Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre IX/Chapitre I

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LIVRE NEUVIÈME.

HISTOIRE NATURELLE ET COMMERCE DES ANTILLES.

Quelques observations dispersées dans nos articles, sur la température particulière de chaque île, n’ôtent point au lecteur le droit d’attendre un résumé plus étendu sur la nature générale du climat.

On sait que les Antilles, étant situées au delà du tropique du cancer, appartiennent à la zone torride, et que dans cette partie du globe terrestre, qui a passé long-temps pour inhabitable, on ne connaît proprement que deux saisons, l’été et l’hiver ; c’est-à-dire que, dans toute l’année, on ne peut trouver un temps auquel on puisse donner le nom de printemps, ni celui d’automne, parce qu’on y voit continuellement ce qui n’arrive en Europe que pendant ces deux saisons. L’hiver et l’été même de ces régions sont fort différens de ceux de l’Europe, dans leurs causes comme dans leurs effets. C’est la présence du soleil qui cause ici l’été ; là, c’est son éloignement ; et sa présence, au contraire, fait l’hiver. Lorsque cet astre vient à s’éloigner de la ligne et tire vers le tropique du capricorne, une expérience constante apprend que, jusqu’à son retour en-deçà de la ligne, c’est-à-dire ordinairement depuis le mois de novembre jusqu’au mois d’avril, l’air n’a presque point de nuages, et l’on y voit fort peu de vapeurs et d’exhalaisons. Il demeure si serein, si sec et si pur, qu’on peut non-seulement regarder le lever et le coucher du soleil, mais voir en un même jour le déclin et le croissant de la lune. Si les jours sont chauds, les nuits sont d’une fraîcheur proportionnée. Si la chaleur du soleil ouvre les pores de tout ce qui se trouve sous lui, la fraîcheur nocturne vient resserrer l’air, l’épaissir, le résoudre et le faire distiller en une rosée fort abondante, qui, trouvant tous les pores ouverts, s’y insinue, y pénètre ; et de là vient la facilité que tous les corps ont à se corrompre sous la zone torride ; c’est ce qui fait naître les vers dans les bois, et tant d’insectes qui font une des principales incommodités des îles ; c’est ce qui rouille, comme on l’a fait remarquer, le fer des épées dans les fourreaux, les étuis et les montres dans les poches, etc. Enfin, si les jours sont d’une grande pureté dans cette saison, les nuits ne sont pas moins claires et moins sereines : dès le premier quartier de la lune, on peut lire à sa lumière jusqu’aux petits caractères d’écriture.

Pendant tout ce temps il ne pleut presque point dans toutes les basses terres des îles, et c’est ce qui fait donner le nom d’été à cette saison, quoiqu’une partie de ces effets ressemble à ceux que l’hiver cause en Europe ; car cette grande sécheresse dépouille de leur verdure les arbres à feuilles tendres ; elle sèche les herbes, elle flétrit les fleurs et leur fait baisser la tête. Si la plupart des arbres n’avaient les feuilles d’une nature forte et capables de résister aux injures du temps, le pays deviendrait aussi triste que nos provinces d’Europe au cœur de l’hiver. Les animaux mêmes, surtout les insectes et les reptiles, abhorrent et fuient cette aridité, se cachent dans le creux des arbres, sous des rochers, dans des précipices, et semblent y chercher une humidité nécessaire à leur conservation. On nomme ce temps l’arrière-saison, parce que les habitans ont aussi beaucoup de peine à vivre, et que, s’ils n’étaient secourus par les rafraîchissemens qui viennent d’Europe, ils n’auraient souvent que leur maïs pour ressource. Leur soulagement est la brise, qui est plus réglée, et qui se fait plus agréablement sentir dans cette saison que dans l’hiver.

Mais quand le soleil a repassé la ligne, et qu’il commence à s’approcher du tropique du cancer, ses rayons, qu’il darde plus directement, font lever de la mer et de tous les lieux marécageux une grande quantité de vapeurs, dans lesquelles il se forme d’horribles tonnerres ; et lorsqu’ils viennent à cesser, le temps se met à la pluie, qui dure huit, dix, et quelquefois douze ou quinze jours sans interruption. Ces pluies refroidissent l’air et la terre, et c’est ce qui fait nommer cette saison l’hiver. Pendant sept mois, à peine se passe-t-il une semaine sans pluie. Un hiver si pluvieux excite d’abord quantité de maladies, telles que des fièvres, des catarrhes, des douleurs de dents, des aposthumes et des ulcères. On ne voit que des malades dans toutes les îles. D’un autre côté, cet hiver a des effets bien différens de ceux de l’Europe. Dès les premières pluies, qui sont un peu abondantes, tous les arbres se parent de leur première verdure et poussent leurs fleurs. Les forêts exhalent des odeurs qui ne le cèdent point aux meilleurs parfums. En un mot, la terre s’embellit de toutes parts, et ce qu’on nomme l’hiver aux Antilles l’emporte beaucoup en agrémens sur le printemps de l’Europe. Tous les animaux descendent de leurs montagnes. Les testacés changent de coquille. Les reptiles prennent une nouvelle peau. Les poissons, qui se sont retirés en pleine mer pendant le temps sec, se rapprochent des côtes, entrent dans les rivières, et semblent s’offrir aux filets des pêcheurs. Toutes les espèces de tortues naissent en si grande abondance, qu’après s’en être nourri pendant l’hiver, on en peut mettre une provision abondante en réserve pour l’arrière-saison.

Le climat des Antilles n’étant pas fort différent de celui du continent d’Amérique, qui répond aux mêmes latitudes, on doit juger que la plupart de ses productions naturelles y sont les mêmes. Aussi ne nous arrêtons-nous qu’à celles qui intéressent par leur culture ou par quelque propriété particulière. Nous avons déjà décrit le rocouyer, le cotonnier, le cacaoyer et l’indigo ; ainsi nous n’y reviendrons pas. Nous nous bornerons à parler ici de la canne à sucre et du cafeyer.

La canne à sucre ou canamelle est, dit-on, originaire des Indes orientales. Elle fut transportée successivement en Arabie, en Syrie, en Sicile, de là aux Canaries ; enfin, en 1506, à Saint-Domingue. Il n’est cependant pas prouvé qu’elle ne soit pas naturelle au nouveau continent, car on en voit dans plusieurs pays de la zone torride.

Cette plante, de la famille des graminées, ressemble à un grand roseau ; sa racine est rampante, genouillée, fibreuse, pleine de suc ; elle pousse plusieurs tiges, hautes de dix à douze pieds, articulées, lisses, luisantes, d’un pouce ou d’un pouce et demi de diamètre, et garnies de nœuds écartés les uns des autres de trois ou quatre pouces. On compte ordinairement quarante à soixante nœuds sur une tige, quelquefois davantage ; chacun d’eux présente intérieurement une cloison ; leur surface présente : 1o . de petits points disposés circulairement en quinconce, sur deux ou trois rangs, lesquels, en se développant dans la terre, forment des racines ; 2o . un bouton plus gros qu’une lentille et terminé en pointe, qui renferme le germe d’une canne nouvelle. De tous ces nœuds partent des feuilles, qui tombent à mesure que la canne mûrit ; ces feuilles s’élèvent alternativement sur deux plans opposés, et présentent, dans leur expansion, une espèce d’éventail. Elles sont composées de deux sections : la section inférieure, longue à peu près d’un pied, embrasse la tige par un tour et demi ; la supérieure, qui a de trois à quatre pieds de longueur, s’élève droite, et forme avec l’axe de la canne un angle d’autant moins aigu que le nœud d’où elle part est plus près du terme de son accroissement parfait ; sa plus grande largeur est de deux pouces ; elle va toujours en diminuant, et se termine en pointe allongée ; ses bords sont rudes et ses surfaces lisses et striées, avec une côte ou nervure moyenne longitudinale.

Lorsque la canne fleurit, elle pousse à son sommet un jet sans nœuds, de quatre à cinq pieds de hauteur, qu’on nomme flèche ; ce jet porte un panicule ample, d’environ deux pieds, à ramifications grêles et nombreuses, et garni d’un grand nombre de petites fleurs soyeuses et blanchâtres. La tige de la canne, dans sa maturité, est lourde, cassante, et d’une couleur jaunâtre ou violette, quelquefois blanchâtre, selon la variété ; elle est remplie d’une moelle fibreuse, spongieuse et blanchâtre, qui contient un suc doux très-abondant. Ce suc est élaboré séparément dans chaque entre-nœud, dont les fonctions particulières sont à cet égard indépendantes de celles des entre-nœuds voisins, et qui, par conséquent, peut être regardé comme une espèce de fruit isolé ; ce suc, exprimé, porte vulgairement le nom de vin de canne ; c’est de cette liqueur que l’on extrait le sucre.

La terre la plus propre à la canne doit-être légère, poreuse, profonde, avoir assez de pente pour ne pas retenir l’eau de pluie, être exposée au soleil depuis qu’il se lève jusque vers son coucher. Une terre grasse et forte produit de grandes et grosses cannes, mais presque toujours vertes, pleine d’un suc aqueux et peu sucré. Ce suc est gras, difficile à purifier et à cuire ; et le sucre qu’on en tire est toujours mollasse, peu grenu, sujet à tourner en marmelade ou en cendre. Les terres qui manquent de fond, et où les racines de la canne trouvent bientôt le tuf ou le roc, ne produisent que de petites cannes, pleines de nœuds ; elles durent peu, parce que leur racine se sèche et se brûle.

Cependant, si ces terres ont de la pluie les premiers mois après que les cannes sont plantées, et quelquefois ensuite jusqu’à leur maturité parfaite, elles ne laissent pas de se remplir d’un bon sucre, extrêmement doux et gluant : les terres basses et marécageuses qui sont comme de niveau avec le bord de la mer produisent de belles cannes, longues, grosses et pesantes ; mais comme ces terres sont toujours salées et nitreuses, elles communiquent leur défaut aux cannes, dont le sucre ne peut jamais devenir bien blanc. Les terres rouges et fortes portent des cannes longues, grosses et pleines d’un suc assez sucré, lorsqu’elles sont coupées dans la bonne saison, c’est-à-dire depuis le commencement de janvier jusqu’à la fin de juillet, et peuvent durer vingt à trente ans sans avoir besoin d’être replantées. Les terres environnées de bois, ou situées dans les hauteurs des montagnes, sont fort sujettes aux pluies et aux grandes rosées, aux fraîcheurs de la nuit ; et, n’étant guère échauffées des rayons du soleil, elles ne produisent que de grosses cannes fort aqueuses, vertes et sucrées ; aussi leur suc est-il gras, cru et difficile à cuire. Enfin toutes les terres neuves, et qui n’ont jamais été plantées ni semées, dans lesquelles on met des cannes aussitôt qu’elles ont été défrichées, donnent quantité de très-grosses cannes remplies de beaucoup de suc, mais gras, cru, peu sucré, et très-difficile à cuire. Pour avancer leur bonté, on a trouvé le secret de les couper à l’âge de six mois, de retirer ce qui doit servir à planter, et de mettre le feu au terrain pour consumer les pailles, dont la pouriture augmenterait encore la graisse des terres. Quatorze mois après cette coupe, les rejetons donnent un sucre parfait. Le produit de cette méthode est considérable : 1o . parce qu’on fait de bon sucre, au lieu du mauvais qui aurait demandé beaucoup de bois, et de peine, et le retardement n’est que de deux mois, qui ne doivent point entrer en parallèle avec un tel avantage ; 2o . les cannes coupées à six mois ne sont pas entièrement inutiles : non-seulement on en replante d’autres terrains, à quoi leur grosseur et la force de leur suc les rendent fort propres ; mais elles servent à faire de l’eau-de-vie, qui est toujours une bonne marchandise ; 3o . la terre se trouve dégraissée, et, dès cette première coupe, elle devient propre à porter de très-bonnes cannes ; ce qui n’arriverait pas en cinq ou six autres coupes, parce que les feuilles dont elles se dépouillent en croissant se pourissent et ne font qu’augmenter la graisse qu’on doit chercher à diminuer.

Avant de planter les cannes, on nettoie soigneusement la terre. Il ne suffit pas de couper les mauvaises plantes, surtout les lianes, parce que, pullulant beaucoup, elles s’attachent aux cannes, les couvrent et les abattent. À l’égard des souches qui sont demeurées en terre, on brûle celles des bois mous qui poussent aisément des rejetons ; ensuite, si le terrain est uni ou d’une pente douce, on le partage en carrés de cent pas chacun, entre lesquels on laisse un chemin pour le passage des cabrouets. Cette division sert aussi à prévenir la communication du feu qui pourrait s’allumer dans un des carrés, donne plus de facilité à sarcler, fait apercevoir d’un coup d’œil au maître s’il n’est pas trompé par les ouvriers, sert enfin à l’embellissement d’une habitation, et joint même l’utilité à l’agrément ; car le long de ces chemins on plante des pois d’angole ou pois de sept ans, arbrisseaux dont on estime le fruit, et qui forment des allées pour la promenade. Ceux qui veulent épargner le terrain se contentent de laisser un petit sentier de chaque côté de l’ouverture pour visiter le travail et cueillir facilement les pois : ils plantent tout le reste en manioc ou en patates.

Lorsque le terrain est divisé, on l’aligne avec un cordeau pour planter les cannes en lignes droites. Les rangs sont plus ou moins éloignés entre eux, suivant la bonté du fonds : si tout le terrain est d’une égale bonté, on laisse d’un rang à l’autre trois pieds et demi de distance en tous sens. Cette méthode demande plus de temps que si les rangs et les fossés se faisaient sans règle ; mais elle a diverses commodités, telles que de rendre le sarclage plus facile, de faire découvrir de plus loin les serpens, et de donner une vue plus libre au travail des nègres.

L’alignement n’est pas plus tôt achevé, qu’on place les nègres vis-à-vis de chaque ligne. On marque sur le manche de leur houe la distance qu’ils doivent laisser entre les fosses qu’ils ont à faire, et chacun commence le travail. Chaque fosse doit avoir quinze ou vingt pouces de long, la largeur de la houe, qui est de quatre à cinq pouces, et sept à huit pouces de profondeur. À mesure que les nègres qui font les fosses avancent chacun sur sa ligne, quelques jeunes nègres, ou ceux qui ne sont pas capables d’un plus grand travail, les suivent et jettent dans chaque fosse deux morceaux de canne de quinze à dix-huit pouces de long. Ces semeurs sont suivis d’autres nègres, avec des houes, pour ajuster les deux morceaux de canne l’un contre l’autre, de manière que le bout qui vient du côté de la tête soit hors de la terre d’environ trois pouces, et qu’à l’extrémité opposée le bout de l’autre morceau soit placé de même ; après quoi ils remplissent la fosse de la terre que les premiers en ont tirée. Les morceaux de canne que l’on met en terre sont pris ordinairement à la tête de la canne, un peu au-dessous de la naissance des feuilles. On leur donne quinze à dix-huit pouces de long. Plus ils ont de nœuds ou d’yeux, suivant le langage des îles, plus on juge qu’ils pousseront de rejetons et qu’ils prendront promptement racine.

Le temps propre pour planter est la saison des pluies, depuis son commencement jusqu’à ses deux tiers. La terre se trouvant alors imbibée d’eau, l’humidité fait croître les racines, et leur fournit toute la nourriture dont elles ont besoin ; au lieu que dans un temps sec la terre, aride et comme brûlée, attire et consume tout le suc du plant. On ne peut avoir trop d’égard à cette différence de saison, parce que de là dépend le bon ou mauvais succès des cannes. Le plant n’a pas été cinq ou six jours en terre, qu’on le voit lever heureusement ; et, suivant la bonté du terrain et de la saison, il produit à vue d’œil des feuilles et des rejetons : c’est alors qu’on se hâte de sarcler les gerbes et les lianes, qui viennent toujours en abondance dans les terres neuves, surtout lorsqu’elles sont nettes et humides. Cette partie de la culture des cannes est la principale. Sont-elles seules à tirer le suc de la terre, elles croissent et grossissent parfaitement ; mais, lorsqu’elles sont accompagnées d’autres plantes, elles n’acquièrent jamais de grosseur ni de suc. Il faut se garder surtout de laisser grainer les herbes ; dès que les graines peuvent être emportées par le vent, elles infectent une terre entière. En un mot, on ne peut pousser l’attention trop loin pour les cannes, jusqu’à ce qu’elles couvrent la terre autour d’elles, et qu’elles puissent étouffer toutes sortes d’autres plantes. Lorsqu’elles ont été sarclées deux ou trois fois, on les laisse croître en repos jusqu’à l’âge de cinq ou six mois ; et l’on recommence alors le sarclage pour n’y plus penser jusqu’à leur parfaite maturité. Elles n’ont plus d’autres ennemis que les rats, dont on s’efforce de les garantir par diverses sortes de piéges.

Le temps où l’on coupe les cannes varie suivant les colonies ; il est nécessairement subordonné à l’époque de la plantation. Les nœuds, ne mûrissent pas tous à la fois, laissent toujours au cultivateur une latitude de deux ou trois mois pour la récolte. Le colon n’est pas toujours le maître de couper ses cannes au point juste de maturité convenable ; mais si pour avoir hâté ou différé sa récolte, il éprouve quelque perte, cette perte est ordinairement compensée. Une coupe anticipée donne plus de vigueur aux rejetons, et rapproche l’époque où ils doivent être coupés à leur tour ; une coupe tardive laisse souvent aux propriétaires le temps d’assurer les plantations commencées soit en cannes soit en vivres. Les cannes qui ont été coupées en janvier ont ressenti toute la chaleur et l’aridité de la saison sèche, qui dure jusque dans une partie de juillet, et qui, les ayant long-temps arrêtées, ne leur a permis de pousser que de faibles rejetons. Mais celles qui sont coupées vers la fin de la sécheresse, c’est-à-dire, dans le cours de juin et de juillet, reçoivent le secours des pluies qui humectent la terre. De là vient qu’aux mois de septembre et d’octobre, on les voit aussi grandes et aussi fournies que celles qui ont été coupées en janvier ou février.

Toutes les cannes qui se trouvent âgées de onze ou douze mois, lorsque la saison des pluies arrive, ne manquent point de pousser leur flèche. Ainsi, dans le langage des îles, les cannes sont en flèche lorsqu’elles ont leur jet ; et les cannes ont fléché, quand ce jet est tombé de lui-même après avoir fleuri. Depuis qu’elles ont commencé à pousser, jusqu’à leur chute, il se passe dix-huit à vingt jours, aux derniers desquels la flèche ou le bout de la canne se sèche, parce qu’il ne reçoit plus de nourriture, se détache et tombe à terre. Alors la canne cesse de croître et de grossir. Jamais une même canne ne fleurit deux fois. Si elle n’est pas coupée un ou deux mois après qu’elle a fléché, elle s’abaisse peu à peu, jusqu’à se coucher par terre, où, jetant des filets qui prennent racine, elle pousse quantité de rejetons. Avant qu’elle pousse sa flèche, et près d’un mois après avoir fléché, elle a peu de suc, et son milieu est creux, parce que toute la substance qui gonflait ses fibres s’est portée en haut pour produire la flèche et les fleurs. Les cannes ne doivent pas être coupées dans cet état ; on n’en pourrait faire, ni du plant, ni du sucre, ni même de l’eau-de-vie.

Lorsqu’on les croit mûres, ce qui se reconnaît à divers essais, on dispose les nègres le long de la pièce, pour la couper plus également c’est-à-dire sans qu’ils y entrent l’un plus que l’autre. Si les cannes n’ont que sept ou huit pieds de hauteur, on commence par abattre avec une serpe les têtes des rejetons de toute une souche, à trois ou quatre pouces au-dessous de la plus basse feuille, dans l’endroit où il ne paraît plus de vert. Aussitôt que la touffe est coupée, on coupe les cannes par le pied, avec l’attention de ne les pas taillader, parce que ces hachures, qui donnent entrée à la chaleur du soleil, font évaporer la sève, et nuisent au progrès des rejetons. Suivant la longueur des cannes qu’on a coupées de la souche, on la divise en deux ou trois parties, après y avoir passé la serpe pour ôter les barbes qui y sont attachées. On ne laisse guère, à ces parties, plus de quatre pieds de longueur, et jamais on ne leur en donne moins de deux et demi, à moins qu’elles ne soient de cette petite espèce qu’on nomme rottins, et qui, venant dans les terres maigres et usées, ne sont pas naturellement plus longues. Quatre ou cinq nègres jettent en un monceau toutes les cannes coupées, afin qu’elles se trouvent assemblées pour ceux qui doivent les lier, et qu’il ne s’en perde point sous les feuilles. On met ordinairement de jeunes nègres ou quelques négresses à lier les cannes en paquets. Les extrémités des têtes, qu’on appelle l’œil de la canne, servent de liens avec trois ou quatre feuilles qui se tirent aisément. On noue d’abord ensemble les feuilles de deux yeux, pour donner plus de longueur au lien ; ensuite, selon la longueur des cannes, on étend à terre deux liens, à deux pieds l’un de l’autre, et les cannes sont couchées dessus, en travers, au nombre de dix ou douze ; on les serre ensuite, comme on lie les fagots en Europe. La coupe cesse, lorsqu’il en est temps, par l’ordre du commandeur, qui fait porter au bord du chemin les paquets de cannes ; et les cabrouets viennent les prendre pour les emporter au moulin. Jamais on ne coupe plus de cannes qu’on n’en peut consommer dans l’espace de vingt-quatre heures. Si l’on en coupait pour deux ou trois jours, elles s’échaufferaient dans cet intervalle, elles fermenteraient, elles s’aigriraient, et deviendraient inutiles pour faire du sucre, surtout pour le sucre blanc.

L’usage commun est de couper les cannes le samedi pour commencer l’opération du moulin le lundi à minuit. Quand on ne fait que du sucre brut, on prend cette avance sans oublier de couvrir les cannes de feuilles, dans la crainte qu’elles ne s’échauffent ; mais si l’on travaille en sucre blanc, il vaut mieux retarder le travail de quelques heures que de s’exposer au risque d’y employer des cannes échauffées.

Le moulin où l’on porte les cannes est formé principalement de trois gros rouleaux appelés tambours, faits d’un bois très-dur et compacte, bien uni et poli, dans lequel on enfonce trois cylindres de fer creux, de la hauteur de quinze à dix-huit pouces, et d’un pouce environ d’épaisseur. Ces rouleaux sont élevés sur un plan horizontal nommé table, rangés perpendiculairement sur la même ligne, et presque contigus. Celui du milieu, mû sur son axe par la force de l’eau, du vent ou des mulets, imprime aux autres le mouvement qu’il reçoit. Ils présentent ensemble deux faces opposées. Vis-à-vis de chaque face est une négresse : l’une d’elles engage d’abord les cannes entre le rouleau du milieu et l’un des deux autres. Ces cannes, prises, tirées et comprimées fortement dans toute leur longueur, sont reçues par la seconde négresse qui les engage à son tour entre le même rouleau central et l’autre rouleau latéral, afin qu’elles soient exprimées de nouveau. Après avoir subi ces deux expressions, la canne reparaît sur la première face, entièrement aplatie. Ses sucs tombent sur la table, et, par une gouttière pratiquée à une de ses extrémités, coulent dans des réservoirs nommés bassins à cannes ; ces bassins sont ordinairement au nombre de deux et placés en dedans ou en dehors de la sucrerie ; quand ils sont en dehors, on les couvre d’un appentis.

Ce sont communément les négresses qui font le service du moulin. Un jeune nègre veille à ce que les débris de la canne, tombant sur la table, ne s’opposent point à l’écoulement du suc exprimé, et ne forment point d’engorgement dans la gouttière. On lave deux fois par jour les rouleaux et la table pour empêcher que le jus de canne qui s’y colle ne communique, en s’aigrissant, sa qualité à celui qui s’exprime.

La canne, exprimée deux fois, prend le nom de bagasse. On la lie par gros paquets, et on la porte sous des hangars qu’on nomme cases à bagasse. On en forme quelquefois de grandes piles à l’air libre. Quand elle est desséchée, on l’emploie à chauffer les fourneaux de la sucrerie.

Le vin de cannes ou vezou est ensuite reçu dans un réservoir, d’où il coule dans des chaudières où on le fait bouillir ; il passe successivement de la grande, où il est écumé, dans le flambeau, où il jette des bouillons clairs et transparens ; puis dans le sirop, où il commence à prendre de la consistance ; enfin dans la batterie, où l’on est obligé de le battre et de l’agiter avec l’écumoire, pour l’empêcher de s’élever au-dessus des bords de la chaudière. On le tire de celle-ci avec des cuillères qui servent à le verser dans le rafraîchissoir, autre grande chaudière, d’où il passe dans deux grands canots de bois d’acajou. Au bout de huit à dix heures, le sucre, versé dans les canots, est suffisamment refroidi et en état d’être enformé, c’est-à-dire, d’être porté dans des barriques qu’on a placées pour cet effet dans la purgerie ; c’est un bâtiment où l’on a creusé un bassin bien cimenté et couvert de solives qu’on appelle limandes ; on y pose les barriques ; le sucre dont on les remplit s’y congèle ; le sirop s’en détache et tombe dans le bassin. Quand les barriques sont bien purgées, on y met des fonds et des cercles ; ce que l’on appelle rabattre les sucres, et elles sont prêtes à être embarquées. Le sucre, ainsi préparé, se nomme sucre brut ; il est la base du sucre raffiné.

Lorsqu’une habitation est bien réglée, que l’équipage (on nomme ainsi la suite des chaudières) est bien monté, que les chaudières bouillent bien, que les cannes sont coupées à propos, que le vin de cannes et le chauffage ne manquent point, il faut ordinairement six heures pour faire passer le vezou du réservoir dans le rafraîchissoir. On fabrique en vingt-quatre heures environ deux milliers de sucre purgé.

L’opération de raffiner le sucre et de le mettre en pain est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la décrire.

On emploie les sirops qui sortent du sucre à faire de l’eau-de-vie, nommée tafia dans les colonies françaises, et rum chez les Anglais ; les rums de la Jamaïque et de la Grenade sont regardés comme les meilleurs. Les bâtimens particuliers destinés à la distillation de cette liqueur se nomment rummeries ou guildives.

Le propriétaire d’une sucrerie trouve dans la canne beaucoup de ressources pour la facile exploitation de son bien. Elle donne à la fois le plant qui sert à la multiplier, la paille ou le fumier qui fertilise la terre où elle croît, et du chauffage pour les fourneaux de la sucrerie et pour l’étuve ; avec ses sommités desséchées on couvre les cases des nègres, et quelquefois celle du maître. Quand les têtes des cannes sont vertes, on les donne aux mulets et aux bœufs, qui en sont très-friands. On les nourrit aussi pendant le temps de la roulaison avec de la bagasse hachée, que l’on trempe dans les écumes retirées des chaudières, ou dans du mauvais sirop. Quoique ces animaux soient alors surchargés de travail, ils engraissent pourtant à vue d’œil, tant cette nourriture est saine et substantielle.

La culture des cannes à sucre suivit celle du tabac dans les Petites-Antilles ; cette dernière plante prenant beaucoup de terrain, il fallut défricher de nouvelles terres pour la planter ; et celles qui devenaient trop maigres pour elle furent employées à la culture des cannes. On a vu que le premier établissement des Français et des Anglais entre les deux tropiques se rapporte à l’année 1626, et qu’ils ne s’appliquèrent d’abord qu’au tabac, à l’indigo et au coton. Les Anglais commencèrent à faire du sucre à Saint-Christophe et à la Barbade en 1643, et furent bientôt imités par les Français de la première de ces deux îles. Ceux de la Guadeloupe n’en firent qu’en 1648, sous la direction des Hollandais qui s’y réfugièrent du Brésil, et ceux de la Martinique un peu plus tard.

Le café parvint encore plus tard dans les Antilles. Les Hollandais rapportèrent les premiers de Moka à Batavia, puis à Amsterdam, et ensuite à Surinam, vers le commencement du dix-huitième siècle. Quelque temps après, la culture de cet arbre fut introduite à Cayenne par un Français qui en apporta des graines fraîches de la colonie hollandaise vers cette époque. Labat, dans la relation de son voyage, conseille de le cultiver dans les Antilles, où il prévoyait qu’il réussirait aussi bien que la canne à sucre. Ses vœux ne furent exaucés qu’en 1725. Declieu, nommé lieutenant de roi à la Martinique, obtint du Jardin des plantes de Paris un des cafeyers provenant de celui dont les magistrats d’Amsterdam avaient fait don à Louis xiv vers 1700. Pendant la traversée, qui fut longue et pénible, l’eau étant devenue rare, les passagers furent mis à une très-petite ration ; Declieu se priva d’une portion de la sienne pour arroser l’arbre, objet de ses soins. Arrivé à la Martinique, Declieu planta le cafeyer dans son habitation ; mais il fut obligé de le surveiller continuellement, car on fit plusieurs tentatives pour le lui enlever. Quand il eut fructifié, il en distribua des graines à divers habitans de l’île, qui substituèrent sa culture à celle du cacaoyer, dont un ouragan venait de les priver. Le cafeyer fut ensuite porté à la Guadeloupe, dans les îles voisines, et à Saint-Domingue ; quelques auteurs disent néanmoins qu’il était naturalisé dans cette île dès 1715.

Le cafeyer est un petit arbre toujours vert, qui croît assez vite, et s’élève à la hauteur de quinze à vingt-cinq pieds. Son tronc droit n’excède pas quatre pouces de diamètre, et pousse d’espace en espace, vers sa partie supérieure, des branches opposées deux à deux, et situées de manière qu’une paire croise l’autre. Elles sont souples, très-ouvertes, presque cylindriques, noueuses par intervalles, et couvertes ainsi que le tronc, d’une écorce fine et grisâtre, qui se gerce en se desséchant ; l’épiderme est blanchâtre. Les branches inférieures s’étendent plus horizontalement que les supérieures. Les feuilles sont entières, sans dentelures ni crénelures, opposées, d’une forme ovale allongée, lisses et luisantes en dessus, pâles en dessous, aiguës au sommet, rétrécies à la base, et portées par de très-courts pétioles ; elles ressemblent à celles du laurier commun, mais sont moins sèches et moins épaisses, ordinairement plus larges et plus pointues à leur extrémité. De l’aisselle des feuilles naissent de petits groupes de fleurs au nombre de quatre ou cinq. Elles sont blanches, monopétales, ont à peu près la forme et le volume de celles du jasmin d’Espagne ; elles passent fort vite, ont une odeur douce et agréable et renferment cinq étamines saillantes hors du tube, et un style fourchu supérieur à l’ovaire, et aussi long que la corolle. Elles sont remplacées par une baie qui a l’apparence d’une cerise, est ronde et d’un rouge obscur dans sa parfaite maturité. Elle renferme une pulpe glaireuse et d’un goût douceâtre, qui sert d’enveloppe à deux petites graines d’une nature cornée, accolées l’une à l’autre, et entourées chacune d’une membrane particulière et coriace. Ce sont ces graines qu’on appelle café.

Le cafeyer demande un sol plutôt sec qu’humide, mais frais, une terre légère et rocailleuse. Il veut être abrité des grands vents et des ardeurs brûlantes du soleil, et cependant jouir du grand air. L’entretien des cafeyers, jusqu’au temps de la récolte, n’est pas difficile ; il suffit de sarcler le terrain. Ils entrent ordinairement en rapport à la quatrième année, et fructifient pendant trente ans et plus.

Lorsque ce fruit a acquis un rouge bien foncé, on le fait cueillir par les nègres, qui enlèvent chaque anneau de cerise séparément, et les mettent dans des paniers. À mesure que ceux-ci s’emplissent, on les porte sur une aire où l’on étale les cerises, de crainte qu’en restant en tas, elles ne fermentent et ne communiquent aux graines un goût désagréable. Quand la pulpe est séparée par le moyen d’un moulinet, on expose la graine au soleil, et lorsqu’elle est bien sèche on l’appelle café en parchemin ; on le porte au moulin pour briser cette coque ; puis on le soumet à l’action d’un ventilateur pour le débarrasser des débris de cette enveloppe, et on le fait sécher de nouveau ; après quoi on le tire pour mettre de côté les grains cassés, et on le renferme dans des sacs ou des barriques de diverses grandeurs. Alors on le livre au commerce pour être embarqué.

Il n’entre pas dans le plan de cet ouvrage de décrire tous les arbres et les végétaux remarquables des Antilles ; il suffit de nommer l’acajou à planches ou mahogoni, le cédrel, le campêche, le bresillet, le courbaril, le bois de fer, le cotonnier mapou ou ceïba ; le guazuma à feuilles d’orme, dont l’écorce sert à clarifier le vezou ; le calebassier, le caïmitier, l’avocatier, le tamarinier, le corossol, le caroubier, le goyavier, le mameï, l’acajou à fruits, le sapotillier, l’oranger, le citronnier, les cactus, le cocotier, et plusieurs autres palmiers ; les raisiniers, les lianes, les fougères en arbre ; enfin le mancenillier, si vénéneux. Les anciens voyageurs ont donné sur ce sujet des détails qui peuvent induire en erreur par les noms qu’ils imposent aux végétaux : le thé de la Martinique, que Labat croit être le même que celui de la Chine, est la capraire biflore ; le jasmin en arbre, le franchipanier, le jasmin odorant de la Jamaïque, le balsamier ; le bois d’Inde est le myrte piment de la Jamaïque, un des plus beaux arbres de ces climats. Au reste, les nouveaux dictionnaires d’histoire naturelle indiquent les noms vulgaires des plantes, et aident par ce moyen à les chercher sous celui qui leur convient. Le tabac avait long-temps formé un objet important de culture dans les îles françaises ; mais l’établissement du monopole en France ruina totalement cette branche d’industrie. Labat avait beaucoup de zèle pour la prospérité des colonies françaises ; il voulait que l’on y cultivât les épiceries des Moluques, qu’on y introduisit les vers à soie et la cochenille, qu’on y tondît les moutons, qu’on y établît les verreries et d’autres branches d’industrie ; plusieurs de ses vœux ont été remplis. On a même porté aux Antilles le manguier et l’arbre à pain.

On mange dans les Antilles plusieurs sortes de pois et de haricots particulières à leur climat ; le fruit du gombo (hibiscus esculentus), nommé guingambo par Labat, entre dans les ragoûts et les potages ; il fait entre autres la base du calalou, qui est composé aussi de morelle noire, d’amaranthe blanche et verte, et assaisonné de poivre-long, de girofle, etc. Les femmes créoles sont surtout très-friandes de ce mets, dont la consistance gommeuse, et l’insipidité naturelle, modifiée par les épices qui y surabondent, répugnent à beaucoup d’Européens. Le moussembey de Labat est une espèce de moutarde, et son sacramallon, un grand épinard : on mange leurs feuilles.

On a parlé trop souvent de la farine de manioc et de la cassave pour laisser cet aliment sans explication ; c’est le pain de la plupart des habitans, blancs, noirs et rouges des Antilles, c’est-à-dire, des Européens, des nègres et des Américains.

Le manioc est un arbrisseau dont l’écorce est grise, rouge ou violette, suivant les différentes espèces, et mince ; il croît jusqu’à la hauteur de sept ou huit pieds ; son tronc est de la grosseur du bras, et noueux ; sa principale racine en pousse trois ou quatre autour d’elle, et jusqu’à six ou sept autres de différentes longueurs, suivant l’âge de l’arbre et la bonté du terrain. On en voit d’aussi grosses que la cuisse ; mais leur grosseur ordinaire est celle des plus grosses betteraves. L’écorce des racines est de la couleur de celle de l’arbre, c’est-à-dire grise lorsque le bois est gris, et rouge quand il est rouge ; mais l’intérieur est toujours blanc et de la consistance des navets : il se trouve des racines mûres à huit mois : on nomme l’arbre qui les produit manioc blanc, ou d’osier ; les autres espèces, telles que le manioc à grandes feuilles et le manioc rouge, ont besoin de quatorze et même de dix-huit mois pour acquérir toute leur grandeur et leur maturité.

Cet arbrisseau vient de bouture, que l’on place dans des trous de cinq à six pouces de profondeur, éloignés l’un de l’autre de deux pieds. Quand la plante a atteint son degré de perfection, on l’arrache de terre à mesure qu’on en a besoin. On racle l’écorce avec un méchant couteau ; on la lave, ensuite on la râpe pour la réduire en farine, qui ressemble à la grosse sciure de bois, et qui est portée à la presse pour en exprimer le suc : ce suc est regardé comme un poison mortel, non-seulement pour les hommes, mais pour tous les animaux qui mangent les racines avant qu’il soit exprimé. Cependant les animaux qui s’accoutument par degrés au manioc n’en reçoivent aucune incommodité, et parviennent même à s’en engraisser. Les sauvages, qui en mettent dans toutes leurs sauces, n’en ressentent pas non plus les mauvais effets, parce qu’ils n’en mangent jamais qu’après l’avoir fait bouillir.

On se sert de ce suc pour faire de l’amidon, en le faisant dessécher au soleil, où il devient blanc comme la neige. Il prend alors le nom de mouchache, terme espagnol qui signifie un enfant, et que les Français ont adopté comme les Américains. La mouchache sert à composer de petits gâteaux aussi délicats, dit-on, que s’ils étaient de la plus fine fleur de froment. Les Européens et les Indiens ont différentes méthodes pour exprimer le suc du manioc. C’est de ce qui reste après cette opération qu’on fait la cassave et la farine de manioc, qui servent de pain à presque toute l’Amérique.

Pour mettre cette farine en cassave, on a des platines de fer fondu, rondes, épaisses d’un demi-pouce, et larges d’environ deux pieds ; on les pose sur un trépied, ou sur des pierres, et l’on fait du feu dessous ; lorsque la platine est échauffée, on y met du manioc grugé et pressé, qu’on a fait passer par une espèce de crible pour en rompre les grumeaux. L’épaisseur doit être d’environ trois doigts sur toute la platine ; cette masse de pâte s’affaisse en cuisant, et toutes ses parties se lient ensemble. On aide à leur liaison en y passant une spatule de bois qu’on appuie légèrement ; lorsque le côté qui touche la platine est cuit, ce qu’on reconnaît à la couleur qui devient rousse, on la tourne de l’autre côté à l’aide de la spatule et de la main gauche ; elle achète de cuire ; ensuite on l’expose pendant deux ou trois heures au soleil, pour dessécher ce qui peut y rester d’humidité. Cette espèce de pâtisserie ou de pain prend alors le nom de cassave ; le dedans demeure blanc comme la neige, et les deux côtés sont d’une couleur d’or pâle qui excite l’appétit. Elle peut se conserver fort long-temps sans autre soin que de la mettre dans un lieu sec, et de l’exposer quelquefois au soleil. C’est une excellente nourriture, qui se digère aisément, et pour laquelle un peu d’habitude fait prendre du goût aux Européens mêmes, quoique d’abord elle leur semble insipide. La cassave s’enfle à vue d’œil lorsqu’on l’humecte avec du bouillon, ou qu’on la trempe simplement dans l’eau ; ce qui prouve assez qu’elle renferme beaucoup de substance.

Pour conserver le manioc en farine, on est fourni d’une grande cuve de cuivre, montée sur un fourneau de maçonnerie, avec un bord de pierre de taille qui l’enchâsse bien juste, et qui augmente sa hauteur de cinq ou six pouces ; on l’échauffe un peu pour y mettre le manioc passé, et pour l’y remuer avec une petite pelle de bois : ce mouvement, qui empêche la farine de s’attacher à la cuve et de se lier, lui fait prendre la forme d’un gros sel roux, lorsqu’elle est cuite et bien sèche. Il ne reste alors qu’à la faire refroidir pour la mettre dans des barils, où elle se conserve des années entières, pourvu qu’elle soit dans un lieu sec, ou qu’on la fasse passer tous les six mois par la poêle. Elle peut être mangée sèche, comme du pain en miettes, ou comme les Orientaux rangent leur riz. Une cuve ou poêle de trois à quatre pieds de diamètre peut cuire en dix ou douze heures trois barils de cette farine, chacun de cinquante pots, mesure de Paris, et trois barils suffisent par semaine pour la nourriture de cinquante nègres.

Les Indiens ne mangent point de farine cuite, et n’usent que de cassave, qu’ils aiment à manger chaude. Avant que les Européens leur eussent procuré des platines de fer, ils faisaient leur cassave sur de grandes pierres plates et minces, qu’ils rendaient propres à cet usage, en diminuant leur épaisseur. Au lieu de râpes de cuivre pour gruger le manioc, ils se servaient d’une petite planche de racine d’arbre, dans laquelle ils fichaient des petites pointes de caillou. Ils en font encore usage, lorsque les râpes de cuivre leur manquent. Pour exprimer le suc du manioc grugé, ils le mettent dans ce qu’ils nomment une couleuvre, qui est un cylindre de roseau refendu, de six à sept pieds de long, et de quatre ou cinq pouces de diamètre, dont ils attachent un bout à quelque branche d’arbre, ou au faîte de leur carbet. À l’autre bout, ils lient une grosse pierre, dont le poids, tirant la couleuvre, la fait rétrécir, et fait sortir tout le suc du manioc. Outre cette manière de lui ôter sa mauvaise qualité en le purgeant de son suc, les nègres marrons en ont deux autres, qu’ils pratiquent dans les lieux déserts où ils se retirent. L’une consiste à le couper en morceaux, qu’ils mettent tremper dans l’eau courante pendant sept ou huit heures. La seconde manière est de faire cuire le manioc entier sous la braise. D’ailleurs il paraît certain qu’il y a une espèce de manioc qui n’a point de qualité dangereuse. Labat, confirmant cette remarque, nous apprend qu’on le nomme camanioc, c’est-à-dire, en langue indienne, chef des maniocs ; qu’en effet, son bois, ses feuilles et ses racines sont plus grands que ceux des autres, et qu’on le mange sans précaution ; mais qu’étant beaucoup plus long-temps à croître, et ses racines rendant beaucoup moins de farine, parce qu’elles sont plus légères et plus spongieuses que les autres, on le néglige, et que peu de gens en plantent.

Comme la cassave est le pain ordinaire des îles, la boisson commune est l’ouycou, dont les Européens ont appris l’usage et la composition des Américains. On y emploie de grands vases de terre grise, qui se font dans le pays, qu’on appelle canaris, nom que les Européens, qui l’ont emprunté aussi des sauvages, étendent aux vaisseaux de terre de toutes grandeurs. Mais ceux dont on se sert pour composer l’ouycou contiennent soixante et quatre-vingts pots. On les remplit d’eau jusqu’à cinq ou six pouces du bord ; on y jette deux grosses cassaves rompues, avec une douzaine de patates, coupées par quartiers, trois ou quatre pots de sirop de cannes, ou, si l’on en manque, une douzaine de cannes bien mûres, coupées en morceaux et bien écrasées, avec autant de bananes mûres, qu’on écrase aussi. Après ce mélange, on bouche soigneusement l’ouverture du canari, pour le laisser fermenter deux ou trois jours, à la fin desquels on lève avec une écumoire le marc, qui a formé une croûte au-dessus. La liqueur qui se trouve alors dans le canari, ressemble à de la bière forte : elle est rougeâtre, nourrissante et rafraîchissante, quoiqu’elle enivre aisément. On s’y accoutume aussi facilement qu’à la bière. Les Canadiens en font d’extrêmement forte, surtout lorsqu’ils la destinent pour quelque festin. C’est dans l’ivresse de cette liqueur que, se souvenant des moindres offenses, ils massacrent leurs ennemis sans pitié. Les Européens des îles, qui manquent de vin à leurs repas, ne boivent aussi que de l’ouycou, après quoi ils avalent un verre d’eau de cannes.

Le maby est une autre boisson qui n’est guère moins en usage. On met dans un canari vingt ou trente pots d’eau, deux pots de sirop clarifié, et douze patates rouges, avec autant d’oranges aigres coupées par quartiers. Cette liqueur fermente en moins de trente heures, et fait un vin clairet, aussi fin, dit-on, que le meilleur poiré de Normandie. Il est plus rafraîchissant et plus agréable que l’ouycou, mais plus dangereux : outre qu’il enivre plus facilement, il est si venteux que le moindre excès donne la colique.

Les nègres des sucreries font une boisson qu’ils appellent grappe. C’est du jus de canne qu’ils prennent lorsqu’il est bien écumé, et dans lequel ils mettent le jus de deux ou trois citrons. Cette liqueur, qui se boit chaude, est d’un excellent usage pour la poitrine ; elle soutient, elle désaltère, en un mot, elle produit l’effet du meilleur bouillon.

L’eau-de-vie de cannes, c’est-à-dire celle qui se fait aux îles avec les écumes et les sirops du sucre, est la passion commune des Américains, des nègres, et des Européens même qui ne sont point assez riches pour faire provision de celle de France. Il leur suffit que cette liqueur soit forte, et qu’elle soit à vil prix, pour leur faire oublier qu’elle est rude et désagréable. Les Anglais, qui en consomment aussi beaucoup, ont inventé deux ou trois sortes de liqueurs qui en sont composées, et dont l’usage, ou plutôt l’abus est passé aux îles françaises. Telles sont le punch, qui s’est communiqué en Europe, et dont la composition y est fort adoucie, mais qui se fait aux îles de deux parties d’eau-de-vie sur une d’eau, avec les autres ingrédiens que personne n’ignore aujourd’hui ; le sang gris, qui est composé d’eau-de-vie, de vin de Madère et de jus de citron, avec de la cannelle et du girofle en poudre, beaucoup de muscade et une croûte de pain brûlée ; la limonade anglaise, qui se fait avec de l’eau-de-vie et du vin de Canarie, du sucre et du jus de citron, toutes sortes d’épiceries, et de l’essence d’ambre. Ceux qui craignent des plaisirs si dangereux, font piler des ananas, et bouillir le jus pendant deux jours dans un vase de terre ; il s’éclaircit, et forme une espèce de cidre dont on vante l’agrément. Le suc ou le jus d’ananas, bien fermenté pendant vingt-quatre heures, devient un vin des plus agréables. La couleur en est belle, l’odeur et le goût délicieux ; mais il est fumeux, il enivre ; et la fermentation ne lui fait pas perdre une qualité mordicante, si naturelle à son fruit, que, si le couteau dont on s’est servi pour le couper demeurait quelques heures sans être essuyé, on en trouverait la lame rongée comme si l’on y avait mis de l’eau-forte. Aussi ne mange-t-on guère d’ananas cru sans l’avoir coupé en tranches, qu’on laisse tremper pendant une heure dans le vin et le sucre.

Un aliment que la nature fournit libéralement dans les Antilles et qui fait la ressource ordinaire des Indiens et des nègres, est le crabe de terre, dont on distingue deux espèces : le grand, qui est peu différent de celui de mer ; et le petit, qu’on nomme vulgairement tourlouroux, est si petit, en effet, que les plus gros n’ont pas plus de deux pouces et demi ou trois pouces de largeur. Leur écaille est assez dure, quoique mince ; elle est rouge ; le milieu du dos est d’un rouge-brun qui s’éclaircit insensiblement jusque sous le ventre, qui est d’un rouge fort clair. Leurs serres sont très-inégales ; la gauche est toujours plus petite que la droite. Ils s’en servent pour couper les racines et les feuilles dont ils font leur nourriture. S’ils rencontrent quelque chose qui les effraie, ils les frappent l’une contre l’autre, comme s’ils voulaient menacer leurs ennemis. Lorsqu’on les prend par une jambe ou par un mordant, ils laissent ce membre dans la main de celui qui le tient, et s’enfuient. Du Tertre et Labat assurent également que leurs jambes et leur mordans se détachent si facilement de leurs jointures, qu’on ne les y croirait que collés, et que, ces parties étant arrachées, il leur en revient d’autres l’année suivante. Ils changent d’écaille chaque année. Dans l’état où ils demeurent quelque temps, après s’en être dépouillés, on les appelle crabes boursiers : leur écaille n’est pas plus dure alors que du parchemin mouillé. Ils sont extrêmement faibles, et ne peuvent souffrir l’air jusqu’à ce que leur nouvelle peau ait acquis la dureté quiui convient. Le repos, et la nourriture dont ils ont fait provision avant de se retirer dans leur trou, les rend fort gras pendant cette métamorphose.

La chair des tourlouroux passe pour la plus délicate ; les crabes blancs sont les moins rerecherchés. Tous les voyageurs parlent de ces animaux comme d’une vraie manne pour les îles. Les Caraïbes n’ont presque point d’autres nourriture, les nègres en mangent au lieu de viande salée, que leurs maîtres négligent souvent de leur donner, malgré l’ordonnance ; les blancs mêmes ne sont pas indifférens pour les crabes, et l’on en sert sur toutes les tables.

La manière ordinaire de les prendre est d’aller la nuit autour des cannes et dans les bois avec un flambeau : c’est alors qu’ils sortent de leurs trous pour chercher leur nourriture, et la lumière du flambeau les faits découvrir. Il est aisé de les prendre par-dessus le dos et de les jeter ainsi dans un sac ; mais au moment qu’on veut les saisir, ils se renversent quelquefois et présentent leurs mordans ; on le prend alors par les pieds de derrière, où les mordans ne peuvent atteindre ; et, ce qui est encore plus sûr, on les renverse sur le ventre pour les prendre par-dessus le dos. Il faut être prompt, car ils s’écartent peu de leurs trous, ou lorsqu’ils en trouvent d’autres ils s’y retirent fort vite. Une autre manière est de fouiller les trous avec une serpe. On l’emploie pendant le jour, parce qu’il est rare alors de trouver les crabes hors de leurs retraites, ou dans le temps qu’ils changent d’écaille et qu’ils sont cinq ou six semaines sans sortir.

Labat parle d’une quatrième espèce de crabes nommés ciriques, qui ne se trouve aux îles que dans les rivières et sur les rochers qui bordent la mer. Ils sont beaucoup plus plats que les autres ; leur écaille est plus épaisse et plus dure, leurs mordans, quoique plus petits, ne pincent pas moins ; ils ont moins de chair et de graisse que les autres. C’est à leur peu de valeur qu’ils doivent le repos qu’on leur laisse. Il faut que les nègres soient bien affamés pour avoir recours à cette chasse.

La Guadeloupe et la Dominique ont une autre manne qui ne se trouve, suivant Labat, que dans ces deux îles, et qui dispenserait les habitans de tout autre soin pour leur nourriture, s’ils en jouissaient sans interruption ; mais elle ne leur arrive que dans un certain temps de l’année. C’est un oiseau qu’ils nomment diable ou diablotin, et qui vient s’accoupler, pondre et élever ses petits dans quelques parties de leurs montagnes. Il est à peu près de la grosseur d’une jeune poule. Son plumage est noir ; il a les ailes longues et fortes, les jambes assez courtes, les pieds comme ceux des canards, mais garnis de fortes et longues griffes ; son bec est long d’un pouce et demi, courbé, pointu, extrêmement dur et fort : il a de grands yeux à fleur de tête, qui lui servent admirablement la nuit mais dont il tire si peu d’utilité pendant le jour, qu’il ne peut supporter la lumière ni discerner les objets ; de sorte que, s’il est surpris par le jour hors de sa retraite, il heurte contre tout ce qu’il rencontre, et tombe bientôt à terre.

Les diables vivent du poisson qu’ils prennent la nuit en mer. Après leur pèche, ils retournent aux montagnes, où ils se nichent dans des trous, comme les lapins ; et d’où ils ne sortent qu’à l’entrée de la nuit. Ils crient en volant, comme s’ils s’appelaient ou se répondaient entre eux. Ils commencent à paraître vers la fin de septembre. On les trouve alors deux à deux dans chaque trou. Ils y demeurent jusqu’à la fin de novembre, ensuite ils disparaissent, sans qu’on en voie et qu’on en entende un seul jusqu’au milieu de janvier, qu’ils se font revoir. Mais alors on n’en trouve plus qu’un dans chaque trou jusqu’au mois de mars, qu’on y trouve la mère avec deux petits. Dans ce temps les petits sont couverts d’un duvet épais et jaune, comme les oisons, et ce n’est qu’un peloton de graisse. On les nomme des cotons. Ils sont en état de prendre leur vol à la fin de mai. Aussi partent-ils alors, et l’on cesse tout-à-fait de les voir et de les entendre jusqu’au mois de septembre. Tout ce qu’on vient d’observer sur l’arrivée et la demeure des diables aux îles de la Guadeloupe et de la Dominique a lieu régulièrement chaque année. Leur chair est noirâtre et sent un peu le poisson ; mais d’ailleurs elle est bonne et nourrissante. Les cotons sont beaucoup plus délicats. C’est une vraie manne, répète Labat. Pendant toute la saison, les petits habitans et les nègres n’ont pas d’autre nourriture. La difficulté de les prendre sert à la conservation de l’espèce, qui serait détruite il y a long-temps, s’ils ne se retiraient dans des lieux d’un accès fort difficile.

Donnons cette chasse dans les termes de Labat, que la curiosité seule y conduisit avec un jeune créole et quatre nègres. C’était à la Guadeloupe, dans la montagne de la Soufrière, dont on a vu la description. « Malgré les dangers, dit-il, et les incommodités de l’entreprise, nous nous mîmes en marche le long de notre rivière, jusqu’à l’endroit où la rive la moins escarpée permet de monter. Nous n’y montâmes néanmoins que les uns après les autres, en nous aidant des épaules de ceux qui étaient en bas, et que nous tirâmes ensuite à nous avec des lianes. Je me crus quitte de tous les mauvais pas ; mais on en rencontrait d’autres chaque fois qu’il y avait des ruisseaux ou des rivières à passer ; ce qui nous arriva sept ou huit fois avant d’être à la montagne des Oiseaux, qui touche à celle de la Soufrière. Il était six heures du soir lorsque nous nous vîmes dans le lieu où les chasseurs s’étaient proposé de nous faire une cabane ; on se mit à travailler. L’un coupa des branches d’arbres, un autre amassa de la fougère, tandis que les deux chasseurs allèrent chercher des diables pour notre souper. J’avais eu la précaution de faire porter mon manteau, un flacon de vin de Madère et du pain, avec de l’eau-de-vie et de la farine pour les nègres. Notre cabane fut bientôt dressée ; nous la couvrîmes de feuilles de cachibou que nous avions coupées en chemin. Nous fîmes une litière de fougère, et nous allumâmes un grand feu.

» Les deux chasseurs revinrent assez promptement avec quinze diables. Chacun se mit d’abord à plumer. Mon partage fut de faire des broches de bois. Après avoir flambé ces oiseaux, on les ouvre par le dos. Tous les intestins, avec les têtes, les pieds et les bouts des ailes servirent à faire souper nos chiens. On embroche les corps diagonalement, c’est-à-dire d’une cuisse à l’épaule opposée. On plante la broche en terre devant le feu, on la tourne par degrés pour faire cuire la viande de tous les côtés, et lorsqu’elle est presque cuite, on jette du sel dessus. Une feuille de cachibou ou de balisier sert d’assiette. Il faut avouer qu’un diable, mangé sans autre préparation, est un mets délicieux. La nuit fut belle et sans pluie. Nous la passâmes tranquillement, quoique souvent éveillés par les diables, qui sortaient de leurs retraites en criant, et qui n’y rentraient pas avec moins de bruit.

Le lendemain, dès la pointe du jour, nous commençâmes à leur faire sérieusement la guerre. Chaque chasseur est armé d’une gaule de la grosseur d’un pouce, longue de sept à huit pieds, avec un crochet au bout. Les chiens que nous avions amenés guettaient et flairaient dans les trous. La montagne en est percée comme une garenne. Dès que nos chiens y sentaient un diable, ils japaient et se mettaient à gratter ; mais on les empêche de gâter les entrées, parce que ces oiseaux n’y rentreraient pas l’année suivante. On se contente d’enfoncer une gaule dans le trou, jusqu’à ce qu’on rencontre l’oiseau, qui la prend avec le bec et la serre, et se laisse plutôt entraîner dehors que de lâcher prise. Lorsqu’il est à la bouche du trou, la lumière l’aveugle ; il est ébloui, il veut reculer ; mais le chasseur l’arrête du pied. Il se renverse alors sur le dos, en tendant le bec et les griffes pour se défendre. On le prend par la tête, on lui tord le cou, et le chasseur l’attache à des cordes qu’il porte eu ceinture. On est obligé, pour continuer cette chasse pendant une partie du jour, de s’éloigner beaucoup des cabanes, et de se hasarder dans des lieux fort difficiles. À midi, nous avions pris plus de deux cents diables, dont nous mangeâmes quelques-uns, et nous partîmes chargés du reste. »

Après ce récit, Labat cherche où les diables se retirent pendant qu’on ne les voit point aux îles, et se rappelle, dit-il, d’avoir lu dans une relation que, depuis le mois de mai jusqu’en septembre, et même en octobre, on voit à la Virginie un oiseau de passage qui leur est tout-à-fait semblable.

Les Antilles produisent différentes sortes de serpens, mais peu venimeux, à l’exception de la Martinique et de Sainte-Lucie, où l’on en trouve de malfaisans : les uns gris, veloutés, et tachetés de noir en plusieurs endroits ; les autres jaunes comme de l’or, et les troisièmes de couleur rousse. Les premiers sont de véritables vipères. Quelques-unes sont plus grosses que le bras, et cette grosseur est égale, jusqu’à deux ou trois pouces de la queue, qui se termine tout d’un coup en pointe par un petit onglet.

Le crocodile à museau effilé est commun dans les eaux de Saint-Domingue. On prend fréquemment des tortues marines. Ces amphibies sont surtout abondantes sur les îlots déserts qui entourent plusieurs îles. L’écaille de l’espèce que l’on appelle caret est la plus estimée dans le commerce.

Les requins infestent souvent les rades les plus fréquentées ; les scorpions, les millepieds, les ravets, les fourmis, les chiques, tous ces fléaux ordinaires des pays chauds sont nombreux dans les Antilles ; quelques-uns de ces insectes causent souvent des dégâts affreux.

On n’a trouvé dans les Antilles que des quadrupèdes sauvages de la plus petite taille, tels que les chauves-souris fer de lance, le mulot-volant, le kainkajou, le rat piloris, l’agouti. Parmi les oiseaux, les perroquets et les colibris embellissent les bocages de toutes les îles. Des troupes innombrables d’oiseaux aquatiques animent les rivages.

L’archipel des Antilles est, depuis la dernière moitié du dix-septième siècle, un des principaux théâtres où s’est développée l’activité des Européens. Ces îles, long-temps méprisées parce qu’elles ne fournissaient pas d’or, ont été le centre d’un commerce immense.

Labat décrit avec sa gaîté ordinaire celui qui se faisait de son temps. Entre les marchandises qui se transportent aux îles, ce voyageur nous assure que tout ce qui se consomme à table est surtout d’un débit surprenant.

« Ce qui sert à l’entretien des habitans pour la fourniture de leurs habitations n’est pas d’un débit plus lent ni moins lucratif : telles sont particulièrement les chaudières de cuivre et de fer, tous les instrumens et les équipages des moulins, des sucreries, des raffineries, les distillatoires, et les outils pour toutes sortes de métiers. Tout ce qui regarde la parure ou le plaisir ne saurait venir en trop grande quantité, ni être trop bien choisi, trop à la mode, trop riche ou trop cher ; Les toiles et les mousselines, les pierres précieuses, les perruques, les castors, les bas de soie et de laine, les souliers, les bottines, les draps, les étoffes de soie, d’or et d’argent, les galons d’or, les cannes, les tabatières, et toutes les espèces de bijoux, les dentelles les plus fines, les coiffures de femmes, de quelque prix qu’elles soient, la vaisselle d’argent, les montres, les pierreries ; en un mot, tout ce qui peut servir au faste des deux sexes, soit pour leur personne ou pour l’ameublement des maisons, ne demeure jamais aux marchands. Les femmes surtout ne refusent rien à leur vanité, et l’on n’a point d’embarras à craindre pour le paiement de ce qu’elles destinent à leur propre usage. Trouvent-elles leurs maris un peu difficiles, Labat vante le talent qu’elles ont pour les réduire ; et celles qui en ont moins savent en perfection, dit-il, « faire du sucre, de l’indigo ou du cacao de lune, et le donner aux marchands, qui leur gardent religieusement le secret. » On appelle, aux îles, sucre et indigo de lune celui qu’on fait enlever la nuit par des esclaves affidés, et qu’on vend pour payer ce qu’on achète sans la participation des maris ou des pères, auxquels il est inouï qu’on dise jamais, le véritable prix des choses. »

Les livres ont été long-temps la seule marchandise dont où ne fit pas grand commerce aux îles françaises : Labat donne carrière, sur cet article, à l’enjouement naturel de sa plume, et nous en prendrons occasion de donner un exemple de son style. « Autrefois, dit-il, nos créoles recherchaient les armes avec plus d’empressement que les livres. Un bon fusil, une paire de bons pistolets, un coutelas de la trempe d’un bon maître, c’était ce qu’ils cherchaient à se procurer. Les choses sont à présent changées. Quoiqu’ils n’aient pas dégénéré de la bravoure de leurs ancêtres, ils se font honneur du savoir ; ils lisent tous, ou veulent passer pour avoir lu ; ils jugent des sermons et des plaidoyers quelques-uns font des harangues. La plupart des conseillers ont étudié en droit, et se sont fait recevoir avocats au parlement de Paris. La Martinique a même un docteur en droit. Les femmes se mêlent aussi de science ; elles lisent de gros livres. J’en connais une qui explique Nostradamus. On n’a pas manqué d’ériger plusieurs siéges de justice, tous bien garnis de procureurs, de notaires et de sergens. Les chirurgiens, qui jouaient autrefois les trois grands rôles de la médecine, sont à présent renfermés dans les bornes de leur profession ; il y a des médecins, des apothicaires, quantité d’arpenteurs, d’ingénieurs, de botanistes, d’astronomes, et jusqu’à des astrologues. Il leur faut des livres, à ces gens-là, car leur folie étant de passer pour éclairés, quoique la plupart n’y entendent rien, ils ont besoin que leur réputation soit soutenue par des cabinets de livres qui pourront, avec le temps, se changer en bibliothèques. Je suis persuadé qu’un libraire bien assorti ferait fortune à la Martinique, surtout s’il était homme d’esprit, et qu’avec les livres sa boutique fût garnie de toutes les espèces de papiers, d’écritoires à la mode, de cire d’Espagne, de cachets riches et bien gravés, de lunettes, de télescopes, etc. ; il pourrait s’attendre que sa boutique, grande, propre, fraîche, serait toujours remplie de gens oisifs qui ne manquent point dans l’île, et le rendez-vous des nouvellistes. Je vais plus loin : l’état des choses m’y fait désirer un imprimeur. Car tant de gens qui lisent liront-ils toute leur vie sans écrire ? N’auront-ils pas la démangeaison de devenir auteurs ? On a déjà vu un créole de la Martinique, docteur en droit, et conseiller du conseil supérieur de cette île, donner des romans espagnols de sa composition ; et peu s’en est fallu qu’il n’ait entrepris une histoire générale de Saint-Domingue, sur les mémoires qu’un missionnaire avait dressés. D’ailleurs il est poète, riche, et sans goût pour les affaires. Il écrira sans doute, et sera bien aise de faire imprimer ses ouvrages sous ses yeux. D’autres voudront l’imiter. Il me semble voir déjà sortir une foule d’auteurs de nos chaudières à sucre. Ajoutons qu’on fait à présent des procès par écrit, et que par conséquent il faut des factum. Quelle grâce auraient des factum écrits à la main ? combien de fautes et de ratures ! quelle dépense pour en donner à tous les juges et au public ! Enfin il aborde aux îles un grand nombre de vaisseaux, et souvent plus que dans les meilleurs ports du royaume : il est important d’instruire le public, par des affiches, de l’arrivée de chaque bâtiment et de sa charge, de son départ, et du lieu où il doit aller. Tout cela s’imprimerait comme dans les grands ports de France, et serait d’une extrême commodité pour les négocians. Je le répète, une imprimerie est nécessaire aux îles françaises, et ferait la fortune du fondateur. »

« Les travaux des colons, comme l’observe Raynal avec beaucoup de raison, étendent les pêcheries et les défrichemens de l’Amérique septentrionale, procurent des débouchés avantageux aux manufactures d’Europe, et peuvent être regardés comme une des causes principales du mouvement rapide qui agite l’univers. Les richesses que la culture des Antilles a procurées à la France, à l’Angleterre, à la Hollande, ont plus contribué à la prospérité de ces états que tout l’or, l’argent et les diamans du continent américain. » Les Antilles étaient le centre d’activité du commerce, d’une grande partie de l’Amérique. Tous les pays qui sont baignés par le golfe du Mexique, et surtout par la mer des Caraïbes, venaient chercher dans les grandes et les petites Antilles les produits de l’industrie européenne, et y apportaient des métaux précieux et des marchandises de grande valeur. Cet état de choses a subi de grandes modifications par les révolutions qui ont agité le continent et les îles de l’Amérique, et dont l’industrie de l’Europe ressent le contre-coup.