Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Voyage des mathématiciens français et espagnols aux montagnes de Quito. Retour de La Condamine par le fleuve des Amazones.

Faisons succéder au tableau des conquêtes de l’ambition et de l’avarice, qui ont coûté tant de sang et de crimes, un tableau bien différent, celui des conquêtes de la philosophie ; il est moins brillant aux yeux de l’imagination ; mais il offre un grand objet aux yeux de la raison, le progrès des connaissances humaines ; et peut-être aura-t-on quelque plaisir à voir que, sans autre espoir, sans autre récompense que le désir d’éclairer les hommes et de leur faire du bien, des sages ont supporté autant de travaux et de fatigues, ont montré un courage aussi patient et aussi obstiné que ces conquérans fameux qui affrontaient tous les obstacles pour avoir de l’or et pour commander.

Le voyage de La Condamine à l’équateur, entrepris par les ordres et aux frais du roi Louis xv, et sous les auspices de notre académie des sciences, est un des plus célèbres du dix-huitième siècle, non-seulement par l’importance de son objet, qui était la solution d’un problème agité depuis long-temps parmi les philosophes anciens et modernes, mais encore par le caractère singulier de l’académicien voyageur, qui porta dans cette entreprise une activité étonnante, une curiosité avide et insatiable, une intrépidité à l’épreuve de tous les périls ; enfin cette espèce d’héroïsme qui n’est pas celui de l’imagination, que le préjugé peut exalter un moment, mais qui tient à cette force d’âme, de toutes les qualités humaines la plus rare et la plus difficile.

Avant d’entrer dans le détail de ce voyage, il convient de dire un mot de la question physique qui en était l’objet.

Jusqu’au règne des sciences, surtout avant qu’on eût entrepris de longs voyages sur l’Océan, l’opinion d’un fameux philosophe, qui croyait la terre absolument plate, fut la seule reçue parmi les hommes. Ce ne fut que par degrés qu’ils sortirent de cette erreur. Il y a beaucoup d’apparence que les premiers pas vers la vérité se firent en observant que, sur mer et sur terre, on ne pouvait s’éloigner d’une montagne ou d’une tour sans les perdre bientôt de vue. On remarqua sans doute aussi que la hauteur des étoiles polaires variait suivant l’éloignement où l’on était des pôles : ce qui n’arriverait point, si la surface de la terre était plate. Ensuite divers philosophes prétendirent démontrer la sphéricité de la superficie des eaux. Mais leur raison la plus simple pour attribuer cette figure à la terre fut probablement son ombre, qui paraît ronde dans les éclipses de lune. Enfin, sur quelque fondement que l’opinion de la rondeur de la terre se soit établie, il paraît certain que, depuis Aristote jusqu’au dernier siècle, elle n’a pas souffert le moindre doute.

On avait été beaucoup plus long-temps sans aucune notion de l’étendue de la terre dans sa circonférence et dans son diamètre. Cette difficulté avait paru d’abord insurmontable ; comment traverser tant de mers, de montagnes et de précipices impénétrables ? Mais, quoique ces obstacles fissent juger l’opération impossible dans sa totalité, ils n’avaient point empêché qu’elle n’eût été tentée. En supposant la terre sphérique, on peut entreprendre de la mesurer par les observations des astres situés au zénith d’un lieu, et éloignés du zénith d’un autre. Ératosthène prit cette voie, et la forme de son opération paraît fort extraordinaire. Il savait que Syène, ville d’Égypte, vers les confins de l’Éthiopie, était parfaitement sous le tropique, et que, par conséquent, au temps du solstice d’été, le soleil passait par son zénith. Pour s’en assurer mieux, on y avait creusé perpendiculairement un puits fort profond, où, le jour du solstice, à midi, les rayons solaires pénétraient dans toute son étendue. On savait d’ailleurs qu’à 150 stades autour de Syène, les styles élevés à plomb sur une surface horizontale ne faisaient point d’ombre. Ératosthène supposait qu’Alexandrie et Syène étaient sous le même méridien, et que la distance entre ces deux villes était de 500 stades. Le jour du solstice, il observa, dans Alexandrie, la distance du soleil au point vertical, par l’ombre d’un style élevé à plomb du fond d’un hémisphère concave ; et trouvant que cette dernière distance était la cinquantième partie de la circonférence d’un grand cercle, il en conclut que la distance entre ces deux villes était la cinquantième partie de la circonférence de la terre. Ensuite, cette distance, supputée de 5,000 stades, lui donne 260,000 stades pour toute la circonférence, qui, partagée également en 360 degrés, fit 694 stades et presque demi au degré. Mais, à la place de ce nombre, il prit ensuite le nombre rond, apparemment parce qu’il ne crut pas pouvoir répondre de 4 ou 5 stades dans un degré : en multipliant les 700 stades par 360 degrés, il eut la circonférence totale de 252,000 stades.

D’autres anciens prirent différentes voies pour trouver les mêmes mesures ; mais elles portent sur des suppositions qui les rendent peu comparables, pour l’exactitude et la justesse, à celles qui sont en usage aujourd’hui. Ce n’est pas même tout d’un coup que les modernes sont parvenus au point de lumière et de précision dont ils peuvent se glorifier : pendant plus de deux siècles, il s’est trouvé tant de différence dans leurs calculs, qu’il n’est pas aisé d’expliquer comment ils pouvaient s’éloigner tant l’un de l’autre, en partant du même point. Cette incertitude, et l’importance dont il était pour la géographie et la navigation qu’elle fût enfin levée, furent deux puissans motifs qui firent souhaiter à Louis xiv que l’académie royale des sciences rendît ce service à l’univers. Picard, membre de cette compagnie, fut chargé de mesurer les degrés terrestres. Il mesura géométriquement les distances entre Paris, Malvoisin, Sourdon et Amiens ; et ayant déterminé par des observations astronomiques la distance d’une même étoile au zénith des deux points extrêmes, il trouva dans le degré terrestre, 57,060 toises parisiennes. Il fut le premier qui appliqua les lunettes aux instrumens dont il se servit pour ces opérations.

On avait cru jusqu’alors que le globe terrestre était parfaitement sphérique, sans autre exception que les inégalités des montagnes, qui ne sont d’aucune considération dans une si grande étendue. Personne n’avait douté que la terre ne fût une boule parfaitement arrondie ; et comme on supposait que la mesure trouvée par Picard convenait à chaque degré, on ne doutait pas que les 360 degrés par lesquels on divise la circonférence de la sphère ne fussent égaux entre eux, et qu’ils n’eussent tous la longueur qu’il avait déterminée de 57,060 toises. Mais on ne fut pas long-temps à reconnaître que cette supposition était gratuite.

Deux raisons fort différentes, et dont on tira des conséquences opposées, firent également révoquer en doute la sphéricité de la terre : l’une, c’est la diversité reconnue dans la longueur d’une pendule à secondes, à différentes latitudes ; l’autre, la mesure de tous les degrés du méridien qui traverse la France. Cette mesure fut faite par Cassini père et fils La Hire, Maraldi, Couplet, Chazelles et leurs collègues. L’histoire en est curieuse.

Le célèbre Huyghens publia, au commencement de l’année 1673, un traité dans lequel il prétendait que la pendule à secondes pouvait servir de mesure certaine, invariable et universelle, dans toutes les parties du monde, parce qu’en supposant la terre une sphère parfaite, le pendule d’une longueur égale devait avoir partout les mêmes vibrations. Dès l’an 1663, Picard avait fait la même proposition dans son livre de la mesure de la terre. D’un autre côté, Richer, se trouvant, en 1672, à l’île de Cayenne, qui n’est qu’à 4° 66′ sud, remarqua, au mois d’août de cette année, que le pendule de l’horloge qu’il avait apportée de Paris, sans aucun changement de longueur, mettait plus de temps à faire ses oscillations, ou qu’il ne faisait point à Cayenne les mêmes oscillations dans le même temps qu’à Paris. L’horloge retardait chaque jour de deux minutes vingt-huit secondes. Pendant dix mois, Richer ne cessa point de renouveler la même expérience avec une extrême attention. Enfin il trouva que, pour battre les mêmes secondes, ce même pendule devait être plus court d’une ligne un quart. Une découverte si singulière excita beaucoup de mouvemens parmi les mathématiciens. Les lumières et l’exactitude reconnues de Richer ne permettaient pas de douter du fait ; quelques-uns l’attribuèrent à l’allongement de la verge du balancier, causé par la chaleur du climat : mais cet effet n’était pas nouveau, et l’on était sûr que la différence ne pouvait aller à la proportion que Richer avait observée. Il fallut chercher d’autres raisons, et conclure nécessairement que la différence ne pouvait venir que d’une moindre pesanteur à Cayenne. On conçut alors que tous les corps pesaient moins vers l’équateur que vers les pôles ; car, dans les principes de la statique, la durée des vibrations dépend de la longueur et de la pesanteur du corps qui les fait.

La découverte de Richer fut confirmée par une expérience toute semblable de Halley, dans l’île de sainte-Hélène ; par celle de Varin, des Haies et Glos, aux îles de Gorée, de la Guadeloupe et de la Martinique ; de Couplet à Lisbonne et au Para ; du P. Feuillée à Porto-Bello et à la Martinique, et par quantité d’autres dont le résultat ne pouvait être attribué à la seule différence des climats. Comme il ne pouvait rester aucun doute que les corps ne pesassent plus vers les pôles que sous l’équateur, Huyghens et Newton commencèrent par nier que la terre fût parfaitement sphérique ; ensuite ils expliquèrent ce phénomène par la force centrifuge des corps mus en rond. Tout corps, disaient-ils, dont le mouvement est circulaire, fait un effort continuel pour fuir et s’éloigner du centre autour duquel il se meut. Ce principe, en faveur duquel la raison s’accorde avec l’expérience, se découvre visiblement dans une fronde : à mesure qu’on la tourne, la pierre qu’elle porte fait d’autant plus d’effort pour sortir et s’éloigner du centre autour duquel on la fait tourner, que la vitesse du mouvement est plus grande ; et, dès qu’on la lâche, elle continue de se mouvoir, sans être poussée par une nouvelle force. Les lois naturelles du mouvement confirment cette force centrifuge : c’est le nom qu’on lui a donné, parce qu’elle tend à éloigner un corps du centre de son mouvement. De là les mêmes philosophes ont conclu que la terre est aplatie, et leur raisonnement peut être réduit en peu de mots. La terre se meut, et tourne chaque jour sur son axe. Par ce mouvement, chaque particule de son globe fait effort pour s’éloigner de l’axe, et cet effort est proportionné à la vitesse ou à la grandeur du cercle que chacun décrit. Or ce cercle et la vitesse étant plus grands vers l’équateur que vers les pôles, il faut que l’effort soit plus grand près de l’équateur pour s’éloigner de l’axe. D’un autre côté, tout corps, par sa gravité primitive, qui se nomme force centripète, tend vers le centre de la terre, ou, pour mieux dire, perpendiculairement à l’horizon. On trouve donc deux forces dans un même corps : l’une qui le pousse et l’entraîne vers le centre de la terre ; l’autre qui naît du mouvement de la terre, et qui imprime à tous les corps l’effort qu’ils font pour s’éloigner de l’axe, ou du centre autour duquel ils se meuvent ; et comme ces deux forces sont toujours plus contraires l’une à l’autre à mesure que les corps sont plus proches de l’équateur, il arrive qu’avec une égale quantité de matières, les pendules, comme tous les autres corps, ont plus de pesanteur à Paris qu’à l’île de Cayenne.

On a poussé le raisonnement jusqu’à calculer la quantité de force centrifuge que chaque degré terrestre doit avoir, suivant le plus ou le moins de latitude, et la diminution que la même force doit causer dans la gravité des corps à chacun de ces degrés. Huyghens et Newton allèrent jusqu’à marquer, quoique avec quelque différence, le rapport entre l’axe de la terre et le diamètre de l’équateur. Huyghens le concluait de la seule force centrifuge comparée à la gravité. Newton y joignait sa théorie sur la gravitation universelle. Ils étaient persuadés que d’exactes expériences sur la pesanteur pouvaient vérifier seules non-seulement la figure de la terre, mais encore la grandeur de chaque degré dans toutes les latitudes.

Un nouveau phénomène, découvert dans le même temps, leur parut confirmer cette théorie. On reconnut dans le disque de jupiter certaines taches à l’aide desquelles les astronomes observèrent qu’il faisait en six heures une révolution sur son axe. Comme elle était plus rapide que celle qu’on attribuait à la terre, elle devait imprimer à toutes les parties de cette planète une force centrifuge correspondante à sa vélocité, et par conséquent plus grande que celle de la terre. Cette force, par l’analogie d’un corps à l’autre, devait presque aplatir le globe de jupiter vers ses pôles. En effet, avec d’excellens micromètres, qui servirent à mesurer ses diamètres, on trouva que l’axe de révolution de cette planète était plus court que son diamètre.

Tous ces raisonnemens, fondés sur la seule différence de pesanteur dans le pendule, parurent ingénieux aux mathématiciens français ; mais ils voulaient des expériences et des faits décisifs. Ils reconnaissaient que la mesure de Picard ne pouvait être une règle fixe pour tous les degrés ; car, devant être inégaux, si la terre n’était pas sphérique, cette mesure, quoique exacte, pour la partie qui avait été mesurée, ne pouvait être appliquée à ceux dont on ne connaissait pas la mesure. C’est ce qui fit naître la proposition de mesurer la ligne méridienne qui traverse la France ; et ce projet fut entrepris, en 1683, par l’ordre exprès de Louis-le-Grand, sous la protection d’un ministre que toute l’Europe honore du même surnom. Cassini fut chargé de l’exécution. On choisit pour premier point de cette mesure l’Observatoire de Paris. Malgré quantité d’obstacles, elle fut continuée depuis Dunkerque jusqu’à Collioure ; et le méridien de toute la France fut divisé en deux arcs, l’un de Dunkerque à Paris, et l’autre de Paris à Collioure. Tout l’ouvrage fut terminé en 1718. Les mêmes mesures, observe Maupertuis, furent répétées par les Cassini en différens temps, et par différentes méthodes. Le gouvernement y prodigua toute la dépense et toute la protection imaginables pendant l’espace de trente-six ans ; et le résultat de six opérations, faites en 1701, 1713, 1718, 1734, et 1735, fut toujours que la terre était allongée vers les pôles. Ainsi, deux choses résultaient de ces opérations : l’une que la terre n’était pas entièrement sphérique ; en quoi les Français, convenaient avec Huyghens et Newton : l’autre, qu’elle était un sphéroïde long ou étendu vers les deux pôles ; ce qui ne s’accordait pas avec l’opinion de ces deux mathématiciens, qui la croyaient un sphéroïde large ou aplati vers les pôles.

Cependant les mesures des Cassini semblaient valoir une démonstration. Ils avaient trouvé les degrés septentrionaux de la France moindres que les méridionaux ; d’où ils concluaient avec raison que la terre, étant plus courbe vers les parties septentrionales que vers les parties méridionales, devait avoir la figure d’un sphéroïde allongé : la plupart des savans ne doutaient point de la justesse de ces mesures. On prit parti en Espagne pour l’opinion des Cassini ; et comme ils ne parlaient point du phénomène des pendules, deux de nos plus savans académiciens entreprirent de l’ajuster avec la figure allongée de la terre. Les partisans de l’opinion opposée ne niaient pas que la mesure du méridien de France n’eût été faite avec beaucoup de précision ; mais ils prétendaient que, dans les deux arcs qui la partageaient, la différence de quelques degrés par rapport aux autres était si peu considérable, et par conséquent si peu sensible, qu’il était aisé de la confondre avec l’erreur à laquelle toute observation est sujette. D’ailleurs, quelque exactitude que Cassini père eût apportée à la sienne, il ne laissait pas d’y avoir un excédant de 37 toises entre sa mesure vers Collioure et celle de Picard, et une de 137 entre sa mesure vers Dunkerque et celle de son fils.

Dans cette dispute, la figure de la terre demeurait indécise pour les personnes neutres ; et tout le monde néanmoins sentait la nécessité d’une décision. Les navigateurs y étaient les plus intéressés, puisque les distances des lieux différant dans les deux systèmes, cette incertitude les exposait à diverses sortes d’erreurs. Les géographes tombaient dans un extrême embarras pour leurs cartes : s’ils choisissaient mal entre deux opinions contestées, l’erreur ne pouvait être de moins de deux degrés dans une distance de cent degrés. Les astronomes avaient besoin aussi d’une décision fixe ; de là dépendait pour eux la connaissance de la véritable parallaxe de la lune, qui sert à mesurer ses distances, à déterminer sa position et ses mouvemens ; et c’est là-dessus qu’ils fondent l’espérance de trouver un jour la longitude sur mer. La question n’était pas moins importante pour les physiciens, puisqu’ils regardent la gravité des corps comme l’agent universel qui sert au gouvernement de toute la nature. Enfin de là dépend encore la perfection du niveau pour amener les eaux de loin, pour ouvrir des canaux, pour donner passage aux mers, pour faire changer de cours aux rivières, sans compter mille autres connaissances qui peuvent résulter de la véritable détermination de la figure de la terre, par l’enchaînement que toutes les sciences ont entre elles.

Tel était l’état d’une difficulté qui occupait depuis quarante ans, l’académie des sciences lorsque Louis xv fit communiquer à cette académie, par le comte de Maurepas, ministre et secrétaire d’état de la marine, la résolution où il était de ne rien épargner pour faire décider cette fameuse question. On ne trouva point de voie plus sûre que d’envoyer, aux frais de sa majesté, deux compagnies d’académiciens, l’une au nord, pour mesurer un degré du méridien près du pôle ; l’autre en Amérique, pour en mesurer un autre près de l’équateur. C’était en effet le seul moyen de lever tous les doutes sur la figure de la terre ; car, si elle était aplatie, les degrés devaient aller en augmentant depuis l’équateur jusqu’au pôle, au contraire, si elle était allongée, et si, dans la comparaison des degrés les plus proches, la différence était si petite, qu’elle pût être confondue avec les erreurs presque inévitables dans les observations, on était sûr qu’en comparant les degrés les plus éloignés, elle ne pourrait échapper aux observateurs. Enfin, si la terre était parfaitement sphérique, les degrés, à quelque distance qu’ils fussent entre eux, devaient être égaux, sans autre différence que celle qui peut résulter des observations.

Le roi nomma, pour exécuter au nord une entreprise si digne de lui, Maupertuis, Clairaut, Camus et Le Monnier, académiciens, et l’abbé Outhier, correspondant de l’Académie ; de Sommereux pour secrétaire, et Herbelot pour dessinateur. Le roi de Suède y joignit Celsius, son astronome. Leur voyage et leurs observations, qui ont été publiés par Maupertuis, seront rappelés avec honneur dans nos relations du nord. Vers l’équateur, sa majesté chargea de ses ordres Godin, Bouguer et La Condamine, académiciens, auxquels Joseph de Jussieu, docteur en médecine, fut associé pour les observations botaniques. On leur donna pour aides, dans les opérations géométriques, Verguin, ingénieur de la marine ; Godin des Odonais, et Couplet ; de Morainville, pour dessinateur ; Seniergues, pour chirurgien, et Hugo pour horloger. Le pays de Quito, dans l’Amérique méridionale, parut le plus propre à des observations dont la plupart devaient se faire sous l’équateur. L’agrément du roi d’Espagne fut demandé pour un travail dont les terres de son domaine allaient recevoir un nouveau lustre ; et non-seulement ce monarque entra volontiers dans des vues si glorieuses à son sang, mais il souhaita d’en partager immédiatement l’honneur en nommant deux mathématiciens espagnols, don George Juan, et don Antoine d’Ulloa, pour accompagner les académiciens français, et pour assister à leurs observations.

Il se trouvèrent tous ensemble à Panama, d’où cette illustre compagnie mit à la voile le 22 février 1736, et passa pour la première fois la ligne, du 7 au 8 mars. Elle aborda le 10 à la côte de la province de Quito, dans la rade de Manta : ici se fit la première séparation des savans associés. Les deux officiers espagnols et Godin rentrèrent à bord, et firent voile pour Guayaquil. Bouguer et La Condamine restèrent seuls à Manta. Nous les y retrouverons quand nous aurons suivi les deux Espagnols dans leur route, qui offre des détails intéressans jusqu’à Quito, où était le rendez-vous général. Ils s’embarquèrent sur le fleuve de Guayaquil, le 3 mai 1736, arrivèrent le 11 à Caracol, après bien des retardemens causés par les courans qu’ils avaient peine à surmonter. Pour continuer le chemin par terre, on leur tenait des mules prêtes, sur lesquelles ils se mirent en route le 14. Quatre lieues qu’ils firent d’abord par des savanes, des bois de bananiers et de cacaotiers, les rendirent sur les plages de la rivière d’Ojibar. Ils la traversèrent neuf fois à gué dans ses divers détours, et toujours avec quelque péril, au travers des rochers dont elle est semée, qui n’empêchent point qu’elle ne soit tout à la fois large, profonde et rapide. Le soir, ils s’arrêtèrent au port des Mosquites, dans une maison située sur la rive. Tout le chemin, depuis Caracol jusqu’aux plages d’Ojibar, est si marécageux, qu’ils avaient marché continuellement par des ravines et des bourbiers où leurs mules s’enfonçaient jusqu’au poitrail ; mais il devient plus ferme lorsqu’on a passé les plages. On juge, par le nom du lieu où les mathématiciens passèrent la nuit, à quoi ils étaient condamnés pendant leur sommeil. Ils y furent si cruellement piqués des mosquites, que quelques-uns prirent le parti de se jeter dans la rivière et de s’y tenir jusqu’au jour ; mais leurs visages, seule partie du corps qu’ils ne pouvaient plonger dans l’eau, furent bientôt si maltraités, qu’il fallut abandonner cette ressource, et laisser du moins partager le tourment à toutes les autres parties du corps.

Le 15, ils traversèrent une montagne couverte d’arbres épais, après laquelle ils arrivèrent à de nouvelles plages de la rivière d’Ojibar, qu’ils passèrent encore quatre fois à gué, avec autant de danger que le jour précédent. Ils firent halte, à cinq heures du soir, dans un lieu appelé Caluma. On n’y trouva aucun endroit pour se loger, et pendant toute la journée il ne s’était offert aucune maison ; mais les voituriers américains entrèrent dans la montagne, coupèrent des pieux et des branches, et formèrent en peu de temps des cabanes qui mirent tout le monde à couvert. Le chemin de ce jour avait été très-incommode entre des arbres si voisins les uns des autres, qu’avec la plus grande attention un voyageur se meurtrit les jambes contre les troncs, et la tête contre les branches. Quelquefois les mules et les cavaliers s’embarrassent dans les béjuques, espèce de liane ou d’osier qui traverse d’un arbre à l’autre. Ils tombent, et ne peuvent se débarrasser sans secours.

Le 16, à six heures du matin, le thermomètre marquait 1016 ; aussi commença-t-on à respirer un air plus frais. On se remit en chemin à huit heures, et l’on passa vers midi dans un lieu nommé Mama Rumi. C’est la plus belle cascade que l’imagination puisse se représenter. L’eau y tombe d’environ cinquante toises de haut d’un rocher taillé à pic, et bordé d’arbres extrêmement touffus. La nappe de sa chute forme par sa blancheur et sa clarté un spectacle auquel Ulloa n’avait rien vu d’égal. Elle se rassemble sur un fond de roche, d’où elle sort pour continuer son cours dans un lit un peu incliné, sur lequel passe le grand chemin. Cette belle cascade est nommée Paccha par les Américains, et Chorréra par les Espagnols. Les mathématiciens, continuant de marcher, passèrent deux fois la rivière sur des ponts aussi dangereux que les gués, et vers deux heures après midi ils arrivèrent à Tarrigagua. Une grande maison de bois, construite exprès pour les loger, servit à les délasser d’une journée très-fatigante. Le chemin ne leur avait offert d’un côté que d’horribles précipices ; et, de l’autre, il était si étroit, que, les cavaliers et les montures n’ayant pas cessé de heurter, tantôt contre les arbres et tantôt contre le roc, ils étaient fort meurtris à leur arrivée.

On nous explique en quoi consiste le danger des ponts. Comme ils sont de bois et fort longs, ils branlent d’une manière effrayante sous le poids de ceux qui les passent ; d’ailleurs ils ont à peine trois pieds de large, sans aucune sorte de parapets ou de garde-fous sur les bords. Une mule qui vient à broncher tombe infailliblement dans la rivière, et ne manque pas d’y périr avec sa charge. Le passage étant guéable en été, on fabrique ces ponts chaque hiver, mais avec si peu de solidité, qu’ils demandent d’être renouvelés tous les ans. Lorsqu’une personne de marque fait cette route, le corrégidor de Guaranda est obligé de faire construire par les Américains les maisons de bois qui servent au repos de chaque journée. Elles demeurent sur pied pour servir aux autres voyageurs jusqu’à ce qu’elles tombent faute de réparation ; alors un voyageur ordinaire est réduit, pour tout logement, aux cabanes que ses voituriers ou ses guides lui bâtissent à la hâte.

Le 17, à six heures du matin, le thermomètre marquait 1014 et demi ; et ce degré parut un peu frais aux mathématiciens, qui étaient accoutumés à des climats plus chauds ; mais la même heure fait éprouver à Tarrigagua deux températures fort opposées. S’il y a deux voyageurs, dont l’un vient des montagnes et l’autre de Guayaquil, le premier trouve le climat si chaud, qu’il ne peut souffrir qu’un habit léger ; et l’autre, au contraire, trouve le froid si sensible, qu’il se couvre de ses plus gros habits. L’un trouve la rivière si chaude, qu’il est impatient de s’y baigner ; et l’autre la trouve si froide, qu’il évite d’y tremper la main. Une différence si remarquable ne vient, des deux côtés, que de celle de l’air d’où l’on sort.

En sortant de Tarrigagua, le 8 à neuf heures du matin, les mathématiciens commencèrent à monter la fameuse montagne de Saint-Antoine ; et vers une heure après midi ils arrivèrent dans un lieu que les Américains nomment Guamar, et les Espagnols Cruz de canna, c’est-à-dire Croix de roseaux. La fatigue du chemin les força de s’y arrêter. Cruz de canna est un petit espace de plaine un peu en pente, qui fait le milieu de la montagne. On nous représente le chemin, depuis Tarrigagua, comme un des plus dangereux de l’Amérique. « Qu’on se figure, dit Ulloa, des montées presqu’à plomb, et des descentes si rudes, que les mules ont beaucoup de peine à s’y soutenir. En quelques endroits le passage a si peu de largeur, qu’il contient difficilement une monture ; en d’autres, il est bordé d’affreux précipices qui font craindre à chaque pas de s’y abîmer. Ces chemins, qui ne méritent pas le nom de sentiers, sont remplis dans toute leur longueur, et d’un pas à l’autre, de trous de près d’un pied de profondeur, quelquefois plus profonds, où les mules ne peuvent éviter de mettre les pieds de devant et de derrière ; quelquefois leur ventre traîne à terre, et presque toujours il en approche jusqu’aux pieds du cavalier. Les trous forment une espèce d’escalier, sans quoi la difficulté du chemin serait invincible ; mais si malheureusement la monture met le pied entre deux trous, ou ne le place pas bien dedans, elle s’abat, et le cavalier court plus ou moins de risque, suivant le côté par lequel il tombe. » Pourquoi ne pas marcher à pied dans un chemin de cette étrange nature ? On répond qu’il n’est pas aisé de se tenir ferme sur les éminences qui sont entre les trous ; et que, si l’on vient à glisser, on s’enfonce nécessairement dans le trou même, c’est-à-dire dans la boue jusqu’aux genoux, car ces trous en sont remplis, et souvent jusqu’au comble.

On les nomme camellons dans le pays ; ils sont comme autant de trébuchets pour les mules ; cependant les passages qui n’ont point de trous, sont encore plus dangereux. « Ces pentes étant fort escarpées, et la nature du terrain, qui est de craie continuellement détrempée par la pluie, les rendant extrêmement glissantes, il serait impossible aux bêtes de charge d’y marcher, si les voituriers indiens n’allaient devant pour préparer le chemin. Ils portent de petits hoyaux, avec lesquels ils ouvrent une espèce de petites rigoles à la distance d’un pas l’une de l’autre, pour donner aux mules le moyen d’affermir leurs pieds. Ce travail se renouvelle chaque fois qu’il passe d’autres mules, parce que, dans l’espace d’une nuit, la pluie ruine l’ouvrage du jour précédent. Encore se consolerait-on de recevoir de fréquentes meurtrissures, et d’être crotté ou mouillé, si l’on n’avait sous les yeux des précipices et des abîmes dont la vue fait frémir. » Enfin Ulloa assure, sans exagération, que le plus brave n’y peut marcher qu’avec un frisson de crainte, surtout s’il conserve assez de liberté d’esprit pour songer à la faiblesse de l’animal qui le porte.

La manière dont on descend de ces lieux terribles ne cause pas moins d’épouvante. Il ne faut point oublier que, dans les endroits où la pente est si raide, les pluies font ébouler la terre et détruisent les camellons. D’un côté, on a sous les yeux des coteaux escarpés, et de l’autre des abîmes, dont la vue seule glace les veines. Comme le chemin suit la direction des montagnes, il faut nécessairement qu’il se conforme à leurs irrégularités ; de sorte qu’au lieu d’aller droit, on ne parcourt pas cent toises sans être obligé de faire deux ou trois détours. C’est particulièrement dans ces sinuosités que les camellons sont bientôt détruits. La nature apprend aux mules à s’y préparer. Dès qu’elles sont aux lieux où commence la descente, elles s’arrêtent, et joignent leurs pieds de devant l’un contre l’autre, en les avançant un peu sur une ligne égale, comme pour se cramponner : elles joignent de même les pieds de derrière, les avançant un peu aussi, comme si leur dessein était de s’accroupir. Dans cette posture elles commencent à faire quelques pas pour éprouver le chemin ; ensuite, sans changer de situation, elles se laissent glisser avec une vitesse étonnante. L’attention du cavalier doit être de se tenir ferme sur sa selle, parce que le moindre mouvement qui ferait perdre l’équilibre à sa monture ne manquerait point de les précipiter tous deux. D’ailleurs, pour peu qu’elle s’écartât du sentier, elle tomberait infailliblement dans quelque abîme. Ulloa ne se lasse point d’admirer l’adresse de ces animaux. On s’imaginerait, dit-il, qu’ils ont reconnu et mesuré les passages. Sans un instinct si puissant, il serait impossible aux hommes de passer par des routes où les brutes leur servent de guides.

« Mais quoique l’habitude les ait formées à ce dangereux manége, elles ne laissent point de marquer une espèce de crainte ou de saisissement. En arrivant à l’entrée des descentes, elles s’arrêtent sans qu’on ait besoin de tirer la bride : rien n’est capable de les faire avancer sans avoir pris leurs précautions. D’abord on les voit trembler ; elles examinent le chemin aussi loin que leur vue peut s’étendre ; elles s’ébrouent, comme pour avertir le cavalier du péril ; et, s’il n’a pas déjà passé par ce même lieu, ces pressentimens ne lui causent pas peu d’effroi. Alors les Américains prennent le devant, se portent le long du passage, grimpant aux racines d’arbres qu’ils voient découvertes ; ils animent les mules par leurs cris, et ces animaux, que le bruit semble encourager, rendent le service qu’on attend d’eux. » Dans d’autres endroits de la descente, il n’y a point de précipices à craindre ; mais le chemin y est si resserré, si profond, ses côtés si hauts et si perpendiculaires, que le péril n’y est pas moins grand, quoique d’une autre manière. La mule, n’y trouvant point de place pour arranger ses pieds, a beaucoup plus de peine à se soutenir. Si elle tombe néanmoins, ce ne peut être sans fouler le cavalier, et dans un sentier si étroit, qu’on n’a pas la moindre liberté de s’y mouvoir ; il est assez ordinaire de se casser le bras ou la jambe ou de perdre même la vie.

À l’entrée de l’hiver, et au commencement de l’été, ces voyages sont plus incommodes et plus dangereux que dans toute autre saison. La pluie forme alors d’épouvantables torrens qui font disparaître les chemins, ou qui les ruinent jusqu’à rendre le passage absolument impossible, à moins qu’on ne se fasse précéder d’un grand nombre d’Américains pour les réparer, et ces réparations mêmes, faites à la hâte, ou suffisantes pour les naturels du pays, laissent encore de grands sujets d’effroi pour un Européen. En général, le peu de soin qu’on donne à l’entretien des chemins du Pérou en augmente beaucoup l’incommodité naturelle ; car ce n’est pas seulement celui de Guayaquil à Quito dont les voyageurs se plaignent ; il n’y en a pas un seul de bon dans toutes les parties des montagnes. Lorsqu’un arbre tombe de vieillesse, ou déraciné par un orage, il ne faut pas croire que, s’il barre le chemin, on se mette en peine de l’écarter ; il y en a de si gros, que leur tronc n’a pas moins d’une aune et demie de diamètre. Ceux de cette grosseur demandant beaucoup d’appareil pour les remuer, les Américains se contentent d’en diminuer une partie à coups de hache ; ensuite, déchargeant les mules, il les forcent de sauter par-dessus le reste du tronc. L’arbre reste ainsi dans la situation où ils le trouvent ; et d’autres Américains, qui viennent après les premiers, continuent de faire sauter les mules jusqu’à ce qu’il soit pouri par le temps.

Le 18, à Cruz de canna, le degré du thermomètre était de 1010 ; les mathématiciens se remirent en marche par un chemin semblable à celui du jour précédent, jusqu’à Pucara, où l’on cesse de suivre la rivière.

Tout ce qu’on découvre au delà de Pucara, lorsqu’on a passé les hauteurs de cette Cordillière, est un terrain sans montagnes et sans arbres, d’environ deux lieues d’étendue, mêlé de plaines rases et de fort petites collines ; les unes et les autres sont couvertes de froment, d’orge, de maïs et d’autres grains, dont la différente verdure forme un spectacle fort agréable pour ceux qui viennent de traverser les montagnes. Cet objet parut très-nouveau à des voyageurs accoutumés depuis près d’un an aux verdures des pays chauds et humides, qui sont fort différentes de celles-ci ; ils trouvèrent à ces belles campagnes un parfaite ressemblance avec celles de l’Europe.

Après s’être reposés jusqu’au 21, dans la maison du corrégidor de Guaranda, ils reprirent leur route vers Quito, et le jour de leur départ, comme les deux jours précédens, le thermomètre marqua 1004 et demi. Le 22, ils commencèrent à traverser la bruyère, ou le désert de Chimboraço, laissant toujours à gauche la montagne de ce nom, et passant par des collines sablonneuses qui, depuis le cap Nége, paraissent continuellement s’élargir. Les terres de ce cap, qui vont, par un long espace, en penchant des deux côtés vers la mer, environnent la montagne, et semblent en former les faces. Vers cinq heures du soir, les mathématiciens arrivèrent dans un lieu nommé Rumimachaï, c’est-à-dire, cave de pierre : ce nom vient d’un fort gros rocher qui forme dans sa concavité une retraite assez commode, où les voyageurs passent la nuit : cette journée avait été fatigante. On ne trouve sur la route ni précipices ni passages dangereux, mais le froid et le vent s’y font vivement sentir. Lorsqu’on a passé le grand Arénal et surmonté les plus grandes difficultés de cet ennuyeux désert, on découvre les restes d’un ancien palais des incas, situé entre deux montagnes, et dont le temps n’a respecté qu’une partie des murs.

Le 23, à cinq heures et un quart du matin, le thermomètre marquait 1000, terme de la congélation de cet instrument ; aussi la campagne parut-elle toute blanche de frimas, et le rocher de Rumimachaï était tout couvert de gelée. À neuf heures du matin les mathématiciens recommencèrent à côtoyer le Chimboraço à l’est, et vers deux heures ils arrivèrent à Mocha, petit hameau fort pauvre, où ils passèrent la nuit.

Le terrain qui est entre Caracol et Guaranda est de deux sortes : le premier, jusqu’à Tarrigagua, est uni ; et, depuis Tarrigagua jusqu’à Guaranda, on ne fait que monter et descendre. Les montagnes, jusqu’à deux lieues au delà du Pucara, sont couvertes de grands arbres de différentes espèces, dont le branchage, les feuilles et la grosseur du tronc causent de l’étonnement aux voyageurs. Toute cette Cordillière est aussi garnie de bois dans sa partie occidentale qu’elle en est dépourvue dans la partie opposée. C’est du sein de ces montagnes que sort la rivière qui, grossie par une infinité de ruisseaux, occupe un si vaste lit depuis Caracol jusqu’à Guayaquil.

Toute l’étendue de ces montagnes, qui ne laissent pas d’avoir beaucoup de terrain uni dans leur partie supérieure, abonde en diverses espèces d’animaux et d’oiseaux, dont la plupart diffèrent peu de ceux de Tierra-Firme. On peut y joindre les paons sauvages, les faisans, une espèce particulière de poules, et quelques autres dont l’abondance est si grande, que, s’ils se perchaient moins haut, et s’ils ne se cachaient pas sous les feuillages des arbres, les voyageurs n’auraient besoin que d’un fusil et de munitions pour faire continuellement la meilleure chère. Il s’y trouve aussi beaucoup de serpens, et des singes d’une singulière grandeur, qu’on distingue dans le pays par le nom de marimondas. Ulloa ne craint pas d’assurer que, lorsqu’ils se dressent sur leurs pieds, ils ont plus d’une aune et demie de hauteur. Leur poil est noir. Ils sont extrêmement laids, mais ils s’aprivoisent facilement.

Les roseaux ne sont nulle part aussi beaux que dans la route de Guayaquil à Quito. Leur longueur ordinaire est entre six et huit toises ; et, quoique leur grosseur varie, les plus épais n’ont qu’environ six pouces. La partie ferme et massive de chaque tuyau a six lignes d’épaisseur. On comprend qu’étant ouvertes, elles forment une planche d’un pied et demi de large ; et l’on ne s’étonnera point qu’elles servent à la construction des édifices du pays. Pour cet usage et quantité d’autres, on ne les coupe que dans leur parfaite grandeur. La plupart des tuyaux sont remplis d’eau, avec cette différence que, pendant la pleine lune, ils sont tout-à-fait pleins, et qu’à mesure que la lune décroît, cette eau diminue jusqu’à disparaître entièrement dans la conjonction. L’expérience n’en laissa aucun doute à Ulloa. Il observe aussi qu’en diminuant, l’eau se trouble, et qu’au contraire, dans sa plus grande abondance, elle est aussi claire que le cristal. Les Péruviens ajoutent d’autres particularités. Tous les tuyaux, disent-ils, ne se remplissent pas à la fois ; entre deux pleins, il y en a toujours un qui reste vide. Ce qu’il y a de certain, sur le témoignage du mathématicien, c’est que, si l’on ouvre un tuyau vide, on en trouve de suite deux autres pleins. On attribue à leur eau la vertu de dissiper les apostèmes qui peuvent naître d’une chute. Aussi tous les voyageurs qui descendent des montagnes ne manquent pas d’en boire pour se fortifier contre les coups et les meurtrissures, qu’on ne peut guère éviter dans cette route. On laisse sécher les roseaux après les avoir coupés : ils sont alors assez forts pour servir de chevrons et de solives. On en fait aussi des planches et des mâts pour les balzes. On en double les soutes des vaisseaux qui chargent du cacao, pour empêcher que la grande chaleur de ce fruit ne consume le bois. Enfin ces cannes servent à mille sortes d’ouvrages.

Cependant Bouguer et La Condamine étaient restés seuls à Manta. Ces deux académiciens se proposaient d’y observer l’équinoxe par une nouvelle méthode de Bouguer, de reconnaître le point où passait l’équateur, de fixer, par l’observation de l’éclipse de lune du 26 mai, la longitude entièrement inconnue de cette côte, la plus occidentale de l’Amérique méridionale, et d’examiner le pays où leurs opérations de la mesure de l’équateur devaient les conduire. D’autres motifs se joignirent à ces premières vues : ils voulaient chercher, sur les plages de la côte, un terrain commode à mesurer, et propre à servir de base à leurs déterminations géométriques. « Nous ne devions point négliger, dit La Condamine, l’occasion d’observer les réfractions astronomiques de la zone torride, en profitant de la vue de l’horizon de la mer, que nous allions bientôt perdre de vue dans un pays de montagnes : enfin il était à propos de faire l’expérience du pendule à secondes au niveau de la mer, et sous l’équateur même. L’exécution de tant de projets ne prit qu’un mois. » Tandis que Bouguer s’occupait des réfractions, La Condamine détermina le point de la côte où elle est coupée par l’équateur : c’est une pointe, appelée Palmas, où il grava, sur le rocher le plus saillant, une inscription pour l’utilité des gens de mer. La persécution des maringouins ou mosquites est insupportable dans ce lieu ; et le ciel y est presque toujours couvert de nuages. En débarquant à Manta, on avait averti la compagnie de se tenir en garde contre les serpens, qui sont communs et dangereux. Dès la première nuit, La Condamine en vit un suspendu à l’un des montans de la case de roseaux, sous laquelle il avait son hamac ; mais ils n’attaquent point un homme, s’il évite de les toucher.

Les deux académiciens visitèrent Charapoto, Puerto-Véjo, et parcoururent la côte, depuis le cap San-Lorenzo jusqu’au cap Passado et Rio Jama. Pendant leur séjour à Puerto-Véjo, La Condamine guérit, avec du quinquina qu’il avait apporté de France, une créole que la fièvre tourmentait depuis un an, et qui n’avait jamais entendu parler d’un fébrifuge qui croît dans sa patrie.

La santé de Bouguer, qui commençait à se déranger, l’ayant obligé, le 23 avril, de prendre sa route vers le sud, pour aller rejoindre Godin et les officiers espagnols à Guayaquil, La Condamine se vit seul, et c’est dans son propre récit qu’on va représenter la route qu’il prit pour Quito.

« Les instruments, dit-il, furent partagés entre M. Bouguer et moi. Je lui remis mon petit quart de cercle d’un pied de rayon, et je me chargeai du grand. Nous avions commencé ensemble la carte du pays : je la continuai seul, et, n’ayant pu trouver de guide pour pénétrer à Quito en droite ligne au travers des bois, où l’ancien chemin était effacé, je côtoyai les terres en pirogue l’espace de plus de cinquante lieues vers le nord. Je déterminai, par observations à terre, la latitude du cap San-Francisco, celle de Tacamos, et des autres points les plus remarquables. Je remontai ensuite une rivière très-rapide, à laquelle une mine d’émeraudes, aujourd’hui perdue, a donné le nom qu’elle conserve. Je levai le plan de son cours et la carte de mes routes depuis le lieu de mon débarquement jusqu’à Quito.

» Tout ce terrain est couvert de bois épais, où il faut se faire jour avec la hache. Je marchais, la boussole et le thermomètre à la main, plus souvent à pied qu’à cheval. Il pleuvait régulièrement tous les jours après midi. Je traînais après moi divers instrumens, et le grand quart de cercle que deux Américains avaient bien de la peine à porter. Je recueillis et dessinai dans ces vastes forêts un grand nombre de plantes et de graines singulières, que je remis ensuite à M. de Jussieu. Je passai huit jours entiers dans ces déserts, abandonné de mes guides. La poudre et mes autres provisions me manquèrent. Les bananes et quelques fruits sauvages faisaient ma ressource. La fièvre me prit : je m’en guéris par une diète qui m’était conseillée par la raison et ordonnée par la nécessité.

» Je sortis enfin de cette solitude, en suivant une crête de montagnes, où le chemin, ouvert trois ans après par don Pédro Maldonado, gouverneur de la province, n’était pas encore tracé. Le sentier où je marchais était bordé de précipices creusés par des torrens de neige fondue qui tombent à grand bruit du haut de cette fameuse montagne connue sous le nom de Cordillière des Andes, que je commençais à monter. Je trouvai à mi-côte, après quatre jours de marche, au milieu des bois, un village américain nommé Niguas, où je m’arrêtai. J’y entrai par un ravin étroit que les eaux, ont cavé de dix-huit pieds de profondeur. Ses bords coupés à pic semblaient se joindre par le haut, et laissaient à peine le passage d’une mule : on m’assura que c’était là le grand chemin, et il est vrai qu’alors il n’y en avait pas d’autre. Je passai plusieurs torrens sur ces ponts formés d’un réseau de lianes, semblable à nos filets de pêcheurs, tendu d’un bord à l’autre, et courbé par son propre poids. Je les vis alors pour la première fois, et je ne m’y étais pas encore familiarisé. Je rencontrai sur ma route deux autres hameaux dans l’un desquels, l’argent m’ayant manqué, je laissai mon quart de cercle et ma malle en gage chez le curé, pour avoir des mulets et des Américains jusqu’à Nono, autre village où je trouvai un religieux franciscain qui me fit donner à crédit tout ce que je lui demandai.

» Plus je montais, plus les bois s’éclaircissaient : bientôt je ne vis plus que des sable, et plus haut des rochers nus et calcinés qui bordaient la croupe septentrionale du volcan de Pichincha. Parvenu au haut de la côte, je fus saisi d’un étonnement mêlé d’admiration à l’aspect d’un long vallon de cinq à six lieues de large, entrecoupé de ruisseaux qui se réunissaient pour former une rivière. Tant que ma vue pouvait s’étendre, je voyais des campagnes cultivées, diversifiées de plaines et de prairies, des coteaux de verdure, des villages, des hameaux entourés de haies vives et de jardinages : la ville de Quito terminait cette riante perspective. Je me crus transporté dans nos plus belles provinces de France. À mesure que je descendais, je changeais insensiblement de climat, en passant, par degrés, d’un froid extrême à la température de nos beaux jours du mois de mai. Bientôt j’aperçus tous ces objets de plus près et plus distinctement. Chaque instant ajoutait à ma surprise : je vis, pour la première fois, des fleurs, des boutons et des fruits en pleine campagne sur tous les arbres. Je vis semer, labourer et recueillir dans un même jour et dans un même lieu. »

La Condamine entra dans Quito le 4 de juin ; Bouguer était le seul à qui sa mauvaise santé n’avait pas encore permis de s’y rendre ; mais le 10 du même mois, treize mois après leur départ de France, ils s’y trouvèrent tous rassemblés.

En 1738, il employa les premiers jours de septembre à faire un voyage au-delà de la cordillère orientale, à Tagualo, district peu connu, dont il leva la carte. Le marquis de Maënza, seigneur de tout ce canton, avait fait construire sur le sommet de la montagne de Gnougnouourcou un logement pour lui, et un abri pour ses instrument ; mais, par un contretemps qui n’était que trop ordinaire, le brouillard rendit ses peines et tous ses préparatifs inutiles ; en revenant, il se détourna un peu du chemin pour voir le lac de Quilotoa, situé sur le haut d'une montagne dont on lui avait raconté des choses merveilleuses.

Ce lac est renfermé dans une enceinte de rochers escarpés, qui ne lui parut pas avoir beaucoup plus de deux cents toises de diamètre, quoiqu’on lui suppose une lieue de tour. Il n’eut ni le temps ni la commodité de le sonder ; il s’en fallait alors environ vingt toises que l’eau n’atteignit les bords. On lui assura qu’elle était montée depuis un an à cette hauteur, qu’elle avait près des bords plus de quarante toises de profondeur, et qu’il était long-temps resté dans son milieu une île et une bergerie que les eaux, en s’élevant peu à peu, avaient enfin tout-à-fait couvertes. La Condamine ne garantit point la vérité de ces faits, et quoiqu’ils n’aient rien d’impossible, il avoue qu’il avait regardé comme une fable ce qu’on lui avait dit sur la foi des traditions péruviennes, que, peu après la formation du lac, il était sorti du milieu de ses eaux des tourbillons de flamme, et qu’elles avaient bouilli plus d’un mois ; mais, depuis son retour en France, il a su de M. Maënza, qui était à Paris en 1761, et qui avait douté aussi de tous les faits précédens, qu’au mois de décembre 1740, il s’éleva pendant une nuit, de la surface du même lac, une flamme qui consuma tous les arbustes de ses bords, et fit périr les troupeaux qui se trouvèrent aux environs. Depuis ce temps tout a conservé sa situation ordinaire. La couleur de l’eau est verdâtre ; on lui attribue un mauvais goût ; et quoique les troupeaux voisins en boivent, on ne voit sur ses bords, ni même dans le voisinage, aucune sorte d’oiseaux et d’animaux aquatiques. Celle qui coule du côté de la montagne est salée : les vaches, les moutons, les chevaux et les mulets en paraissent fort avides. Du côté opposé, les sources donnent une eau sans goût, qui passe pour une eau des meilleures du pays. Il y a beaucoup d’apparence que le bassin de ce lac est l’entonnoir de la mine d’un volcan qui, après avoir joué dans les siècles passés, se renflamme encore quelquefois. Le bassin a pu se remplir d’eau, par quelque communication souterraine avec des montagnes plus élevées.

Un des points que Bouguer et La Condamine reconnurent ensemble, était une petite montagne nommée Nabouco, voisine des villages de Pénipé et de Guanando, où l’on recueille de fort belle cochenille, sur une espèce particulière d’opuntia ou raquette. La base de la montagne de Nabouco est de marbre ; dans les ravines des environs, La Condamine en découvrit de très-beaux et de richement veinés de plusieurs couleurs. Il y vit aussi des rochers d’une pierre blanche, aussi transparente que l’albâtre, et plus dure que le marbre ; elle se casse par éclats, et rend beaucoup d’étincelles : on assure qu’un feu violent la liquéfie. L’académicien, soupçonnant qu’elle pouvait être employée à la porcelaine, en recueillit des fragmens qui faisaient partie de l’envoi qu’il fit en 1740, pour le cabinet au Jardin du roi. Il trouva aussi, en descendant plus bas, une carrière d’ardoise, pierre dont on ne fait aucun usage dans le pays, et qui n’y est pas même connue.

Sur la fin du mois d’août 1739, La Condamine n’ayant pu se défendre d’assister à une course de taureaux qui se faisait à Cuença, il fut témoin d’un triste spectacle. Seniergues, chirurgien de la compagnie française, honoré par conséquent de la protection de deux souverains, fut assassiné en plein jour, à l’occasion d’une querelle particulière. Ce meurtre fut suivi d’un soulèvement général contre les mathématiciens, sans en excepter les deux officiers espagnols, et la plupart virent leur vie menacée. La Condamine, que Seniergues avait nommé, en mourant, son exécuteur testamentaire, se trouva forcé d’intenter, et de soutenir pour l’honneur du mort, un procès criminel qui dura près de trois ans. Les coupables en furent quittes pour quelques années d’un bannissement qu’ils n’observèrent point, et pour une amende qui ne fut pas payée ; ils furent même absous après le départ des académiciens ; mais le plus criminel ne laissant pas de craindre la justice, quelquefois sévère quoique toujours lente, du conseil d’Espagne, prit le parti de se faire prêtre.

Les embarras de cet événement, qui donnèrent un nouveau lustre au caractère noble et généreux de La Condamine, ne furent pas adoucis par les divertissemens qu’on lui procurait quelquefois. Les Indiens de la terre de Tarqui, où il se trouvait à la fin de décembre, sont dans l’habitude de célébrer tous les ans une fête qui n’a rien de barbare ni de sauvage, et qu’ils ont imitée de leurs conquérans espagnols, comme ceux-ci l’ont autrefois empruntée des Maures. Ce sont des courses de chevaux qui forment des ballets figurés. Les Indiens louent des parures destinées à cet usage, et semblables à des habits de théâtre ; ils se fournissent de lances et de harnais éclatans pour leurs chevaux, qu’ils manient avec peu d’adresse et peu de grâce. Leurs femmes leur servent d’écuyers dans cette occasion, et c’est le jour de l’année où la misère de leur condition se fait le moins sentir. Les maris dépensent en un jour plus qu’ils ne gagnent dans l’espace d’un an ; car le maître ne contribue guère au spectacle qu’en l’honorant de son assistance.

Cette espèce de carrousel eut pour intermède des scènes pantomimes de quelques jeunes métis, qui ont le talent de contrefaire parfaitement tout ce qu’ils voient, et même ce qu’ils ne comprennent point. Les académiciens en firent alors une fort agréable expérience. « Je les avais vus plusieurs fois, raconte La Condamine, nous regarder attentivement tandis que nous prenions des hauteurs du soleil pour régler nos pendules. Ce devait être pour eux un mystère impénétrable qu’un observateur à genoux au pied d’un quart de cercle,


Au moment que nous nous y attendions le moins, parurent sur l'arène de grands quarts de cercle de bois, et de papiers peints assez heureusement imités.

la tête renversée dans une attitude gênante, tenant d’une main un verre enfumé, maniant de l’autre les vis du pied de l’instrument, portant alternativement son œil à la lunette et à la division pour examiner le fil à plomb, courant de temps en temps regarder la minute et la seconde à une pendule, écrivant quelques chiffres sur un papier, et reprenant sa première situation : aucun de nos mouvemens n’avait échappé aux regards curieux de nos spectateurs. Au moment que nous nous y attendions le moins, parurent sur l’arène de grands quarts de cercles de bois et de papier peint, assez heureusement imités, et nous vîmes ces bouffons nous contrefaire tous avec tant de vérité, que chacun de nous, et moi le premier, ne put s’empêcher de se reconnaître. Tout cela fut exécuté d’une manière si comique, que, n’ayant rien vu de plus plaisant pendant les dix ans du voyage, il me prit une forte envie de rire qui me fit oublier pour quelques momens mes affaires les plus sérieuses. »

Depuis l’année 1735, La Condamine avait envoyé à l’Académie différentes raretés, dont il donne une liste curieuse. On voit, au cabinet du Jardin du roi, les premiers envois faits de nos îles et de Porto-Bello en 1735, et un autre de Quito en 1737. Une caisse embarquée à Lima, en 1737, pour Panama, contenait, outre un vase d’argent du temps des incas, plusieurs petites idoles d’argent des anciens Péruviens, un grand nombre de vases antiques d’argile de diverses couleurs, ornés d’animaux, quelques-uns avec un tel artifice, que l’eau formait un sifflement lorsqu’on la versait ; un beau morceau de cristal de roche ; plusieurs pétrifications et coquilles fossiles du Chili ; une belle plante marine, adhérente à un caillou lisse ; dix-huit coquilles rares ; un aimant de Guancavelica ; une dent molaire pétrifiée en agate, du poids de deux livres ; plusieurs baumes secs et liquides ; un dictionnaire et une grammaire de la langue des incas. Une caisse, perdue à Carthagène, contenait quelques vases d’argile, semblables aux précédens ; plusieurs autres vases, des calebasses de différentes formes, ornés de dessins faits à la main avec un charbon brûlant, et quelques-unes montées en argent avec leurs pieds ; des incrustations pierreuses du ruisseau de Tanlagoa, entre autres sur une planche qui y avait été plongée trois ans, et où les caractères que La Condamine y avait tracés paraissaient en relief ; plusieurs marcassites taillées ; de la pierre appelée miroir de l’Inca ; un grand nombre de fragmens de cristal noirâtre nommé, dans le pays, pierre de Gallinazo ; deux pièces de bois pétrifié ; plusieurs pierres de différentes formes, qui ont servi de haches aux anciens Américains ; divers mortiers et vases d’une espèce d’albâtre ; un petit crocodile de la rivière de Guayaquil ; la tête et la peau empaillées d’une belle couleuvre nommée coral, dont les anneaux sont couleur de feu et noirs, etc.

Ainsi l’attention et les soins de l’académicien s’étendaient à tout. Il marque l’époque du fâcheux accident qui le priva de l’ouïe. Ce fut en 1741, au retour d’une course qu’il fit derrière les montagnes, à l’ouest de Quito, en allant reconnaître le nouveau chemin que don Pédro Maldonado venait d’ouvrir de Quito à la rivière des Émeraudes. Une fluxion violente dans la tête, fruit des alternatives de froid et de chaud auxquels il s’exposait en observant jour et nuit, et souvent sur un terrain froid et humide, lui causa cette cruelle infirmité, qui dura le reste de sa vie.

Un voyage remarquable que La Condamine fit au commencement de juin avec Bouguer, fut celui du volcan de Pichincha, le Vésuve de Quito, au pied duquel cette ville est située. Ils en étaient voisins depuis sept ans, sans l’avoir vu d’aussi près qu’il était naturel de le désirer, et le beau temps les y invitait. Mais on conçoit qu’un sujet de cette nature demande la narration du voyageur même.

La partie supérieure de Pichincha se divise en trois sommets, éloignés l’un de l’autre de douze ou quinze cents toises, et presque également hauts. Le plus oriental est un rocher escarpé, sur lequel les deux académiciens avaient campé en 1737. Le sommet occidental, par où les flammes se firent jour en 1538, 1577 et 1660, est celui qu’ils n’avaient encore vu que de loin, et que La Condamine se proposait de reconnaître plus particulièrement.

« Je fis chercher, dit-il, à Quito et aux environs, tous les gens qui prétendaient avoir vu de près cette bouche du volcan, surtout ceux qui se vantaient d’y être descendus. J’engageai celui qui me parut le mieux instruit à nous accompagner. Deux jours avant notre départ, nous envoyâmes monter une tente à l’endroit le plus commode, et le plus à portée de l’objet de notre curiosité. Des mules devaient porter notre bagage, un quart de cercle et nos provisions. Le 12 juin, jour marqué, les muletiers ne parurent point ; il en fallut aller chercher d’autres. L’impatience fit prendre les devans à M. Bouguer, qui arriva, sur les trois heures après midi, à la tente. À force d’argent et d’ordres des alcades, je trouvai deux muletiers, dont l’un s’enfuit le moment d’après. Je ne laissai point de partir avec l’autre, que je gardais à vue. Il n’y avait qu’environ trois lieues à faire. Je connaissais le chemin jusqu’à l’endroit d’où l’on devait voir la tente déjà posée, et j’étais accompagné d’un jeune garçon qui avait aidé à la dresser. Je sortis de Quito sur les deux heures après midi, avec le jeune homme et un valet du pays, tous deux montés, le muletier américain, et deux mules chargées de mes instrumens, de mon lit et de nos vivres. Pour plus de sûreté, je ne refusai point un métis, qui, de son propre mouvement, s’offrit à me guider. Il me fit faire halte dans une ferme, où je congédiai mon Américain venu de force, après en avoir engagé un autre à me suivre de bon gré. On verra si j’avais poussé trop loin les précautions.

» À mi-côte, nous rencontrâmes un cheval à la pâture ; mon Américain lui jeta un lac, et sauta dessus. Quoique les chevaux, à Quito, ne soient pas au premier qui s’en saisit, comme dans les plaines de Buénos-Aires, je ne m’opposai point à l’heureux hasard qui mettait mon muletier en état d’avancer plus vite. Il paraissait plein de bonne volonté, lui et ses camarades.

» Nous arrivâmes un peu avant le coucher du soleil, au plus haut de la partie de la montagne où l’on peut atteindre à cheval. Il était tombé les nuits précédentes une si grande quantité de neige, qu’on ne voyait plus aucune trace de chemin : mes guides me parurent incertains. Cependant il ne nous restait qu’un ravin à passer, mais profond de quatre-vingts toises et plus. Nous voyions la tente au-delà. Je mis pied à terre avec celui qui avait aidé à la poser, pour m’assurer si les mules pouvaient descendre avec leur charge. Quand j’eus reconnu que la descente était praticable, j’appelai d’en-bas ; on ne me répondit point. Je remontai, et je trouvai mon valet seul, avec les mulets. L’Américain et le métis, qui s’étaient offerts de bonne grâce, avaient disparu. Je ne crus pas devoir passer outre sans guides, surtout avec des mules fort mal équipées. Celui qui avait monté la tente ne connaissait pas le gué de la ravine, ni le chemin pour remonter à l’autre bord. Nous étions loin de toute habitation : une cabane que M. Godin avait commandée depuis un an, pour y faire quelques expériences, n’était qu’à un quart de lieue de nous ; mais j’avais reconnu en passant qu’elle n’était pas encore couverte, et qu’elle ne pouvait me servir d’abri. Je n’eus d’autre parti à prendre que de revenir sur mes pas pour regagner la ferme où j’avais pris le Péruvien qui m’avait quitté. À chaque instant il me fallait descendre de cheval pour raccommoder les charges qui tournaient sans cesse. L’une n’était pas plus tôt rajustée que l’autre se dérangeait : mon valet et le jeune métis n’étaient guère plus habiles muletiers que moi. Il était déjà huit heures, et depuis la fuite de mes guides, nous n’avions pas fait l’espace d’une lieue ; il nous en restait au moins autant. Je pris les devans pour aller chercher du secours.

» Il faisait un fort beau clair de lune, et je reconnaissais le terrain ; mais à peine étais-je à moitié chemin de la ferme, que je me vis tout d’un coup enveloppé d’un brouillard si épais, que je me perdis absolument. Je me trouvai engagé dans un bois taillis, bordé d’un fossé profond, et j’errais dans ce labyrinthe, sans en retrouver l’issue. J’étais descendu de ma mule pour tâcher de voir où je posais le pied. Mes souliers et mes bottines furent bientôt pénétrés d’eau, aussi-bien qu’une longue cape espagnole d’un drap du pays, dont le poids était accablant. Je glissais et je tombais à chaque pas. Mon impatience était égale à ma lassitude. Je jugeais que le jour ne pouvait être éloigné, lorsque ma montre m’apprit qu’il n’était que minuit, et qu’il n’y avait que trois heures que ma situation durait ; il en restait six jusqu’au jour. Une clarté qui ne dura qu’un moment me rendit l’espérance : je me tirai du bois, et j’entrevis le sommet d’une croupe avancée de la montagne, sur lequel est une croix qui se voit de toutes les parties de Quito. Je jugeai que de là il me serait facile de m’orienter, et j’y dirigeai ma route. Malgré le brouillard qui redoublait, j’étais guidé par la pente du terrain. Le sol était couvert de hautes herbes : elles m’atteignaient presque à la ceinture, et mouillaient la seule partie de mes habits qui eût échappé à la pluie. Je me trouvais à peu près à cette hauteur où il cesse de neiger, et où il commence à pleuvoir ; ce qui tombait, sans être ni pluie ni neige, était aussi pénétrant que l’une, et aussi froid que l’autre. Enfin j’arrivai à la croix, dont je connaissais les environs. Je cherchai inutilement une grotte voisine, où j’aurais pu trouver un asile ; le brouillard et les ténèbres avaient augmenté depuis le coucher de la lune. Je craignais de me perdre encore, et je m’arrêtai au milieu d’un tas d’herbes foulées, qui semblaient avoir servi de gîte à quelque bête féroce. Je m’accroupis enveloppé dans mon manteau, le bras passé dans la bride de ma mule ; pour la laisser paître plus librement, je lui ôtai son mors, et je fis de ses rênes une espèce de licou, que j’allongeai avec mon mouchoir. C’est ainsi que je passai la nuit, tout le corps mouillé, et les pieds dans la neige fondue ; en vain je les agitai pour leur procurer quelque chaleur par le mouvement ; vers les quatre heures du matin, je ne les sentis absolument plus ; je crus les avoir gelés, et je suis encore persuadé que je n’aurais pas échappé à ce danger, difficile à prévoir sur un volcan, si je ne m’étais avisé d’un expédient qui me réussit ; je les réchauffai par un bain naturel, que je laisse à deviner.

» Le froid augmenta vers la pointe du jour ; à la première lueur du crépuscule, je crus ma mule pétrifiée ; elle était immobile. Un caparaçon de neige, frangé de verglas, couvrait la selle et le harnais. Mon chapeau et mon manteau étaient enduits du même vernis, et raides de glace. Je me mis en mouvement, mais je ne pouvais qu’aller et revenir sur mes pas, en attendant le grand jour, que le brouillard retardait. Enfin, sur les sept heures, je descendis à la ferme, hérissé de frimas. L’économe était absent. Sa femme, effrayée à ma vue, prit la fuite : je ne pus atteindre que deux vieilles Américaines, qui n’avaient pas eu la force de courir assez vite pour m’échapper. Je leur faisais allumer du feu, lorsque je vis entrer un de mes gens, aussi sec que j’étais mouillé. Son camarade et lui, voyant croître le brouillard, lorsque je les eus quittés, avaient fait halte et s’étaient mis à couvert, avec mes provisions, sous des cuirs passés à l’huile qui servaient de couvertures à mes mules. Ils avaient soupé à discrétion de mes vivres sous ce pavillon, et dormi tranquillement sur mon matelas. Au point du jour, un grand nombre d’Américains de Quito, qui vont tous les matins prendre de la neige pour la porter à la ville, avaient passé fort près d’eux, sans qu’aucun eût voulu les l’aider à recharger. Le maître valet de la ferme se trouva de meilleure volonté ; une petite gratification le fit partir avec le mien, et peu après je les vis revenir avec les mules et le bagage.

» Je descendis aussitôt à Quito, où je réparai la mauvaise nuit précédente. Le lendemain 14, à sept heures du matin, je me remis en chemin avec de nouveaux guides, qui ne le savaient pas mieux que les premiers : ils me firent faire le tour de la montagne. Après de nouvelles aventures, j’arrivai enfin à la tente où M. Bouguer était depuis deux jours. Faute des provisions que je portais, il avait été obligé de vivre frugalement ; du reste, il n’était pas plus avancé que moi, si ce n’est qu’il avait passé de meilleures nuits. J’appris de lui qu’il s’était lassé la veille, et ce jour même, à chercher avec son guide un chemin qui put le conduire à la bouche du volcan, du côté où elle paraît accessible. Nous employâmes le jour suivant à la même recherche, avec presque aussi peu de succès. Autant les pluies avaient été excessives cette année à Quito, autant la neige était tombée abondamment sur les montagnes. Le haut du Pichincha, qui, dans la belle saison, est souvent presque sans neige, en était entièrement couvert, plus de cent toises au-dessous de sa cime, à l’exception des pointes de rochers qui débordaient en quelques endroits. Tous les jours nous faisions à pied des marches de six à sept heures, tournant autour de cette masse sans pouvoir atteindre au sommet. Le terrain, du côté de l’orient, était coupé de ravins formés dans les sables par la chute des eaux : nous ne pouvions les franchir que difficilement, en nous aidant des pieds et des mains. À l’entrée de la nuit, nous regagnions notre tente, bien fatigués et fort mal instruits.

» Le 16, j’escaladai, avec beaucoup de peine, un des rochers saillans, dont le talus me parut très-raide. Au-delà, le terrain était couvert d’une neige où j’enfonçai jusqu’au genou. Je ne laissai pas d’y monter environ dix toises. Ensuite je trouvai le rocher nu ; puis alternativement d’autre neige, et d’autres pointes saillantes. Un épais brouillard, qui s’exhalait de la bouche du volcan, et qui se répandait aux environs, m’empêcha de rien distinguer. Je revins à la voix de M. Bouguer qui était resté en bas, et dont je ne voulais pas trop m’écarter. Nous abrégeâmes beaucoup le chemin au retour, en marchant à mi-côte, sur le bord inférieur de la neige ; et un peu au-dessus de l’origine de ces cavées profondes, qu’il nous avait fallu monter et descendre l’une après l’autre, en allant d’abord à la découverte.

» Nous remarquâmes sur cette neige la piste de certains animaux qu’on nomme lions à Quito, quoiqu’ils ressemblent fort peu aux vrais lions, et qu’ils soient beaucoup plus petits. En revenant, je reconnus un endroit où la pente était beaucoup plus douce et facilitait l’accès du sommet de la montagne. Je tentai de m’en approcher. Les pierres ponces que je rencontrais sous mes pas, et dont le nombre croissait à mesure que j’avançais du même côté, semblaient m’assurer que j’approchais de la bouche du volcan ; mais la brume qui s’épaississait me fit reprendre le chemin de la tente. En descendant, j’essayai de glisser sur la neige, vers son bord inférieur, dans les endroits où elle était unie et la pente peu rapide. L’expérience me réussit ; d’un élan, j’avançais quelquefois dix à douze toises, sans perdre l’équilibre ; mais, lorsque, après cet exercice, je me retrouvai sur le sable, je m’aperçus au premier pas que mes souliers étaient sans semelles.

» Le lendemain 17, au matin, M. Bouguer proposa de prendre du côté de l’ouest, où était la grande brèche du volcan : c’était par là qu’il avait fait sa première tentative, la veille de mon arrivée ; mais la neige qui était tombée la nuit précédente rendait les approches plus difficiles que jamais, et s’étendait fort loin au-dessous de notre tente. Enhardi par mes expériences de la veille, je dis à M. Bouguer que je savais un chemin encore plus court ; c’était de monter droit par-dessus la neige, à l’enceinte de la bouche du volcan, et j’offris de lui servir de guide. Je me mis en marche un long bâton à la main, avec lequel je sondais la profondeur de la neige : je la trouvai en quelques endroits plus haute que mon bâton, mais assez dure néanmoins pour me porter. J’enfonçai tantôt plus, tantôt moins, presque jamais au-dessus du genou. C’est ainsi que j’ébauchai, dans la partie de la montagne que la neige couvrait, les marches fort inégales d’un escalier d’environ cent toises de haut. En approchant de la cime, j’aperçus entre deux rochers l’ouverture de la grande bouche, dont les bords intérieurs me parurent coupés à pic, et je reconnus que la neige qui les couvrait du côté où je m’étais avancé la veille était minée en-dessous. Je m’approchai avec précaution d’un rocher nu, qui dominait tous ceux de l’enceinte. Je tournai par-dehors, où il se terminait en plan incliné, d’un accès assez difficile : pour peu que j’eusse glissé, je roulais sur la neige, cinq à six cents toises, jusqu’à des rochers où j’aurais été fort mal reçu. M. Bouguer me suivait de près, et m’avertit du danger qu’il partageait avec moi. Nous étions seuls ; ceux qui nous avaient d’abord suivis étaient retournés sur leurs pas et sur les nôtres. Enfin nous atteignîmes le haut du rocher, d’où nous vîmes à notre aise la bouche du volcan.

» C’est une ouverture qui s’arrondit en demi-cercle du côté de l’orient : j’estimai son diamètre de huit à neuf cents toises. Elle est bordée de roches escarpées, dont la partie extérieure est couverte de neige ; l’intérieure est noirâtre et calcinée. Ce vaste gouffre est séparé en deux comme par une muraille de même matière qui s’étend de l’est à l’ouest. Je ne jugeai pas la profondeur de la cavité, du côté où nous étions, de plus de cent toises ; mais je ne pouvais pas en apercevoir le centre, qui vraisemblablement était plus profond. Tout ce que je voyais ne me parut être que les débris éboulés de la cime de la montagne. Un amas confus de rochers énormes, brisés et entassés irrégulièrement les uns sur les autres, présentait à mes yeux une vive image du chaos des poëtes. La neige n’était pas fondue partout : elle subsistait en quelques endroits ; mais les matières calcinées qui s’y mêlaient, et peut-être les exhalaisons du volcan, lui donnaient une couleur jaunâtre ; du reste, nous ne vîmes aucune fumée. Un pan de l’enceinte entièrement éboulé du côté de l’ouest empêche qu’elle ne soit tout-à-fait circulaire, et c’est le seul côté par lequel il semble possible de pénétrer au-dedans. J’avais porté une boussole, à dessein de prendre quelques relèvemens, et je m’y préparais malgré un vent glacial qui nous gelait les pieds et les mains, et nous coupait le visage, lorsque M. Bouguer me proposa de nous en retourner. Le conseil fut donné si à propos, que je ne pus résister à la force de la persuasion. Nous reprîmes le chemin de la tente, et nous descendîmes en un quart d’heure ce que nous avions mis plus d’une heure à monter. L’après-midi et les jours suivans, nous mesurâmes une base de cent trente toises, et nous relevâmes divers points avec la boussole, pour faire un plan du volcan et des environs.

» Il fit le lendemain un brouillard qui dura tout le jour. L’horizon étant fort net le 19 au matin, j’aperçus et je fis remarquer à M. Bouguer un tourbillon de fumée qui s’élevait de la montagne de Cotopaxi, sur laquelle nous avions campé plusieurs fois en 1738. Notre guide et nos gens prétendirent que ce n’était qu’un nuage, et parvinrent même à me le persuader ; cependant nous apprîmes à Quito que cette montagne, qui avait jeté des flammes plus de deux siècles auparavant, s’était nouvellement enflammée le 15 au soir, et que la fonte d’une partie de ses neiges avait causé de grands ravages.

» Nous passâmes encore deux jours à Pichincha, et nous y fîmes une dernière tentative avec un nouveau guide, pour tourner la montagne par l’ouest, et pour entrer dans son intérieur ; mais le brouillard et un ravin impraticable ne nous permirent pas d’aborder même la petite bouche, qui fume encore, dit-on, et qui répand du moins une odeur de soufre. »

Les deux académiciens, étant revenus à Quito le 22, n’y entendirent parler que de l’éruption de Cotopaxi, et des suites funestes de l’inondation causée par la fonte subite des neiges. La Condamine fait observer ici que depuis son retour en France le même volcan s’est embrasé plusieurs autres fois avec des effets encore plus terribles ; et quoique Juan et Ulloa aient traité cette matière, il raconte, sur la foi d’un témoin oculaire, divers faits d’une singularité surprenante, qui ne se trouvent pas dans leur relation historique.

« En 1742, dit-il, on avait entendu très-distinctement à Quito le bruit du volcan de Cotopaxi, et plusieurs fois en plein jour, sans y faire une extrême attention. » C’est ce qu’il peut confirmer par son témoignage, auquel sa surdité donne un nouveau poids ; cependant on n’y entendit point la grande explosion le soir du 30 novembre 1744. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ce même bruit, qui ne fut pas sensible à Quito, c’est-à-dire à douze lieues au nord du volcan, fut entendu très-distinctement, à la même heure et du même côté, dans des lieux beaucoup plus éloignés, tels que la ville d’Ibara, Pasto, Popayan, et même à La Plata, à plus de cent lieues mesurées en l’air. On assure aussi qu’il fut entendu vers le sud jusqu’à Guayaquil, et au-delà de Piura, c’est-à-dire à plus de cent vingt lieues de vingt-cinq au degré. À la vérité, le vent, qui soufflait alors du nord-est, y aidait un peu.

Les eaux, en se précipitant du sommet de la montagne, firent plusieurs bonds dans la plaine avant de s’y répandre uniformément ; ce qui sauva la vie à plusieurs personnes, par-dessus lesquelles le torrent passa sans les toucher. Le terrain, cave en quelques endroits par la chute des eaux, s’est exhaussé en d’autres par le limon qu’elles ont déposé en se retirant. On peut juger quels changemens la surface de la terre a dû recevoir par des événemens de cette nature, dans un pays où presque toutes les montagnes sont des volcans, ou l’ont été. Il n’est pas rare d’y voir des ravines se former à vue d’œil, et d’autres qui se sont creusé en peu d’années un lit profond dans un terrain qu’on se souvient d’avoir vu parfaitement uni. Il est possible, il est même vraisemblable que toute la superficie de la province de Quito, jusqu’à une assez grande profondeur, soit formée de nouvelles terres éboulées et de débris de volcans : c’est peut-être par cette raison que dans les plus profondes quebradas on ne trouve aucune coquille fossile.

En 1738, le sommet de Cotopaxi, par mesure géométrique, était de 500 toises au moins plus haut que le pied de la neige permanente. La flamme du volcan s’élevait autant au-dessus de la cime de la montagne que son sommet excédait la hauteur du pied de la neige. Cette mesure comparative a été confirmée par M. de Maënza, qui, étant alors à quatre lieues de distance, et spectateur tranquille du phénomène, put en juger avec plus de sang-froid que ceux dont la vie était exposée au danger de l’inondation. Quand on rabattrait un tiers, il resterait encore plus de trois cents toises ou dix-huit cents pieds pour la hauteur de la flamme. Cependant la surface supérieure du cône tronqué, dont la pointe a été emportée par les anciennes explosions, avait, en 1738, sept à huit cents toises de diamètre. Cette vaste bouche du volcan s’est visiblement étendue par les irruptions postérieures de 1743 et 1744, sans parler de nouvelles bouches qui se sont ouvertes en forme de soupiraux dans les flancs de la montagne. Il paraît donc très-probable à La Condamine qu’avant que cet immense foyer se soit si fort accru et multiplié, dans le temps, par exemple, de la première mine qui fit sauter un quart de la hauteur de Cotopaxi, la flamme, réunie en un seul jet, dut être dardée avec plus d’impétuosité, et par conséquent put s’élever encore plus haut que dans le dernier embrasement. Quelle doit avoir été la force qui fut alors capable de lancer à plus de trois lieues de gros quartiers de rocher, témoins irréprochables d’un fait qui semble passer les bornes de la vraisemblance, parce que nous connaissons peu la nature ! L’académicien vit un de ces éclats de rocher plus gros qu’une chaumière d’Américain, au milieu de la plaine, sur le bord du grand chemin, proche de Malahalo, et le jugea de douze ou quinze toises cubes, sans pouvoir douter qu’il ne fût sorti de ce gouffre comme les autres, parce que les traînées de roches de même espèce forment en tout sens des rayons qui partent de ce centre commun.

Dans l’incendie de 1744, les cendres furent portées jusqu’à la mer à plus de quatre-vingts lieues. Ce fait n’est plus étonnant, s’il est vrai, comme on l’a publié, que les cendres du mont Etna volent quelquefois jusqu’à Constantinople. Mais un fait plus nouveau, c’est que celles de Cotopaxi, dans la même occasion, couvrirent les terres au point de ne plus laisser voir la moindre trace de verdure dans les campagnes à douze et quinze lieues de distance du côté de Riobamba, et qui dura un mois et plus en quelques endroits, et fit périr un nombre prodigieux de bestiaux. Quatre lieues à l’ouest de la bouche du volcan, la cendre avait trois ou quatre pouces d’épaisseur. Cette pluie de cendre avait été immédiatement précédée d’une pluie de terre fine d’odeur désagréable, et de couleur blanche, rouge et verte, qui elle-même avait été devancée par une autre de même gravier. Celle-ci fut accompagnée, en divers endroits, d’une nuée immense de gros hannetons blancs, de l’espèce qu’on nomme ravets dans nos îles : la terre en fut couverte en un instant, et ils disparurent tous avant le jour.

Il nous reste à rendre compte du travail qui était l’objet particulier du voyage des mathématiciens français et espagnols. Pour commencer leur grande entreprise, il fallait mesurer réellement un terrain qui pût leur servir de base, afin de pouvoir conclure toutes les autres distances par des opérations géométriques : le seul choix de ce terrain leur coûta des peines infinies. Après bien des courses et du travail, exposés sans cesse au vent, à la pluie ou aux ardeurs du soleil, ils se déterminèrent pour un terrain uni, situé dans un vallon beaucoup plus bas que le sol de Quito, à quatre lieues au nord-est de cette ville. Ce fut la plaine d’Yaruqui, qui tire son nom d’un village au-dessous duquel elle est située : elle a près de 6,300 toises de long. Il eût été difficile d’en trouver une plus longue dans un pays de montagnes, à moins de s’éloigner trop du terrain traversé par la méridienne. Cette plaine est bornée à l’orient par la haute cordillère de Guamani et de Pambamarca, comme elle l’est à l’ouest par celle de Pichincha. Les rayons du soleil y étant réfléchis par le sol, qui est fort sablonneux, et par les deux cordillères voisines, elle est sujette à de fréquens orages ; et comme elle est tout-à-fait ouverte au nord et au sud, il s’y forme de si grands et de si fréquens tourbillons, que cet espace se trouve quelquefois rempli de colonnes de sable élevées par le tournoiement rapide des rafales de vent qui se heurtent. Les passans en sont quelquefois étouffés ; et pendant leurs opérations nos illustres voyageurs en eurent un triste exemple dans un de leurs Américains.

Ils avaient à mesurer un terrain incliné de 125 toises, sur une longueur de 6,272, et à niveler du soir au matin pour réduire cette pente à la ligne horizontale : ce travail seul les occupa plus de quinze jours. Ils le commençaient avec le jour ; ils ne l’interrompaient qu’à l’approche de la nuit, à moins qu’un orage subit ne les forçât de le suspendre pendant sa durée : ils se faisaient suivre par une petite tente de campagne, qui leur servait de retraite au besoin. Les académiciens, s’étant partagés en deux bandes pour avoir une double mesure de la base, chacun des deux officiers s’était joint à un des deux quadrilles : l’un mesurait la plaine, du sud au nord, en descendant ; l’autre en remontant du sens opposé.

Avant de se déterminer pour cette plaine, ils avaient eu dessein de mesurer la base dans le terrain de Cayambé, qui n’est pas moins uni, à douze lieues au nord-est de Quito : ils s’y étaient transportés d’abord pour l’examiner, mais ils l’avaient trouvé trop coupé de ravins. Ce fut là qu’ils eurent le chagrin de perdre Couplet, le 17 septembre, d’une fièvre maligne qui ne le retint au lit que deux jours. Il était parti de Quito avec une légère indisposition que la vigueur de son tempérament lui avait fait mépriser. Cette mort presque subite d’un homme à la fleur de son âge jeta la compagnie dans une profonde consternation.

La mesure de la base, au mois d’octobre, fut suivie de l’observation de plusieurs angles, tant horizontaux que verticaux, sur les montagnes voisines ; mais une partie de ce travail devint inutile, parce que dans la suite on donna une meilleure disposition aux premiers triangles. De retour à Quito, l’observation du solstice avec un instrument de douze pieds, et la vérification de cet instrument, occupèrent nos mathématiciens le reste de l’année 1736, et le commencement de la suivante. Verguin fut chargé, dans cette vue, d’aller reconnaître le terrain au sud de Quito, et d’en lever le plan pendant que Bouguer s’offrit à rendre le même service du côté du nord ; précaution nécessaire pour choisir les points les plus avantageux, et former une suite plus régulière de triangles. Dans l’intervalle, La Condamine et George Juan firent le voyage de Lima : ils revinrent à Quito vers le milieu de juin 1737. Bouguer et Verguin avaient rapporté la carte des terrains qu’ils avaient examinés ; et, sur la résolution qu’on prit de continuer les triangles du côté du sud, les mathématiciens se partagèrent en deux compagnies. George Juan et Godin passèrent à la montagne, de Pambamarca, et les trois autres montèrent au sommet de celle de Pichincha. De part et d’autre on eut beaucoup à souffrir de la rigoureuse température de ces lieux, de la grêle et de la neige, et surtout de la violence des vents. Dans la zone torride et sous l’équateur, des Européens devaient s’attendre à des excès de chaleur, et le plus souvent ils étaient transis de froid.

Ils avaient eu la précaution de se munir encore d’une tente de campagne pour chaque compagnie ; mais Bouguer, La Condamine et Ulloa n’en purent faire usage sur le Pichincha, parce qu’elle était d’un trop grand volume. Il fallut construire une cabane proportionnée au terrain, c’est-à-dire si petite, qu’à peine était-elle capable de les contenir. On n’en sera point surpris en apprenant qu’ils étaient au sommet d’un rocher pointu qui s’élève d’environ 200 toises au-dessus du terrain de la montagne, où il ne croît plus que des bruyères. Ce sommet est partagé en diverses pointes, dont ils avaient choisi la plus haute. Toutes ses faces étaient couvertes de neige et de glace ; ainsi leur cabane se trouva bientôt chargée de l’une et de l’autre. « Les mules, dit Ulloa, peuvent à peine monter jusqu’au pied de cette formidable roche ; mais de là jusqu’au sommet, les hommes sont forcés d’aller à pied, en montant, ou plutôt gravissant pendant quatre heures entières. Une agitation si violente, jointe à la trop grande subtilité de l’air, nous ôtait les forces et la respiration. J’avais déjà franchi plus de la moitié du chemin, lorsque, accablé de fatigue, et perdant la respiration, je tombai sans connaissance. Cet accident m’obligea, lorsque je me trouvai un peu mieux, de descendre au pied de la roche où nous avions laissé nos instrumens et nos domestiques, et de remonter le jour suivant, à quoi je n’aurais pas mieux réussi, sans le secours de quelques Américains qui me soutenaient dans les endroits les plus difficiles. »

La vie étrange à laquelle nos savans furent réduits, pendant le temps qu’ils employèrent à mesurer la méridienne, mérite d’être racontée successivement dans les termes d’Ulloa et de La Condamine. On peut observer la différence des caractères dans celle des relations, et l’on verra dans celle de La Condamine un fonds de gaîté qui ne s’altère jamais, et qui n’était pas le don le moins précieux qu’il eût reçu de la nature.

« Je n’offre, dit Ulloa, qu’un récit abrégé de ce que nous eûmes à souffrir sur le Pichincha ; car, toutes les autres montagnes et roches étant presque également sujettes aux injures du froid et des vents, il sera aisé de juger du courage et de la constance dont il fallut nous armer pour soutenir un travail qui nous exposait à des incommodités insupportables, et souvent au danger de périr. Toute la différence consistait dans le plus ou le moins d’éloignement des vivres, et dans le degré d’intempérie, qui devenait plus ou moins sensible suivant la hauteur des lieux et la nature du temps. Nous nous tenions ordinairement dans la cabane, non-seulement à cause de la rigueur du froid et de la violence des vents, mais encore parce que nous étions le plus souvent enveloppés d’un nuage si épais, qu’il ne nous permettait pas de voir distinctement à la distance de sept ou huit pas. Quelquefois ces ténèbres cessaient, et le ciel devenait plus clair lorsque les nuages, affaissés par leur propre poids, descendaient au col de la montagne, et l’environnaient souvent de fort près, quelquefois d’assez loin. Alors ils paraissaient comme une vaste mer, au milieu de laquelle notre rocher s’élevait comme une île. Nous entendions le bruit des orages qui crevaient sur la ville de Quito, ou sur les lieux voisins ; nous voyions partir la foudre et les éclairs au-dessous de nous ; et pendant que des torrens inondaient tout le pays d’alentour, nous jouissions d’une paisible sérénité. Alors le vent ne se faisait presque point sentir ; le ciel était clair, et le soleil, dont les rayons n’étaient plus interceptés, tempérait la froideur de l’air. Mais aussi nous éprouvions le contraire lorsque les nuages étaient élevés : leur épaisseur nous rendait la respiration difficile ; la neige et la grêle tombaient à flocons ; la violence des vents nous faisait appréhender à chaque moment de nous voir enlevés avec notre habitation et jetés dans quelque abîme, ou de nous trouver bientôt ensevelis sous les glaces et les neiges qui, s’accumulant sur le toit, pouvaient crouler avec lui sur nos têtes. La force des vents était telle, que la vitesse avec laquelle ils faisaient courir les nuées éblouissait les yeux. Le craquement des rochers qui se détachaient et qui ébranlaient, en tombant, la pointe où nous étions, augmentait encore nos craintes. Il était d’autant plus effrayant, que jamais on n’entendait d’autre bruit dans ce désert ; aussi n’y avait-il point de sommeil qui put y résister pendant les nuits.

» Lorsque le temps était plus tranquille, et que les nuages, s’étant portés sur d’autres montagnes où nous avions des signaux posés, nous en dérobaient la vue, nous sortions de notre cabane pour nous échauffer un peu par l’exercice. Tantôt nous descendions un petit espace et nous le remontions aussitôt ; tantôt notre amusement était de faire rouler de gros quartiers de roche du haut en bas, et nous éprouvions avec étonnement que nos forces réunies égalaient à peine celle du vent pour les remuer. Au reste, nous n’osions nous écarter beaucoup de la pointe de notre rocher, dans la crainte de n’y pouvoir revenir assez promptement lorsque les nuages commençaient à s’en emparer, comme il arrivait souvent et toujours fort vite.

» La porte de notre cabane était fermée de cuirs de bœuf, et nous avions grand soin de boucher les moindres trous pour empêcher le vent d’y pénétrer ; quoiqu’elle fût bien couverte de paille, il ne laissait pas de s’y introduire par le toit. Obligés de nous renfermer dans cette chaumière, où la lumière ne pénétrait pas bien, les jours, par leur entière obscurité, se distinguaient à peine des nuits : nous tenions toujours quelques chandelles allumées ; tant pour nous reconnaître les uns les autres que pour pouvoir lire ou travailler dans un si petit espace. La chaleur des lumières et celle de nos haleines ne nous dispensaient pas d’avoir chacun notre brasier pour tempérer la rigueur du froid. Cette précaution nous aurait suffi, si, lorsqu’il avait neigé le plus abondamment, nous n’eussions été obligés de sortir, munis de pelles, pour décharger notre toit de la neige qui s’y entassait. Ce n’est pas que nous n’eussions des valets et des Américains qui auraient pu nous rendre ce service ; mais, n’étant pas aisé de les faire sortir de leur canonnière, espèce de petite tente, où le froid les retenait blottis pour se chauffer continuellement au feu qu’ils ne manquaient pas d’y entretenir, il fallait partager avec eux une corvée qui les contrariait.

» On peut juger quel devait être l’état de nos corps dans cette situation. Nos pieds étaient enflés et si sensibles, qu’ils ne pouvaient ni supporter la chaleur du feu, ni presque agir sans une vive douleur. Nos mains étaient chargées d’engelures, et nos lèvres si gercées, qu’elles saignaient du seul mouvement que nous leur faisions faire pour parler ou pour manger. Si l’envie de rire nous prenait un peu, nous ne pouvions leur donner l’extension nécessaire à cet effet sans qu’elles se fendissent encore plus, et qu’elles nous causassent un surcroît de douleur, qui durait un jour ou deux. Notre nourriture la plus ordinaire était un peu de riz, avec lequel nous faisions cuire un morceau de viande ou de la volaille qui nous venait de Quito. Au lieu d’eau nous nous servions de neige, ou d’un morceau de glace que nous jetions dans la marmite ; car nous n’avions aucune sorte d’eau qui ne fût gelée. Pour boire, nous faisions fondre de la neige. Pendant que nous étions à manger, il fallait tenir l’assiette sur le charbon, sans quoi les alimens étaient gelés aussitôt. D’abord nous avions bu des liqueurs fortes, dans l’idée qu’elles pourraient un peu nous réchauffer ; mais elles devenaient si faibles, qu’en les buvant nous ne leur trouvions pas plus de force qu’à l’eau commune ; et, craignant d’ailleurs que leur fréquent usage ne nuisît à notre santé, nous prîmes le parti d’en boire fort peu : elles furent employées à régaler nos Américains, pour les encourager au travail. Ils étaient cinq : outre leur salaire journalier, qui était quatre fois plus fort que celui qu’ils gagnaient ordinairement, nous leur abandonnions la plupart des vivres qui nous venaient de Quito ; mais cette augmentation de paie et de nourriture n’était pas capable de les retenir long-temps près de nous. Lorsqu’ils avaient commencé à sentir la rigueur du climat, ils ne pensaient plus qu’à déserter.

» Il nous arriva dès les premiers jours une aventure de cette espèce, qui aurait eu des suites fâcheuses, si nous n’eussions été avertis de leur évasion. Comme ils ne pouvaient être baraqués dans un lieu d’aussi peu d’étendue que la pointe de notre rocher, et qu’ils n’y avaient d’autre abri pendant le jour qu’une canonnière, ils descendaient le soir, à quelque distance au-dessous, dans une sorte de caverne où le froid était beaucoup moins vif, sans compter qu’ils avaient la liberté d’y faire grand feu. Avant de se retirer, ils fermaient en dehors la porte de notre cabane, qui était si basse, qu’on ne pouvait y passer qu’en se courbant. La neige qui tombait pendant la nuit, ne manquant point de la boucher presque entièrement, ils venaient tous les matins nous délivrer de cette espèce de prison ; car nos nègres ordinaires, qui passaient la nuit dans la canonnière, étaient alors si transis de froid, qu’ils se seraient plutôt laissé tuer que d’en sortir. Les cinq Américains venaient donc régulièrement déboucher notre porte à neuf ou dix heures du matin ; mais le quatrième ou le cinquième jour de notre arrivée, il était midi qu’ils n’avaient point encore paru. Notre inquiétude commençait à devenir fort vive, lorsqu’un des cinq, plus fidèle que les autres, vint nous informer de la fuite de ses compagnons, et nous entrouvrir assez la porte pour nous donner le pouvoir de la rendre entièrement libre. Nous le dépêchâmes au corrégidor de Quito, qui nous envoya sur-le-champ d’autres Américains, après leur avoir ordonné, sous de rigoureuses peines, de nous servir plus fidèlement ; mais cette menace ne fut pas capable de les retenir ; ils désertèrent bientôt comme les premiers. Le corrégidor ne vit pas d’autre moyen, pour arrêter ceux qui leur succédèrent, que d’envoyer avec eux un alcade, et de les faire relever de quatre en quatre jours.

» Nous passâmes vingt-trois jours entiers sur notre roche, c’est-à-dire jusqu’au 6 de septembre, sans avoir pu unir les observations des angles, parce qu’au moment où nous commencions à jouir d’un peu de clarté sur la hauteur où nous étions, les autres, sur le sommet desquelles étaient les signaux qui formaient les triangles pour la mesure géométrique de notre méridien, étaient enveloppés de nuages et de neiges. Dans les momens où ces objets paraissaient distinctement, le sommet où nous étions campés se trouvait plongé dans les brouillards. Enfin nous nous vîmes obligés de placer à l’avenir les signaux dans un lieu plus bas, où la température devait être aussi moins rigoureuse. Nous commençâmes par transporter celui de Pichincha sur une croupe inférieure de la même montagne, et nous terminâmes au commencement de décembre 1737 l’observation qui le regardait particulièrement.

» Dans toutes les autres stations, notre compagnie logea sous une tente de campagne, qui, malgré sa petitesse, était un peu plus commode que la première cabane, excepté qu’il fallait encore plus de précautions pour en ôter la neige, dont le poids l’aurait bientôt déchirée. Nous la faisions d’abord dresser à l’abri, quand c’était possible ; mais ensuite il fut décidé que nos tentes mêmes serviraient de signaux, pour éviter les inconvéniens auxquels ceux de bois étaient sujets. Les vents soufflaient avec tant de violence, que souvent la nôtre était abattue. Nous nous applaudîmes, dans le désert d’Assouay, d’en avoir fait apporter de réserve. Trois des nôtres furent successivement renversés : et les chevrons ayant été brisés, comme les piquets, nous n’eûmes pas d’autre ressource que de quitter ce poste et de nous retirer à l’abri d’une ravine. Les deux compagnies, se trouvant alors dans le même désert, eurent également à souffrir ; elles furent abandonnées toutes deux par leurs Américains, qui ne purent résister au froid ni au travail, et par conséquent obligées de faire elles-mêmes les corvées jusqu’à l’arrivée d’un autre secours.

» Notre vie sur les sommets glacés de Pambamarca et de Pichincha fut comme le noviciat de celle que nous menâmes depuis le commencement d’août 1737 jusqu’à la fin de juillet 1739. Pendant ces deux ans, ma compagnie habita sur trente-cinq sommets différens, et l’autre sur trente-deux, sans autre soulagement que celui de l’habitude ; car nos corps s’endurcirent enfin, ou se familiarisèrent avec ces climats comme avec la grossièreté des alimens. Nous nous fîmes aussi à cette profonde solitude, aussi-bien qu’à la diversité de température que nous éprouvions en passant d’une montagne à l’autre. Autant le froid était vif sur les hauteurs, autant la chaleur nous semblait excessive dans les vallons qu’il fallait traverser ; enfin l’habitude nous rendit insensibles au péril où nous nous exposions en grimpant dans des lieux fort escarpés. Cependant il y eut des occasions où nous aurions perdu toute patience et renoncé à l’entreprise, si l’honneur n’avait soutenu notre courage. »

Toute la suite des triangles étant terminée au sud de Quito, au mois d’août 1739, il fallut mesurer une seconde base pour vérifier la justesse des opérations et des calculs ; et de plus il fallut vaquer à l’observation astronomique, à cette même extrémité de la méridienne. Mais, les instrumens ne s’étant pas trouvés aussi parfaits que l’exigeait une observation si délicate, on fut obligé de retourner à Quito pour en construire d’autres. Ce travail dura jusqu’au mois d’août de l’année suivante 1740 ; alors nos infatigables mathématiciens se rendirent à Cuença, où leurs observations les retinrent jusqu’à la fin de septembre, parce que l’atmosphère de ce pays est peu favorable aux astronomes. Si les nuages dont ils étaient environnés sur les montagnes les avaient empêchés de voir les signaux, ceux qui se rassemblent au-dessus de cette ville forment un pavillon qui ne leur permettait pas d’apercevoir les étoiles lorsqu’elles passaient par le méridien ; mais une extrême patience ayant fait surmonter tous les obstacles, ils se disposaient à retourner à Quito pour les observations astronomiques qu’il fallait faire à l’autre bout de la méridienne vers le nord, et qui devaient terminer l’ouvrage, lorsque George Juan et Ulloa furent appelés à Lima pour veiller à la défense des côtes contre les escadres d’Angleterre. Les observations furent achevées, dans leur absence, par les académiciens français. Le récit de ceux-ci, concernant les opérations antérieures, va succéder à celui des mathématiciens espagnols.

« Nous partîmes de Quito, dit La Condamine, le 14 août 1737, pour travailler sérieusement à la mesure des triangles de la méridienne. Nous montâmes d’abord sur le Pichincha, M. Bouguer et moi, et nous allâmes nous établir près du signal que j’y avais placé depuis près d’un an, 971 toises au-dessus de Quito. Le sol de cette ville est déjà élevé sur le niveau de la mer de 1,460 toises, c’est-à-dire plus que le Canigou et le pic du midi, les plus hautes montagnes des Pyrénées. La hauteur absolue de notre poste était donc 2,430 toises, ou d’une bonne lieue ; c’est-à-dire, pour donner une idée sensible de cette prodigieuse élévation, que, si la pente du terrain était distribuée en marches d’un demi-pied chacune, il y aurait 29,160 marches à monter depuis la mer jusqu’au sommet du Pichincha. Don Antoine d’Ulloa, en montant avec nous, tomba en faiblesse, et fut obligé de se faire porter dans une grotte voisine où il passa la nuit.

» Notre habitation était une hutte, dont le faîte, soutenu par deux fourchons, avait un peu plus de six pieds de hauteur. Quelques perches inclinées à droite et à gauche, et dont une des extrémités portait à terre tandis que l’autre était appuyée sur le comble, composaient la charpente du toit, et servaient en même temps de murailles. Le tout était couvert d’une espèce de jonc délié, qui croît sur la plupart des montagnes du pays. Tel fut notre premier observatoire et notre première habitation sur le Pichincha. Comme je prévoyais les difficultés de la construction, toute simple qu’elle devait être, je m’y étais pris de longue main : mais je ne m’attendais pas que, cinq mois après avoir payé les matériaux et la main-d’œuvre, je ne trouverais encore rien de commencé, et que je me verrais obligé de contraindre judiciairement les gens avec qui j’avais fait le marché. Notre baraque occupait toute la largeur de l’espace qu’on avait pu lui ménager, en aplanissant une crête sablonneuse qui se terminait à mon signal : le terrain était si escarpé de part et d’autre, qu’à peine avait-on pu conserver un étroit sentier d’un seul côté pour passer derrière notre case. Sans entrer dans le détail des incommodités que nous éprouvâmes dans ce poste, je me contenterai de faire les remarques suivantes. Notre toit, presque toutes les nuits, était enseveli sous les neiges. Nous y ressentîmes un froid extrême ; nous le jugions même plus grand par ses effets qu’il ne nous était indiqué par un thermomètre de M. de Réaumur, que j’avais porté, et que je ne manquais pas de consulter tous les jours matin et soir. Je ne le vis jamais, au lever du soleil descendre tout-à-fait jusqu’à cinq degrés au-dessous du terme de la glace : il est vrai qu’il était à l’abri de la neige et du vent, et adossé à notre cabane ; que celle-ci était continuellement échauffée par la présence de quatre, quelquefois cinq ou six personnes, et que nous avions des brasiers allumés. Rarement cette partie du sommet du Pichincha, plus orientale que la bouche du volcan, est tout-à-fait dépouillée de neige. Aussi sa hauteur est-elle à peu près celle où la neige ne fond jamais dans les autres montagnes plus élevées, ce qui rend leurs sommets inaccessibles. Personne, que je sache, n’avait vu avant nous le mercure, dans le baromètre, au-dessous de seize pouces, c’est-à-dire douze pouces plus bas qu’au niveau de la mer ; en sorte que l’air que nous respirions était dilaté près de moitié plus que n’est celui de France quand le baromètre y monte à vingt-neuf pouces. Cependant je ne ressentis en mon particulier aucune difficulté de respiration. Quant aux affections scorbutiques dont M. Bouguer fait mention, et qui désignent apparemment la disposition prochaine à saigner des gencives, dont je fus alors incommodé, je ne crois pas devoir l’attribuer au froid du Pichincha, n’ayant rien éprouvé de pareil en d’autres postes aussi élevés, et le même accident m’ayant repris cinq ans après au Cotchesqui, dont le climat est tempéré.

» J’avais porté une pendule, et fait faire les piliers qui soutenaient la case, surtout celui du fond, assez solides pour y suspendre cette horloge. Nous parvînmes à la régler, et par ce moyen à faire l’expérience du pendule simple à la plus grande hauteur où jamais elle eût été faite. Nous passâmes en ce lieu trois semaines, sans pouvoir achever d’y prendre nos angles, parce qu’un signal qu’on avait voulu porter trop loin du côté du sud ne put être aperçu, et qu’il arriva quelques accidens à d’autres.

» La montagne de Pichincha, comme la plupart de celles dont l’accès est fort difficile, passe dans le pays pour être riche en mines d’or ; et de plus, suivant une tradition fort accréditée, les Américains, sujets d’Atahualpa, roi de Quito, au temps de la conquête, y enfouirent une grande partie des trésors qu’ils apportaient de toutes parts pour la rançon de leur maître, lorsqu’ils apprirent sa fin tragique. Pendant que nous étions campés dans ce lieu, deux particuliers de Quito, de la connaissance de don Antoine d’Ulloa, qui partageait notre travail, eurent la curiosité, peut-être au nom de toute la ville, de savoir ce que nous faisions si long-temps dans la moyenne région de l’air. Leurs mules les conduisirent au pied du rocker où nous avions élu notre domicile ; mais il leur restait à franchir 200 toises de hauteur perpendiculaire, que l’on ne pouvait monter qu’en s’aidant des pieds et des mains, et même, en quelques endroits, qu’avec danger. Une partie du chemin était un sable mouvant qui s’éboulait sous les pieds, et où l’on reculait souvent au lieu d’avancer ; heureusement pour eux, il ne faisait ni pluie ni brouillard. Cependant nous les vîmes plusieurs fois abandonner la partie. Enfin, à l’envi l’un de l’autre, aidés par nos Péruviens, ils firent de nouveaux efforts et parvinrent à notre poste après avoir mis plus de deux heures à l’escalader. Nous les reçûmes agréablement ; nous leur fîmes part de toutes nos richesses. Ils nous trouvèrent mieux pourvus de neige que d’eau. On fit grand feu pour les faire boire à la glace. Ils passèrent avec nous une partie de la journée, et reprirent au soir le chemin de Quito, où nous avons depuis conservé la réputation d’hommes fort extraordinaires.

» Tandis que nous observions au Pichincha, M. Godin et don Juan étaient à huit lieues de nous sur une montagne moins haute nommée Pambamarca. Nous pouvions nous voir distinctement avec de longues lunettes, et même avec celles de nos quarts de cercle ; mais il fallait deux jours au moins à un exprès pour porter une lettre d’un poste à l’autre. M. Godin essaya vainement de faire au Pambamarca l’expérience du son ; il ne put entendre le bruit d’un canon de neuf livres de balle qu’il avait fait placer sur une petite montagne voisine de Quito, dont il était éloigné de 1,000 toises.

» La santé de M. Bouguer était altérée : il avait besoin de repos. Nous descendîmes le 6 septembre à Quito, où M. Godin se rendit aussi. Nous y observâmes tous ensemble l’éclipse du 8 du même mois. Avant de retourner à notre première tâche du Pinchincha, j’allai faire une course à quelques lieues au sud-est de Quito, pour chercher un endroit propre à placer un signal qui devait être aperçu de fort loin. Je réussis à le rendre visible en le faisant blanchir de chaux. Le lieu se nomme Changailli, et ce signal est le seul, hors ceux qui ont terminé nos bases, qui ait été placé en rase campagne.

» Le 12 septembre, en revenant de reconnaître le terrain sur le volcan nommé Sinchoulagoa, je fus surpris, en pleine campagne, d’un violent orage, mêlé de tonnerre et d’éclairs, accompagné d’une grêle la plus grosse que j’aie vue de ma vie. On juge bien que je n’eus pas la commodité d’en mesurer le diamètre ; je n’étais occupé qu’à trouver le moyen de garantir ma tête ; un grand chapeau à l’espagnol n’eût pas suffi, sans un mouchoir que je mis dessous pour amortir l’impression des coups que je recevais. Les grains, dont plusieurs approchaient de la grosseur d’une noix, me causaient de la douleur à travers des gants fort épais. J’avais le vent en face, et la vitesse de ma mule augmentait la force du choc. Je fus obligé plusieurs fois de tourner bride. L’instinct de cet animal le portait à présenter le dos au vent, et à suivre sa direction comme un vaisseau fuit vent arrière en cédant à l’orage.

» Nous remontâmes quelques jours après sur le Pichincha, M. Bouguer et moi, non à notre premier poste, mais à un autre beaucoup moins élevé, d’où l’on voyait Quito, que nous liâmes à nos triangles. Le mauvais temps y rendit inutile notre troisième tentative pour observer l’équinoxe par la méthode de M. Bouguer. Rebutés des incommodités de notre ancien signal de Pichincha, nous en plaçâmes un autre dans un endroit plus commode, 110 toises plus bas que le premier. Ce fut là que nous reçûmes, le 13 septembre, la première nouvelle des ordres du roi, par lesquels nous étions dispensés de la mesure de l’équateur, qui jusqu’alors avait fait partie de notre projet, ainsi que celle du méridien.

» Le changement du signal de Pichincha nous obligeait à reprendre de nouveaux angles. Les difficultés que nous rencontrâmes à placer sur la montagne de Cota-Catché, vers le nord, un signal qui devint inutile, durèrent presque tout le mois d’octobre. Il en naquit d’autres que le cours du temps multiplia. On ne peut les concevoir sans connaître la nature du pays de Quito. Le terrain peuplé et cultivé dans son étendue est un vallon situé entre deux chaînes parallèles de hautes montagnes qui font partie de la cordilière. Leurs cimes se perdent dans les nues, et presque toutes sont couvertes de masses énormes d’une neige aussi ancienne que le monde. De plusieurs de ces sommets, en partie écroulés, on voit sortir encore des tourbillons de fumée et de flamme du sein même de la neige. Tels sont les sommets tronqués du Cotopaxi, de Tongouragua, et du Sangaï. La plupart des autres ont été des volcans autrefois, ou vraisemblablement le deviendront. L’histoire ne nous a conservé l’époque de leurs éruptions que depuis la découverte de l’Amérique ; mais les pierres ponces, les matières calcinées qui les parsèment, et les traces visibles de la flamme sont des témoignages authentiques de leur embrasement. Quant à leur prodigieuse élévation, ce n’est pas sans raison qu’un auteur espagnol avance que les montagnes d’Amérique sont à l’égard de celles de l’Europe ce que sont les clochers de nos villes comparés aux maisons ordinaires.

» La hauteur moyenne du vallon où sont situées les villes de Quito, Cuença, Riobamba, Latacunga, la ville d’Ibarra, et quantité de bourgades et de villages, est de 1,500 à 1,600 toises au-dessus de la mer ; c’est-à-dire qu’elle excède celle des plus hautes montagnes des Pyrénées ; et ce sol sert de base à des montagnes une fois aussi élevées. Le Cayamburo, situé sous l’équateur même, l’Antisana, qui n’en est éloigné que de cinq lieues vers le sud, ont plus de 3,000 toises à compter du niveau de la mer ; et le Chimboraço, haut de 3,220 toises, surpasse de plus d’un tiers le pic de Ténériffe, la plus haute montagne de l’ancien hémisphère. La seule partie du Chimboraço, toujours couverte de neige, a 800 toises de hauteur perpendiculaire. Le Pichincha et le Coraçon, sur le sommet desquels nous avons porté des baromètres, n’ont que 2,430 et 2,470 toises de hauteur absolue, et c’est la plus grande où l’on ait jamais monté. La neige permanente a rendu jusqu’ici les plus hauts sommets „ inaccessibles. Depuis ce terme, qui est celui où la neige ne fond plus, même dans la zone torride, on ne voit guère, en descendant jusqu’à 100 ou 150 toises, que des rochers nus ou des sables arides. Plus bas, on commence à voir quelques mousses qui tapissent les rochers ; diverses espèces de bruyères, qui, bien que vertes et mouillées, font un feu clair, et nous ont été souvent d’un grand secours ; des mottes arrondies de terre spongieuse, où sont plaquées de petites plantes radiées et étoilées, dont les pétales sont semblables aux feuilles de l’if ; et quelques autres plantes. Dans tout cet espace, la neige n’est que passagère ; mais elle s’y conserve quelquefois des semaines et des mois entiers. Plus bas encore, et dans une autre zone d’environ 300 toises de hauteur, le terrain est communément couvert ; d’une sorte de gramen délié, qui s’élève jusqu’à un pied et demi ou deux pieds, et qui se nomme outchouc (uchuc) en langue péruvienne. Cette espèce de foin ou de paille, comme on la nomme dans le pays, est le caractère propre qui distingue les montagnes que les Espagnols nomment paramos. Enfin, descendant encore plus bas, jusqu’à la hauteur d’environ 2,000 toises au-dessus du niveau de la mer, j’ai vu neiger quelquefois, et d’autres fois pleuvoir. On sent bien que la diverse nature du sol, sa différente exposition, les vents, la saison, et plusieurs circonstances physiques doivent faire varier plus ou moins les limites qu’on vient d’assigner à ces différens étages.

» Si l’on continue de descendre, après le terme qu’on vient d’indiquer, il se trouve des arbustes : et plus bas on ne rencontre plus que des bois dans les terrains non défrichés, tels que les deux côtés extérieurs de la double chaîne de montagnes entre lesquelles serpente le vallon qui fait la partie habitée et cultivée de la province de Quito. Au-dehors, de part et d’autre de la cordilière, tout est couvert de vastes forêts qui s’étendent vers l’ouest jusqu’à la mer du Sud, à quarante lieues de distance, et vers l’est, dans tout l’intérieur d’un continent de sept à huit cents lieues, le long de la rivière des Amazones jusqu’à la Guiane et au Brésil.

» La hauteur du sol de Quito est celle où la température de l’air est la plus agréable. Le thermomètre y marque communément 14 à 15 degrés au-dessus du terme de la glace, comme à Paris dans les beaux jours du printemps, et ne varie que fort peu. En montant ou descendant, on est sûr de faire descendre ou monter le thermomètre, et de rencontrer successivement la température de tous les divers climats depuis 5 degrés au-dessous de la congélation, ou plus, jusqu’à 28 ou 29 au-dessus. Quant au baromètre, sa hauteur moyenne à Quito est de vingt pouces une ligne, et ses plus grandes variations ne vont point à une ligne et demie : elles sont ordinairement d’une ligne un quart par jour, et se font assez régulièrement à des heures réglées.

» Les deux chaînes de montagnes qui bordent le vallon de Quito s’étendent à peu près du nord au sud : cette situation était favorable pour la mesure de la méridienne : elle offrait alternativement, sur l’une et l’autre chaîne, des points d’appui pour terminer les triangles. La plus grande difficulté consistait à choisir les lieux commodes pour y placer des signaux. Les pointes les plus élevées étaient ensevelies, les unes sous la neige, les autres souvent plongées dans les nuages qui en dérobaient la vue. Plus bas, les signaux, vus de loin, se projetaient sur le terrain, et devenaient très-difficiles à reconnaître de loin. D’ailleurs, non-seulement il n’y avait point de chemin tracé qui conduisît d’un signal à l’autre, mais il fallait souvent traverser par de longs détours des ravines formées par les torrens de pluies et de neige fondue, creusées quelquefois de 60 ou 80 toises de profondeur. On conçoit les difficultés et la lenteur de la marche quand il fallait transporter d’une station à l’autre des quarts de cercle de deux ou trois pieds de rayon, avec tout ce qui était nécessaire pour s’établir dans des lieux d’un accès difficile, et quelquefois y séjourner des mois entiers. Souvent les guides américains prenaient la fuite en chemin, ou sur le sommet de la montagne où l’on était campé, et plusieurs jours se passaient avant qu’ils pussent être remplacés. L’autorité des gouverneurs espagnols, celle des curés et des caciques, enfin un salaire double, triple, quadruple, ne suffisaient pas pour faire trouver des guides, des muletiers et des porte faix, ni même pour retenir ceux qui s’étaient offerts volontairement.

» Un des obstacles les plus rebutans était la chute fréquente et l’enlèvement des signaux qui terminaient les triangles. En France, les clochers, les moulins, les tours, les châteaux, les arbres isolés et placés dans un lieu remarquable offrent aux observateurs une infinité de points dont ils ont le choix ; mais, dans un pays si différent de l’Europe, et sans aucun point précis, on était obligé de créer en quelque sorte des objets distincts pour former les triangles. D’abord on posa des pyramides de trois ou quatre longues tiges d’une espèce d’aloës, dont le bois était fort léger, et cependant d’une assez grande résistance. On faisait garnir de paille ou de nattes la partie supérieure de ces pyramides, quelquefois d’une toile de coton fort claire, qui se fabrique dans le pays, et d’autres fois d’une couche de chaux : au-dessous de cette espèce de pavillon, on laissait assez d’espace pour placer et manier un quart de cercle ; mais, après plusieurs jours, et quelquefois plusieurs semaines de pluie et de brouillard, lorsque l’horizon s’éclaircissait, et que les sommets des montagnes, se montrant à découvert, semblaient inviter à prendre les angles, souvent, à l’instant même où l’on était près de recueillir le fruit d’une longue attente, on avait le déplaisir de voir disparaître les signaux, tantôt enlevés par les ouragans, et plus souvent volés : des pâtres indiens s’emparaient furtivement des perches, des cordes, des piquets, dont le transport avait coûté beaucoup de temps et de peine. Il se passait quelquefois huit ou quinze jours avant que le dommage put être réparé ; ensuite il fallait attendre des semaines entières, dans la neige et dans les frimas, un autre moment favorable pour les opérations. Le seul signal de Pambamarca fut réparé jusqu’à sept fois.

» Vers le commencement de cette année 1738, M. Godin imagina le premier un expédient simple et commode pour rendre tout à la fois les signaux faciles à construire, et très-aisés à distinguer dans l’éloignement : ce fut de prendre pour signaux les tentes mêmes, ou d’autres pareilles à celles sous lesquelles nous campions. Chaque académicien avait une grande tente, et les mathématiciens espagnols avaient aussi les leurs : on avait d’ailleurs trois canonnières. MM. Verguin et des Odonnais précédaient, et faisaient placer celles-ci alternativement sur les deux chaînes de la cordilière aux points désignés, conformément au projet des triangles : ils laissaient un Américain pour les garder.

» On était dans la saison des pluies : ce temps avait été employé, l’année précédente, à reconnaître le terrain de la méridienne, et, suivant le conseil des gens mêmes du pays, on ne pouvait penser alors à monter sur les montagnes ; mais on avait appris par l’expérience que, dans la province de Quito, les beaux jours étaient seulement plus rares pendant la saison qu’on y nomme l’hiver, depuis novembre jusqu’en mai, et que, dans le reste de l’année, qu’on appelle l’été, il ne laissait pas de pleuvoir quelquefois plusieurs jours de suite. Lorsqu’on s’en fut aperçu, toutes les saisons furent égales, et la diversité des temps n’interrompit plus le cours des opérations.

On avait été retenu, tout le mois de janvier et la moitié de février, aux premiers des signaux des environs de la base, et à ceux de Pambamarca, de Tanlagoa et de Changailli. Le Cotopaxi et le Coraçon devinrent ensuite le champ des opérations : mêmes embarras et mêmes souffrances : le 9 août, Bouguer et La Condamine, toujours accompagnés d’Ulloa, achevèrent de prendre leurs angles au Coraçon, après avoir passé vingt-huit jours sur cette montagne. Dans le reste du mois, ils finirent ceux du Papaourcou, du Pouca-Ouaïcou et du Milin. Le 16, les deux académiciens français, étant partis seuls de la ferme d’Illitiou, après avoir fait prendre le devant à tout leur bagage, jugèrent que le porteur de la tente sous laquelle ils devaient camper ne pouvait arriver au signal avant la nuit ; ils cherchèrent vainement une grotte. La nuit les surprit en plein champ, au pied de la montagne, et dans une lande très-froide, où la nécessité les contraignit d’attendre le jour ; leurs selles leur servirent de chevet, le manteau de Bouguer, de matelas et de couverture ; une cape de taffetas usée, dont La Condamine s’était heureusement pourvu, devint un pavillon soutenu sur leurs couteaux de chasse, et leur fournit un abri contre le verglas qui tomba toute la nuit. Au jour, ils se trouvèrent enveloppés d’un brouillard si épais, qu’ils se perdirent en cherchant leurs mules : Bouguer ne put même rejoindre la sienne. À peine, à dix heures et demie, le temps était-il assez clair pour voir à se conduire. Dans la station du Contour-Palti, sur le Chimboraço, ils eurent à redouter les éboulemens des grosses masses de neige, incorporées et durcies avec le sable, qu’ils avaient prises d’abord pour des bancs de rochers ; elles se détachaient du sommet de la montagne, et se précipitaient dans ces profondes crevasses entre lesquelles leur tente était placée ; ils étaient souvent réveillés par ce bruit, que les échos redoublaient, et qui semblait encore s’accroître dans le silence de la nuit. Au Choujai, où ils passèrent quarante jours, La Condamine, logé dans la tente même qui servait de signal, avait pendant la nuit le terrible spectacle du volcan de Sangaï : tout un côté de la montagne paraissait en feu comme la bouche même du volcan ; il en découlait un torrent de soufre et de bitume enflammé, qui s’est creusé un lit au milieu de la neige dont le foyer ardent du sommet est sans cesse couronné ; le torrent porte ses flots dans la rivière d’Upano, où il fait mourir le poisson à une grande distance. Le bruit du volcan se fait entendre fréquemment à Guayaquil, qui en est éloigné de plus de quarante lieues en droite ligne.

Sur une des pointes de l’Assouay, qu’on nomme Sinaçahouan, et qui n’est inférieur au Pichincha que de quatre-vingt-dix toises, le temps se trouva clair et serein le 27 avril, à l’arrivée de La Condamine ; il y découvrait un très-bel horizon, précisément entre deux chaînes de la cordillère qui fuyaient à perte de vue au nord et au sud. Le Cotopaxi s’y faisait distinguer à cinquante lieues de distance ; les montagnes intermédiaires, et surtout les vallons voisins, s’offraient à vol d’oiseau comme sur une carte topographique. Insensiblement la plaine se couvrit d’une vapeur légère ; on n’aperçut plus les objets qu’à travers un voile transparent qui ne laissait paraître distinctement que les plus hauts sommets des montagnes. Bientôt La Condamine, seul alors, fut enveloppé de nuages, et ses instrumens lui devinrent inutiles ; il passa tout le jour et la nuit suivante sous une tente sans murs. Le 28, Bouguer l’ayant rejoint avec Ulloa, la tente fut placée quelques toises plus bas, pour la mettre un peu à l’abri d’un vent très-froid qui souffle toujours sur ce paramo. Précaution inutile : la nuit du 29 au 30, vers les deux heures du matin, il s’éleva un orage mêlé de neige, de grêle et de tonnerre ; les trois associés furent réveillés par un bruit affreux ; la plupart des piquets étaient arrachés ; les quartiers de roche qui avaient servi à les assurer, roulaient les uns sur les autres ; les murailles de la tente, déchirées et raides de verglas, ainsi que les attaches rompues et agitées d’un vent furieux, battaient contre les mâts et la traverse, et menaçaient les trois mathématiciens de les couvrir de leurs débris. Ils se levèrent avec précipitation. Nui secours de la part de leur cortége d’Indiens, qui était demeuré dans une grotte assez éloignée. Enfin, à la lueur des éclairs, ils réussirent à prévenir le mal le plus pressant, qui était la chute de la tente, où le vent et la neige pénétraient de toutes parts. Le lendemain ils en firent dresser une autre plus bas et plus à l’abri ; mais les nuits suivantes n’en furent pas plus tranquilles : trois tentes, montées successivement, avec la peine qu’on peut s’imaginer, sur un terrain de sable et de roche, eurent toutes le même sort. Les Indiens, las de racler et de secouer la neige dont elles se couvraient continuellement, prirent tous la fuite les uns après les autres. Les chevaux et les mules, qu’on laissait aller, suivant l’usage du pays, pour chercher leur pâture, se retirèrent par instinct dans le fond des ravines. Un cheval fut trouvé noyé dans un torrent, où le vent l’avait sans doute précipité. Godin et Juan, qui observaient d’un autre côté sur la même montagne, ne souffrirent guère moins, quoique campés dans un lieu plus bas. Cependant on acheva le 7 mai de prendre tous les angles dans cette pénible station , et l’on se rendit le même jour à Cagnar, gros bourg peuplé d’Espagnols, à cinq lieues au sud de l’Assouay. En voyant de loin les nuages, les tonnerres et les éclairs qui avaient duré plusieurs jours, et la neige qui était tombée sans relâche sur la cime de la montagne, les habitans du canton avaient jugé que tous les mathématiciens y avaient péri : ce n’était pas la première fois qu’on en avait fait courir le bruit, et dans cette occasion on fit pour eus des prières publiques à Cagnar.

Mais souvenons-nous que l’objet de cet article n’est pas de les suivre dans toutes leurs stations, et qu’il suffit d’avoir représenté une partie des obstacles qu’ils eurent presque sans cesse à combattre. On a déjà dit que, depuis le commencement d’août 1737 jusqu’à la fin de juillet 1739, la compagnie de Bouguer et La Condamine habita sur trente-cinq différentes montagnes, et celle de Godin sur trente-deux.

Dès l’année 1735, avant le départ des académiciens, La Condamine avait proposé de fixer les deux termes de la base fondamentale des opérations qu’ils allaient faire au Pérou par deux monumens durables, tels que deux colonnes, ou obélisques, ou pyramides, dont l’usage serait expliqué par une inscription. Le projet fut approuvé de l’académie des sciences. Celle des belles-lettres rédigea l’inscription. On eut pour but de n’y rien insérer qui pût déplaire à la nation espagnole ou blesser les droits légitimes du souverain dans les états et sous la protection duquel on avait choisi le champ du travail. Nous la donnons ici telle qu’elle fut d’abord gravée[1], c’est-à-dire avec quelques changemens relatifs à des circonstances qu’on n’avait pu prévoir. Les académiciens partirent ; ils exécutèrent glorieusement leur entreprise, et La Condamine prit, avec le consentement de ses associés, la commission d’élever le monument dans la plaine d’Yaronqui, où l’on a vu que la base avait été mesurée.

Son premier soin, lorsqu’il vit cette mesure achevée, fut de constater inviolablement les deux termes. Dans cette vue, il fit transporter à chaque extrémité une meule de moulin. Il fit creuser le sol et enterrer les meules ; de sorte que les deux jalons qui terminaient la distance mesurée occupaient les centres vides de ces pierres. On n’eut pas besoin, dit-il, de méditer beaucoup sur la matière et la forme qui convenaient le mieux à un monument simple et durable, propre à constater sans équivoque les deux termes de la base. Quant à la forme, la plus avantageuse était la pyramide ; et la plus simple de toutes les pyramides était un tétraèdre. Mais, comme il convenait d’orienter l’édifice par rapport aux régions du monde, il se détermina par cette raison à donner quatre faces aux pyramides, sans compter celle de leur base : ce qui rendait d’ailleurs la construction plus facile. L’inscription, posée sur une face inclinée, eût présenté un aspect désagréable ; elle eût été moins aisée à lire et trop exposée aux injures de l’air : il fallait donc un socle ou piédestal assez haut pour porter l’inscription. Quant à la matière, il n’y avait point à choisir ; la terre n’aurait point eu assez de solidité. Comme la carrière des pierres de taille la plus voisine était au-dessus de Quito à six ou sept lieues de distance, on n’eut pas d’autre parti à prendre que de tirer des ravines les plus proches des pierres dures, et des quartiers de roche pour le massif intérieur de l’ouvrage, sauf à le revêtir extérieurement de briques.

La Condamine fit marché pour les pierres. Elles ne pouvaient être transportées qu’à dos de mulet, seule voiture que le pays permette ; et cette seule opération demandait plusieurs mois de travail. Il donna les ordres nécessaires pour faire mouler et cuire les briques sur le lieu même. Quoique les bâtimens ordinaires, dans l’Amérique espagnole, ne soient composés que de grosses masses de terre pétrie et séchée au soleil, on ne laisse pas d’y faire aussi des briques à la manière de l’Europe : le seul changement fut d’en faire le moule d’une plus grande proportion, afin que, ne pouvant servir à toute autre fabrique, on ne fût pas tenté de dégrader ce monument pour les prendre. La chaux fut apportée de Cayambé, à dix lieues de Quito, vers l’orient, comme la meilleure du pays.

L’aveu du souverain, ou de ceux qui le représentent, étant nécessaire pour ériger un monument public dans une terre étrangère, La Condamine jugea qu’il était temps de régler avec ses associés les termes de l’inscription pour la communiquer à l’audience royale de Quito, qui rend ses arrêts au nom de sa majesté catholique comme toutes les cours souveraines d’Espagne. Il la mit au net, de concert avec Bouguer, et obtint de l’audience royale la permission de la placer.

Les fondemens des pyramides étaient posés : La Condamine pressa vivement le reste de l’édifice. Il eut à vaincre de nouveaux obstacles de la part du terrain, qui, étant inégal et sablonneux, le força de recourir aux pilotis ; de celle des ouvriers péruviens, également maladroits et paresseux ; et surtout le manque d’eau pour éteindre la chaux et détremper le mortier, qui le mit dans la nécessité d’en faire amener, par un lit creusé en pente douce, jusqu’au lieu du travail. Ces embarras regardaient la construction, surtout celle de la pyramide boréale ; mais ils augmentèrent beaucoup lorsqu’il fallut trouver des pierres propres aux inscriptions, les tailler, les tirer de quatre cents pieds de profondeur, les graver, et les transporter au lieu de leur destination. Celles qu’il avait déjà reconnues, et sur lesquelles on comptait, avaient été enlevées ou brisées par les crues d’eau. Il parcourut dans un grand espace les lits de tous les torrens et de tous les ravins pour trouver de quoi former deux tables de la grandeur qui convenait à ses vues. Lorsqu’elles furent trouvées, il fit faire à Quito les instrumens nécessaires ; et, quoique muni des ordres du président, du corrégidor et des alcades, il eut beaucoup de peine à rassembler les tailleurs de pierre. À mesure qu’ils désertaient avec ses outils, il en renvoyait d’autres à leur place. Un travail pour lequel ils étaient payés à la journée ne laissait pas de leur paraître insupportable par sa lenteur. Aussi les pics les mieux acérés s’émoussaient ou se brisaient au premier coup. Il fallait continuellement les rapporter à Quito pour les réparer. La Condamine avait un homme gagé, dont ces voyages étaient l’unique fonction.

Les pierres ayant été dégrossies, il fut question de les polir. On n’imagina point d’autre moyen que de frotter l’une sur l’autre les faces destinées à recevoir l’inscription. Elle venait d’être arrêtée entre les trois académiciens. Il restait à faire graver les lettres, opération qui avait déjà paru fort difficile à Quito pour une autre inscription qui contenait le résultat de toutes les observations et la longueur du pendule. Les deux pierres avaient été taillées, sculptées, polies dans le fond même de la ravine où elles avaient été trouvées ; l’inscription y fut gravée aussi, à la réserve de ce qui regardait les deux officiers espagnols, qui fut laissé en blanc. Ensuite les pierres furent enlevées avec un engin fixé dans la plaine, au bord d’une cavée de soixante toises de profondeur. Mais les câbles étant de cuir comme les cordes du pays, une pluie abondante, qui retarda le travail, allongea tellement les torons, qu’ils se rompirent ; et l’une des pierres, retombant au fond de la ravine, y fut brisée en mille pièces. Ainsi les peines de six mois furent perdues en un instant. Heureusement Morainville trouva une autre pierre, et le dommage fut réparé.

Enfin les pyramides étaient achevées, et La Condamine attendait que les pierres qui portaient l’inscription fussent en place pour en faire dresser un procès-verbal, auquel il voulait joindre le dessin des pyramides, avec une copie figurée de l’inscription, et présenter le tout à l’audience royale, lorsque l’énoncé de cette inscription excita un assez long procès entre les deux officiers espagnols et les académiciens de Paris. Les premiers se plaignaient qu’on ne fît pas d’eux une mention convenable, et prétendaient de plus que cette inscription blessait les droits et l’honneur de la couronne d’Espagne, Le procès dura deux ans. La Condamine finit par le gagner pleinement à l’audience. Mais, comme il était difficile que des Français eussent plus de crédit en Espagne que des Espagnols, on apprit bientôt qu’on avait expédié de Madrid des ordres pour la démolition des pyramides. Il est vrai que ces ordres furent révoqués peu de temps après. Mais, avant que la révocation fût arrivée, ils étaient exécutés ; et une vaine jalousie nationale détruisit ce beau monument d’une si belle entreprise ; ces pyramides, ouvrages de tant de soins, et qu’il serait difficile de rétablir avec la même justesse dans les dimensions et dans les rapports.

Des mesures prises dans la zone torride et dans la Laponie suédoise, il est résulté que la différence entre le degré du Pérou et celui de la Laponie est de huit cents toises. Or il n’est ni vraisemblable, ni même possible qu’une différence si considérable puisse être attribuée à une erreur d’observation. Ainsi ce qu’on cherchait paraît démontré, en partant de ce principe qui n’est pas contesté, que, si les degrés vont en s’allongeant vers les poles, la terre est un sphéroïde aplati.

Pour terminer cet article, nous allons maintenant suivre notre philosophe voyageur sur la rivière des Amazones, par laquelle il prit sa route pour retourner en Europe. Ce fleuve, le plus grand de tous les fleuves du monde, puisqu’on lui donne cinquante lieues de largeur à son embouchure, avait été reconnu, dès l’an 1500, par Vincent Pinson ; et dans le second voyage de Pizarre au Pérou, quarante ans après, Orellana, un de ses officiers, qui montait un brigantin, chargé de chercher des vivres sur la côte, osa s’abandonner l’espace de cinq cents lieues au cours de l’Amazone, et lui donna même son nom, puisque plusieurs auteurs l’ont appelé depuis l’Orellana : il en sortit par le cap du Nord. Nous avons donné une idée générale du cours de l’Amazone au second chapitre de ce livre, dans la description de l’audience de Quito, pays baigné en grande partie par ce fleuve, que les habitans de l’Amérique méridionale appellent le Maragnon. Depuis Orellana, qui périt dans un second voyage, on fit plusieurs tentatives pour rentrer dans l’Amazone par une des rivières qui s’y jettent, et en connaître la navigation, que la quantité d’îles, la rapidité des courans, les fréquens détours du fleuve, et les rochers qui le resserrent en plusieurs endroits rendent difficile et dangereuse. Les Portugais, rivaux des Espagnols dans les entreprises de ce genre, et dont les possessions dans le Brésil sont limitrophes de l’embouchure de l’Amazone dans l’Océan atlantique, la remontèrent, en 1637, sous la conduite de Texeira et dans une flottille de canots, depuis Para, forteresse portugaise, jusqu’au lieu où elle commence à être navigable. La relation de ce voyage nous a été transmise par le P. d’Acugna, jésuite espagnol, qui accompagna les Portugais lorsqu’ils retournèrent par la même route qu’ils avaient suivie, c’est-à-dire en descendant l’Amazone qu’ils avaient remontée. Cette relation fut traduite, dans le siècle dernier, par le romancier Gomberville, auteur de Polexandre ; car alors nos littérateurs français cultivaient la langue espagnole comme on étudie aujourd’hui l’italien et l’anglais. Nous croyons devoir rapporter quelques endroits de cette relation qui paraîtront un peu romanesques, mais dont le fond n’est pas moins vrai. « L’Amazone, dit-il, traverse plus de royaumes que le Gange, l’Euphrate et le Nil. Elle nourrit infiniment plus de peuples, et porte ses eaux douces bien plus loin dans la mer : elle reçoit beaucoup plus de rivières. Si les bords du Gange sont couverts d’un sable doré, ceux de l’Amazone sont chargés d’un sable d’or pur ; et ses eaux, creusant ses rives de jour en jour, découvrent par degrés les mines d’or et d’argent que la terre qu’elles baignent cache dans son sein. Enfin les pays qu’elle traverse sont un paradis terrestre ; et si leurs habitans aidaient un peu la nature, tous les bords d’un si grand fleuve seraient de vastes jardins remplis sans cesse de fleurs et de fruits. Les débordemens de ses eaux fertilisent pour plus d’une année toutes les terres qui en sont humectées : elles n’ont pas besoin d’autre amélioration. D’ailleurs toutes les richesses de la nature se trouvent dans les régions voisines : une prodigieuse abondance de poissons dans les rivières, mille animaux différens sur les montagnes, un nombre infini de toutes sortes d’oiseaux, les arbres toujours chargés de fruits, les champs couverts de moissons, et les entrailles de la terre pleines de mines de métaux précieux. »

Le P. d’Acugna nous donne le nom de plus de cent cinquante nations qui habitent sur les bords de l’Amazone dans une étendue de mille huit cents lieues en longueur, et dans une circonférence de quatre mille, en y comprenant les rivières qui se perdent dans ce fleuve. Tous ces peuples-là sont idolâtres et ont à peu près les mêmes mœurs, c’est-à-dire celles des sauvages. La nation des Topinamboux mérite qu’on en fasse une mention particulière par les efforts qu’elle a faits pour défendre son indépendance contre la tyrannie des Européens.

Vingt lieues au-dessous de la rivière de Cayary, qui vient du sud se joindre à l’Amazone est une île de soixante lieues de large, qui doit en avoir plus de deux cents de circuit : on la nomme île des Topinamboux. Après la conquête du Brésil, ces peuples, habitant la province de Fernambouc, aimant mieux renoncer à toutes leurs possessions que de se soumettre aux Portugais, se bannirent volontairement de leur patrie. Ils abandonnèrent environ quatre-vingt-quatre gros bourgs où ils étaient établis, sans y laisser une créature vivante. Le premier chemin qu’ils prirent fut à la gauche des Cordilières : ils traversèrent toutes les eaux qui en descendent. Ensuite la nécessité les forçant de se diviser, une partie pénétra jusqu’au Pérou, et s’arrêta dans un établissement espagnol voisin des sources de Cayary. Mais après quelque séjour il arriva qu’un Espagnol fit fouetter un Topinambou pour avoir tué une vache. Cette injure causa tant d’indignation à tous les autres, que, s’étant jetés dans leurs canots, ils descendirent la rivière jusqu’à la grande île qu’ils occupent aujourd’hui.

Ils parlent la langue générale du Brésil, qui s’étend dans toutes les provinces de cette contrée, jusqu’à celle de Para. Ils racontèrent au P. d’Acugna que leurs ancêtres, n’ayant pu trouver, en sortant du Brésil, de quoi se nourrir dans les déserts qu’ils eurent à traverser, furent contraints pendant une marche de plus de neuf cents lieues, de se séparer plusieurs fois, et que ces différens corps peuplèrent diverses parties des montagnes du Pérou. Ceux qui étaient descendus jusqu’à la rivière des Amazones eurent à combattre les insulaires, dont ils prirent la place, et les vainquirent tant de fois, qu’après en avoir détruit une partie, ils forcèrent les autres d’aller chercher une retraite dans des terres éloignées.

Les Topinamboux de l’Amazone sont une nation si distinguée, que le P. d’Acugna ne fait pas difficulté de la comparer aux premiers peuples de l’Europe ; et quoiqu’on s’aperçoive qu’ils commencent à dégénérer de leurs pères par les alliances qu’ils contractent avec les Américains du pays, ils s’en ressentent encore par la noblesse du cœur et par leur adresse à se servir de l’arc et des flèches : ils sont d’ailleurs fort spirituels. Comme les Portugais, dont la plupart savaient la langue du Brésil, n’avaient pas besoin d’interprètes pour converser avec eux, ils en tirèrent des informations fort curieuses ; entre autres choses, les Topinamboux confirmèrent aux Portugais qu’il existait de vraies Amazones, dont le fleuve a tiré son ancien nom.

» Je ne m’arrête point, dit d’Acugna, aux perquisitions sérieuses que la cour souveraine de Quito en a faites. Plusieurs natifs des lieux mêmes ont attesté qu’une des provinces voisines du fleuve était peuplée de femmes belliqueuses, qui vivent et se gouvernent seules sans hommes ; qu’un certain temps de l’année elles en reçoivent pour devenir enceintes, et que le reste du temps elles vivent dans leurs bourgs, ou elles ne songent qu’à cultiver la terre, et à se procurer par le travail de leurs bras tout ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie. Je ne m’arrêterai pas non plus à d’autres informations qui ont été prises dans le nouveau royaume de Grenade au siége royal de Pasto, où l’on reçut le témoignage de quelques Américains, particulièrement celui d’une Américaine qui avait été dans le pays de ces vaillantes femmes, et qui ne dit rien que de conforme à tout ce qu’on savait déjà par les relations précédentes. Mais je ne puis taire ce que j’ai entendu de mes oreilles, et que je voulus vérifier aussitôt que je me fus embarqué sur le fleuve. On me dit, dans toutes les habitations où je passai, qu’il y avait dans les pays des femmes telles que je les dépeignais, et chacun en particulier m’en donnait des marques si constantes et si uniformes, que, si la chose n’est point, il faut que le plus grand des mensonges passe dans tout le Nouveau-Monde pour la plus constante de toutes les vérités historiques. Cependant nous eûmes de plus grandes lumières sur la province que ces femmes habitent, sur les chemins qui y conduisent, sur les Américains qui communiquent avec elles, et sur ceux qui leur servent à peupler dans le dernier village, qui est la frontière entre elles et les Topinamboux.

» Trente-six lieues au-dessous de ce dernier village, en descendant le fleuve, on rencontre, du côté du nord, une rivière qui vient de la province même des Amazones, et qui est connue par les Américains du pays sous le nom de Cunuris. Elle prend ce nom de celui d’un peuple voisin de son embouchure. Au-dessus, c’est-à-dire, en remontant cette rivière, on trouve d’autres Américains, nommés Apotos, qui parlent la langue générale du Brésil. Plus haut, sont les Tagaris : ceux qui les suivent sont les Guacares, l’heureux peuple qui jouit de la faveur des Amazones. Elles ont leurs habitations sur des montagnes d’une hauteur prodigieuse, entre lesquelles on en distingue une nommée Yacamiaba, qui s’élève extraordinairement au-dessus de toutes les autres, et si battue des vents, qu’elle en est stérile. Ces femmes s’y maintiennent sans le secours des hommes. Lorsque leurs voisins viennent les visiter au temps qu’elles ont réglé, elles les reçoivent l’arc et la flèche en main, dans la crainte de quelque surprise ; mais elles ne les ont pas plus tôt reconnus, qu’elles se rendent en foule à leurs canots, où chacune saisit le premier hamac qu’elle y trouve, et le va suspendre dans sa maison pour y recevoir celui à qui le hamac appartient. Après quelques jours de familiarité, ces nouveaux hôtes retournent chez eux. Tous les ans ils ne manquent point de faire ce voyage dans la même saison. Les filles qui en naissent sont nourries par leurs mères, instruites au travail et au maniement des armes. On ignore ce qu’elles font des mâles ; mais j’ai su d’un Américain, qui s’était trouvé à cette entrevue, que l’année suivante elles donnaient aux pères les enfans mâles qu’elles ont mis au monde. Cependant la plupart croient qu’elles tuent les mâles au moment de leur naissance, et c’est ce que je ne puis décider sur le témoignage d’un seul Américain. Quoi qu’il en soit, elles ont dans leur pays des trésors capables d’enrichir le monde entier, et l’embouchure de la rivière, qui descend de leur province, est à deux degrés et demi de hauteur méridionale. »

La ville de Para, que le P. d’Acugna nomme la grande forteresse des Portugais, est à trente lieues de Comuta. Il y avait alors un gouverneur et trois compagnies d’infanterie, avec tous les officiers qui en dépendent ; mais le judicieux voyageur observe que les uns et les autres relevaient du gouvernement général de Maragnon, qui était à plus de 130 lieues de Para, vers le Brésil ; ce qui ne pouvait causer que de fâcheux délais pour la conduite du gouvernement. « Si nos gens, dit-il, étaient assez heureux pour s’établir sur l’Amazone, il faudrait nécessairement que le gouverneur du Para fût absolu, puisqu’il aurait entre les mains la clef du pays. » Il termine son ouvrage par expliquer les vues de la cour d’Espagne dans ces voyages entrepris sur l’Amazone. D’abord il est clair que cette rivière, traversant toute l’Amérique méridionale, depuis les Andes jusqu’au Brésil, joignait d’une extrémité à l’autre les possessions espagnoles et portugaises réunies sous Philippe ii ; mais il s’offrait encore d’autres motifs. Les Français, les Anglais et les Hollandais, avaient commencé depuis long-temps à faire des courses incommodes dans les mers voisines des établissemens espagnols, et jusqu’à celle du Sud, d’où ils étaient revenus comblés de gloire et de richesses. Il n’avait pas été facile de faire cesser ce danger sous le règne de Charles-Quint, parce que toutes les côtes de l’Amérique n’étaient pas encore assez connues pour permettre à ce prince de changer la route ordinaire de ses galions, non plus que le lieu dans lequel ils s’assemblaient pour retourner en Espagne. Philippe ii ne vit pas d’autre remède à des maux presque inévitables que d’imposer aux capitaines de ses flottes la loi de ne pas se séparer dans leur navigation ; mais un ordre seul ne suffisait pas pour les garantir. Il était presque impossible que, pendant un voyage de mille lieues, plusieurs vaisseaux fussent toujours si serrés, qu’il ne s’en écartât pas un, et tel corsaire suivait les galions depuis la Havane jusqu’à San-Lucar pour enlever sa proie. Aussi Philippe iii jugea-t-il cet expédient trop incertain. Il voulut qu’on trouvât le moyen de dérober la route de ses galions ; et de toutes les ouvertures qui lui furent proposées, il n’en trouva point de plus propre à donner le change aux armateurs que d’ouvrir la navigation sur la rivière des Amazones, depuis son embouchure jusqu’à sa source. En effet, les plus grands vaisseaux pouvant demeurer à l’ancre sous la forteresse du Para, on y aurait pu faire venir toutes les richesses du Pérou, de la Nouvelle-Grenade, de Tierra-Firme, et même du Chili. Quito aurait pu servir d’entrepôt, et Para de rendez-vous pour la flotte du Brésil, qui, se joignant aux galions pour le retour en Europe, aurait effrayé les corsaires par la force et par le nombre. Ce projet n’était pas sans vraisemblance. L’exemple d’Orellana prouvait que la rivière était navigable en descendant. La difficulté ne consistait qu’à trouver la véritable embouchure pour remonter jusqu’à Quito. Mais, quoique la découverte semblât perfectionnée par le retour de Texeira, et par les observations du P. d’Acugna, tous les projets de l’Espagne s’évanouirent aussitôt que les Portugais eurent élevé le duc de Bragance sur le trône. Ils venaient d’apprendre à remonter l’Amazone depuis son embouchure jusqu’à sa source, et le roi d’Espagne craignit avec raison qu’étant devenus ses ennemis, ils ne lui tombassent sur les bras jusque dans le Pérou, le plus riche de ses domaines, lorsqu’ils auraient chassé les Hollandais du Brésil. Comme il y avait lieu de craindre aussi que la relation du P. d’Acugna ne leur servît de routier, Philippe iv prit le parti d’en faire supprimer tous les exemplaires, qui sont devenus très-rares.

Depuis ce temps-là les entreprises des Espagnols se sont bornées, sur l’Amazone, à réduire les peuples voisins de cette grande partie du fleuve qui est renfermée dans le gouvernement de Maynas. Ils doivent leurs succès moins à leurs armes qu’au zèle infatigable des missionnaires. Le voyage et la carte de La Condamine ont jeté un nouveau jour sur le pays et sur le cours de l’Amazone.

Il se trouvait, vers la fin de mars 1743, à Tarqui, près de Cuença. « Nous étions convenus, dit-il, MM. Godin, Bouguer et moi, pour multiplier les occasions d’observer, de revenir en Europe par des routes différentes. J’en choisis une presque ignorée, et qui ne pouvait m’exposer à l’envie : c’était celle de la rivière des Amazones, qui traverse d’occident en orient tout le continent de l’Amérique méridionale. Je me proposais de rendre ce voyage utile en levant une carte de ce fleuve, et recueillant des observations en tout genre sur une région si peu connue. » La Condamine observe que la carte très-défectueuse du cours de ce fleuve par Sanson, dressée sur la relation purement historique du P. d’Acugna, a depuis été copiée par tous les géographes faute de nouveaux mémoires, et que nous n’en avons pas eu de meilleure jusqu’en 1717. Alors parut pour la première fois en France une copie de celle qui avait été dressée dès l’année 1690 par le P. Fritz, et qui fut gravée à Quito en 1707 ; mais plusieurs obstacles n’ayant jamais permis à ce missionnaire de la rendre exacte, surtout vers la partie inférieure du fleuve, elle n’est accompagnée que de quelques notes, sans presque aucun détail historique ; de sorte que, jusqu’à celle de La Condamine, on ne connaissait le pays des Amazones que par la relation du P. d’Acugna, dont on vient de lire l’extrait.

Comme nous avons déjà donné, d’après Ulloa, d’exactes remarques sur le nom, la source et le cours général du Maragnon, il ne nous reste qu’à suivre l’académicien depuis Tarqui jusqu’à Jaën, et depuis Jaën jusqu’à son entrée dans la mer du Nord, et de là jusqu’en Europe.

Il partit de Tarqui, à cinq lieues au sud de Cuença, le 11 mai 1743. Dans son voyage de Lima, en 1737, il avait suivi le chemin ordinaire de Cuença à Loxa. Cette fois il en prit un détourné, qui passe par Zaruma, pour le seul avantage de pouvoir placer ce lieu sur sa carte. Il courut quelque risque en passant à gué la grande rivière de los Jubones, fort grosse alors, et toujours extrêmement rapide.

D’une montagne où l’académicien passa sur sa route, on voit le port de Tumbez. C’est proprement de ce point qu’il commençait à s’éloigner de la mer du Sud pour traverser tout le continent. Zaruma, situé par 3° 40′ de latitude australe, donne son nom à une petite province, à l’occident de celle de Loxa. Les mines de ce canton, autrefois célèbres, sont aujourd’hui presque abandonnées. La hauteur du baromètre à Zaruma se trouva de 24 pouces 2 lignes. On sait que cette hauteur ne varie pas dans la zone torride comme dans nos climats. Les académiciens avaient éprouvé à Quito, pendant des années entières, que sa plus grande différence ne passe guère une ligne et demie. Godin remarqua le premier que ses variations, qui sont à peu près d’une ligne en vingt-quatre heures, ont des alternatives assez régulières ; ce qui, étant une fois connu, fait juger de la hauteur moyenne du mercure par une seule expérience. Toutes celles qu’on avait faites sur les côtes de la mer du Sud, et celles que La Condamine avait répétées dans son voyage de Lima, lui avaient appris que cette hauteur moyenne au niveau de la mer était de vingt-huit pouces ; d’où il crut pouvoir conclure que le terrain de Zaruma était élevé d’environ 700 toises, ce qui n’est pas la moitié de l’évélation de celui de Quito.

On rencontre sur cette route plusieurs de ces ponts d’écorce d’arbres et de lianes dont on verra différentes descriptions. Loxa est moins élevé que Quito d’environ 350 toises, et la chaleur y est sensiblement plus grande ; mais, quoique les montagnes du voisinage ne soient que des collines en comparaison de celles de Quito, elles ne laissent pas de servir de partage aux eaux de la province ; et le même coteau, appelé Caxanuma, où croît le meilleur quinquina, à deux lieues au sud de Loxa, donne naissance à des rivières qui prennent un cours opposé, les unes à l’occident, pour se rendre dans le grand Océan, les autres à l’orient, qui grossissent le Maragnon.

L’académicien passa le 3 de juin sur une de ces montagnes pour y recueillir du plant de l’arbre de quinquina ; mais, avec le secours de deux Indiens qu’il avait pris pour guides, il n’en put rassembler dans toute sa journée que huit à neuf jeunes plantes, qui purent être transportées en Europe. Il les fit mettre, avec de la terre prise au même lieu, dans une caisse qu’il fit porter avec précaution sur les épaules d’un homme jusqu’à son embarquement.

De Loxa à Jaën, on traverse les derniers coteaux de la cordilière. Dans toute cette route, on marche presque sans cesse par des bois où il pleut chaque année pendant onze mois, et quelquefois l’année entière. Il n’est pas possible d’y rien sécher. Les paniers couverts de peau de bœuf, qui sont les coffres du pays, se pourissent et rendent une odeur insupportable. La Condamine passa par deux villes qui n’en ont plus que le nom, Loyola et Valladolid ; l’une et l’autre opulentes et peuplées d’Espagnols il y a moins d’un siècle, mais aujourd’hui réduites à deux petits hameaux d’Indiens ou de métis, et transférées de leur première situation. Jaën même, qui conserve encore le titre de ville, et qui devrait être la résidence du gouverneur, n’est plus aujourd’hui qu’un village sale et humide, quoique sur une hauteur, et renommé seulement par un insecte dégoûtant, nommé garrapata, dont on y est dévoré. La même décadence est arrivée à la plupart des villes du Pérou éloignées de la mer, et fort détournées du grand chemin de Carthagène à Lima. Cette route offre quantité de rivières qu’on passe les unes à gué, les autres sur des ponts, et d’autres sur des radeaux construits, dans le lieu même, d’un bois fort léger, dont la nature a pourvu, toutes les forêts. Les rivières réunies en forment une grande et très-rapide, nommée Chinchipé, plus large que la Seine à Paris. On la descend en radeau pendant cinq lieues, jusqu’à Tomépenda, village américain dans une situation agréable, à la jonction des trois rivières. Le Maragnon, qui est celle du milieu, reçoit du côté du sud la rivière de Chachapoyas, et celle de Chinchipé du côté de l’ouest, à 5° 30′ de latitude australe. Depuis ce point, le Maragnon, malgré ses détours, va toujours en se rapprochant peu à peu de la ligne équinoxiale jusqu’à son embouchure. Au-dessous du même point, le fleuve se rétrécit et s’ouvre un passage entre deux montagnes, où la violence de son courant, les rochers qui le barrent, et plusieurs sauts le rendent impraticable. Ce qu’on appelle le port de Jaën, c’est-à-dire le lieu où l’on s’embarque, est à quatre journées de Jaën, sur la petite rivière de Chuchunga, par laquelle on descend dans le Maragnon au-dessous des cataractes.

Un exprès que La Condamine avait dépêché de Tomependa, avec des ordres du gouverneur de Jaën à son lieutenant de San-Iago, pour faire tenir prêt un canot au port, avait franchi tous ces obstacles sur un radeau composé de deux ou trois pièces de bois. De Jaën au port, on traverse le Maragnon, et l’on se trouve plusieurs fois sur les bords. Dans cet intervalle, il reçoit du côté du nord plusieurs torrens qui, pendant les grandes pluies, charrient un sable mêlé de paillettes et de grains d’or, les deux côtés du fleuve sont couverts de cacao, qui n’est pas moins bon que celui qu’on cultive, mais dont les Américains du pays ne font pas plus de cas que de l’or, qu’ils ne ramassent que lorsqu’on les presse de payer leur tribut.

Le quatrième jour, après être parti de Jaën, La Condamine traversa vingt-une fois à gué le torrent de Chuchunga, et la vingt-deuxième fois en bateau. Les mules, en approchant du gîte, se jetèrent à la nage toutes chargées, et l’académicien eut le chagrin de voir ses papiers, ses livres et ses instrumens mouillés. C’était le quatrième accident de cette espèce qu’il avait essuyé depuis qu’il voyageait dans les montagnes : « Mes naufrages, dit-il, ne cessèrent qu’à mon débarquement. »

Le port de Jaën, qui se nomme Chuchunga, est un hameau de dix familles indiennes, gouvernées par un cacique. La Condamine avait été obligé de se défaire de deux jeunes métis qui auraient pu lui servir d’interprètes. La nécessité lui fit trouver le moyen d’y suppléer. Il savait à peu près autant de mots de la langue des incas, que parlaient ces Indiens, que ceux-ci en savaient de la langue espagnole. Ne trouvant à Chuchunga que de très-petits canots, et celui qu’il attendait de San-Iago ne pouvant arriver de quinze jours, il engagea le cacique à faire construire une balze assez grande pour le porter avec son bagage. Ce travail lui donna le temps de faire sécher ses papiers et ses livres. Il fait une peinture charmante des huit jours qu’il passa dans le hameau de Chuchunga : « Je n’avais, dit-il, ni voleurs, ni curieux à craindre : j’étais au milieu des sauvages. Je me délassais parmi eux d’avoir vécu avec des hommes ; et, si j’ose le dire, je n’en regrettais pas le commerce. Après plusieurs années passées dans une agitation continuelle, je jouissais pour la première fois d’une douce tranquillité. Le souvenir de mes fatigues, de mes peines et de mes périls passés, me paraissait un songe. Le silence qui régnait dans cette solitude me la rendait plus aimable : il me semblait que j’y respirais plus librement. La chaleur du climat était tempérée par la fraîcheur des eaux d’une rivière à peine sortie de sa source, et par l’épaisseur du bois qui en ombrageait les bords. Un nombre prodigieux de plantes singulières et de fleurs inconnues m’offrait un spectacle nouveau et varié. Dans les intervalles de mon travail je partageais les plaisirs innocens de mes Indiens ; je me baignais avec eux, j’admirais leur industrie à la chasse et à la pêche. Ils m’offraient l’élite de leur poisson et de leur gibier ; tous étaient à mes ordres : le cacique qui les commandait était le plus empressé à me servir. J’étais éclairé avec des bois de senteur et des racines odoriférantes. Le sable sur lequel je marchais était mêlé d’or. On vint me dire que mon radeau était prêt, et j’oubliai toutes ces délices. »

Le 4 juillet après midi, il s’embarqua dans un petit canot de deux rameurs, précédé de la balze, sous l’escorte de tous les Indiens du hameau qui étaient dans l’eau jusqu’à la ceinture, pour la conduire de la main, et la retenir contre la violence du courant entre les rochers et dans les petits sauts. Le jour suivant, il déboucha dans le Maragnon, à quatre lieues vers le nord du lieu de l’embarquement ; c’est là que ce fleuve commence à être navigable. Le radeau, qui avait été proportionné au lit de la petite rivière, demandait d’être agrandi et fortifié. On s’aperçut le matin que le fleuve était haussé de dix pieds. L’académicien, retenu par l’avis de ses guides, eut le temps de se livrer à ses observations : il mesura géométriquement la largeur du Maragnon, qui se trouva de 135 toises, quoique déjà diminué de 15 à 20. Plusieurs rivières que ce fleuve reçoit au-dessus de Jaën sont plus larges : ce qui devait faire juger qu’il était d’une grande profondeur. En effet, un cordeau de 28 brasses ne rencontra le fond qu’au tiers de sa largeur. Il fut impossible de sonder au milieu du lit, où la vitesse d’un canot abandonné au courant était d’une toise et un quart par seconde. Le baromètre, plus haut qu’au port de plus de quatre lignes, fit voir à l’académicien que le niveau de l’eau avait baissé d’environ 50 toises depuis Chuchunga, d’où il n’avait mis que huit heures à descendre.

Le 8, continuant sa route, il passa le détroit de Cumbinama, dangereux par les pierres dont il est rempli : sa largeur n’est que d’environ 20 toises. Celui d’Escurrebragas, qu’on rencontra le lendemain, est d’une autre espèce. Le fleuve, arrêté par une côte de roche fort escarpee, qu’il heurte perpendiculairement, se tourne tout d’un coup en faisant un angle droit avec sa première direction. Le choc des eaux, ajouté à toute la vitesse acquise par son rétrécissement, a creusé dans le roc une anse profonde où les eaux du bord du fleuve, écartées par la rapidité de celles du milieu, sont retenues comme dans une prison. Le radeau sur lequel La Condamine était alors poussé dans cet enfoncement par le fil du courant, n’y fit que tournoyer pendant plus d’une heure. À la vérité, les eaux, en circulant, le ramenaient vers le milieu du lit du fleuve, où la rencontre du grand courant formait des vagues capables, de submerger la baise si sa grandeur et sa solidité ne l’eussent bien défendue. Mais la violence du courant le repoussait toujours dans le fond de l’anse, et l’académicien n’en serait jamais sorti sans l’adresse de quatre Indiens qu’il avait eu la précaution de garder avec un petit canot. Ces quatre hommes, ayant suivi la rive terre à terre, et fait le tour de l’anse, gravirent sur le rocher, d’où ils lui jetèrent, non sans peine, des lianes qui sont les cordes du pays, avec lesquelles ils remorquèrent le radeau jusqu’au fil du courant. Le même jour, on passa un troisième détroit nommé Guaracayo, où le lit du fleuve, resserré entre deux grand rochers, n’a pas 30 toises de large ; mais ce passage n’est périlleux que dans les grandes crues d’eau. Ce fut le soir du même jour que l’académicien rencontra le grand canot qu’on lui envoyait de San-Iago, et qui aurait eu besoin encore de six jours pour remonter jusqu’au lieu d’où le radeau était descendu en dix heures.

La Condamine arriva le 10 à San-Iago de las Montagnas, hameau situé à l’embouchure de la rivière du même nom, et formé des débris d’une ville qui avait donné le sien à la rivière. Ses bords sont habités par une nation nommé les Xibaros, autrefois chrétiens, et révoltés depuis un siècle contre les Espagnols pour se soustraire au travail des mines d’or du pays. Ils vivent indépendans dans des bois inaccessibles, d’où ils empêchent la navigation de la rivière, par laquelle on pourrait descendre en moins de huit jours des environs de Loxa et de Cuença. La crainte qu’ils inspirent a fait changer deux fois de demeure aux habitans de San-Iago, et leur avait fait prendre depuis quarante ans le parti de descendre jusqu’à l’embouchure de la rivière dans le Maragnon. Au-dessous de San-Iago, on trouve Borja, ville à peu près semblable aux précédentes, quoique capitale du gouvernement de Maynas qui comprend toutes les missions espagnoles des bords du fleuve. Elle n’est séparée de San-Iago que par le fameux Pongo de Manseriché. Pongo, anciennement Punca, dans la langue du Pérou, signifie Porte. On donne ce nom en cette langue à tous les passages étroits, mais celui-ci le porte par excellence. C’est un chemin que le Maragnon, tournant à l’est après un cours de plus de deux cents lieues au nord, s’ouvre au milieu des montagnes de la cordilière, en se creusant un lit entre deux murailles parallèles de rochers coupés à pic. Il n’y a guère plus d’un siècle que quelques soldats espagnols de San-Iago découvrirent ce passage, et se hasardèrent à le franchir. Deux missionnaires jésuites de la province de Quito les suivirent de près, et fondèrent, en 1639, la mission de Maynas, qui s’étend fort loin en descendant le fleuve. En arrivant à San-Iago, l’académicien se flattait d’être à Borja le même jour, et n’avait besoin en effet que d’une heure pour s’y rendre ; mais, malgré ses exprès réitérés, et des recommandations auxquelles on n’avait jamais beaucoup d’égard, le bois du grand radeau sur lequel il devait passer le Pongo n’était pas encore coupé. Il se contenta de faire fortifier le sien par une nouvelle enceinte dont il le fit encadrer pour recevoir le premier effort des chocs qui sont inévitables dans les détours faute de gouvernail, dont les Indiens ne font point usage pour les radeaux. Ils n’ont aussi, pour gouverner leurs canots, que la même pagaie qui leur sert d’aviron.

À San-Iago, La Condamine ne put vaincre la résistance de ses mariniers, qui ne trouvaient pas la rivière assez basse encore pour risquer le passage. Tout ce qu’il put obtenir d’eux fut de la traverser, et d’aller attendre le moment favorable dans une petite anse voisine de l’entrée du Pongo, où le courant est d’une si furieuse violence, que, sans aucun saut réel, les eaux semblent se précipiter, et leur choc contre les rochers cause un bruit effroyable. Les quatre Indiens du port de Jaën, moins curieux que le voyageur français de voir de près le Pongo, avaient déjà pris le devant par terre, par un chemin de pied, ou plutôt par un escalier taillé dans le roc, pour aller l’attendre à Borja. Il demeura, comme la nuit précédente, seul avec un nègre sur son radeau ; mais une aventure fort extraordinaire lui fit regarder comme un bonheur de n’avoir pas voulu l’abandonner. Le fleuve, dont la hauteur diminua de vingt-cinq pieds en trente-six heures, continuait de décroître. Au milieu de la nuit, l’éclat d’une très-grosse branche d’un arbre caché sous l’eau s’était engagé entre les pièces du radeau, où elle pénétrait de plus en plus à mesure qu’il baissait avec le niveau de l’eau ; l’académicien se vit menacé de demeurer accroché et suspendu en l’air avec le radeau, et le moindre accident qui lui pouvait arriver était de perdre ses papiers, fruit d’un travail de huit ans ; enfin il trouva le moyen de se dégager et de remettre son radeau à flot.

Il avait profité de son séjour forcé à San-Iago pour mesurer géométriquement la largeur des deux rivières, et pour prendre les angles qui lui devaient servir à dresser une carte particulière du Pongo. Le 12 juillet, à midi, s’étant remis sur le fleuve, il fut bientôt entraîné par le courant dans une galerie étroite et profonde, taillée en talus dans le roc. En moins d’une heure il se trouva transporté à Borja, où l’on compte trois lieues de San-Iago. Cependant le train de bois, qui ne tirait pas un demi-pied d’eau, et qui, par le volume ordinaire de sa charge, présentait à la résistance de l’air une surface sept ou huit fois plus grande qu’au courant de l’eau, ne pouvait prendre toute la vitesse du courant, et cette vitesse même diminue considérablement à mesure que le lit du fleuve s’élargit en approchant de Borja. Dans l’endroit le plus étroit, La Condamine jugea qu’il faisait deux toises par seconde, par comparaison à d’autres vitesses exactement mesurées.

Le canal du Pongo, creusé naturellement, commence une petite demi-lieue au-dessous de San-Iago, et continue d’aller en se rétrécissant ; de sorte que de 250 toises qu’il peut avoir au-dessous de la jonction des deux rivières, il parvient à n’en avoir pas plus de vingt-cinq. Jusqu’alors on n’avait donné de largeur au Pongo que vingt-cinq vares espagnoles, qui ne font qu’environ dix de nos toises ; et, suivant l’opinion commune, on pouvait passer en un quart d’heure de San-Iago à Borja. Mais une observation attentive fit connaître à La Condamine que, dans la plus étroite partie du passage, il était à trois longueurs de son radeau de chaque bord. Il compta 57 minutes à sa montre, depuis l’entrée du Pongo jusqu’à Borja, et, malgré l’opinion reçue, à peine trouva-t-il deux lieues de vingt au degré (moins de 6,000 toises) de San-Iago à Borja, au lieu de trois que l’on compte ordinairement. Deux ou trois cimes des plus rudes contre les rochers, dans les détours, l’auraient effrayé, s’il n’eût été prévenu. Il jugea qu’un canot s’y briserait mille fois et sans ressource. On lui montra le lieu où périt un gouverneur de Maynas : mais les pièces d’un radeau n’étant point enchevêtrées ni clouées, la flexibilité des lianes qui les assemblent produit l’effet d’un ressort qui amortirait le coup. Le plus grand danger est d’être emporté dans un tournant d’eau hors du courant. Il n’y avait pas un an qu’un missionnaire qui eut ce malheur y avait passé deux jours entiers sans provisions, et serait mort de faim, si la crue subite du fleuve ne l’eût remis dans le fil de l’eau. On ne descend en canot que dans les eaux basses, lorsque le canot peut gouverner sans être trop maîtrisé par le courant.

L’académicien se crut dans un nouveau monde à Borja. « Il s’y trouvai, dit-il, éloigné de tout commerce humain, sur une mer d’eau douce au milieu d’un labyrinthe de lacs, de rivières et de canaux qui pénètrent de toutes parts une immense forêt qu’eux seuls rendent accessible. Il rencontrait de nouvelles plantes, de nouveaux animaux et de nouveaux hommes. Ses yeux, accoutumés depuis sept ans à voir des montagnes se perdre dans les nues, ne pouvaient se lasser de faire le tour de l’horizon sans autre obstacle que les collines du Pongo, qui allaient bientôt disparaître à sa vue. À cette foule d’objets variés, qui diversifient les campagnes cultivées des environs de Quito succédait ici l’aspect le plus uniforme. De quelque côté qu’il se tournât, il n’apercevait que de l’eau et de la verdure. On foule la terre aux pieds sans la voir ; elle est si couverte d’herbes touffues, de plantes, de lianes et de broussailles, qu’il faudrait un long travail pour en découvrir l’espace d’un pied. Au-dessous de Borja, et quatre à cinq cents lieues plus loin en descendant le fleuve, une pierre, un simple caillou est aussi rare qu’un diamant : les sauvages de ces contrées n’en ont pas même l’idée. C’est un spectacle divertissant que l’admiration de ceux qui vont à Borja, lorsqu’ils en rencontrent pour la première fois. Ils s’empressent de les ramasser, ils s’en chargent comme d’une marchandise précieuse, et ne commencent à les mépriser que lorsqu’ils les voient si communs. »

La Condamine était attendu à Borja par le P. Magnin, missionnaire jésuite. Après avoir observé la latitude de ce lieu, qu’il trouva de 4° 28′ sud, il partit le 14 juillet avec ce père pour la Laguna. Le 15, ils laissèrent au nord l’embouchure du Morona, qui descend du volcan de Sangay, dont les cendres traversant les provinces de Macas et de Quito, volent quelquefois, au-delà de Guayaquil. Plus loin et du même côté, ils rencontrèrent les trois bouches de la rivière de Pastaça, si débordée alors, qu’ils ne purent mesurer la vraie largeur de sa principale bouche ; mais ils l’estimèrent de 400 toises, et presque aussi large que le Maragnon.

Le 19, ils arrivèrent à la Laguna, où La Condamine était attendu depuis six semaines par don Pedro Maldonado, gouverneur de la province d’Esmeraldas, qui s’était déterminé comme lui à prendre la route de la rivière des Amazones pour repasser en Europe ; mais, ayant suivi le second des trois chemins qui conduisent de Quito à Jaën, il était arrivé le premier au rendez-vous. La Laguna est une grosse bourgade de plus de mille habitans rassemblés de diverses nations. C’est la principale de toutes les missions de Maynas ; elle est située dans un terrain sec et élevé, situation rare dans ce pays, et sur le bord d’un grand lac, cinq lieues au-dessus de l’embouchure du Guallaga, qui a sa source, comme le Maragnon, dans les montagnes à l’est de Lima.

Il partit de la Laguna le 23, avec Maldonado, dans deux canots de quarante-deux à quarante-quatre pieds de long, sur trois seulement de large, et formés chacun d’un seul trône d’arbre. Les rameurs y sont placés depuis la proue jusque vers le milieu. Le voyageur est à la poupe, avec son équipage, à l’abri de la pluie, sous un long toit arrondi, fait d’un tissu de feuilles de palmiers entrelacées, que les Indiens préparent avec art. Ce berceau est interrompu et coupé dans son milieu pour donner du jour au canot, et pour y entrer commodément. Un toit volant de même matière, qui glisse sur le toit fixe, sert à couvrir cette ouverture, et tient lieu tout à la fois de porte et de fenêtre. La résolution des deux voyageurs était de marcher nuit et jour pour atteindre s’il était possible, les brigantins ou grands canots que les missionnaires portugais dépêchaient tous les ans au Para pour en faire venir leurs provisions. Les Indiens ramaient le jour, et deux seulement faisaient la garde pendant la nuit, l’un à la proue, l’autre à la poupe, pour conduire le canot dans le fil du courant.

Le 26, il laissa au nord la rivière du Tigre, qu’il juge plus grande que le fleuve du même nom en Asie. Le même jour il s’arrêta du même côté dans une nouvelle mission de sauvages récemment sortis des bois, et nommés Yaméos. Leur langue est d’une difficulté inexprimable, et leur manière de prononcer est encore plus extraordinaire. Ils parlent en retirant leur haleine, et ne font sonner presque aucune voyelle. Une partie de leurs mots ne pourraient être écrits, même imparfaitement, sans y employer moins de neuf ou dix syllabes ; et ces mots, prononcés par eux, semblent n’en avoir que trois ou quatre. Poettarrarorincouroac signifie dans leur langue le nombre de trois. Ils ne savent pas compter au-delà de ce nombre. Ces peuples sont d’ailleurs fort adroits à faire de longues sarbacanes, qui sont leurs armes ordinaires de chasse, auxquelles ils ajustent de petites flèches de bois de palmier, garnies, au lieu de plumes, d’un petit bourrelet de coton, qui remplit exactement le vide du tuyau. Ils les lancent du seul souffle à trente et quarante pas, et rarement ils manquent leur coup. Un instrument si simple supplée avantageusement dans toute cette contrée au défaut des armes à feu. La pointe de ces petites flèches est trempée dans un poison si actif, que, lorsqu’il est récent, il tue en moins d’une minute ranimai à qui la flèche a tiré du sang, et sans danger pour ceux qui en mangent la chair, parce qu’il n’agit point, s’il n’est mêlé directement avec le sang même. Souvent, en mangeant du gibier tué de ces flèches, l’académicien rencontrait la pointe du trait sous la dent. Le contre-poison pour les hommes qui en sont blessés est le sel, et plus sûrement le sucre pris intérieurement.

Le 26, La Condamine et Maldonado rencontrèrent du côté du sud l’embouchure de l’Ucayal, une des plus grandes rivières qui grossissent le Maragnon. La Condamine doute même laquelle des deux est le tronc principal, non-seulement parce qu’à leur rencontre mutuelle l’Ucayal se détourne moins, et est plus large que le fleuve dont il prend le nom, mais encore parce qu’il tire ses sources de plus loin, et qu’il reçoit lui-même plusieurs grandes rivières. La question ne peut être entièrement décidée que lorsqu’il sera mieux connu. Mais les missions établies sur ses bords furent abandonnées en 1695, après le soulèvement des Cunivos et des Piros, qui massacrèrent leurs missionnaires. Au-dessous de l’Ucayal, la largeur du Maragnon croît sensiblement, et le nombre de ses îles augmente.

Le 27, les deux voyageurs abordèrent à la mission de Saint-Joachim, composée de plusieurs nations, surtout de celle des Omaguas, autrefois puissante, qui peuplait les îles et les bords du fleuve dans la longueur d’environ deux cents lieues au-dessous de l’embouchure du Napo. On les croit descendus du nouveau royaume de Grenade par quelqu’une des rivières qui y prennent leur source, pour fuir la domination des Espagnols dans les premiers temps de la conquête. Une autre nation, qui se nomme de même, et qui habite vers la source d’une de ces rivières, l’usage des vêtemens établi chez les seuls Omaguas parmi tous les peuples qui habitent les bords de l’Amazone, quelques vestiges de la cérémonie du baptême, et quelques traditions défigurées confirment la conjecture de leur transmigration. Ils avaient été convertis tous à la foi chrétienne vers la fin du dernier siècle, et l’on comptait alors dans leur pays trente villages marqués de leur nom sur la carte du P. Fritz ; mais, effrayés par les incursions de quelques brigands du Para qui venaient les enlever pour les faire esclaves, ils se sont dispersés dans les bois et dans les missions espagnoles et portugaises. Leur nom d’Omaguas, comme celui de Cambéras que les Portugais du Para leur donnent en langue brésilienne, signifie tête plate. En effet, ils ont le bizarre usage de presser entre deux planches le crâne des enfans qui viennent de naître, et de leur aplatir le front pour leur procurer cette étrange figure qui les fait ressembler, disent-ils, à la pleine lune. Leur langue n’a aucun rapport à celle du Pérou ni à celle du Brésil, qu’on parle, l’une au-dessus, l’autre au-dessous de leur pays, le long de la rivière des Amazones. Ces peuples font un grand usage de deux sortes de plantes : l’une, que les espagnols nomment floripondio, dont la fleur a la figure d’une cloche renversée, et qui a été décrite ci-dessus ; l’autre, qui se nomme en langue du pays curupa, toutes deux purgatives. Elles leur procurent une ivresse de vingt-quatre heures, pendant laquelle on prétend qu’ils ont d’étranges visions. La curupa se prend en poudre comme nous prenons le tabac, mais avec plus d’appareil. Les Omaguas se servent d’un tuyau de roseau terminé en fourche, et de la figure d’un y, dont ils insèrent chaque branche dans une des narines. Cette opération, suivie d’une aspiration violente, leur fait faire diverses grimaces. Les Portugais du Para ont appris d’eux à faire divers ustensiles d’une résine fort élastique, commune sur les bords du Maragnon, et qui reçoit toutes sortes de formes dans sa fraîcheur, entre autres celle de pompes ou de seringues, qui n’ont pas besoin de piston. Leur forme est celle d’une poire creuse, percée d’un petit trou à la pointe, où l’on adapte une canule. On les remplit d’eau ; et, pressées lorsqu’elles sont pleines, elles font l’effet des seringues ordinaires. Ce meuble est fort en usage chez les Omaguas. Dans toutes leurs assemblées, le maître de la maison ne manque pas d’en présenter un à chacun des assistans, et son usage précède toujours les repas de cérémonie.

En partant de Saint-Joachim, les voyageurs réglèrent leur marche pour arriver à l’embouchure du Napo le 3 août, dans le dessein d’y observer une émersion du premier satellite de jupiter. La Condamine n’avait, depuis son départ, aucun point déterminé en longitude pour corriger ses distances estimées de l’est à l’ouest. D’ailleurs les voyages d’Orellana, de Texeira et du P. d’Acugna, qui ont rendu le Napo célèbre, et la prétention des Portugais sur le domaine des bords de l’Amazone depuis son embouchure jusqu’au Napo, rendaient ce point important à fixer. L’observation se fit heureusement, malgré les obstacles, avec une lunette de dix-huit pieds, qui n’avait pas coûté peu de peine à transporter dans une si longue route. L’académicien ayant d’abord observé la hauteur méridienne du soleil dans une île vis-à-vis de la grande embouchure du Napo, trouva 3° 24′ de latitude australe. Il jugea la largeur totale du Maragnon de 900 toises au-dessous de l’île, n’en ayant pu mesurer qu’un bras géométriquement, et celle du Napo de 600 toises au-dessus des îles qui partagent ces bouches. L’émersion du premier satellite fut observée avec le même succès, et la longitude de ce point déterminée.

Le lendemain, premier jour d’août, on se remit sur le fleuve jusqu’à Pévas, où l’on prit terre à dix ou douze lieues de l’embouchure du Napo. C’est la dernière des missions espagnoles sur le Maragnon. Elles s’étendaient à plus de deux cents lieues au-delà ; mais, en 1710, les Portugais se sont mis en possession de la plus grande partie de ces terres, les nations sauvages voisines des bords du Napo n’ayant jamais été entièrement subjuguées par les Espagnols. Quelques-unes ont massacré en divers temps les gouverneurs et les missionnaires qui avaient tenté de les réduire. Le nom de Pévas est tout à la fois celui d’une bourgade et d’une nation qui fait partie de ses habitans ; mais on y a rassemblé différens peuples, dont chacun parle une langue différente, ce qui est assez ordinaire dans toutes ces colonies, où quelquefois la même langue n’est entendue que de deux ou trois familles, reste misérable d’un peuple détruit et dévoré par un autre. Il n’y a point aujourd’hui d’anthropophages sur les bords du Maragnon ; mais il en reste encore dans les terres, surtout vers le nord, et La Condamine nous assure qu’en remontant l’Yupara on trouve encore des Indiens qui mangent leurs prisonniers.

Entre les bizarres usages de ces nations dans leurs festins, leurs danses, leurs instrumens, leurs armes, leurs ustensiles de chasse et de pêche, leurs ornemens bizarres d’os d’animaux et de poissons passés dans leurs narines et leurs lèvres, leurs joues criblées de trous, qui servent d’étui à des plumes d’oiseaux de toutes couleurs, on est particulièrement surpris, dans quelques-uns, de la monstrueuse extension du lobe de l’extrémité inférieure de leurs oreilles, sans que l’épaisseur en paraisse diminuée. On voit de ces bouts d’oreilles, longs de quatre à cinq pouces, percés d’un trou de dix-sept à dix-huit lignes de diamètre, et ce spectacle est commun. Ils insèrent d’abord dans le trou un petit cylindre de bois, auquel on en substitue un plus gros à mesure que l’ouverture s’agrandit jusqu’à ce que le bout de l’oreille pende sur l’épaule. La grande parure de ces Indiens est de remplir ce trou d’un gros bouquet, ou d’une touffe d’herbes et de fleurs, qui leur sert de pendant d’oreille.

On compte six ou sept journées de Pévas, dernière mission espagnole, jusqu’à Saint-Paul, la première des missions portugaises. Dans cet intervalle, les bords n’offrent aucune habitation. Là commencent de grandes îles anciennement habitées par les Omaguas, et le lit du fleuve s’y élargit si considérablement, qu’un seul de ses bras a quelquefois 8 à 900 toises.

Cette grande étendue donnant beaucoup de prise au vent, il y excite de vraies tempêtes, qui ont souvent submergé des canots. Les deux voyageurs en essuyèrent une contre laquelle ils ne trouvèrent d’abri que dans l’embouchure d’un petit ruisseau. C’est le seul port en pareil cas. Aussi s’éloigne-t-on rarement des bords du fleuve. Il est dangereux aussi de s’en trop approcher. Un des plus grands périls de cette navigation est la rencontre des troncs d’arbres déracinés qui demeurent engravés dans le sable ou le limon, proche du rivage, et cachés sous l’eau. En suivant de trop près les bords, on est menacé aussi de la chute subite de quelque arbre, ou par caducité, ou parce que le terrain qui le soutenait s’abîme tout d’un coup après avoir été long-temps miné par les eaux. Quant à ceux qui sont entraînés au courant, comme on les aperçoit de loin, il est aisé de s’en garantir.

Quoiqu’il n’y ait à présent sur les bords du Maragnon aucune nation ennemie des Européens, il se trouve encore des lieux où il serait dangereux de passer la nuit à terre. Le fils d’un gouverneur espagnol, connu à Quito de La Condamine, ayant entrepris de descendre la rivière, fut surpris et massacré par des sauvages de l’intérieur des terres, qui le rencontrèrent sur la rive, où ils ne viennent qu’à la dérobée.

Le missionnaire de Saint-Paul fournit aux deux voyageurs un nouveau canot équipé de quatorze rameurs avec un patron pour les commander, et un guide portugais dans un autre petit canot. Au lieu de maisons et d’églises de roseaux, on commence à voir dans cette mission des chapelles et des presbytères de maçonnerie, de terre et de brique, et des murailles blanchies proprement. Il parut encore plus surprenant à La Condamine de remarquer au milieu de ces déserts des chemises de toile de Bretagne à toutes les femmes, des coffres avec des ferrures et des clefs de fer dans leur ménage, et d’y trouver des aiguilles, de petits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des peignes, et divers autres petits meubles d’Europe, que les Américains se procurent tous les ans au Para, dans les voyages qu’ils y font pour y porter le cacao, qu’ils recueillent sans culture sur le bord du fleuve. Ce commerce leur donne un air d’aisance qui fait distinguer au premier coup d’œil les missions portugaises des missions castillanes du haut Maragnon, dans lesquelles tout se ressent de l’impossibilité où l’éloignement les met de se fournir d’aucune des commodités de la vie. Elles tirent tout de Quito, où à peine envoient-elles une fois l’année, parce qu’elles en sont plus séparées par la cordilière qu’elles ne le seraient par une mer de mille lieues.

Les canots des Indiens soumis aux Portugais sont beaucoup plus grands et plus commodes que ceux des Indiens espagnols. Le tronc d’arbre qui fait tout le corps des derniers ne fait dans les autres que la carène. Il est fendu premièrement, et creusé avec le fer ; on l’ouvre ensuite par le moyen du feu pour augmenter sa largeur ; mais comme le creux diminue d’autant, on lui donne plus de hauteur par les bordages qu’on y ajoute, et qu’on lie par des courbes au corps du bâtiment. Le gouvernail est placé de manière que son jeu n’embarrasse point la cabane qui est ménagée à la poupe. On les honore du nom de brigantins. Quelques-uns ont soixante pieds de long sur sept de large et trois et demi de profondeur, et portent jusqu’à quarante rameurs. La plupart ont deux mâts, et vont à la voile, ce qui est d’une grande commodité pour remonter le fleuve à la faveur du vent d’est qui y règne depuis le mois d’octobre jusque vers le mois de mai.

Entre Saint-Paul et Coari, on rencontre plusieurs belles rivières qui viennent se perdre dans celle des Amazones, toutes assez grandes pour ne pouvoir être remontées de leur embouchure que par une navigation de plusieurs mois. Divers Indiens rapportent qu’ils ont vu sur celle de Coari, dans le haut des terres, un pays découvert, des mouches à miel, et quantité de bêtes à cornes ; objets nouveaux pour eux, et dont on peut conclure que les sources de cette rivière arrosent des pays fort différens du leur, voisins sans doute des colonies espagnoles du haut Pérou, où l’on sait que les bestiaux se sont fort multipliés. L’Amazone, dans cet intervalle, reçoit aussi du côté du nord d’autres grandes rivières. C’est dans ces quartiers qu’était situé un village indien où Texeira, remontant le fleuve en 1637, reçut en troc, des anciens habitans, quelques bijoux d’un or qui fut essayé à Quito et jugé de vingt-trois carats. Il en donna le nom de Village de l’or à ce lieu ; et dans son retour, le 26 août 1639, il y planta une borne et en prit possession pour la couronne de Portugal, par un acte qui se conserve dans les archives du Para, où La Condamine l’a vu. Cet acte, signé de tous les officiers du détachement, porte que ce fut sur une terre haute, vis-à-vis des bouches de la rivière d’Or. Le P. d’Acugna et le P. Fritz confirment la réalité des richesses du pays et du commerce de l’or qui s’y faisait entre les Indiens, surtout avec la nation des Manaves ou Manaos, qui venaient à la rive septentrionale de l’Amazone ; tous ces lieux sont placés sur la carte du P. Fritz. Cependant le fleuve, le lac, la mine, la borne et le Village de l’or, attestés par la déposition de tant de témoins, tout a disparu, et sur les lieux mêmes on en a perdu jusqu’à la mémoire.

Dans le cours de sa navigation, il n’avait pas cessé de demander aux Indiens des diverses nations s’ils avaient quelque connaissances de ces femmes belliqueuses dont le fleuve a tiré son nom parmi les Européens, et s’il était vrai, comme le P. d’Acugna le rapporte avec confiance, qu’elles vécussent éloignées des hommes, avec lesquels il ne leur attribue de commerce qu’une fois l’année. L’académicien observe que cette tradition est universellement répandue chez toutes les nations qui habitent les bords de l’Amazone dans l’intérieur des terres et sur les côtes de l’Océan jusqu’à Cayenne, dans une étendue de douze à quinze cents lieues de pays ; que plusieurs de ces nations n’ont point eu de communication les unes avec les autres ; que toutes s’accordent à indiquer le même canton pour le lieu de la retraite des Amazones ; que les différens noms par lesquels ils les désignent dans les différentes langues signifient femmes sans maris, femmes excellentes ; qu’il était question d’Amazones dans ces contrées avant que les Espagnols y eussent pénétré ; ce qu’il prouve par l’avis donné par un cacique, en 1540, à Orellana, le premier Européen qui ait descendu ce fleuve. Il cite les anciens historiens et voyageurs de diverses nations, antérieurs au P. d’Acugna, qui disait, comme on l’a vu, en 1641, que les preuves en faveur de l’existence des Amazones sur le bord de cette rivière étaient telles que ce serait manquer à la foi humaine que de les rejeter. Il rapporte des témoignages plus récens, auxquels il joint ceux que lui et Maldonado, son compagnon de voyage, ont recueillis dans le cours de leur navigation. Il ajoute que, si jamais il a pu exister une société de femmes indépendantes et sans un commerce habituel avec les hommes, cela est surtout possible parmi les nations sauvages de l’Amérique, où les maris réduisent leurs femmes à la condition d’esclaves et de bêtes de somme. Enfin il paraît persuadé, par la variété des témoignages non concertés, qu’il y a eu des Amazones américaines ; mais il y a toute apparence, dit-il, qu’elles n’existent plus.

Il partit de Coari le 20 août, avec un nouveau canot et de nouveaux guides. La langue du Pérou, qui était familière à Maldonado, et dont l’académicien avait aussi quelque teinture, leur avait servi à se faire entendre dans toutes les missions espagnoles, où l’on s’est efforcé d’en faire une langue générale. À Saint-Paul, ils avaient eu des interprètes portugais qui parlaient la langue du Brésil, introduite aussi dans les missions portugaises ; mais n’en ayant point trouvé à Coari, où toute leur diligence ne put les faire arriver avant le départ du grand canot du missionnaire pour le Para, ils se virent parmi des hommes avec lesquels ils ne pouvaient converser que par signes, ou à l’aide d’un court vocabulaire que La Condamine avait fait de diverses questions dans leur langue, mais qui malheureusement ne contenait pas les réponses. Ces peuples connaissent plusieurs étoiles fixes, et donnent des noms d’animaux à diverses constellations ; ils appellent les hyades, ou la tête du taureau, d’un nom qui signifie aujourd’hui dans le pays, mâchoire de bœuf, parce que depuis qu’on a transporté des bœufs en Amérique, les Brasiliens, comme les naturels du Pérou, ont appliqué à ces animaux le nom qu’ils donnaient dans leur langue maternelle, à l’élan, le plus grand des quadrupèdes qu’ils connussent avant l’arrivée des Européens.

Le lendemain du départ de Coari, on laissa du côté du nord une embouchure de l’Yupura, à cent lieues de distance de la première, et le jour suivant on rencontra du côté du sud les bouches de la rivière nommée aujourd’hui Purus, mais anciennement Cuchivara, du nom d’un village voisin ; elle n’est pas inférieure aux plus grandes de celles qui grossissent le Maragnon. Sept ou huit lieues au-dessous, La Condamine, voyant le fleuve sans îles, et large de 1000 à 1200 toises, y jeta la sonde et ne trouva pas fond à cent trois brasses.

Le Rio-Négro, ou la Rivière-Noire, dans laquelle il entra le 23, est, dit-il, une autre mer d’eau douce que l’Amazone reçoit du côté du nord. Malgré la carte du P. Fritz et celle de Delile, qui font courir cette rivière du nord au sud, il établit, sur le témoignage de ses propres yeux, qu’elle vient de l’ouest, et qu’elle court à l’est, en inclinant un peu vers le sud, du moins dans l’espace de plusieurs lieues au-dessus de son embouchure dans l’Amazone, où elle entre si parallèlement, que, sans la transparence de ses eaux qui l’ont fait nommer Rivière-Noire, on la prendrait pour un bras de ce fleuve séparé par une île. Il la remonta deux lieues jusqu’au fort que les Portugais y ont bâti sur le bord septentrional, à l’endroit le moins large, qu’il trouva de 1200 toises, et dont la latitude, qu’il ne manqua point d’observer, est de 3° 9′ sud. C’est le premier établissement des Portugais qu’on trouve au nord en descendant l’Amazone. Ils fréquentent la rivière depuis près d’un siècle, et font un grand commerce d’esclaves. Un détachement de la garnison du Para campe continuellement sur ses bords pour tenir en respect les nations qui les habitent, et pour favoriser le commerce des esclaves dans les bornes prescrites par les lois du Portugal ; tous les ans ce camp volant, à qui l’on donne le nom de troupe du rachat, pénètre plus avant dans les terres. Toute la partie découverte du Rio-Négro est peuplée de missions portugaises, gouvernées par des carmes. En remontant quinze jours ou trois semaines dans cette rivière, on la trouve encore plus large qu’à son embouchure, parce qu’elle forme un grand nombre d’îles et de lacs. Le terrain sur ses bords, dans tout cet intervalle, est élevé ; les bois y sont moins fourrés, et le pays est tout différent des bords de l’Amazone.

La Condamine trouva au fort de Rio-Négro des preuves de la communication de l’Orénoque avec cette rivière, et par conséquent avec l’Amazone, sur lesquelles il se croit dispensé de s’étendre, depuis la confirmation de ce fait en 1744 ; par un voyage sur lequel il ne peut rester aucun doute. C’est dans la grande île formée par l’Amazone et l’Orénoque, auxquelles le Rio-Négro sert de lien, qu’on a long-temps cherché le lac doré de Parimé et la ville de Manoa d’el Dorado. La Condamine trouve la source de cette erreur, si c’en est une, dans quelque ressemblance de nom qui a fait transformer en ville, dont les murs étaient couverts de plaques d’or, le village des Manoas, cette même nation dont on a parlé. L’histoire des découvertes du Nouveau-Monde fournit plus d’un exemple de ces métamorphoses ; mais la préoccupation, observe l’académicien, était encore si forte en 1740, qu’un voyageur nommé Nicolas Horstman, natif de Hildesheim, espérant découvrir le lac doré et la ville aux toits d’or, remonta la rivière d’Essequebé, dont l’embouchure est dans l’Océan, entre la rivière de Surinam et l’Orénoque. Après avoir traversé des lacs et de vastes campagnes, traînant ou portant son canot avec des peines incroyables, et sans avoir rien trouvé qui ressemblât à ce qu’il cherchait, il parvint au bord d’une rivière qui coule au sud, et par laquelle il descendit dans le Rio-Négro, où elle entre du côté du nord. Les Portugais lui ont donné le nom de Rivière blanche ; les Hollandais, celui d’Esséquébé et celui de Parimé, sans doute parce qu’ils ont cru qu’elle conduisait au lac de ce nom. On sait que Voltaire a tiré de cette tradition incertaine un épisode très-agréable, dont il a orné son roman philosophique de Candide.

À peu de distance de l’embouchure du Rio-Négro, on rencontre, du côté du sud, celle d’une autre rivière qui n’est pas moins fréquentée des Portugais, et qu’ils ont nommée Rio de Madera ou rivière du bois, apparemment par la quantité d’arbres qu’elle charrie dans ses débordemens. On donne une grande idée de l’étendue de son cours en assurant qu’ils la remontèrent, en 1741, jusqu’aux environs de Santa-Cruz de la Sierra, ville épiscopale du Haut-Pérou, située à 17° 30′ de latitude australe. Cette rivière porte le nom de Mamore dans sa partie supérieure ; mais sa source la plus éloignée est voisine du Potosi, et par conséquent de celle du Pilcomayo, qui va se jeter dans le grand fleuve de la Plata.

L’Amazone, au-dessous du Rio-Négro et de la Madera, a communément une lieue de large. Quand elle forme des îles, elle a jusqu’à deux et trois lieues ; et dans le temps des inondations, elle n’a plus de limite. C’est ici que les Portugais du Para commencent à lui donner le nom de rivière des Amazones, tandis que plus haut ils ne la connaissent que sous celui de Rio de Solimoës, rivière des poisons, qu’ils lui ont donné vraisemblablement parce que les flèches empoisonnées sont la principale arme de ses habitans.

Le 28, La Condamine ayant laissé à gauche la rivière de Jamundas, que le P. d’Acugna nomme Cunuris, prit terre un peu au-dessous, du même côté, au pied du fort portugais de Pauxis, où le lit du fleuve est resserré dans un détroit de 905 toises. Le flux et le reflux de la mer se font sentir jusqu’ici, par le gonflement des eaux qui arrive de douze en douze heures, et qui retarde chaque jour comme sur les côtes. La plus grande hauteur du flux, que l’académicien mesura proche du Para, n’étant guère que de dix pieds et demi dans les grandes marées, il conclut que le fleuve, depuis Pauxis jusqu’à la mer, c’est-à-dire sur plus de deux cents lieues de cours ou sur trois cent soixante, selon le P. d’Acugna, ne doit avoir qu’environ dix pieds et demi de pente, ce qui s’accorde avec la hauteur du mercure, que l’académicien trouva au fort de Pauxis 14 toises au-dessus du niveau de l’eau d’environ une ligne un quart moindre qu’au Para, au bord de la mer. Il fait là-dessus les réflexions suivantes :

« On conçoit bien, dit-il, que le flux qui se fait sentir au cap de Nord, à l’embouchure de la rivière des Amazones, ne peut parvenir au détroit de Pauxis, c’est-à-dire si loin de la mer, qu’en plusieurs jours, au lieu de cinq ou six heures, qui est le temps ordinaire que la mer emploie à remonter. En effet, depuis la côte jusqu’à Pauxis, il y a une vingtaine de parages qui désignent pour ainsi dire les journées de la marée, en remontant le fleuve. Dans tous ces endroits, l’effet de la haute mer se manifeste à la même heure que sur la côte ; et, supposant que ces différens parages sont éloignés l’un de l’autre d’environ douze lieues, le même effet des marées se fera remarquer dans leurs intervalles à toutes les heures intermédiaires ; savoir, dans la supposition des douze lieues, une heure plus tard de lieue en lieue, en s’éloignant de la mer : il en est de même du reflux aux heures correspondantes. Au reste, tous ces mouvemens alternatifs, chacun dans son lieu, sont sujets aux retardemens journaliers comme sur les côtes. Cette espèce de marche des marées par ondulations a vraisemblablement lieu en pleine mer, et doit retarder de plus en plus, depuis le point où commence le refoulement des eaux jusque sur les côtes. La proportion dans laquelle décroît la vitesse des marées en remontant dans le fleuve ; deux courans opposés qu’on remarque dans le temps du flux, l’un à la surface de l’eau, l’autre à quelque profondeur ; deux autres, dont l’un remonte le long des bords du fleuve et s’accélère, tandis que l’autre au milieu du lit de la rivière, descend et retarde ; enfin deux autres encore, opposés aussi, qui se rencontrent souvent proche de la mer, dans des canaux naturels de traverse où le flux entre à la fois par deux côtés opposés : tout ces faits, dont j’ignore que plusieurs aient été observés, leurs différentes combinaisons, divers autres accidens des marées, sans doute plus fréquens et plus variés qu’ailleurs dans un fleuve où elles remontent vraisemblablement à une plus grande distance de la mer qu’en aucun autre endroit du monde connu, donneraient lieu à des remarques également curieuses et nouvelles. »

Mais, pour s’élever au-dessus des conjectures, il faudrait une suite d’observations exactes, ce qui demanderait un long séjour dans chaque lieu, et un délai qui ne convenait point à l’impatience où La Condamine était de revoir sa patrie ; il se rendit en seize heures de Pauxis à Topayos, autre forteresse portugaise, à l’entrée de la rivière du même nom, qui en est une du premier ordre ; elle descend des mines du Brésil en traversant des pays inconnus, mais habités par des nations sauvages et guerrières, que les missionnaires s’efforcent d’apprivoiser. Des débris du bourg de Tupinambara, autrefois situé dans une grande île, à l’embouchure de la rivière de Madera, s’est formé celui de Topayos, dont les habitans sont presque l’unique reste de la vaillante nation des Topinambos ou Topinamboux, dominante, il y a deux siècles, dans le Brésil, où ils ont laissé leur langue. On a vu leur histoire et leurs longues pérégrinations dans la relations du P. d’Acugna. C’est chez les Topayos qu’on trouve aujourd’hui, plus facilement qu’ailleurs, de ces pierres vertes connues sous le nom de pierres des Amazones, dont on ignore l’origine, et qui ont été long-temps recherchées pour la vertu qu’on leur attribuait de guérir de la pierre, de la colique néphrétique, de l’épilepsie. Elles ne diffèrent ni en dureté, ni en couleur du jade oriental : elles résistent à la lime, et l’on a peine à s’imaginer comment les anciens Américains ont pu les tailler et leur donner diverses figures d’animaux. C’est sans doute ce qui a fait juger à quelques navigateurs, mauvais physiciens, qu’elles n’étaient que du limon de la rivière, auquel on donnait aisément une forme, et qui acquérait ensuite à l’air son extrême dureté. Mais quand une supposition si peu vraisemblable n’aurait pas été démentie par des essais, il resterait le même embarras pour ces émeraudes arrondies, polies et percées, dont on a parlé dans l’article des anciens monumens du Pérou. La Condamine observe que les pierres vertes deviennent plus rares de jour en jour, autant parce que les Américains, qui en font grand cas, ne s’en défont pas volontiers, que parce qu’on en a fait passer un fort grand nombre en Europe.

Le 4 septembre, les deux voyageurs commencèrent à découvrir des montagnes du côté du nord, à douze ou quinze lieues dans les terres. C’était un spectacle nouveau pour eux, après avoir navigué deux mois depuis le Pongo sans voir le moindre coteau. Ce qu’ils apercevaient, étaient les collines antérieures d’une longue chaîne de montagnes, qui s’étend de l’ouest à l’est, et dont les sommets sont les points de partage des eaux de la Guiane. Celles qui prennent leur pente du côté du nord forment les rivières de la côte de Cayenne et de Surinam, et celles qui coulent vers le sud, après un cours de peu d’étendue, vont se perdre dans l’Amazone.

Le 5 au soir, la variation de l’aiguille, observée au soleil couchant, était de 5 degrés et demi du nord à l’est. Un tronc d’arbre déraciné, que le courant avait poussé sur le bord du fleuve, ayant servi de théâtre pour cette observation, La Condamine, surpris de sa grandeur, eut la curiosité de le mesurer. Quoique desséché, et dépouillé même de son écorce, sa circonférence était de vingt-quatre pieds, et sa longueur de quatre-vingt-quatre entre les branches et les racines. On peut juger de quelle hauteur et de quelle beauté sont les bois des bords de l’Amazone et de plusieurs autres rivières qu’elle reçoit. Le 6, à l’entrée de la nuit, les deux voyageurs laissèrent le grand canal du fleuve vis-à-vis du fort de Para, situé sur le bord septentrional, et rebâti depuis peu par les Portugais sur les ruines d’un vieux fort où les Hollandais s’étaient établis ; là, pour éviter de traverser le Xingu à son embouchure, où quantité de canots se sont perdus, ils entrèrent de l’Amazone dans le Xingu même par un canal naturel de communication. Les îles qui divisent la bouche de cette rivière en plusieurs canaux, ne permettent point de mesurer géométriquement sa largeur ; mais, à la vue, elle n’a pas moins d’une lieue. C’est la même rivière que le P. d’Acugna nomme Paranaïba, et le P. Fritz, dans sa carte, Aoripana ; diversité qui vient de celle des langues. Xingu est le nom indien d’un village où il y a une mission sur le bord de la rivière, à quelques lieues de son embouchure. Elle descend, comme celle de Topayos, des mines du Brésil ; et quoiqu’elle ait un saut à sept ou huit journées de l’Amazone, elle ne laisse pas d’être navigable, en remontant pendant plus de deux mois : ses rives abondent en deux sortes d’arbres aromatiques, dont les fruits sont à peu près de la grosseur d’une olive, se râpent comme la noix muscade, et servent aux mêmes usages. L’écorce du premier a la saveur et l’odeur du clou de girofle, que les Portugais nomment cravo ; ce qui a fait donner, par les Français de Cayenne, le nom de crabe au bois, qui porte cette écorce. L’académicien observe que, si les épiceries orientales en laissaient à désirer d’autres, celles-ci seraient plus connues en Europe. Cependant il a su dans le pays qu’elles passaient en Italie et en Angleterre, où elles entrent dans la composition de diverses liqueurs fortes.

L’Amazone devient si large, après avoir reçu le Xingu, que d’un bord on ne pourrait voir l’autre, quand les grandes îles qui se succèdent entre elles permettraient à la vue de s’étendre. Il est fort remarquable qu’on commence ici à ne plus voir ni moustiques, ni maringouins, ni d’autres moucherons de toute espèce, qui font la plus grande incommodité de la navigation sur ce fleuve. Leurs piqûres sont si cruelles, que les Américains mêmes n’y voyagent point sans un pavillon de toile, pour se mettre à l’abri pendant la nuit. C’est sur la rive droite qu’il ne s’en trouve plus, car le bord opposé ne cesse point d’en être infecté. En examinant la situation des lieux, La Condamine crut devoir attribuer cette différence au changement de direction du cours de la rivière. Elle tourne au nord, et le vent d’est, qui y est presque continuel, doit porter ces insectes sur la rive occidentale.

La forteresse portugaise de Curupa, où les deux voyageurs arrivèrent le 9, fut bâtie par les Hollandais, lorsqu’ils étaient maîtres du Brésil : elle est peuplée de Portugais, sans autres Indiens que leurs esclaves. La situation en est agréable, dans un terrain élevé, sur le bord méridional du fleuve, huit journées au-dessus du Para. Depuis Curupa, où le flux et le reflux deviennent très-sensibles, les bateaux ne vont plus qu’à la faveur des marées. Quelques lieues au-dessous de cette place, un petit bras de l’Amazone, nommé Tajipuru, se détache du grand canal qui tourne au nord ; et, prenant une route opposée vers le sud, il embrasse la grande île de Joanes ou Marayo. De là il revient au nord par l’est, décrivant un demi-cercle ; et bientôt il se perd en quelque sorte dans une mer formée par le concours de plusieurs grandes rivières, qu’il rencontre successivement. Les plus considérables sont premièrement Rio de dos Bocas, rivière des Deux-Bouches, formée de la jonction des deux rivières de Guanapu et de Pacajas, large de plus de deux lieues à son embouchure, et que toutes les anciennes cartes nomment, comme Laët, rivière du Para ; en second lieu, la rivière des Tocantins, plus large encore que la précédente, et qu’il faut plusieurs mois pour remonter, descendant comme le Topayos et le Xingu, des mines du Brésil, dont elle apporte quelques fragmens dans son sable ; enfin la rivière de Muju, que l’académicien trouva large de 749 toises, à deux lieues dans les terres, et sur laquelle il rencontra une frégate portugaise qui remontait à pleines voiles, pour aller chercher, quelques lieues plus haut, des bois de menuiserie, rares et précieux partout ailleurs.

C’est sur le bord oriental du Muju qu’est située la ville du Para, immédiatement au-dessous de l’embouchure du Capim, qui vient de recevoir une autre rivière appelée Guama. Il n’y a, suivant La Condamine, que la vue d’une carte qui puisse donner une juste idée de la position de cette ville, sur le concours d’un si grand nombre de rivières. « Ses habitans sont fort éloignés, dit-il, de se croire sur le bord de l’Amazone, dont il est même vraisemblable qu’il n’a pas une seule goutte qui baigne le pied de leurs murailles ; à peu près comme on peut dire que les eaux de la Loire n’arrivent point à Paris, quoique cette rivière communique avec la Seine par le canal de Briare. » On ne laisse pas, dans le langage reçu, de dire que le Para est sur l’embouchure orientale de la rivière des Amazones.

L’académicien fut conduit de Curupa au Para, sans être consulté sur la route, entre des îles, par des canaux étroits, remplis de détours qui traversent d’une rivière à l’autre, et par lesquels on évite le danger de leurs embouchures. Tous ses soins se rapportant à dresser sa carte, il fut obligé de redoubler son attention pour ne pas perdre le fil de ses routes dans ce dédale tortueux d’îles et de canaux sans nombre.

Le 19 septembre, c’est-à-dire près de quatre mois après son départ de Cuença, il arriva heureusement à la vue du Para, que les Portugais nomment le grand Para, c’est-à-dire la grande rivière, dans la langue du Brésil. Il prit terre dans une habitation de la dépendance du collége des jésuites, où il fut retenu huit jours par le supérieur de cet ordre, pendant qu’on lui préparait un logement dans la ville, en vertu des ordres de sa majesté portugaise adressés à tous ses gouverneurs. Il y trouva, le 27, une maison fort commode et richement meublée, avec un jardin d’où l’on découvrait l’horizon de la mer, et dans une situation telle qu’il l’avait désirée pour la commodité de ses observations. « Nous crûmes, dit-il, en arrivant au Para, à la sortie des bois de l’Amazone, nous voir transportés en Europe. Nous trouvâmes une grande ville, des rues bien alignées, des maisons riantes, la plupart rebâties depuis trente ans en pierre et en moellon , des églises magnifiques. Le commerce direct des habitans avec Lisbonne, d’où il leur vient tous les ans une flotte marchande, leur donne la facilité de se pourvoir de toutes sortes de commodités. Ils reçoivent les marchandises de l’Europe en échange pour les denrées du pays, qui sont, outre quelque or en poudre que l’on apporte de l’intérieur des terres, du côté du Brésil, l’écorce du bois de crabe ou de clou, la salsepareille, la vanille, le sucre, le café et surtout le cacao. »

Jamais la latitude du Para n’avait été observée à terre, et l’on assura La Condamine, à son arrivée, qu’il était précisément sous la ligne équinoxiale. Il trouva, par diverses observations, 1° 28′ sud. À l’égard de la longitude, une éclipse de lune, qu’il observa le premier de novembre 1743, et deux émersions du premier satellite de jupiter lui firent juger par le calcul la différence du méridien du Para à celui de Paris d’environ trois heures vingt-quatre minutes ou 51° à l’occident.

Il est nécessaire de voir la véritable embouchure de l’Amazone pour achever la carte de ce fleuve, et de suivre même sa rive septentrionale jusqu’au cap de Nord, où se termine son cours. Cette raison suffisait pour déterminer La Condamine à prendre la route de Cayenne, d’où il pouvait passer droit en France. Ainsi, n’ayant pas profité, comme Maldonado, de la flotte portugaise, qui partit pour Lisbonne le 3 décembre, il se vit retenu au Para jusqu’à la fin de l’année, moins cependant par les vents contraires qui règnent en cette saison que par la difficulté de former un équipage de rameurs. La petite vérole avait mis en fuite la plupart des Indiens. On remarque au Para que cette maladie est encore plus funeste aux habitans des missions nouvellement tirés des bois, et qui vont nus, qu’à ceux qui vivent depuis long-temps parmi les Portugais, et qui portent des habits. Les premiers, espèce d’animaux amphibies, aussi souvent dans l’eau que sur terre, endurcis depuis l’enfance aux injures de l’air, ont peut-être la peau plus compacte que celle des autres hommes ; et La Condamine est porté à croire que cette seule raison peut rendre pour eux l’éruption plus difficile. D’ailleurs l’habitude où ils sont de se frotter le corps de rocou, de genipa, et de diverses huiles grasses et épaisses, peut encore augmenter la difficulté. Cette dernière conjecture semble confirmée par une autre remarque : c’est que les esclaves nègres transportés d’Afrique, et qui ne sont pas dans le même usage, résistent mieux au mal que les naturels du pays. Un sauvage nouvellement sorti des bois est ordinairement un homme mort lorsqu’il est attaqué de cette maladie ; cependant une heureuse expérience a fait connaître qu’il n’en serait pas de même de la petite vérole artificielle, si cette méthode était une fois établie dans les missions ; et la raison de cette différence n’est pas aisée à trouver. La Condamine raconte que, quinze ou seize ans avant son arrivée au Para, un missionnaire carme, voyant tous les Indiens mourir l’un après l’autre, et tenant d’une gazette le secret de l’inoculation, qui faisait alors beaucoup de bruit en Europe, jugea qu’il pouvait rendre au moins douteuse une mort qui n’était que trop certaine avec les remèdes ordinaires. Un raisonnement si simple avait dû se présenter à tous ceux qui entendaient parler de la nouvelle opération ; mais ce religieux fut le premier en Amérique qui eut le courage de la tenter. Il fit insérer la petite-vérole à tous les habitans de la mission qui n’en avaient pas encore été attaqués ; et de ce moment il n’en perdit plus un seul. Un autre missionnaire de Rio-Négro suivit son exemple avec le même succès. Après deux expériences si authentiques, on s’imaginerait que, dans la contagion qui retenait La Condamine au Para, tous ceux qui avaient des esclaves eurent recours à la même recette pour les conserver. Il le croirait lui-même, dit-il, s’il n’avait été témoin du contraire. On n’y pensait point encore lorsqu’il partit du Para.

Il s’embarqua le 29 décembre dans un canot du général avec un équipage de vingt-deux rameurs, et muni de recommandations pour les missionnaires franciscains de l’île Joanes ou Marayo, qui devaient lui fournir un nouvel équipage pour continuer sa route ; mais n’ayant pu trouver un bon pilote dans quatre villages de ces pères, où il aborda le premier jour de janvier 1744, et livré à l’inexpérience de ses Indiens et à la timidité du mamelus[2] ou métis, qu’on lui avait donné pour les commander, il mit deux mois à faire une route qui ne demandait pas quinze jours.

Quelques lieues au-dessous du Para, il traversa la bouche orientale de l’Amazone ou le bras du Para, séparé de la véritable embouchure, qui est la bouche occidentale, par la grande île de Joanes, plus connue au Para sous le nom de Marayo. Cette île occupe seule presque tout l’espace qui sépare les deux embouchures du fleuve. Elle est d’une figure irrégulière, et a plus de cent cinquante lieues de tour. Toutes les cartes lui substituent une multitude de petites îles. Le bras du Para, cinq ou six lieues au-dessous de la ville, a déjà plus de trois lieues de large, et continue de s’élargir. La Condamine côtoya l’île, du sud au nord, pendant trente lieues, jusqu’à sa dernière pointe, qui se nomme Magnazi, très-dangereuse, même aux canots, par ses écueils. Au delà de cette pointe, il prit à l’ouest, en suivant toujours la côte de l’île qui court plus de quarante lieues, sans presque s’écarter de la ligne équinoxiale. Il eut la vue de deux grandes îles qu’il laissa au nord, l’une appelée Machiana, et l’autre Caviana, aujourd’hui désertes, anciennement habitées par la nation des Arouas, qui, bien que dispersée aujourd’hui, a conservé sa langue particulière. Le terrain de ces îles, comme celui d’une grande partie de celle de Marayo, est entièrement noyé, et presque inhabitable. En quittant la côte de Marayo, dans l’endroit où elle se replie vers le sud, l’académicien retomba dans le vrai lit, ou le canal principal de l’Amazone, vis-à-vis du nouveau fort de Macapa, situé sur le bord occidental du fleuve, et transféré par les Portugais deux lieues au nord de l’ancien. Il serait impossible, en cet endroit, de traverser le fleuve dans des canots ordinaires, si le canal n’était rétréci par de petites îles, à l’abri desquelles on navigue avec plus de sûreté, en prenant son temps pour passer de l’une à l’autre. De la dernière à Macapa, il reste encore plus de deux lieues. Ce fut dans ce dernier trajet que La Condamine repassa enfin, et pour la dernière fois, la ligne équinoxiale. L’observation de la latitude au nouveau fort de Macapa lui donna seulement 3 minutes vers le nord.

Le sol de Macapa est élevé de deux à trois toises au-dessus du niveau de l’eau. Il n’y a que le bord du fleuve qui soit couvert d’arbres. Le dedans des terres est un pays uni, le premier qu’on rencontre de cette nature depuis la cordillière de Quito. Les habitans assurent qu’il continue de même en avançant vers le nord, et que de là on peut aller à cheval jusqu’aux sources de l’Oyapoc par de grandes plaines découvertes. Du pays voisin des sources de l’Oyapoc, on voit au nord les montagnes de l’Aprouague, qui s’aperçoivent aussi fort distinctement en mer de plusieurs lieues au nord de la côte ; à plus forte raison se doivent-elles découvrir des hauteurs voisines de Cayenne.

Entre Macapa et le cap de Nord, dans l’endroit où le grand canal du fleuve est le plus resserré par les îles, surtout vis-à-vis de la grande bouche de l’Araouari, qui entre dans l’Amazone du côté du nord, le flux de la mer offre un phénomène singulier. Pendant trois jours, les plus voisins des pleines et des nouvelles lunes, temps des plus hautes marées, la mer, au lieu d’employer près de six heures à monter, parvient en une ou deux minutes à sa plus grande hauteur : on juge bien que cela ne se peut passer tranquillement. On entend d’abord, d’une ou de deux lieues de distance, un bruit effrayant qui annonce la pororoca ; c’est le nom que les Indiens donnent à ce terrible flot. À mesure qu’il approche, le bruit augmente, et bientôt on aperçoit un promontoire d’eau de douze à quinze pieds de haut, puis un autre, puis un troisième, et quelquefois un quatrième, qui se suivent de près, et qui occupent toute la largeur au canal. Cette lame avance avec une rapidité prodigieuse, brise et rase en courant tout ce qui lui résiste. La Condamine vit en quelques endroits un grand terrain emporté par la pororoca, de très-gros arbres déracinés, et des ravages de toute espèce. Le rivage, partout où elle passe, est aussi net que s’il avait été soigneusement balayé. Les canots, les pirogues, les barques mêmes ne se garantissent de la fureur de cette barre qu’en mouillant dans un endroit où il y ait beaucoup de fond. L’académicien, se contentant d’indiquer les causes du fait, a remarqué dans plusieurs autres lieux, dit-il, où il a examiné les circonstances de ce phénomène, « que cela n’arrive que lorsque le flot, montant et engagé dans un canal étroit, rencontre en son chemin un banc de sable ou un haut-fond qui lui fait obstacle ; que c’est là, et non ailleurs, que commence le mouvement impétueux et irrégulier des eaux, et qu’il cesse un peu au delà du banc, quand le canal redevient profond ou s’élargit considérablement. » Il ajoute qu’il arrive quelque chose de semblable aux îles Orcades, et à l’entrée de la Garonne, où l’on donne le nom de mascaret à cet effet des marées.

Les Indiens et leur chef, craignant de ne pouvoir, en cinq jours qui restaient jusqu’aux grandes marées, arriver au cap de Nord, qui n’était qu’à quinze lieues, et au delà duquel on peut trouver un abri contre la pororoca, retinrent La Condamine dans une île déserte, où il ne trouva pas de quoi mettre le pied à sec, et où, malgré ses représentations, il fut retenu neuf jours entiers pour attendre que la pleine lune fût bien passée. De là il se rendit au cap de Nord en moins de deux jours ; mais le lendemain, jour du dernier quartier et des plus petites marées, son canot échoua sur un banc de vase, et la mer, en baissant, s’en retira fort loin. Le jour suivant, le flux ne parvint pas jusqu’au canot. Enfin il passa sept jours dans cette situation, pendant lesquels ses rameurs, dont la fonction avait cessé, n’eurent d’autre occupation que d’aller chercher fort loin de l’eau saumâtre, en s’enfonçant dans la vase jusqu’à la ceinture. Enfin, aux grandes marées de la nouvelle lune suivante, la barre même le remit à flot, mais avec un nouveau danger ; car elle enleva le canot, et le fit labourer dans la vase avec plus de rapidité que l’académicien n’en avait éprouvé au Pongo.

Après deux mois de navigation par mer et par terre, comme La Condamine croit pouvoir la nommer sans exagération (parce que la côte est si plate entre le cap de Nord et la côte de Cayenne, que le gouvernail ne cessait pas de sillonner dans la vase), il toucha, le 26 février, au rivage de Cayenne.

La Condamine eut la curiosité d’essayer à Cayenne si le venin des flèches empoisonnées qu’il gardait depuis plus d’un an conservait encore son activité, et si le sucre était un contre-poison aussi efficace qu’on l’en avait assuré. Ces deux expériences furent faites sous les yeux de d’Orvilliers, commandant de la colonie, de plusieurs officiers de la garnison, et du médecin du roi. Une poule légèrement blessée par une petite flèche dont la pointe était enduite de venin depuis treize mois, et qui lui fut soufflée avec une sarbacane, vécut un demi-quart d’heure. Une autre, piquée dans l’aile avec une des mêmes flèches nouvellement trempée dans le venin délayé avec de l’eau, et retirée sur-le-champ de la plaie, parut s’assoupir une minute après. Les convulsions suivirent bientôt, et quoiqu’on lui fit avaler alors du sucre, elle expira. Une troisième, piquée avec la même flèche retrempée dans le poison, ayant été secourue à l’instant avec le même remède, ne donna aucun signe d’incommodité. Ce poison est un extrait tiré par le feu des sucs de diverses plantes, particulièrement de certaines lianes.

On avait assuré l’académicien qu’il entre plus de trente sortes d’herbes dans celui des ticunas, qui est le plus célèbre entre les nations des rives de l’Amazone, et ce fut celui dont il fit l’épreuve. Il est assez surprenant, dit-il, que, parmi des peuples qui ont sans cesse un instrument si sûr et si prompt pour satisfaire leurs haines, leurs jalousies et leurs vengeances, un poison de cette subtilité ne soit funeste qu’aux singes et aux oiseaux.

L’académicien, retenu à Cayenne par divers obstacles, en partit après un séjour de six mois, dans un canot que lui fournit le commandant, et se rendit à Surinam, où il était invité par Mauricius, gouverneur de cette colonie hollandaise. Il fit heureusement le trajet en soixante et quelques heures. Le 27 août, il entra dans la rivière de Surinam, qu’il remonta l’espace de cinq lieues jusqu’à Paramaribo, capitale de la colonie. Son observation de la latitude de cette place lui donna 5° 49′ du nord. Il ne cherchait qu’une occasion de repasser en Europe. Le navire le plus prompt à partir fut le meilleur pour lui. Il s’embarqua le 3 septembre sur une flûte hollandaise de quatorze canons, qui n’avait que douze hommes d’équipage. Il courut un grand danger à l’attérage, sur les côtes de Hollande. Enfin il entra le 30 novembre dans le port d’Amsterdam ; et, le 23 février 1745, il se revit à Paris, après une absence d’environ dix ans.


  1. Auspiciis

    PHILIPPI V, Hispaniar. et Indiar. Regis Catholici,

    Promovente regiâ Scientiar. Academiâ Paris.

    Faventibus

    Emm. Herc. de Fleury , Sacræ Rom. Eccl. Cardinali,

    Supremo (Europâ plaudente) Galliar. administro,

    Cels. Joann, Fred. Phelipeaux, Com. de Maurepas

    Regi Fr. à rebus maritimis, etc. omnigenæ eruditionis Mæcenate ;

    Lud. Godin, Pet. Bouguer. Car. Maria de La Condamine,

    Ejusdem Academiæ socii,

    LUD. XV, Regis Christianissimi, jussu et munificentiâ

    In Peruviam missi,

    Ad metiendos in Æquinoctiali plagâ terrestres gradus,

    Quò vera telluris figura certiùs innotesceret :

    (Assistentibus, ex mandata Maj. Cath. Georgio Juan, et

    Antonio de Ulloa, navis bellicæ Vice-Præfectis.)

    Solo ad perticam libellamque explorato,

    In hâc Yaruqueensi planitie,

    Distantiam horizontalem intra hujus et alterius obelisci axes

    6272 hexapedarum Paris. pedum 4 ; poll 7.

    Ex quâ elicietur basu 1. Trianguli latus, operis fundamen,


    In lincâ quæ
    excurrit

    {
    A boreâ Occidentem
    Ab austro Orientem
    }
    Versus grad 19e,
    25 et demi

    Statuere.

    Ann. Christi. M.DCC.XXXVI. M. Novembri.



    Meta
    {
    Australis,
    Borealis.


  2. Nom qu’on donne, au Brésil, aux enfans des Portugais et des femmes indiennes.