Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre X/Chapitre I

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LIVRE DIXIÈME.

FLORIDE. ÉTATS-UNIS DE L’AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.


CHAPITRE PREMIER.

Floride.

En quittant le port de la Havane, dans l’île de Cuba, la première terre du continent de l’Amérique septentrionale que l’on rencontre en naviguant au nord, est la Floride.

Quoique la Floride doive ce nom à un Espagnol nommé Fernand de Soto, qui aborda sur cette côte en 1534, un jour de Pâque fleuri ; quoiqu’un autre Espagnol, Ponce Léon, passe pour avoir découvert cette contrée vingt ans auparavant, cependant les Français revendiquent l’avantage assez frivole d’avoir reconnu les premiers cette presqu’île. Nous n’entrerons point dans la discussion de ces voyages, qui n’ont point eu de suite, et dont l’époque est contestée. Nous ne nous arrêterons qu’à ce qui paraît prouvé par des monumens historiques. Les Français n’ont point eu d’établissemens connus dans la Floride avant 1551, et les Espagnols y possédaient déjà le fort Saint-Augustin, et étaient assez puissans pour ramer les premières entreprises des Français. Ceux-ci étaient conduits par un Normand nommé Ribaut, qui partit sous les auspices de l’amiral de Coligny, dont le nom se trouve souvent à la tête de ces expéditions lointaines, que sa politique conseillait, mais que son génie n’animait pas. Il voulait balancer, s’il eût été possible, la puissance espagnole dans le Nouveau-Monde, et il regardait d’ailleurs ces colonies dans un autre hémisphère comme un asile pour ses frères les protestans, persécutés dans le nôtre. C’est dans cette double vue qu’il encourageait ces courses maritimes, pour lesquelles même il obtint plus d’une fois la protection de la cour. Mais nos guerres civiles empêchèrent qu’on ne suivît les projets de ce grand homme, et qu’on ne soutînt d’une manière convenable les entreprises dont il était l’auteur ; aussi furent-elles malheureuses. La jalousie des Espagnols, le peu de soin qu’on prit de se concilier l’affection des sauvages, le défaut d’union et de discipline, ruinèrent la colonie naissante de Ribaut, dans le temps même qu’il était allé demander en France de nouveaux secours. Le commandant qui le remplaçait perdit tout par sa mauvaise conduite. Les vivres manquèrent dans une terre fertile que personne ne s’avisa de cultiver, parce qu’on n’y était venu chercher que des mines. Il semblait que le Nouveau-Monde ne dût produire que de l’or ; et du moment où les habitans refusèrent des vivres, le besoin se fit sentir, sans que l’on songeât à y remédier. On ne pensa qu’à la fuite. Ces mêmes colons, qui n’avaient pas le courage si facile d’être cultivateurs pour avoir du pain, eurent l’étonnante industrie de bâtir un vaisseau pour retourner en Europe, et devinrent charpentiers et forgerons sans avoir manié d’outils de leur vie, et sans aucun des secours qu’exigeait une pareille construction. La mousse et cette espèce de filasse qui croît sur les arbres de la Floride servirent d’étoupes pour calfater le bâtiment. Les chemises et les draps de lit servirent à faire des voiles ; on fit des cordages de l’écorce des arbres ; enfin le navire fut achevé et lancé à l’eau. L’embarquement ne fut pas différé d’un seul jour ; et la même confiance qui avait fait entreprendre la construction d’un vaisseau sans matériaux et sans ouvriers, fit affronter tous les périls de la mer avec des soldats pour matelots. Ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que la disette, le seul mal réel qu’on voulait éviter, fut celui contre lequel on ne prit point de précautions. Les aventuriers n’étaient pas bien loin en mer lorsqu’ils furent arrêtés par un calme opiniâtre, qui leur fit consommer le peu de provisions qu’ils avaient embarqué. La portion fut bientôt réduite à douze ou quinze grains de maïs par jour. Cette triste égalité n’ayant pu même durer long-temps, on se jeta d’abord sur les souliers, et tout ce qu’il y avait de cuir dans le vaisseau fut dévoré. L’eau douce manqua aussi tout-à-fait. Quelques-uns voulurent boire de l’eau de mer, qui leur causa une mort violente. D’un autre côté, le bâtiment faisait eau de toutes parts, et l’équipage, exténué par la faim, n’était plus capable de travailler à la pompe. Chaque circonstance n’offrit alors qu’un sujet de désespoir. Dans cette affreuse situation, quelqu’un eut la hardiesse de dire qu’un seul pouvait sauver la vie de tous les autres aux dépens de la sienne ; et non-seulement une pareille proposition ne fut pas rejetée avec horreur, mais elle fut applaudie. On était prêt à mettre au sort le choix de la victime, lorsqu’un soldat, qui se nommait Lachau, déclara qu’il offrait sa vie pour reculer de quelques jours la mort de ses compagnons. Il fut pris au mot ; on l’égorgea sur-le-champ sans qu’il fît la moindre résistance. Il ne se perdit pas une goutte de son sang ; tous en burent avec la même avidité, et le corps ayant été mis en pièces, chacun en obtint sa part. Ce prélude eût été suivi sans doute d’une boucherie beaucoup plus sanglante, et la disposition des victimes n’eût pas été consultée, si bientôt on n’eût aperçu la terre, et presque aussitôt un vaisseau qui s’approchait. Il fut attendu : c’était une frégate anglaise, dans laquelle il se trouva un Français, du nombre de ceux qui étaient partis de la Floride avec Ribaut. On apprit de lui que la guerre civile, rallumée en France plus vivement que jamais, n’avait guère permis à l’amiral de s’occuper de sa colonie ; mais qu’après la paix qui venait de se conclure, il avait rapporté tous ses soins au soutien de cet établissement.

En effet, il n’eut pas plus tôt obtenu la liberté de reparaître à la cour, qu’il engagea le roi Charles à lui donner trois navires bien équipés pour envoyer des vivres à Charles-Fort ; c’était le nom de la colonie française. Le commandement en fut confié à René Laudonnière, gentilhomme d’un mérite connu, bon officier de marine, qui avait embrassé ce parti après avoir servi sur terre avec distinction. Il avait été du voyage de Ribaut. On lui donna d’habiles ouvriers dans tous les arts qui conviennent au besoin d’une colonie. Quantité de jeunes gens, entre lesquels on en comptait plusieurs d’un nom distingué, entreprirent le voyage à leurs frais, et l’on y joignit des soldats exercés dans leur profession. On observe que l’amiral prit soin d’exclure de cet armement tous les catholiques. Le roi fit compter 50,000 écus à Laudonnière. Les deux premiers vaisseaux de l’escadre avaient des pilotes d’une expérience consommée dans leur art. Le voyage fut heureux : il semblait que les affaires dussent prendre une nouvelle face. On construisit le fort de la Caroline sur la rivière de Mai, à deux lieues de la mer, dans une situation plus favorable que la première. On combattit avec avantage les peuplades voisines ; mais toute cette foule d’aventuriers et de gentilshommes, qui avait de la valeur, ne connaissait ni le travail, ni l’obéissance. On se mutina contre les chefs, on maltraita les sauvages, et bientôt l’on éprouva tous les maux, effets inévitables de ces désordres. Le retour de Ribaut ne put réparer les affaires ; et enfin les Espagnols vinrent à bout de détruire sans retour les établissemens français. Cette dernière révolution ne peut être mieux rapportée que dans les termes de l’éloquent auteur de l’Histoire du Commerce des deux Indes. « Philippe ii, accoutumé à s’attribuer la possession exclusive de l’Amérique, instruit des tentatives de quelques Français pour s’y établir, et de l’abandon où les laissait le gouvernement, fit partir de Cadix une flotte pour les exterminer. Ménendès, qui la commandait, arrive à la Floride ; il y trouve les ennemis qu’il cherchait établis au fort de la Caroline : il attaque tous les retranchemens, les emporte l’épée à la main, et fait un massacre horrible. Tous ceux qui avaient échappé au carnage furent pendus à un arbre avec cette inscription : Non comme Français, mais comme hérétiques.

» Loin de songer à venger cet outrage , le ministère de Charles ix se réjouit en secret de l’anéantissement d’un projet qu’à la vérité il avait approuvé, mais qu’il n’aimait pas, parce qu’il avait été imaginé par le chef des huguenots, et qu’il pouvait donner du relief aux opinions nouvelles. L’indignation publique ne fit que l’affermir dans la résolution de ne témoigner aucun ressentiment. Il était réservé à un particulier d’exécuter ce que l’état aurait dû faire.

» Dominique de Gourgue, né au Mont-de-Marsan en Gascogne, navigateur habile et hardi, ennemi des Espagnols, dont il avait reçu des outrages personnels, passionné pour sa patrie, pour les expéditions périlleuses et pour la gloire, vend son bien, construit des vaisseaux, choisit des compagnons dignes de lui, va attaquer les meurtriers dans la Floride, les pousse de poste en poste avec une valeur, une activité incroyables, les bat partout ; et , pour opposer dérision à dérision, les fait pendre à des arbres, sur lesquels on écrit : Non comme Espagnols, mais comme assassins.

» L’expédition du brave de Gourgue n’eut pas d’autres suites : soit qu’il manquât de prévisions pour rester dans la Floride, soit qu’il prévît qu’il ne lui viendrait aucun secours de France, soit qu’il crût que l’amitié des sauvages finirait avec les moyens de l’acheter, ou qu’il pensât que les Espagnols viendraient l’accabler, il fit sauter les forts qu’il avait conquis, et reprit la route de sa patrie. Il y fut reçu de tous les citoyens avec l’admiration qui lui était due, et très-mal par la cour. » Il fut obligé de se cacher pour se dérober à la vengeance des Espagnols ; et la cour de France, alors gouvernée par Philippe ii, fut sur le point de sacrifier le seul homme qui eût pris le soin de la venger. L’Europe vit avec indignation ce traitement aussi lâche qu’injuste. La reine Élisabeth offrit sa protection à un brave homme qu’elle aurait désiré attacher à son service. Il eut encore la générosité de se refuser à ses offres, et Charles ix rougit enfin de le persécuter : on le laissa vivre dans sa pairie ; mais il y mourut sans récompense.

Laudonnière nous a tracé quelques détails sur le caractère des peuples voisins des anciennes possessions françaises dans la Floride, avec quelques observations sur les propriétés du pays. Mais deux siècles écoulés, et la domination espagnole, ont apporté quelques changemens dans cette contrée ; et ce qui suit ne doit être entendu rigoureusement que du temps où Laudonnière écrivait.

« Les Floridiens de ce canton, dit-il, sont bien faits, braves et fiers, quoique assez traitables, lorsqu’on sait les prendre par la douceur. Ils n’ont pas la cruauté des Canadiens pour leurs prisonniers ; et quoiqu’ils soient anthropophages comme eux, ils ne poussent pas l’inhumanité jusqu’à se faire un plaisir de voir souffrir un malheureux captif, ni un art de le tourmenter. Ils se contentent de réduire à l’esclavage les femmes et les enfans qu’ils enlèvent. Ils immolent les hommes au soleil, et se font un devoir de religion de manger la chair de ces victimes. Dans les marchés et dans les combats, les paraoustis sont toujours à la tête de leurs troupes ; le bagage est porté par des hermaphrodites, dont Laudonnière assure que le nombre est grand parmi ces sauvages. Un de leurs usages est d’arracher, comme chez les nations qui sont plus au nord, la peau de la tête de leurs ennemis après les avoir tués ; mais, dans les réjouissances qui suivent la victoire, ce sont les vieilles femmes qui se parent de ces chevelures. Il paraît que le soleil est leur unique divinité, ou du moins tous leurs temples sont consacrés à cet astre ; mais le culte qu’ils lui rendent varie avec les cantons. La polygamie n’est permise, dans la Floride, qu’aux paraoustis ; ils ne donnent même le nom d’épouse qu’à une de leurs femmes : les autres sont de véritables esclaves, et leurs enfans n’ont aucun droit à la succession du père. On rend de grands honneurs à ces chefs pendant leur vie, et de plus grands encore après leur mort. Le lieu de leur sépulture est environné de flèches plantées en terre, et la coupe dont ils se servaient pour boire est placée sur la tombe. Toute l’habitation pleure et jeûne pendant trois jours. La cabane du mort est brûlée avec tout ce qui était à son usage, comme si personne n’était digne de s’en servir après lui : ensuite les femmes se coupent les cheveux, et les sèment sur le tombeau où plusieurs vont tour à tour, pendant six mois, pleurer trois fois chaque jour. Les paraoustis des bourgades voisines viennent aussi rendre en cérémonie les derniers devoirs à leur allié. Presque toute l’éducation qu’on donne aux enfans est de les exercer à la course, sans distinction de sexe. Aussi tous les Américains du pays, hommes et femmes, sont d’une agilité merveilleuse : on les aperçoit plutôt au sommet des plus grands arbres qu’on ne les y a vus grimper. Ils ont une extrême adresse à tirer de l’arc et à lancer une espèce de javelots qui les rendent plus redoutables à la guerre que leurs macanes ou massues. Enfin ils nagent avec beaucoup de vitesse : les femmes, chargées de leurs enfans qu’elles portent entre leurs bras, passent de grandes rivières à la nage.

Les forêts sont remplies de pins, mais qui ne portent point de fruits ; de chênes, de noyers, de merisiers, de mûriers, de lentisques, de lataniers, de châtaigniers, de cèdres, de cyprès, de lauriers, de palmiers et de vignes ; on y voit aussi des mesliers dont les fruits sont plus gros et meilleurs qu’en France. Mais l’arbre le plus estimé dans ce pays est le sassafras, que les Floridiens nomment palamé ou pavanea. Cet arbre croît sur le bord de la mer et sur les montagnes, mais toujours dans un terrain qui n’est ni trop sec ni trop humide. Lorsqu’il se trouve plusieurs sassafras dans un même lieu, ils jettent une odeur qui diffère peu de celle de la cannelle.

Entre les arbrisseaux du même pays, le plus remarquable est la cassine ou l’apalachine, dont les Américains tirent une liqueur qu’ils aiment beaucoup. Entre les simples, on vante l’apoyomatsi ou patzisiranda, qui est le balisier ou canne d’Inde. C’est ce que les Espagnols nomment chapelet de Sainte-Hélène, et les Français, patenôtre, à cause de ses graines noires, dures et rondes ; ses racines ont une odeur aromatique qui approche de celle du galanga. Les sauvages broient les feuilles entre deux pierres, en tirent un suc, et s’en frottent le corps après s’être baignés, dans la persuasion qu’il fortifie la peau, et qu’il répand une odeur agréable.

La Louisiane était regardée autrefois comme faisant partie de la Floride, avant que ce nom fût particulièrement affecté aux possessions espagnoles situées sur le golfe du Mexique. C’est un grand pays entre les 30 et 40 degrés de latitude nord, au sud-ouest du Canada et des colonies anglaises. Il est traversé par le fleuve Mississipi. On comprend parmi ses habitans les Illinois, les Pannis, les Chikachas, les Akanças, les Natchés, les Kansés, les Missouris, et autres peuples sauvages. En 1670, les Français établis au Canada voulurent reconnaître le cours du Mississipi et les pays auxquels il donne son nom. Cavellier de La Salle, associé au chevalier de Tonti, si connu pour avoir donné son nom aux rentes tontines, s’embarqua pour cette entreprise en 1676, sous la protection de la cour. Quelques-uns des siens furent chargés de remonter le Mississipi, et allèrent jusqu’à la cataracte de Saint-Antoine. D’un autre côté, La Salle lui-même le descendit jusqu’à la mer. Il bâtit un fort nommé Saint-Louis, à l’embouchure de la rivière de Saint-Bernard ; mais il périt peu de temps après, assassiné par un des siens. En 1698, le comte de Pontchartrain, ministre de la marine, fit partir Château-Morand et d’Iberville pour suivre les découvertes de la Louisiane. D’Iberville trouva l’embouchure du Mississipi, et bâtit un autre fort, nommé la Mobile, sur la rivière du même nom, qui coule parallèlement au Mississipi. On peupla l’île Dauphine, voisine de cette rivière, d’environ quatre lieues de circuit, et dont le port était commode. On ouvrit quelques correspondances avec les sauvages du continent, et l’on planta du tabac, qui devint un objet de commerce ; mais, en 1710, un corsaire anglais ruina cette colonie naissante, dont il brûla les habitations et les magasins. Les établissemens de la Louisiane furent cédés, par un privilége exclusif, pour seize années, à Crozat, riche particulier, et quelques années après au fameux Law. C’est alors que l’on fonda sur le bord oriental du Mississipi la Nouvelle-Orléans, qui devint la capitale de la Louisiane. On s’empara de Pensacola, qui appartenait aux Espagnols ; mais cet établissement n’a fait que languir jusqu’en 1763, où la Louisiane fut cédée par un traité à la couronne d’Espagne. Elle passa ensuite à la France, qui la céda aux États-Unis de l’Amérique septentrionale. Elle fait aujourd’hui partie de l’union.