir de punir les coupables ; et le châtiment des officiers était toujours plus rigoureux que celui du peuple.

L’autorité des empereurs était absolue sur les personnes et sur les biens. Non-seulement ils avaient le choix des terres et des autres possessions, mais ils pouvaient prendre les jeunes filles qui leur plaisaient pour concubines ou pour servantes. À l’exemple du fondateur de la monarchie, l’héritier présomptif du trône prenait en mariage sa sœur aînée, et s’il n’en avait point d’enfans, ou s’il la perdait par la mort, il prenait la seconde, et successivement toutes les autres. S’il était sans sœurs, il épousait sa plus proche parente. Les autres incas prenaient aussi des femmes de leur sang ; mais leurs sœurs étaient exceptées, afin que ce droit fût propre à l’empereur et à l’aîné de ses fils ; car c’était toujours l’aîné qui lui succédait.

Dans les nouvelles provinces que les incas ajoutaient à l’empire, ils apportaient leurs soins à faire cultiver soigneusement les terres et semer beaucoup de grains. Comme l’eau y manque souvent, ils y avaient fait construire en mille endroits ces fameux aqueducs qui, malgré les injures du temps et la négligence des Espagnols, rendent encore témoignage dans leurs ruines à la magnificence de l’ouvrage. Dans l’ordre de la culture, les champs du soleil avaient le premier rang, ensuite ceux des veuves et des orphelins, puis ceux des cultivateurs : ceux de l’empereur, ou du caraca ou seigneur, venaient les derniers. Chaque jour, au soir, un officier montait sur une petite tour, qui n’avait pas d’autre usage, pour annoncer à quelle partie du travail on devait s’employer le jour suivant. La mesure de terre assignée aux besoins de chaque personne était ce qu’il en faut pour y semer un demi-boisseau de maïs. On engraissait les terres de l’intérieur avec la fiente des animaux, et les terres voisines de la mer avec celle des oiseaux marins. Le prince n’exigeait de ses peuples aucun autre tribut que la partie de leurs moissons, qu’ils étaient obligés de transporter dans les greniers publics, avec des habits et des armes pour ses troupes. Toute la famille des incas, les officiers et les domestiques du palais, les curacas, les juges et les autres ministres de l’autorité impériale, les soldats, les veuves et les orphelins étaient exempts de toute espèce de tribut. L’or et l’argent qu’on apportait au souverain et aux curacas était reçu à titre de présent, parce qu’il n’était employé qu’à l’ornement des temples et des palais, et que dans tout l’empire on ne lui connaissait pas d’autre usage. Chaque canton avait son magasin pour les habits et les armes comme pour les grains ; de sorte que l’armée la plus nombreuse pouvait être fournie en chemin de vivres et d’équipages sans aucun embarras pour le peuple. Tous les tributs qui se levaient autour de Cusco, dans un rayon de cinquante lieues, servaient à l’entretien du palais impérial et des prêtres du soleil.

Les incas avaient en horreur les victimes humaines. Le soleil avait plusieurs prêtres, tous du sang royal, et pour chef du sacerdoce un grand-pontife, distingué par le titre de villouna, qui signifie devin ou prophète ; leur habillement ne différait point de celui des grands de l’empire. On consacrait au soleil, dès l’âge de huit ans, des vierges, qui étaient renfermées dans des couvens où les hommes ne pouvaient entrer sans crime, comme c’en était un pour les femmes d’entrer dans les temples du soleil. C’est une erreur de quelques Espagnols d’avoir écrit que les vierges étaient employées au service de l’autel. Leur ministère n’était qu’extérieur, et consistait à recevoir les offrandes. Le nombre de ces jeunes filles montait à plus de mille dans la seule ville de Cusco. Elles étaient gouvernées par les plus âgées, qui portaient le nom de mamaconas. Tous les vases qui servaient à leur usage étaient d’or ou d’argent comme ceux du temple. Dans l’intervalle des exercices de religion, elles s’occupaient à filer pour le service du roi et de la reine. L’habillement des monarques du Pérou était une sorte de tunique qui leur descendait jusqu’aux genoux, avec un manteau de la même longueur, et une bourse carrée qui tombait de l’épaule gauche vers le côté droit, dans laquelle ils portaient leur coca, herbe qui se mâche dans cette contrée comme le bétel aux Indes orientales, et qui était alors réservée aux seuls incas. Enfin ils avaient la tête ceinte d’un diadème nommé uantu, qui n’était qu’une bandelette d’un doigt de largeur, attachée des deux côtés sur les tempes avec un ruban rouge. C’est ce que la plupart des voyageurs et des historiens ont nommé la frange impériale.

Toutes les autres parties de l’empire avaient aussi des monastères, où les filles de curacas et toutes celles qui passaient pour les plus belles étaient renfermées, non pour servir le soleil et pour garder la chasteté, mais pour devenir les concubines du souverain. Elles sortaient lorsqu’il les faisait appeler ; et leurs mamaconas les occupaient dans leur clôture à filer ou à faire des étoffes que le roi distribuait aux courtisans et aux soldats comme une récompense pour les belles actions. Celles qu’il avait une fois employées à ses plaisirs ne retournaient jamais au monastère ; elles passaient au service de la reine, et quelques-unes étaient renvoyées à leurs parens ; mais, après avoir eu les bonnes grâces du roi, elles ne pouvaient être ni les femmes ni les concubines de personne. Le respect allait si loin pour tout ce qui lui avait appartenu, que celles qui se laissaient corrompre étaient enterrées vives, et que la même loi condamnait au feu non-seulement le corrupteur, mais tous ses parens et tous ses biens.

Les Péruviens de tous les rangs élevaient leurs enfans avec une extrême attention. Au moment de leur naissance, et chaque jour, avant de changer leurs langes, ils les plongeaient dans l’eau. Ils ne leur laissaient les bras libres qu’à l’âge de trois mois, dans l’opinion que rien ne servait tant à les fortifier. Leurs berceaux étaient de petits hamacs, dont on ne les tirait que pour les soins nécessaires à la propreté. Jamais les mères ne prenaient leurs enfans entre leurs bras, ni sur leurs genoux ; elles se baissaient sur le hamac pour leur donner le sein, et jamais plus de deux ou trois fois par jour.

L’honnêteté publique était observée avec une extrême rigueur. On ne souffrait point de courtisanes dans les villes et dans les bourgades : elles avaient la liberté de se construire des cabanes au milieu des champs ; et quoique leur commerce fût permis aux hommes, les femmes se déshonoraient en leur parlant. Dans chaque maison, la femme légitime jouissait de la distinction d’une reine, au milieu des concubines de son mari, dont le nombre n’était pas borné. Elles ne laissaient pas de travailler ensemble aux ouvrages de leur sexe. Elles faisaient des toiles et des étoffes pour les habits, comme les hommes préparaient les cuirs pour la chaussure. On ne connaissait pas dans l’ancien Pérou d’ouvriers pour ce genre de travail ; chaque famille se suffisait à elle-même. Les femmes étaient si laborieuses, que, dans leurs amusemens mêmes et leurs visites, elles avaient toujours les instrumens du travail entre les mains. Quant aux hommes, quelque paresse qu’on leur reproche aujourd’hui, il est difficile de ne pas se former une autre idée de leurs ancêtres à la vue de divers monumens qui sont leur ouvrage. Zarate compte leurs grands chemins entre les merveilles du monde. Cette grande entreprise fut commencée sous le règne de Hayna Capac, à l’occasion de ses conquêtes, et pour faciliter son retour : cinq cents lieues de montagnes, coupées par des rochers, des vallées, des précipices offrirent en peu d’années une route commode depuis Quito jusqu’à l’autre extrémité de l’empire. Quelque temps après, et sous le même règne, on en vit de toutes parts dans les plaines et les vallées. C’étaient de hautes levées de terre, d’environ quarante pieds de largeur, qui, mettant les vallées au niveau des plaines, épargnaient la peine de descendre et de monter. Dans les déserts sablonneux, le chemin était marqué par deux rangs de pieux ou de palissades alignés au cordeau, qui empêchaient de s’égarer. Une de ces routes était de cinq cents lieues, comme celle des montagnes. Les levées subsistent encore, quoiqu’elles aient été coupées en divers endroits, pendant les guerres civiles des Espagnols, pour rendre le passage plus difficile à leurs ennemis ; mais, en paix comme en guerre, ils ont enlevé une grande partie des pieux pour en employer le bois à faire du feu, ou à d’autres usages.

La langue ordinaire des Péruviens était celle de Cusco, que les incas s’étaient efforcés d’introduire dans toutes les provinces conquises. Garcilasso lui reproche d’être pauvre. Elle n’a souvent qu’un seul terme pour exprimer différentes choses, et manque de plusieurs lettres des alphabets latin et castillan. Elle a trois sortes de prononciation, qui servent à varier la signification des mots ; une des lèvres, une du palais seul, et la troisième du gosier.

Cette langue avait été cultivée par les poëtes et les philosophes du pays. Les premiers se nommaient avaracs, et les seconds amantas. On nous a conservé deux exemples de la poésie péruvienne : l’une qui n’est qu’une chanson galante, et qui signifie : Mon chant vous endormira, et je viendrai vous surprendre pendant la nuit ; l’autre, qu’on peut regarder comme un cantique religieux, parce qu’il contient un point de la mythologie du Pérou. C’était une ancienne opinion qu’une jeune fille de la famille du soleil avait été placée dans la haute région de l’air avec un vase plein d’eau, pour en répandre sur la terre lorsqu’elle en avait besoin ; que son frère frappait quelquefois le vase d’un grand coup, et que de là venaient le tonnerre et les éclairs. Cette espèce d’hymne signifie : « Belle nymphe, votre frère vient de frapper votre urne, et son coup fait partir le tonnerre et les éclairs. Mais vous, nymphe royale, vous nous donnez vos belles eaux par des pluies ; et dans certaines saisons vous nous donnez de la neige et de la grêle. Viracocha vous a placée, et soutient vos forces pour cet emploi. »

Garcilasso y joint une sorte de commentaire, et vante la force des expressions. Il ajoute que les poëtes péruviens composaient aussi des drames, dans lesquels ils représentaient les grandes actions des empereurs défunts.

Les amantas n’ignoraient pas absolument l’astronomie ; mais ils ne distinguaient que trois astres par des noms propres : le soleil, qu’ils nommaient Yut ; la lune, qui portait le nom de Quilla ; et Vénus, qu’ils nommaient Chasca ; toutes les étoiles étaient comprises sous le nom commun de coyllur. Ils observaient le cours de l’année, et les récoltes leur servaient à distinguer les saisons. Les solstices entraient aussi dans leur calcul du temps : ils avaient à l’orient et à l’occident de Cusco de petites tours qui servaient à leur astronomie ; mais Acosta et Garcilasso ne s’accordent ni sur leur nombre ni sur leur usage. Rien n’approchait de l’attention des anciens Péruviens pour les éclipses de soleil ou de lune, quoiqu’ils en ignorassent les causes, et qu’ils leur en attribuassent de ridicules. Ils croyaient le soleil irrité contre eux lorsqu’il leur dérobait sa lumière, et toute la nation s’attendait aux plus terribles malheurs. La lune était malade lorsqu’elle commençait à s’éclipser ; si l’éclipse était totale, elle était morte ou mourante ; et leur crainte était alors qu’elle n’écrasât tous les humains par sa chute. Ils se livraient aux cris et aux larmes ; ils faisaient sortir leurs chiens, et les contraignaient, à force de coups, d’aboyer dans l’opinion que la lune aimait particulièrement ces animaux. On retrouve sans cesse, d’un bout du monde à l’autre, les mêmes erreurs nées de la même ignorance.

Leurs mois étaient lunaires. Ils leur donnaient, comme à la lune, le nom de Quilla ; mais ils les divisaient en quatre parties, qu’ils distinguaient par des noms et par une fête. Dans l’origine de la monarchie, ils commençaient leur année par janvier ; mais depuis le règne de Pachacutec, qu’ils nommaient le réformateur, ils avaient pris l’usage de la commencer par décembre.

Quoiqu’ils n’eussent aucun principe de médecine, l’expérience leur avait fait connaître la vertu de certaines herbes, et ceux qui se distinguaient par cette science étaient dans une haute faveur à la cour. D’ailleurs ils n’avaient que deux remèdes, l’ouverture de la veine, qui se faisait ordinairement dans la partie affectée, et la purgation, qui consistait à prendre deux onces d’une racine dont l’effet était assez violent. On remarque, comme un usage assez singulier, qu’ils ne prenaient jamais de remèdes qu’au commencement des maladies, et qu’ensuite ils employaient uniquement la diète, ou la privation absolue de toutes sortes d’alimens. Dans leur régime, ils s’en tenaient scrupuleusement aux nourritures simples, soit parce qu’ils craignaient les mélanges, soit parce qu’ils les ignoraient.

Ils avaient quelques idées de géométrie, mais grossières et sans méthode. Leur musique instrumentale n’était pas plus avancée. Elle consistait dans l’usage de quelques tambours et de quelques flûtes de roseaux ; les unes doubles ou triples, à divers tons ; d’autres simples, dont le son n’avait aucune variété.

Avant l’arrivée des Espagnols, ils n’avaient aucune connaissance de l’écriture. Cependant ils avaient trouvé le moyen de conserver la mémoire de l’antiquité, et de se former une sorte d’histoire, qui comprenait tous les événemens remarquables de leur monarchie. Premièrement, les pères étaient obligés de transmettre aux enfans tout ce qu’ils avaient appris de leurs propres pères, par des récits qui se renouvelaient tous les jours. En second lieu, ils suppléaient au défaut des lettres, en partie par des peintures assez informes, comme les Mexicains, et beaucoup plus par ce qu’ils nommaient quippos ; c’étaient des rangs de cordes, où, par la diversité des nœuds et couleurs, ils exprimaient une variété surprenante de faits et de choses. Acosta, qui en avait vu plusieurs, et qui se les était fait expliquer, n’en parle qu’avec une extrême admiration. Non-seulement tout ce qui appartenait à l’histoire, aux lois, aux cérémonies, aux comptes des marchandises, était exactement conservé par ces nœuds, mais les moindres circonstances y trouvaient place par de petits cordons attachés aux principales cordes. Des officiers établis sous le titre de quippa camayo étaient les dépositaires publics de cette espèce de mémoires, comme les notaires le sont de nos actes ; et l’on n’avait pas moins de confiance à leur bonne foi. Les quippos étaient différens suivant la nature du sujet, et variés si régulièrement, que, les nœuds elles couleurs tenant lieu de nos vingt-quatre lettres, on tirait de cette invention toute l’utilité que nous tirons de l’écriture et des livres.

Acosta paraît encore plus surpris qu’ils fussent parvenus à faire les calculs d’arithmétique avec de simples grains de maïs. Il assure que nos opérations ne sont pas plus promptes et plus exactes avec la plume.

On conclura sans doute que la seule inspiration de la nature avait conduit assez loin les Péruviens, surtout si l’on considère qu’étant environnés de nations beaucoup plus barbares, ils ne pouvaient rien devoir à l’exemple.

Ils choisissaient, comme les anciens Égyptiens, des lieux remarquables pour leur sépulture. Leur usage n’était pas d’enterrer les corps. Après les avoir portés dans l’endroit où ils devaient reposer, ils les entouraient d’un amas de pierres et de briques, dont ils bâtissaient une sorte de mausolée, et les amis jetaient par-dessus une si grande quantité de terre, qu’ils en formaient une colline artificielle, à laquelle ils donnaient le nom de guaque. La figure des guaques n’est pas exactement pyramidale. Il paraît que, dans ces ouvrages, les Péruviens ne voulaient imiter que celle des montagnes et des collines. Leur hauteur ordinaire est de huit à dix toises, sur vingt à vingt-six de longueur. Il s’en trouve néanmoins de beaucoup plus grandes, surtout dans le district de Cayambé, dont toutes les plaines en offrent un fort grand nombre.

Les Péruviens étaient ensevelis avec leurs meubles et leurs effets personnels en or, en cuivre, en pierre et en argile. C’est ce qui excite aujourd’hui la cupidité des Espagnols, dont plusieurs passent le temps à fouiller dans les sépultures pour y chercher les richesses dont ils les croient remplies. Leur constance est quelquefois récompensée.

Mais les guaques ne contiennent ordinairement que le squelette du mort ; les vases de terre qui lui servaient à boire la chicha, quelques haches de cuivre, des miroirs de pierre d’inca, et d’autres meubles qui n’ont de curieux que leur antiquité.

Les haches de cuivre qu’on trouve dans les tombeaux approchent beaucoup de la forme des nôtres. Il paraît que les Péruviens s’en servaient à faire la plupart de leurs ouvrages ; car, si ce n’était pas leur seul instrument tranchant, la quantité qu’on en trouve fait juger que c’était le plus commun ; leur unique différence est dans la grandeur.

Les anciens vases à boire sont d’une argile très-fine et de couleur noire. On ignore absolument d’où les Péruviens la tiraient. La forme de ces vases est celle d’une cruche sans pied, ronde, avec une anse au milieu ; d’un côté est l’ouverture pour le passage de la liqueur, et de l’autre une tête fort naturellement figurée.

Leur habileté à travailler les émeraudes cause de l’étonnement. Ils tiraient particulièrement ces pierres de la côte de Manta, et d’un canton du gouvernement d’Atacamès, nommé Quaques. On n’en a pu retrouver les mines ; mais les tombeaux de Manta et d’Atacamès fournissent encore des émeraudes à ceux qui les découvrent. Elles l’emportent beaucoup, pour la dureté et la beauté, sur celles qu’on tire de la juridiction de Santa-Fé. Ce qui étonne, c’est de les voir taillées, les unes en figures sphériques, les autres en cylindres, et d’autres en cônes. On ne comprend point qu’un peuple qui n’avait aucune connaissance de l’acier ni du fer ait pu donner cette forme à des pierres si dures, et les percer avec une délicatesse que nos ouvriers prendraient pour modèle.

Les édifices anciennement bâtis par les Péruviens, soit pour leur culte, soit pour loger leurs souverains, et pour servir de barrière à leur empire, font un autre sujet d’admiration. On a déjà vu qu’ils étaient magnifiques à Cusco, dans la vallée de Pachacamac, à Tumibamba, à Guamanga, et dans quelques autres lieux que les premiers voyageurs ont vantés sans nous en laisser la description. Ulloa donne celle de quelques restes de ces monuments qu’il a visités.

Les ruines, où la jointure et le poli des pierres se font admirer, ne laissent presque aucun doute que ces peuples ne se servissent des pierres mêmes pour en polir d’autres par le simple frottement ; car on ne concevrait pas qu’avec les seuls outils qu’ils employaient ils eussent pu parvenir à cette perfection. On est persuadé qu’ils n’ont pas connu l’art de travailler le fer. Il s’en trouve des mines dans le pays ; mais rien n’a pu faire soupçonner qu’ils les eussent jamais exploitées. On ne vit pas un morceau de fer chez eux à l’arrivée des Espagnols ; et le cas extraordinaire qu’ils faisaient des moindres bagatelles de ce métal prouve qu’il leur était absolument inconnu.

On ne doit pas oublier, entre les monumens de l’ancienne industrie des Péruviens, les bâtimens qu’ils employaient pour la navigation, et dont l’usage subsiste encore. Il n’est pas question des canots, qui sont très-connus, mais d’une sorte d’édifices flottans nommés balzes, qui servent en mer comme sur les fleuves. Le bois dont les balzes sont formées est mou, blanchâtre, et d’une extrême légèreté ; il n’est plus connu au Pérou que sous le nom espagnol de balna, qui signifie radeau.

On fait des balzes de différentes grandeurs. C’est un amas de cinq, sept ou neuf solives, jointes par des liens de béjuques, et des solivaux qui croisent en travers sur chaque bout. Elles sont amarrées si fortement l’une à l’autre, qu’elles résistent aux plus impétueuses vagues.

Au-dessus est une espèce de tillac ou de revêtement fait de petites planches de cannes, et couvert d’un toit. Au lieu de vergue, la voile est attachée à deux perches de manglier. Les grandes portent ordinairement depuis quatre jusqu’à cinq cents quintaux de marchandises, sans que la proximité de l’eau y cause le moindre dommage. L’eau qui bat entre les solives n’y pénètre point, parce que tout le corps de l’édifice en suit le cours et le mouvement.

Outre les balzes qui servent au commerce sur les fleuves, et sur la côte maritime, il y en a pour la pêche, et d’autres, plus proprement construites, pour le transport des familles dans leurs terres et leurs maisons de campagne. On y est aussi commodément que dans une maison, sans se ressentir du mouvement, et fort au large, comme on en peut juger par leur grandeur. Les solives dont elles sont composées, ayant douze à treize toises de long sur deux pieds ou deux pieds et demi de diamètre dans leur grosseur, forment ensemble une largeur de vingt à vingt-quatre pieds.

Ces balzes voguent et louvoient par un vent contraire aussi bien que le meilleur vaisseau à quille ; ce n’est point à l’aide d’un gouvernail. On a des planches de trois ou quatre aunes de long, sur une demi-aune de large, qui se nomment guares, et qu’on arrange verticalement à la poupe ou à la proue entre les solives de la balze. On enfonce les unes dans l’eau, et l’on en retire un peu les autres : par ce moyen on s’éloigne, on arrive, on gagne le vent, on vire de bord, et l’on se maintient à la cape, suivant qu’on le désire.

Dans quelques endroits de la côte, les pêcheurs emploient, au lieu de balzes et de canots, des ballons pleins d’air, faits de peaux de phoques si bien cousues, qu’un poids considérable ne peut l’en faire sortir. Il s’en fait au Pérou qui portent jusqu’à douze quintaux et demi. La manière de les conduire est particulière : on perce les deux peaux jointes ensemble avec une alène ; dans chaque trou on passe un morceau de bois ou une arête de poisson, sur lesquels de l’un à l’autre on fait croiser par-dessous des boyaux mouillés pour boucher exactement les passages de l’air. On lie deux de ces ballons ensemble ; avec une pagaie ou un aviron à deux pelles, un homme s’expose là-dessus, et, si le vent peut l’aider, il met une petite voile de coton ; enfin, pour remplacer l’air qui peut se dissiper, il a devant lui deux boyaux par lesquels il souffle dans les ballons aussi souvent qu’il en est besoin.