Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre IX

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CHAPITRE IX.

Le Maire et Schouten. Spilberg.

Les états-généraux des Provinces-Unies ayant accordé à la compagnie des Indes orientales des lettres patentes qui défendaient à tous les citoyens de la république de passer au sud du cap de Bonne-Espérance, et même dans le détroit de Magellan pour aller aux Indes, et dans les pays connus et non connus situés hors des limites de l’Océan atlantique, cette prohibition, au lieu d’arrêter les spéculateurs, donna un nouvel essor à leur industrie. Les esprits se tournèrent d’abord vers les moyens d’éluder la loi ; ensuite on imagina de chercher à pénétrer par une nouvelle route dans le grand Océan.

On a dû voir d’ailleurs, par les voyages qu’on vient de lire, combien le passage du détroit de Magellan offrait de difficultés, de fatigues et de dangers. C’était donc un important service à rendre à la navigation que d’ouvrir de l’Océan atlantique au grand Océan une communication plus sûre et plus facile. C’est ce qu’entreprit Jacques Le Maire, et le succès a rendu son nom immortel.

Il était fils d’Isaac Le Maire, négociant très-entreprenant, qui demeurait à Egmont, près d’Alkmaar, dans la Nord-Hollande. La première idée du projet est due à Isaac. Il en fit part à Guillaume Cornelis Schouten, navigateur expérimenté, qui était allé trois fois aux Indes orientales, qui en avait parcouru toutes les régions, et qui était animé du désir d’entreprendre de nouvelles découvertes. Celui-ci s’était persuadé, non sans raison, que le continent de l’Amérique devait se terminer au delà de la Terre du Feu, que l’on savait entrecoupée d’un grand nombre de canaux. Tous les deux se flattèrent de pouvoir éluder le privilége de la compagnie en prenant cette route nouvelle, qui n’avait pu être spécifiée dans les lettres-patentes des états-généraux ; et, si l’on découvrait de nouvelles terres, d’y faire un commerce avantageux. Isaac Le Maire devait fournir la moitié des frais de l’expédition, et Schouten, se chargeant de l’autre moitié avec le secours de ses amis, prenait encore sur lui les soins de l’équipement et des préparatifs. Bientôt on vit entrer dans leurs vues divers négocians, qui la plupart exerçaient les premières charges municipales de la ville de Hoorn. Ils prirent tous, avec Isaac Le Maire, et Jacques son fils, le titre de directeurs de la nouvelle association. Ils équipèrent à Hoorn le vaisseau l’Eendraght (la Concorde) du port de trois cent soixante tonneaux, avec soixante-cinq hommes d’équipage et dix-neuf pièces de canon de petit calibre. On arma également un petit bâtiment de cent dix tonneaux, nommé le Hoorn, avec vingt-deux hommes d’équipage et huit pièces de canon de petit calibre. L’expédition fut en outre fournie de pierriers, de mousquets et de munitions de guerre, de chaloupes et de canots, d’agrès et de manœuvres de rechange, et tout ce qui était nécessaire pour l’accomplissement d’un tel voyage.

Comme le but de l’armement ne cessa point d’être un mystère pour le public, la principale condition de l’engagement, pour les officiers et les matelots, fut d’aller où le capitaine jugerait à propos de les conduire. On parla différemment d’une si singulière entreprise, et le peuple donna aux intéressés le nom de chercheurs d’or ; mais les directeurs s’attribuèrent le titre de Compagnie australe. Schouten commanda la Concorde, et Jacques Le Maire s’y embarqua comme directeur général de l’association. Il devait présider, en cette qualité, tous les conseils. La prééminence qu’elle lui donnait explique pourquoi, n’étant que négociant, il a partagé avec Schouten une gloire qui ne semble réservée qu’à des navigateurs de profession. Il est cependant juste de dire que Le Maire passait pour un homme expérimenté et d’une grande intelligence dans l’art de la navigation. On ne doit donc pas le considérer comme un simple subrécargue.

Ce fut le 14 juin 1615 que les deux bâtimens firent voile du Texel. Leur route n’eut rien de remarquable jusqu’au 5 octobre, que, sur le midi, à la hauteur de 4° 27′ du nord, on entendit un grand bruit à l’avant de la Concorde. Le pilote jetant les yeux autour de lui, vit l’eau toute rouge de sang. Son étonnement fut extrême. Mais on découvrit dans la suite que c’était un monstre marin, dont la corne avait donné dans le bordage avec tant de violence, qu’elle s’y était rompue. Lorsque le vaisseau fut mis en carène au port Désiré, on vit à l’avant, à sept pieds sous la ligne d’eau, une corne à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent d’éléphant, qui n’était pas creuse, mais parfaitement remplie, et d’un os fort dur, enfoncée dans le bois. Cette corne avait pénétré, au travers des trois bordages, plus d’un demi-pied dans l’épaisseur du bâtiment. Le sang était sorti de la plaie avec assez d’abondance pour teindre l’eau dans un grand espace.

Le 20 du même mois on passa la ligne. Les équipages ignoraient encore l’intention de leurs chefs ; mais, le 25, Schouten fit la lecture d’un ordre de la compagnie portant que « les deux vaisseaux chercheraient un autre passage que celui de Magellan pour entrer dans le grand Océan, et pour y découvrir certains pays méridionaux, dans l’espérance d’y faire d’immenses profits ; et que, si le ciel ne favorisait pas ce dessein, on se rendrait par la même mer aux Indes orientales. » Tout le monde reçut cette ouverture avec des transports de joie, et chacun se flatta de participer aux avantages d’une si grande entreprise.

Le 6 décembre on eut la vue du port Désiré, et le 9 on s’avança jusqu’à l’île que Noort avait nommée l’île du Roi. On envoya la chaloupe au rivage pour faire de l’eau.

On trouva sur une montagne des monceaux de pierres, qu’on eut la curiosité de remuer, et sous lesquels on vit des squelettes d’hommes, qui avaient dix et onze pieds de long. Pendant qu’on travaillait d’un autre côté à caréner les deux vaisseaux, le feu prit malheureusement au yacht, et s’étendit si promptement aux manœuvres, qu’il fut impossible de l’éteindre. Ainsi les Hollandais se trouvèrent resserrés dans le seul bâtiment qui leur restait.

Le 13 janvier 1616, on quitta le port Désiré ; le 18, on laissa les îles de Sebald à trois lieues au sud-est, et l’on se trouva vers midi à la hauteur de 51° sud. La navigation fut tranquille jusqu’au 24. Le matin du 23, après avoir vu la terre à droite, à la distance d’une lieue, on trouva fond à quarante brasses. La côte courait à l’est-sud-est, et présentait de hautes montagnes couvertes de neige. Vers midi on en trouva l’extrémité ; mais on en découvrit une autre à l’est, qui part aussi fort élevée. On jugea que la distance entre ces deux côtes pouvait être d’environ huit lieues, et qu’il y avait un passage entre deux. Cette opinion fut confirmée par la vue des courans qui portaient au sud dans cet espace. À midi, on se trouvait à 54° 46′ sud. Un vent du nord porta légèrement le navire hollandais vers l’ouverture. Mais sur la brune il fut pris d’un calme, et pendant toute la nuit il ne fut porté que par les courans. On vit des milliers de baleines qui mirent l’équipage dans la nécessité de courir des bordées et de faire d’autres manœuvres pour les éviter.

Le matin du 25, on se trouva proche de la côte orientale, qui était fort haute et fort entrecoupée, et qui, du côté septentrional, courait à l’est-sud-est, autant que la vue pouvait s’étendre. On lui donna le nom de Staaten Land (Terre des États), et celle qui était à l’ouest fut nommée Maurice de Nassau. Schouten et Le Maire se flattèrent de trouver sur ces côtes de bonnes rades et des baies de sable, parce que des deux côtés on voyait des rivages sablonneux. Le poisson, les pingoins et les phoques y sont en abondance ; mais on n’y découvre pas un arbre. On avança beaucoup au sud-sud-ouest avec un vent du nord. On était à 55° 36′, d’où, gouvernant au sud-ouest, on remarqua que la côte méridionale de l’ouverture, depuis l’extrémité occidentale de la terre de Maurice de Nassau, courait à l’ouest-sud-ouest et au sud-ouest, et qu’elle ne cessait pas d’être haute et entrecoupée.

Vers le soir, le vent s’étant rangé au sud-ouest, les lames furent très-grosses pendant la nuit, et l’eau fort bleue ; ce qui fit conclure que ce parage était d’une extrême profondeur. On ne douta point que ce ne fût le grand Océan, et qu’on n’eût heureusement découvert un passage ignoré jusqu’à ce jour. Bientôt il ne put en rester aucun doute. On vit des oiseaux de mer qui avaient le corps aussi gros que des cygnes, et dont chaque aile étendue n’avait pas moins d’une brasse de long. Ils venaient se percher sur le navire, et se laissaient prendre par les matelots ; ce sont des albatros.

Le 26, à la hauteur de 57°, on essuya une grosse tempête du sud, qui dura vingt-quatre heures, pendant lesquelles on mit à la cape, sans cesser de courir au sud. La haute côte se montrait toujours au nord-ouest. On y tourna la proue ; et le 26 à midi on était à 56° 51′. Le froid était extrême. Il tomba des nuées de grêle. Le matin du 29, après avoir couru au sud-ouest, on découvrit deux îles à l’ouest-sud-ouest. On en approcha vers midi. C’étaient des rochers gris et arides à 57° sud. Ils furent nommés îles Barnevelt, du nom du grand pensionnaire de Hollande. On suivit alors l’ouest-nord-ouest, et sur le soir on revit les terres au nord-ouest et au nord-nord-ouest. On n’y apercevait que de hautes montagnes couvertes de neiges, qui se terminent par un cap fort pointu, qu’on nomma le cap de Hoorn, à 58° 48′. De là on tourna les voiles à l’ouest, à la faveur d’un courant fort rapide. Le 30 on suivit la même route avec les mêmes courans. L’eau était bleue et la mer toujours grosse, ce qui redoubla l’espérance de trouver le passage qu’on cherchait. Le reste du jour et le lendemain les vents furent variables. On ne voyait plus de terres, le cap était doublé. Les lames roulaient de l’ouest, et l’eau continuait d’être fort bleue. On se crut plus certain que jamais d’être entré dans le grand Océan, et de n’avoir plus de terres à la proue.

Le 3 février, à midi, on était à 59° 25′. On ne découvrit point de terres, et l’on ne vit aucune marque qu’il y en eût au sud. Le 12, les deux chefs de cette heureuse expédition ne balançaient plus à faire célébrer leur découverte par une fête publique, et, après une délibération du conseil, ce passage, trouvé avec tant de bonheur entre la terre de Maurice de Nassau et la Terre des États, fut nommé le détroit de Le Maire.

Pendant le temps qu’on avait employé au passage de ce nouveau détroit, on avait eu presque sans cesse une mer agitée, des pluies, d’épais brouillards, et beaucoup de grêle et de neige. Mais la joie du succès et l’espérance d’en recueillir bientôt le fruit inspirèrent aux Hollandais une constance égale.

On se dirigea ensuite sur l’île de Juan Fernandès, où l’on essaya de relâcher ; mais les vents et les courans en ayant empêché, l’on poursuivit la route au nord-ouest. Le 11 mars on passa pour la seconde fois le tropique du capricorne, en gouvernant au nord-ouest avec un bon vent. Ensuite on trouva les vents alisés de l’est et de l’est-sud-est. Le 15, à 18°, on changea de route ; et courant à l’ouest, on aperçut quantité d’oiseaux, surtout des paille-en-cul, qui ont le corps aussi blanc que la neige, le bec rouge, la tête rougeâtre, avec des queues blanches fendues, d’environ deux pieds de longueur.

Cependant la moitié de l’équipage se trouvait infectée du scorbut, et le frère de Schouten, qui avait précédemment été capitaine du yacht, en était mort. On faisait des vœux ardens pour la vue de la terre. Le 10 avril, on découvrit une île fort basse et de peu d’étendue, d’où l’on ne put tirer que des herbages et de l’eau de pluie qui était tombée le même jour. On n’y voyait qu’une seule bordure d’arbres verts. Cette île, qui fut nommée Het Honden eylandt (l’île des Chiens), parce qu’on crut y avoir aperçu trois de ces animaux qui n’aboyèrent point et qui ne jetèrent aucun cri, est à 12°, et, suivant l’estimation des pilotes, à neuf cent vingt-cinq lieues de la côte du Pérou. Les brisans y sont fort impétueux.

Le vent ayant commencé à souffler du nord, on courut à l’ouest dans l’espérance de rencontrer les îles de Salomon. Le 14 on découvrit à l’est une grande île fort basse. Vers le soir on n’était pas à plus d’une lieue de la terre, lorsqu’on vit venir un canot monté de quatre insulaires, nus et peints de rouge, à l’exception de leurs cheveux, qui étaient noirs et fort longs. Ils s’approchèrent du vaisseau, à la portée de la voix, invitant les Hollandais, par des cris et des signes, à descendre au rivage. Mais comme on ne put les entendre, et qu’en approchant de l’île on ne trouva point de fond ni de changement d’eau, sans compter que la côte était couverte d’un grand nombre d’insulaires dont on ignorait les dispositions, on prit le parti de s’éloigner. Cette île est fort longue ; mais elle a peu de largeur. On y voyait quantité d’arbres qu’on prit pour des palmiers et des cocotiers. Sa hauteur est de 15° 15′ sud ; son rivage parut de sable blanc.

Après avoir fait pendant la nuit environ dix lieues au sud-sud-ouest, on fut surpris le matin de se trouver fort près d’une côte où l’on vit encore plusieurs hommes nus. Trois d’entre eux partirent dans un canot et s’approchèrent de la chaloupe. Ils y furent traités avec tant de douceur, qu’un des trois eut la hardiesse de monter sur le vaisseau ; mais au lieu de prêter l’oreille aux discours des Hollandais, il se mit à tirer les clous des petites fenêtres d’une cabane, et son adresse à les cacher dans ses cheveux parut extrême. Les deux autres, tournant autour du vaisseau, tiraient de toute leur force les grandes chevilles, et s’irritaient de ne pouvoir les arracher. On jugea qu’ils n’avaient d’estime que pour le fer. Ils étaient peints du haut en bas de diverses figures qui semblaient représenter des serpens, des dragons et d’autres objets monstrueux. Le fond de la couleur était bleu, tel que celui qui reste d’une brûlure causée par de la poudre à canon. On leur versa du vin dans leur canot ; mais, après l’avoir bu, ils refusèrent de rendre la coupe. Cependant, comme ils n’avaient pas donné d’autre marque de férocité, on envoya la chaloupe au rivage avec quatorze hommes, dont huit étaient armés de mousquets, et six de grands sabres. À peine eurent-ils touché la terre, que trente de ces barbares, sortant d’un bois avec de grosses massues, entreprirent de leur arracher leurs armes et de tirer la chaloupe à sec. Ils s’étaient déjà saisis de deux Hollandais, qu’ils s’efforçaient de traîner dans les bois ; mais les mousquetaires tirèrent sur eux trois coups, qui en blessèrent quelques-uns mortellement, et qui firent prendre la fuite aux autres. Avec leurs massues, ils portaient une autre arme dont le bout paraissait garni de branches ou d’épines. Ils avaient aussi des frondes avec lesquelles ils lançaient d’assez grosses pierres, dont ils ne blessèrent néanmoins personne. On ne leur vit point d’arcs et de flèches. Quelques femmes, poussant de grands cris, prirent à la gorge ceux qui paraissaient disposés à tenir ferme. Les Hollandais s’imaginèrent qu’elles voulaient les dérober au péril et les forcer de se retirer.

Cette île fut nommée eylandt sonder Grondt (île sans Fond), parce qu’on n’en trouve point sur ses bords. Sa hauteur est de 15° sud, à cent lieues de l’île des Chiens. Le rivage était planté de palmiers ; mais l’intérieur de l’île paraissait couvert d’eau. Une terre si ingrate, et des habitans si sauvages firent prendre aussitôt le large aux Hollandais malgré les gémissemens de leurs malades. Ils trouvèrent la mer assez unie et sans brisans, ce qui leur fit juger qu’il y avait assez proche d’autres terres au sud. Le matin du 16 ils eurent la vue d’une autre île au nord, dont ils s’approchèrent avec de meilleures espérances. Ils n’y trouvèrent pas plus de fond qu’à la précédente, et le milieu en était aussi submergé. Elle était bordée d’arbres, qui n’étaient ni des palmiers ni des cocotiers. Les matelots de la chaloupe, qui allèrent sonder jusqu’au rivage, n’aperçurent point d’hommes ; mais ils découvrirent assez proche de la mer une mare d’eau douce, d’où les brisans ne leur permirent pas d’emporter plus de quatre barils. Ils se fournirent plus heureusement d’une sorte d’herbe qui avait le goût du cresson, et dont on fit cuire une pleine chaudière, qui soulagea beaucoup les malades. Cette île est à quinze lieues de celle qu’on venait de quitter. On lui donna le nom de Waterlandt (pays d’eau).

Le matin du 18, on découvrit encore une île basse, au sud-ouest, à vingt lieues de la précédente, et l’on y trouva fond sur vingt, vingt-cinq et quarante brasses, près d’une pointe, sous laquelle un banc étroit s’avance en mer, et paraît finir à la portée du mousquet. Ceux qui descendirent au rivage n’eurent pas peu de peine à traverser les brisans. Ils entrèrent assez loin dans un bois, d’où la vue de quelques sauvages les fit retourner promptement à bord. Mais ils furent suivis d’une légion de mouches, qui s’attachèrent, avec une étrange opiniâtreté, à leurs visages et à leurs mains. La chaloupe même et les rames en étaient couvertes. On ne put s’en délivrer pendant quatre jours ; et l’on ne dut la fin de ce tourment qu’à un vent frais, qui les fit disparaître en un instant. On ne manqua point de donner à l’île le nom de Het Vliegen eylandt (l’île des Mouches).

Outre les ravages du scorbut, le besoin d’eau commençait à se faire sentir si vivement, qu’on était réduit à tendre des linceuls et des voiles pour rassembler l’eau des moindres pluies. Le 23, à 15° 4′ sud, le vaisseau eut beaucoup à souffrir d’une grosse mer, dont les lames roulaient du sud, quoique les vents fussent du nord-est, et particulièrement de l’est et de l’est-quart-de-sud-est. Quelques-uns se persuadèrent que la terre australe qu’on cherchait était encore à deux cent cinquante lieues devant eux. Le jour d’après et le 25, les lames continuèrent de rouler du sud, comme elles roulent ordinairement du nord-ouest dans la mer d’Espagne. Le 3 mai, en courant à l’ouest, vers 15° 3′ sud, on vit pour la première fois des dorades dans la mer du Sud. Suivant le calcul des pilotes, on était alors à mille cinq cent dix lieues des côtes du Pérou et du Chili, immense éloigenement dans une mer si peu connue. Les malades se livraient au désespoir. Enfin, le 9 à midi, on découvrit une voile, qu’on reconnut bientôt pour une barque de sauvages. Elle venait du sud ; et, portant au nord, elle passa par le travers du vaisseau. Schouten fit tirer inutilement : ses pièces de chasse pour la faire amener. Sa légèreté lui fit gagner le vent. Mais la chaloupe, qui était encore plus fine de voiles, l’ayant jointe enfin, et n’en étant plus qu’à la demi-portée du mousquet, lui en tira quatre coups. Aussitôt, d’un assez grand nombre de sauvages plusieurs se précipitèrent dans les flots, et les autres y jetèrent diverses provisions, telles que des nattes et des poules. Les Hollandais de la chaloupe n’ayant pas trouvé de résistance dans la barque, se hâtèrent de la conduire à bord pour retourner au secours de ceux qui s’étaient jetés dans la mer. Il n’y restait que deux hommes et huit femmes, avec trois enfans à la mamelle, et quelques autres de neuf ou dix ans. On en fit sortir les deux hommes, qui se jetèrent aux pieds des officiers. L’un était un vieillard, qui avait la tête grise. On ne comprit rien à leur langage ; mais on les traita fort humainement.

La chaloupe ne put retirer des flots que deux hommes qui se soutenaient encore sur une rame. Ils montraient de la main le fond de la mer, où ils voulaient faire entendre que leurs compagnons étaient ensevelis. Tous ces insulaires étaient absolument nus, et peints de rouge ; les femmes n’avaient qu’une petite pièce d’étoffe au milieu du corps. Vers le soir, on fit rentrer les hommes dans leur barque. Ils y reçurent des embrassemens fort affectueux de leurs femmes, qui les croyaient perdus. Pour quelques bijoux de verre dont on leur fit présent, elles donnèrent deux nattes très-fines, et quelques cocos, les seuls qui leur restaient, comme elles le firent entendre par leurs signes. En effet, on leur vit boire de l’eau de mer, dont elles donnèrent aussi à leurs enfans, ce que les Hollandais ne virent pas sans admiration.

Leur barque était d’une fabrique extrêmement singulière. Elle était composée de deux longs et beaux canots, entre lesquels il y avait quelque espace. Au milieu de chaque canot régnaient deux larges planches, d’un bois fort rouge, sur lesquelles l’eau pouvait couler, et d’autres planches les joignaient d’un bord à l’autre. Elles étaient fort bien liées toutes ensemble ; mais elles n’allaient pas jusqu’aux deux bouts. L’avant et l’arrière étaient couverts de longues pointes, ou de longs becs, qui n’étaient pas moins capables de les garantir de l’eau. Un des canots avait un mât, avec une voile d’artimon et sa vergue. Ce mât était terminé par un taquet. La voile était de nattes ; et de quelque côté que vînt le vent, ces sauvages savaient le prendre. Ils pouvaient faire leurs navigations sans boussole, et sans autres instrumens que des hameçons pour la pêche, dont le haut était de bois, et le bas d’un os noir, ou d’écaille de tortue. Ils en avaient même de nacre de perles. Leurs cordages étaient bons et de l’épaisseur d’un câble ; filés ou tissus d’une matière qui ressemblait beaucoup à celle des cabas de figues qui viennent d’Espagne. Après avoir reçu la liberté de s’éloigner du navire, ils prirent leur route au sud-est.

Le 10, en gouvernant à l’ouest et au sud-ouest, on vit à la gauche du navire des terres fort hautes, à la distance d’environ huit lieues. Leur couleur paraissait bleue. On continua d’avancer tout le reste du jour sans en pouvoir approcher ; mais le lendemain, après avoir louvoyé toute la nuit, on se trouva proche d’une île fort élevée, à deux lieues de laquelle on en découvrait une autre au sud. Le navire passa sur un banc où la profondeur de l’eau n’était que de quatorze brasses, fond pierreux. Aussitôt qu’on l’eut passé, on ne trouva plus de fond, quoiqu’on ne fût qu’à deux lieues de la terre. La chaloupe fut mise en mer. Après quelques recherches, elle revint annoncer qu’elle avait trouvé, à la pointe de la première île, bon fond de sable, sur vingt-cinq brasses. On ne fit pas difficulté d’y mouiller, à la vue de plusieurs canots qui bordaient le rivage. Cette île est proprement une haute montagne. On y découvrit un grand nombre de cocotiers, qui relevèrent le courage des malades, et qui lui firent donner le nom d’île des Cocos. L’autre, plus longue et plus basse, s’étend de l’est à l’ouest.

Lorsque le bâtiment fut établi sur ses ancres, trois petits bâtimens sauvages en vinrent faire le tour, et dix ou douze canots l’abordèrent. Quelques-uns déployèrent de petits pavillons blancs, et les Hollandais en arborèrent aussi. Les canots portaient chacun trois ou quatre hommes. Ils étaient arrondis à l’avant, aigus à l’arrière, et composés d’une seule pièce de fort beau bois rouge. En approchant du navire, les insulaires sautaient dans l’eau, et venaient à bord à la nage, les mains pleines de cocos et de racines d’ubas, qu’ils troquaient pour des clous et de la verroterie, deux marchandises dont ils paraissent faire beaucoup de cas. Ils donnaient quatre ou cinq cocos pour un clou, ou pour quelques grains de verre. Mais ils tinrent à bord en si grand nombre, que l’espace manquait pour s’y tourner. Schouten, regrettant de n’avoir aucun abri à la pointe de l’île, envoya sonder autour de la côte pour en trouver un plus sûr. La chaloupe ne fut pas plus tôt éloignée du navire, qu’elle se vit environnée d’une multitude d’autres canots. Les sauvages avaient l’air furieux, et portaient de gros bâtons d’un bois très-dur, dont la pointe était tranchante. Ils abordèrent la chaloupe, dans l’intention apparemment de s’en saisir. Alors la nécessité de se défendre força les Hollandais à tirer trois coups au milieu d’eux. Le bruit et la flamme ne parurent pas les effrayer, mais lorsqu’au troisième coup, qui en perça un dans la poitrine, ils virent sortir la balle par le dos, et leur compagnon tomber sans mouvement, ils ne pensèrent qu’à s’éloigner. Ces insulaires avaient beaucoup de penchant au larcin. Malgré l’effroi dont ils avaient paru saisis, un d’entre eux, plongeant dans la mer à la vue des Hollandais, déroba sous l’eau un plomb de sonde. À bord du vaisseau, ils prenaient tout ce qui tombait sous leurs mains, et se sauvaient à la nage avec leur proie. Les uns volèrent des oreillers et des couvertures, d’autres des couteaux ; et leur passion la plus vive étant pour le fer, ils faisaient de grands efforts pour arracher les clous et les chevilles du bâtiment. On se crut obligé le soir de hâler la chaloupe, par précaution pour la nuit. Ils étaient hauts, robustes, et bien proportionnés dans leur taille. Quoique leur nudité fût égale, ils n’avaient pas la même ressemblance dans la manière dont ils portaient leurs cheveux : les uns les avaient courts, d’autres frisés avec art, d’autres tressés et liés diversement. La situation de leur île est à 16° 10′ sud.

Le lendemain, paraissant avoir tiré quelque fruit de l’expérience, ils apportèrent avec plus de modération des cocos, des bananes, des racines d’ubas, quelques petits porcs, et de grandes jarres d’eau douce. Leur ardeur ne s’exerça qu’entre eux : chacun, voulant être le premier à bord, sautait de son canot, et plongeait au travers des autres ou dessous, pour rendre ce qu’il portait entre les dents ou dans ses mains. Aussitôt qu’ils avaient fait leur marché, la plupart retournaient à leurs canots. Quelques-uns ne se lassaient point d’admirer la force et la grandeur du navire. Ils se glissaient en bas le long du gouvernail ; et, frappant sous l’eau contre le bordage, ils paraissaient observer sa force dans les différentes parties. Un autre canot apporta un sanglier noir, et l’on crut connaître à divers signes que c’était un présent de la part du roi, surtout lorsque ceux qui l’avaient apporté refusèrent les présens qu’on voulut aussi leur faire. Bientôt le roi vint lui-même dans une grande pirogue à voiles, de la forme des traîneaux qui servent en Hollande à courir sur la neige. Il était escorté de vingt-cinq canots. Le nom de sa dignité, qu’on entendit répéter plusieurs fois, était latou. On le reçut au son des trompettes et des tambours. Sa surprise parut assez vive pour faire juger qu’il n’avait jamais rien entendu d’approchant. Les insulaires de sa suite firent beaucoup d’honneurs et de caresses à l’équipage hollandais, ou du moins ils inclinaient souvent la tête ; ils frappaient dessus avec le poing ; ils faisaient d’autres postures qu’on ne pouvait prendre que pour des civilités. Le roi même, s’étant approché du vaisseau, poussa de grands cris, et parut témoigner sa joie par des agitations de corps qui furent imitées de tous ses gens. Il n’avait rien qui le distinguât d’eux. Dans sa nudité, qui était la même, on ne s’apercevait de son rang qu’à la soumission avec laquelle il était obéi. Schouten l’invita par des signes à passer à bord. Il n’eut pas la hardiesse de s’y exposer. Son fils y passa, et fut traité avec distinction. Ceux qui montèrent avec lui se jetèrent à genoux, baisèrent les pieds des chefs, et marquèrent de l’admiration pour tout ce qui frappait leurs yeux. Ils semblaient presser les Hollandais par leurs signes de descendre sur leur côte et de prendre confiance à leur amitié. On reçut d’eux trois hameçons, qui pendaient à des roseaux un peu plus gros que les nôtres, avec des crocs de nacre de perle.

Le 13, on fut sollicité si vivement par d’autres canots de s’approcher de la seconde île, qu’enfin l’ancre fut levée par complaisance. Pendant le jour on vit venir environ quarante-cinq canots, qui furent suivis d’une flotte de vingt-trois petits bâtimens à voile. Ces bâtimens portaient chacun vingt-cinq hommes, et les canots quatre ou cinq. Le commerce se fit d’abord avec de grandes apparences de bonne foi ; mais ce prélude n’était qu’une préparation à la plus noire perfidie. Le roi se trouvait dans un des petits bâtimens. En vain renouvela-t-on les instances pour le faire passer à bord. Son obstination parut d’autant plus suspecte, que toute sa flotte environnait le vaisseau. Enfin il quitta son bâtiment pour passer dans un canot. Son fils passa dans un autre, et tous leurs gens firent aussitôt un grand cri, qui était apparemment le signal de l’assaut. En effet, le bâtiment que le roi venait de quitter aborda le vaisseau avec autant de force que s’il avait espéré de le couler à fond et de passer par-dessus. Mais ce grand choc n’eut pas le succès qu’il s’était promis. Les étraves des deux canots qui soutenaient la machine du bâtiment se brisèrent ; et, dans leur surprise, les sauvages qui les montaient s’élancèrent dans les flots. Alors tous les autres commencèrent à jeter une nuée de pierres qui étaient capables d’effrayer les Hollandais. Schouten se contenta d’ordonner une décharge de la mousqueterie et de trois pierriers chargés de balles et de vieux clous. Quantité d’insulaires tombèrent sans vie. Le reste, transporté de frayeur à la vue d’une si terrible exécution, se hâta de retourner au rivage. Il y avait beaucoup d’apparence que pour cette entreprise le roi avait rassemblé toutes ses forces ; car on compta plus de mille hommes dans sa flotte, entre lesquels on en distingua un qui avait la blancheur d’un Européen.

Schouten ne laissa pas de faire lever l’ancre pour se garantir d’une nouvelle surprise. Tout l’équipage, qui n’avait pas eu le temps de faire assez d’eau, lui demandait la permission de descendre, et d’employer la force. Une juste prudence lui fit réprimer cette ardeur. Cette seconde île fut nommée Verraders eylandt (île des Traîtres).

Le 14 on découvrit une autre île, à cinquante lieues des deux dernières, et le désir qu’on eut d’y faire de l’eau lui fit donner le nom de Goede Hope (l’Espérance) ; mais ne trouvant point de fond, on mit la chaloupe en mer pour sonder le long du rivage, où l’on trouva quarante brasses, et quelquefois vingt à trente brasses ; mais toujours si proche de l’île, qu’à deux longueurs de la chaloupe on cessait absolument d’en trouver ; d’ailleurs la mer brisait avec tant de violence contre la côte, qu’il aurait été difficile d’y descendre. On ne voyait dans l’île que des rochers bruns qui étaient verts au sommet, et des terres noires plantées de cocotiers. Quelques maisons s’offraient dans l’éloignement, et l’on aperçut même un gros bourg. En général, cette île est montueuse, quoique les montagnes y soient d’une hauteur médiocre. Pendant que la chaloupe continuait de sonder, on vit paraître dix ou douze canots, qui s’en approchèrent avec des intentions suspectes. Les Hollandais, n’étant qu’au nombre de huit, se crurent obligés, pour leur sûreté, de tirer quelques coups de mousquet dont ils tuèrent deux hommes ; l’un fut aussitôt renversé, et l’autre, après avoir essuyé pendant quelques instans le sang qui sortait de sa plaie, tomba aussi dans la mer. Cet exemple effraya les autres ; mais le vaisseau n’en remit pas moins à la voile.

Le 18 on était à 16° 5′ sud avec des vents de l’ouest extrêmement variables. Schouten représenta au conseil qu’on avait déjà fait environ seize cents lieues à l’ouest des côtes du Pérou et du Chili sans avoir découvert la terre australe qu’on cherchait, et qu’il n’y avait aucune apparence de réussir plus heureusement ; qu’on s’était même avancé à l’ouest beaucoup au delà de son intention ; qu’en continuant cette route on se trouverait infailliblement au sud de la Nouvelle-Guinée, et que, si l’on n’y découvrait point de passage, comme on n’en avait aucune certitude ni la moindre connaissance, le vaisseau et l’équipage couraient sans doute à leur perte, puisqu’il serait impossible de retourner à l’est contre les vents, qui dans ces mers soufflent continuellement de cette partie ; enfin qu’il restait fort peu de vivres, et qu’on ne voyait aucun moyen de s’en procurer ; d’où il conclut qu’il était nécessaire de changer de route, et de mettre le cap au nord pour se rendre aux Moluques par le nord de la Nouvelle-Guinée.

Cet avis étant approuvé du conseil, on tourna aussitôt les voiles au nord-nord-ouest jusqu’au lendemain qu’avec un vent du sud on porta droit au nord. Le 21, on se trouva proche d’une île d’où vingt canots vinrent abord avec des marques extraordinaires de franchise et de douceur. Cependant un des insulaires, qui était armé d’une zagaie fort aiguë, menaça un matelot de l’en frapper. Leurs cris, qui s’élevèrent au même moment, furent pris pour un signal d’attaque. On leur tira deux coups de canon et quelques coups de mousquets, qui en blessèrent deux et qui forcèrent les autres à s’éloigner ; ensuite la chaloupe s’étant approchée de la terre avec la sonde, les insulaires de six ou sept canots dont elle se vit environnée s’efforcèrent d’y entrer et d’arracher leurs armes aux matelots. Cette violence attira sur eux une décharge de mousqueterie qui en tua six et qui en blessa un plus grand nombre. Dans une extrémité moins pressante, surtout après tant d’exemples de la barbarie des insulaires, on n’aurait pensé qu’à s’éloigner ; mais le capitaine se mit lui-même dans la chaloupe, trouva un fort bon mouillage assez proche, dans une baie voisine peu éloignée d’une rivière. La mer y était fort unie, l’ancre y fut jetée devant l’embouchure de la rivière ; de sorte qu’en descendant au rivage, sur l’un ou l’autre bord, le canon mettait les matelots à couvert de l’insulte des sauvages.

Le même jour, on vit paraître plusieurs canots qui vinrent échanger paisiblement diverses provisions pour des clous, des couteaux et des grains de verre. Ils n’étaient pas moins exercés au vol que les habitans des autres îles, ni moins adroits à plonger. Leurs maisons, qu’on apercevait du vaisseau, étaient couvertes et fermées de feuilles d’arbres, de forme ronde, et terminées presque en pointe. Elles avaient à peu près vingt-cinq pieds de tour, et dix ou douze de hauteur, avec un trou pour porte, par lequel on ne pouvait passer qu’en se baissant jusqu’à terre. On y trouva pour meubles quelques herbes aussi sèches que le foin, qui servent de lit aux babitans, avec un ou deux hameçons et leurs verges, et dans quelques-unes des massues de bois.

L’inquiétude où l’on était sans cesse à la vue d’un grand nombre de canots qui s’assemblaient de toutes les parties de l’île, et le refus que les insulaires faisaient constamment de venir à bord, firent prendre au capitaine la résolution d’envoyer à terre trois de ses gens pour y demeurer en otage. On retint en même temps six des principaux sauvages qu’on s’efforça d’apprivoiser par la bonne chère et des présens. Les autres ne marquaient pas moins d’affection aux trois Hollandais. Le roi même leur rendit toutes sortes d’honneurs ; il tint près d’une demi-heure ses deux mains l’une contre l’autre, et son visage dessus, se baissant presque à terre, et demeurant dans cette posture pour attendre apparemment que les Hollandais lui fissent la même révérence. Ils s’avisèrent de la faire ; aussitôt il baisa leurs pieds et leurs mains. Un autre insulaire qui était assis près de lui pleurait à chaudes larmes, et leur tenait des discours auxquels ils ne comprenaient rien. Enfin le roi retira ses pieds de dessous son derrière, sur lequel il était assis, et, se les passant sur le cou, il s’humilia et se roula, suivant l’expression de l’auteur, comme un ver de terre. Les présens qu’on lui fit parurent lui plaire beaucoup. Cependant il marqua une passion si vive pour une chemise blanche qu’Aris, un des trois Hollandais, avait mise le jour même, qu’ils furent obligés d’en envoyer chercher une autre à bord pour la lui offrir. En revanche, il leur donna trois petits porcs.

Après cette espèce de traité, on ne trouva pas de difficultés à faire de l’eau. Cependant on y envoya toujours deux chaloupes, dont l’une était armée, pour défendre celle qui portait les tonneaux. Il s’y rendit un si grand nombre de sauvages, que les matelots en étaient embarrassés ; mais tout se passa sans désordre. Le roi s’empressait lui-même d’écarter les importuns, ou les faisait chasser par ses officiers, avec beaucoup de fermeté à se faire obéir. On ne vit pas moins d’insulaires autour du vaisseau. Un d’entre eux, étant monté par l’arrière, entra dans la chambre, d’où il emporta un sabre avec lequel il eut l’adresse de s’échapper à la nage. On dépêcha sur lui un canot qui ne put le joindre. Schouten fit porter ses plaintes aux officiers du roi : sur-le-champ ils cherchèrent le voleur ; et l’ayant amené, quelque éloigné qu’il fût déjà, ils mirent le sabre aux pieds de ceux qui le redemandaient. Ils montraient avec les doigts qu’ils lui passaient sur la gorge, que, si son crime était connu du roi, il lui en coûterait la tête. Depuis ce jour on ne s’aperçut pas du moindre vol à bord et sur le rivage.

Les insulaires redoutaient extrêmement les armes à feu. Une décharge de mousqueterie les faisait fuir en tremblant ; mais on les épouvanta beaucoup plus lorsqu’on leur fit entendre par des signes que les grosses pièces tiraient aussi ; le roi parut désirer une fois ce spectacle : on eut cette complaisance pour lui. Sa propre attente et toutes les assurances qu’on lui avait données ne l’empêchèrent pas lui-même de prendre la fuite avec tous ses gens, et lorsqu’il fut revenu avec eux, on eut peine encore à les remettre de leur frayeur. Alors Schouten ne fit pas difficulté de leur renvoyer leurs otages, et les trois Hollandais revinrent librement à bord. Le jour suivant on fut agréablement surpris d’y voir venir quelques-uns des principaux sauvages avec leurs femmes. Ils portaient au cou des feuilles vertes de cocos, qui étaient la marque de leur grandeur, et dans les mains des branches vertes avec une banderole blanche pour signe de paix et d’amitié. Ils firent les mêmes révérences qu’on avait vu faire au roi. Schouten les reçut dans sa chambre, où leur admiration tomba particulièrement sur une montre, une sonnette, un miroir et des pistolets. Après leur avoir fait quelques présens, pour eux-mêmes et pour le roi, on prit l’amusement de la pêche avec eux. Entre plusieurs poissons on trouva dans le filet deux raies d’une forme extraordinaire. Outre qu’elles étaient fort épaisses, elles avaient la tête grosse, la peau tachetée comme un épervier, les yeux blancs, deux grandes nageoires, la queue étroite et fort longue, et deux petites nageoires aux côtés. En général, si l’on excepte la queue, elles ressemblent beaucoup aux chauves-souris.

Les Hollandais se crurent obligés à des retours de politesse. Le Maire et Aris Classon descendirent dans l’île, précédés des trompettes, et portant, comme en cérémonie, un petit miroir et d’autres bagatelles pour le roi. Ils trouvèrent sur le rivage un homme courbé sur des pierres, les mains jointes sur la tête et le visage contre terre. C’était le roi même, et cette posture était une révérence. Ils le relevèrent pour se rendre avec lui dans sa maison, qu’ils trouvèrent remplie de spectateurs ou de ses officiers. On étendit deux petites nattes, sur lesquelles le roi s’assit avec eux. Les trompettes ayant commencé alors à sonner, l’étonnement et la frayeur se répandirent également dans l’assemblée. Un seigneur, que les Hollandais prirent pour un second roi, ou pour la seconde personne de l’île, entra doucement, le visage tourné vers les étrangers, quoiqu’il marchât de côté. Lorsqu’il fut devant eux, il s’élança tout d’un coup derrière leur natte, en prononçant quelques mots d’un ton d’autorité ; ensuite il fit un grand saut en l’air pour retomber assis, les jambes croisées sous lui. Comme la chambre était pavée de pierres, les Hollandais s’étonnèrent qu’il ne se fût pas cassé les jambes. Il fit alors une harangue ou une prière, après laquelle on servit une sorte de limons, à peu près du goût des melons d’eau. Le breuvage était composé de racines bouillies. Entre les honneurs qu’on fit aux étrangers, on étendit quantité de nattes pour les faire marcher dessus. Les deux rois leur firent présent de leurs couronnes, qu’ils mirent eux-mêmes sur la tête de Le Maire et d’Aris. C’était un cercle de plumes blanches, longues et étroites, mêlées en quelques endroits de petites plumes vertes et rouges, qui venaient des perroquets de l’île. On y voit un autre oiseau, dont l’auteur juge que les insulaires font beaucoup de cas, parce que tous les conseillers du roi en avaient un perché près d’eux sur un petit bâton. Ces oiseaux, qui ont quelque ressemblance avec le pigeon, sont blancs jusqu’aux ailes, et noirs dans tout le reste du corps, à la réserve de quelques plumes rougeâtres qu’ils ont sous le ventre. Le Maire offrit aux deux rois quelques présens de peu de valeur, qui devinrent de précieuses richesses entre leurs mains.

Le 29, quelques Hollandais entreprirent de visiter l’île. Le roi et son frère s’étant empressés de les accompagner, ils montèrent sur un terrain fort élevé, d’où ils ne virent que des lieux sauvages et quelques vallées stériles. Ils trouvèrent une terre rouge, dont les femmes du pays font une teinture qui leur sert à se frotter la tête et les joues. En retournant au rivage, ils passèrent par des lieux plus rians et plantés de cocotiers qui étaient chargés de fruits. Là, tandis qu’ils se reposaient sous ces arbres, le frère du roi, sans autre secours qu’un petit lien qu’il s’attacha aux jambes, monta tout d’un coup, avec une agilité surprenante, jusqu’à la cime d’un des arbres les plus hauts et les plus droits. Il y cueillit des cocos, qu’il apporta aux étrangers, et qu’il ouvrit très-facilement avec un petit morceau de bois. Le roi fit entendre à ses hôtes qu’il avait souvent la guerre contre les habitans de la seconde île. Il leur montra des cavernes dans la montagne, et des bois qui servaient de retraite à ses sujets, ou dans lesquels ils dressaient des embuscades. Le Maire comprit par ses signes qu’il demandait le secours de leurs vaisseaux pour attaquer ses ennemis ; mais on lui fit comprendre à son tour que cette faveur ne pouvait être accordée. L’auteur ne dissimule pas qu’on y aurait pu consentir, s’il y avait eu quelque avantage à se promettre de cette expédition.

Ces peuples sont d’une taille extraordinaire : la plupart étaient aussi hauts que les plus grands Hollandais, et ceux qui étaient distingués par leur grandeur auraient passé pour des géans en Europe. Ils sont vigoureux et bien proportionnés, légers à la course, excellens nageurs ; leur peau est d’un brun jaunâtre : ils aiment à se parer de leur chevelure, qu’ils disposent suivant leur goût. Les uns avaient des cheveux crépus, d’autres très-bien frisés, d’autres adroitement noués en cinq ou six tresses, d’autres enfin hérissés et droits sur la tête. La chevelure du roi était divisée en une longue tresse, qui lui pendait du côté gauche jusqu’à la hanche, et le reste était relevé en deux nœuds. Ses courtisans avaient deux tresses, c’est-à-dire une de chaque côté. Mais tous étaient nus, sans distinction de sexe et de rang, avec une petite feuille au milieu du corps. Les femmes parurent très-laides aux Hollandais, mal faites, de petite taille, et si luxurieuses, qu’elles n’avaient nulle honte de se mêler publiquement avec les hommes, même fort près de la personne du roi. Elles portent les cheveux fort courts, mais en récompense elles ont de longues mamelles, qui leur pendent comme des sacs de cuir jusqu’au milieu du ventre.

On ne put distinguer si ces insulaires étaient idolâtres, ni s’ils avaient quelque autre culte que la prière qu’on croyait leur avoir vu faire. Mais on remarqua facilement qu’ils vivaient avec aussi peu de soin que les animaux : ils n’avaient aucune idée de commerce. Les présens qu’ils firent aux Hollandais étaient donnés par boutades ou par saillies, et les Hollandais, réglaient leurs libéralités sur celles qu’ils recevaient d’eux : ils ne sèment ni ne moissonnent ; ils ne font aucune sorte d’ouvrage. Leurs alimens se bornent aux productions naturelles de la terre, qui ne consistent guère qu’en cocos, en ubas, en bananes et peu d’autres fruits. Les animaux qu’ils mangent se multiplient d’eux-mêmes. Une partie de leurs femmes cherchent dans le creux du rivage les petits poissons que la mer y laisse en se retirant ; les autres pêchent avec de petits hameçons.

Le roi de la seconde île était venu visiter l’autre ; il avait amené seize porcs, et son cortége était composé de trois cents hommes, qui avaient autour de la ceinture une provision d’herbes vertes dont ils font leur breuvage. Lorsqu’il découvrit le roi son voisin, il lui fit un grand nombre d’inclinations et de révérences. Il baissa le visage jusqu’à terre, en priant d’une voix fort haute, qui approchait d’un grand cri. L’autre alla au-devant de lui, et ne le reçut pas avec moins de gestes et de contorsions. Enfin s’étant relevés tous deux, ils entrèrent dans le belez ; c’est le nom que les insulaires donnent au logement de leur roi. L’assemblée qui se forma autour d’eux était d’environ neuf cents hommes. Ils passèrent ensuite sur le vaisseau hollandais, où, s’apercevant qu’on appareillait pour remettre à la voile, ils marquèrent d’autant plus leur joie, que, malgré les témoignages de confiance, ils avaient toujours paru craindre qu’on ne se saisît de leurs îles. Aussi cette dernière visite fut-elle signalée par de nouveaux présens. Ils s’étaient fait accompagner d’un assez grand nombre de porcs, et chacun des deux rois en porta lui-même un sur sa tête.

En partant, les Hollandais donnèrent aux deux îles le nom de Hoornse eylanden (îles de Hoorn), de celui de la ville où le vaisseau avait été équipé, et qui était la patrie de la plus grande partie de l’équipage. La baie fut nommée Eendraghts baey (baie de la Concorde), du nom du navire : elle est dans un golfe, au côté méridional de la première île ; le fond en est si inégal, qu’on n’eut pas peu de peine à lever l’ancre. Un banc de sable, qui s’étend d’un côté, paraît à découvert dans la basse marée ; de l’autre, c’est la côte qui est fort sale le long du rivage. Ce parage est à 14° 56′ sud.

L’équipage hollandais partit fort content de s’être rafraîchi avec si peu de danger, et surtout d’emporter une grosse provision d’eau. Après avoir gouverné tout le jour à l’ouest, on se trouva le 1er. juin à la hauteur de 13°. Le 3 on fut surpris de n’apercevoir aucune terre, et les pilotes craignirent de s’être avancés bien loin derrière la Nouvelle-Guinée. Pour sortir de cette incertitude, on fit mettre le cap au nord. La nuit suivante on était à 12° 30′. Les principaux officiers soupçonnèrent qu’on était plus à l’ouest qu’on n’avait pensé, et que la Nouvelle-Guinée était encore à côté d’eux : ils résolurent d’en conférer encore une fois avec les pilotes, et d’examiner les pointages depuis la côte du Pérou. Celui de Schouten marquait 1737 lieues ; un autre, 1665, et toujours en diminuant jusqu’à 1610. En comparant tous les calculs, on conclut que la course avait été d’environ 1660 lieues. Comme on continuait de ne découvrir aucune terre, on prit le parti de changer la route et de porter à l’ouest. Le 13 à midi, la hauteur fit juger qu’on était à cent cinquante-cinq lieues des îles de Hoorn, et la couleur de l’eau parut changée. Quantité de bonites, beaucoup d’autres poissons, et même quelques oiseaux qui commencèrent à se montrer, ne laissèrent aucun doute qu’on ne fût proche des terres. Cependant on avança jusqu’au 20 sans rien découvrir. Enfin, vers le soir du 20, on eut la vue d’une côte à 4° 50′ sud. La prudence obligea de jeter l’ancre, dans la crainte d’y échouer. Le lendemain on reconnut cinq ou six petites îles, qui paraissaient couvertes d’arbres et de grands bancs de sable qui s’étendaient au nord-ouest. Le mouillage y était si mauvais, qu’on remit le cap à l’ouest, en laissant les îles à 4° 47′. Les insulaires s’approchèrent dans deux pirogues. Ils ressemblaient aux habitans des îles de Hoorn, mais avaient la peau plus foncée. On fit avec eux quelques échanges. Ils indiquèrent par leurs gestes aux Hollandais d’aller plus vers l’ouest, où ils trouveraient encore des terres. Le 22 on découvrit douze ou treize autres îles, à 4° 45′ : elles furent laissées à la gauche du vaisseau. On ne vit aucun courant dans ce parage.

Le 24 on aperçut trois basses îles au sud-ouest, remplies d’arbres et couvertes de verdure. Mais les côtes étaient bordées de rochers, et l’on n’y put trouver aucun mouillage : elles furent nommées de Groene eylanden (les îles Vertes). On découvrit une autre terre avant la fin du jour, si haute en apparence, qu’étant suivie au sud-ouest par d’autres terres de la même hauteur, on la prit pour le cap de la Nouvelle-Guinée. Cependant on se crut détrompé en approchant de la côte ; et, ne reconnaissant qu’une île, on lui donna le nom de San-Ian eylandt (île de Saint-Jean), parce que c’était le jour de cette fête qu’elle avait été découverte. Après avoir rasé long-temps le rivage sans y trouver de fond, on doubla le cap vers le soir, et l’on entra dans une baie où l’on mouilla sur quarante-cinq brasses, fond de sable et de cailloux. La mer y était unie, et l’eau fort bleue. Deux pirogues s’approchèrent du bord, au clair de la lune ; elles portaient quelques hommes noirs, qui parlèrent long-temps dans une langue inconnue. Pendant toute la nuit on observa que les habitans faisaient la garde sur leurs côtes, et surtout à l’entrée d’une rivière, proche de laquelle on était à l’ancre. Vers la pointe du jour, le temps était fort serein et la lune très-claire, quelques pirogues s’avancèrent jusque sous les galeries. On leur jeta des grains de rassade, en parlant aux sauvages d’une voix caressante, et s’efforçant de leur faire entendre par des signes qu’on leur demandait des cocos, des pourceaux, des bœufs et des chèvres. Ils continuèrent, pendant le reste de la nuit, de pousser des cris autour du vaisseau, avec des marques extraordinaires de férocité. Suivant les calculs des pilotes, cette côte était à mille huit cent quarante lieues de celle du Pérou.

Le matin du 26 on vit paraître huit autres pirogues, dont l’une portait onze hommes, et les autres six ou sept. Ils tournèrent plusieurs fois autour du vaisseau, en montrant leurs zagaies, des pierres, des massues de bois, des sabres et des frondes. On leur parla du ton le plus humain : on leur distribua quelques merceries. Mais pour réponse ils commencèrent à lancer des pierres et des zagaies : cette attaque irrita l’équipage ; on fit jouer tout à la fois le gros canon et la mousqueterie. Leur grande pirogue fut coulée à fond avec trois ou quatre hommes, et dix ou douze hommes tombèrent sans vie. On mit aussitôt en mer la chaloupe à rames, qui, passant au travers de ceux qui se sauvaient à la nage, en fit encore périr quelques-uns. Elle en prit trois, qui étaient fort blessés, et quatre pirogues, dont elle se saisit, furent mises en pièces pour servir au chauffage. Un des trois prisonniers mourut deux heures après.

La chaloupe retourna au rivage avec les deux autres. Comme on les avait bien traités, et qu’à force de signes on leur avait fait comprendre qu’on ne demandait d’eux que des rafraîchissemens, ils exhortèrent apparemment leurs compagnons à s’approcher avec des fruits ; car un petit canot se hâta de venir présenter deux petits pourceaux et un paquet de bananes. On renvoya un des prisonniers qui était fort blessé, et l’autre fut mis à dix pourceaux de rançon. Celui qu’on venait de renvoyer n’ayant pas la force de quitter le rivage, une troupe armée sortit d’un bois voisin, le vint prendre par-dessous les bras, et l’emmena sous quelques arbres, où, s’asseyant autour de lui, ils parurent tous fort empressés à le secourir.

Ces barbares ont les deux oreilles et les narines percées. Quelques-uns ont un trou de plus au diaphragme du nez, et toutes ces ouvertures servent à soutenir des anneaux. Leur barbe est assez longue, mais sans moustaches. Ils portaient des bracelets de nacre de perle au-dessous des coudes et aux poignets. Leur unique vêtement est une feuille d’arbre au milieu du corps, avec une ceinture d’écorce pour la soutenir. Ils paraissent très-robustes, et bien proportionnés dans leur taille. Leurs dents sont noires, et leurs cheveux de la même couleur, courts et crépus, mais beaucoup moins laineux que ceux des Éthiopiens. Ils ont des bonnets d’écorce d’arbre peinte, dont ils portent deux ou trois l’un sur l’autre, joints ou lacés par une espèce de cordon ; ce qui leur donne l’air d’une coiffure de femme. La plupart avaient une petite corbeille de jonc pendue au côté, dans laquelle ils mettent de la chaux pour saupoudrer ce que l’auteur nomme leur pinang. Leurs civilités consistent à ôter leur bonnet, à se mettre la main sur la tête, et à s’y mettre aussi des feuilles d’arbre, qui paraissent un signe particulier d’affection. On les prit pour des Papous. En venant à bord, ils chantaient ensemble avec assez d’harmonie. Les poignées de leurs sabres sont ornées ; mais cette arme, et celles qu’on a nommées, ne sont que pour les ennemis de leur nation. Lorsqu’ils sont mécontens l’un de l’autre, leur usage est de se mordre entre eux comme des chiens. Tous leurs canots ne sont pas égaux. On compta jusqu’à dix-sept couples de rameurs sur les grands, et depuis deux couples jusqu’à dix sur les petits. Ils gouvernent également de l’avant et de l’arrière, et ces petits bâtimens ont des châteaux comme les galions. Cependant leur largeur ne suffit que pour deux hommes. On vit une des plus grandes pirogues, dont les pièces étaient jointes ensemble par des coutures bien goudronnées, ou frottées de térébenthine.

L’équipage fit de l’eau sans obstacle ; mais le jour suivant quelques canots étant venus à bord sans y rien apporter, et sans vouloir payer la rançon du prisonnier, on prit le parti de le mettre à terre, et de ne prendre aucune confiance à des hommes si sauvages. De la côte on aperçut une autre île au nord. La nuit du 29 Schouten fit remettre à la voile, et dans tout le jour suivant on ne put découvrir le bout de la terre qu’on quittait ; elle courait à l’ouest et au nord-ouest-quart-d’ouest, avec plusieurs baies ; mais le même jour on eut la vue de deux hautes îles, toutes deux au nord de la grande, et le 30 au matin on vit approcher plusieurs canots montés d’hommes noirs, qui, en arrivant à bord, rompirent leurs zagaies sur leurs têtes : c’était apparemment un signe de paix ; mais ils n’avaient rien apporté pour la confirmer, quoiqu’ils demandassent tout ce qui s’offrait à leurs yeux. On les trouva néanmoins plus civilisés que tous ceux qu’on avait vus jusqu’alors. Ils avaient le milieu du corps couvert de plusieurs feuilles. Leurs canots étaient mieux construits que les autres, et portaient même quelques ornemens de sculpture à l’avant et à l’arrière. On observa que ces insulaires avaient un soin extraordinaire de leur barbe et de leurs cheveux, et qu’ils se les poudraient de chaux. Ils étaient venus de trois ou quatre îles qui paraissaient remplies de cocotiers ; mais tous les signes par lesquels on croyait se faire entendre ne purent en obtenir des vivres. On jugea même, le jour suivant, que la cérémonie de rompre leurs zagaies n’avait été qu’une ruse pour surprendre le vaisseau. Les courans l’ayant fait dériver dans un calme qui dura toute la nuit, il se trouva le matin entre une île de deux lieues de long et une autre côte. Vingt-cinq pirogues remplies de sauvages ne tardèrent point à se présenter. On crut reconnaître une partie de ceux qu’on avait vus la veille, et Schouten ne fit pas difficulté de les laisser approcher. Il y avait à l’avant du vaisseau deux ancres à pic, et préparées pour mouiller, sur chacune desquelles un nègre alla s’asseoir, la rame à la main, dans l’opinion sans doute qu’ils pourraient mener le navire au rivage. Les autres tournaient alentour, et semblaient chercher le moyen d’y monter. Enfin, se croyant sûrs de leur conquête, ils commencèrent à lancer des zagaies et des pierres ; elles étaient poussées avec tant de vigueur, que, se rompant contre les mâts et le bordage, elles en faisaient voler de petits éclats. Un matelot fut blessé dans la première surprise, et les autres ne purent demeurer sur le pont ; mais au fort de cette attaque, et lorsque les sauvages se disposaient à monter à bord, on leur envoya les bordées du haut pont, et l’on fit feu de la mousqueterie. Une décharge si brusque en ayant emporté ou blessé un fort grand nombre, tous les autres prirent la fuite. La chaloupe, qui était bien armée, les suivit aussitôt, et se saisit d’un canot dans lequel il y avait trois hommes : l’un fut tué, un autre sauta dans la mer, et le troisième demeura prisonnier : c’était un jeune homme de dix-huit ans, auquel on donna le nom de Moïse, qui était celui du matelot blessé ; et l’île fut nommée aussi l’île de Moïse. Ces insulaires vivaient d’une sorte de pain composé de racines d’arbres.

On s’éloigna de cette race perfide. L’observation méridienne fit trouver 3° 15′ sud ; vers le soir on rangea la côte au nord-ouest, et l’on découvrit une belle baie de sable, dans laquelle on ne crut pas devoir s’engager. Le 2 juillet, à 3° 12′, on vit à la gauche du vaisseau des terres basses, divisées par une grande montagne, et une île basse à la proue. Le 3, après avoir été forcé par le vent de courir à l’ouest-nord-ouest, on aperçut encore de hautes terres à l’ouest, vers 2° 40′. Dans les efforts qu’on fit le 4 pour se dégager des îles, on en découvrit vingt-deux ou vingt-trois autres, grandes et petites, hautes et basses, à différentes distances entre elles, depuis 2° 25′ jusqu’à . La nuit qui survint ne permit point d’y chercher une rade, et le lendemain à midi on fut conduit par de meilleures espérances vers une fort haute montagne qu’on aperçut au sud-ouest. Les pilotes avaient si peu de connaissance de leur route, que la ressemblance qu’ils trouvèrent à cette montagne avec celle de Gunapi, dans l’île de Banda, et à la hauteur qui était à peu près la même, leur firent juger qu’on était à la vue de cette ile ; mais bientôt on découvrit au nord trois ou quatre autres montagnes, à six ou sept lieues de la première, qui prouvèrent la fausseté de leur conjecture : derrière la première montagne, on vit à l’est et à l’ouest une si grande étendue de pays, partie haut et partie bas, que des deux côtés on n’en apercevait pas la fin ; et comme il s’étendait à l’est-sud-est, on crut enfin que c’était la Nouvelle-Guinée.

Le 7, avant le jour, on porta vers la montagne qui jetait des flammes de sa cime, et qui dirigeait le vaisseau par cette lumière, quoiqu’elle fût mêlée de fumée et de cendres. Le jour fit connaître que c’était une île bien peuplée et remplie de cocotiers, qu’on nomma l’île du Volcan. Les habitans envoyèrent quelques pirogues, dont chacune portait cinq ou six hommes, avec une espèce d’échafaudage élevé sur des bâtons, qui couvrait chaque petit bâtiment. Cette nouvelle méthode ayant paru suspecte, on employa le nègre Moïse pour prendre langue ; mais il ne put se faire entendre des sauvages. Ils étaient nus, à l’exception du milieu du corps ; les uns avaient les cheveux courts, et d’autres les avaient longs ; leur couleur était plus jaune que celle de Moïse. On ne put trouver de mouillage sur leur côte ; et, voyant plusieurs autres îles au nord et au nord-ouest, on porta vers un cap uni, qui faisait face à la proue. L’eau était de diverses couleurs, verte, blanche, jaune ; et se trouvant plus douce que l’eau commune de mer, on jugea qu’elle venait de quelque rivière qui avait son embouchure à peu de distance. On voyait aussi flotter des arbres, des branches sur lesquelles on distinguait quelquefois des oiseaux et des écrevisses. Après avoir fait de petites bordées pendant la nuit, on gouverna le matin à l’ouest-sud-ouest, entre une haute île qu’on avait à la droite du vaisseau, et des terres moins hautes qu’on laissait à gauche. Vers le soir, on trouva fond sur soixante-dix brasses, à peu de distance du rivage, et l’on y laissa tomber l’ancre. Les canots qui vinrent à bord étaient conduits par des hommes fort singuliers, qu’on prit encore pour des Papous. Ils avaient les cheveux courts et frisés, des anneaux passés dans le nez et dans les oreilles, de petites plumes sur la tête et sur les bras, et des dents de porc autour du cou et sur la poitrine. Leurs femmes étaient affreuses ; l’auteur compare leurs longues mamelles à de gros boyaux qui leur tombaient jusqu’au nombril, et leur ventre à des tonneaux ; elles avaient les jambes et les bras menus, un visage de singe, les cheveux courts, le milieu du corps médiocrement couvert, le reste nu. Chacune avait quelque défaut particulier, comme d’être louche, boiteuse, bossue, et quelque marque de mauvaise santé ; ce qui fit juger que l’air du pays était malsain, d’autant plus que les maisons y étaient élevées sur des pieux, à huit ou neuf pieds de terre. La hauteur de cette côte est de 3° 43′ sud. On alla chercher un meilleur mouillage dans une baie voisine, où l’ancre fut jetée sur vingt-cinq brasses, fond de sable mêlé d’argile. Les habitans de deux villages envoyèrent à bord deux canots, avec quelques cocos qu’ils voulurent vendre fort cher. Ils demandaient pour quatre noix une brasse de toile ; et c’était à cette marchandise qu’ils s’attachaient le plus. Un commerce si peu avantageux, joint à la rareté des vivres qui se réduisaient à quelques pourceaux, n’arrêta pas long-temps les Hollandais. Ils se retrouvèrent le lendemain à , et, dans l’inquiétude de leur sort, les rations furent réglées. Ils ignoraient absolument dans quelle partie du monde ils étaient, près ou loin des îles de l’Inde, et si c’était la Nouvelle-Guinée dont ils avaient constamment la vue : toutes leurs cartes ne leur offrant aucune lumière sur les pays qu’ils découvraient chaque jour, ils n’avaient d’autres règles que de faibles conjectures.

La course du 11 fut à l’ouest-nord-ouest, avec peu de changement le long de la côte, qu’ils ne se lassaient pas de suivre à moins de trois lieues. Vers midi, ils doublèrent un haut cap : ces terres étaient en effet celles de la Nouvelle-Guinée. Le 12, à 2° 58′ sud, ils eurent la faveur des courans qui portaient à l’ouest, suivant leur direction ordinaire, le long de ce pays. Les 13 et 14, on continua de suivre la même côte ; et le 15, trois îles basses et peuplées, qui paraissaient remplies de cocotiers, offrant un bon mouillage, depuis quarante brasses jusqu’à sept, à demi-lieue de la grande terre, on y mouilla sur un excellent fond. Les Hollandais auraient trouvé sur-le-champ du remède à tous leurs besoins, s’ils y étaient descendus avec moins d’imprudence. Mais n’ayant observé aucune précaution pour s’approcher du rivage avec la chaloupe, les insulaires, qui étaient sur leurs gardes, leur tirèrent une nuée de flèches dont ils blessèrent seize matelots. On ne laissa point d’aborder dans la plus petite des deux îles, ou, dans le premier feu de la vengeance on brûla quelques maisons dispersées. Les sauvages de l’île voisine parurent furieux , et poussèrent d’horribles cris ; mais ils n’osaient passer d’une île à l’autre, dans la crainte de quelques pièces de gros canon, qui battaient le long du rivage et dans le bois, où les boulets pénétraient avec un fracas épouvantable. Le soir, ils envoyèrent demander la paix, après quoi deux ou trois canots étant au-dessus du vent du vaisseau, sans oser s’en approcher, jetèrent des cocos dans la mer, afin que le courant les portât vers les Hollandais. On les pressa de venir à bord par des signes qui leur inspirèrent enfin plus de hardiesse : ils apportèrent quantité de cocos et de bananes, du gingembre vert, et des racines jaunes qui leur tiennent lieu de safran, pour lesquelles on leur donnait en échange des grains de verre, des clous et des couteaux rouillés. Ces insulaires sont absolument nus. On vit entre leurs mains quelques pots de fer, qui devaient être venus des Espagnols. Ils ne paraissaient pas surpris de la forme du navire ; et, quoique effrayés de l’artillerie, ils n’en craignaient ni le bruit ni la vue. Ils donnaient à la plus orientale de leurs îles le nom de Moa ; celui d’Insou à la seconde, et celui d’Arimoa à la dernière et la plus haute, qui est à cinq ou six lieues de la Nouvelle-Guinée. On ne cessa point de trouver ces sauvages fort traitables, et d’en recevoir à vil prix toutes sortes de rafraîchissemens. Ils font du pain et des galettes de cassave ; mais elle n’est pas comparable à celle des Indes occidentales.

Le 20 on leva l’ancre pour continuer de suivre la côte à l’ouest-nord-ouest. On eut, à 13′ sud, la vue de plusieurs îles vers lesquelles on était porté par les courans ; ce qui n’empêcha point qu’ayant trouvé un fort bon fond sur treize à quinze brasses, on ne mouillât le soir avec d’autant plus de confiance qu’on n’avait point aperçu de feu dans l’île voisine. Cependant la pointe du jour fit découvrir six grands canots, avec des ailes et de l’accastillage. Les sauvages qui les montaient s’approchèrent timidement, quoique armés d’arcs et de flèches. Ils montraient de loin du poisson sec, des cocos, du tabac, et un petit fruit qui ressemblait à nos prunes. On les encouragea par des signes de paix et d’amitié. D’autres canots, qui paraissaient venir de la même île, apportèrent des vivres et quelques porcelaines de la Chine. Leur tranquillité à la vue du navire et du canon fit juger qu’ils connaissaient les vaisseaux de l’Europe. Ces sauvages avaient la peau plus jaune et la taille plus haute que ceux des îles précédentes. La plupart portaient aux oreilles des anneaux de verre, qu’ils ne pouvaient avoir reçus que des Espagnols. Toutes ces apparences soutenaient le courage des Hollandais ; mais elles ne jetaient pas plus de jour sur leur navigation. Le 24, ils se trouvèrent à la hauteur d’un demi-degré sud. Leur course fut au nord-ouest et à l’ouest-sud-ouest, le long d’une belle et grande île, qu’ils nommèrent l’île de Schouten, du nom de leur capitaine. Ils donnèrent à sa pointe orientale le nom de cap de Bonne-Espérance, parce que, trouvant dans leurs cartes des îles à l’est de Banda, ils se flattèrent que ce cap pouvait être une pointe de ces îles, et que la route était libre pour arriver à Banda par le sud. Cependant, comme l’île de Schouten s’étendait jusque sous la ligne, ils craignirent aussi que ce ne fût une de celles qui sont marquées dans les cartes à l’ouest de la Nouvelle-Guinée jusqu’à la ligne. Dans cette supposition, ils s’exposaient à tomber dans quelqu’un des golfes de Gilolo. Schouten, embarrassé de ce doute, prit le parti de monter promptement au sud ou au nord. Le vent, qui venait alors de l’est, amena autour du navire une prodigieuse quantité de poisson, d’herbes et de feuilles ; mais on ne trouva point de fond à la vue continuelle de la côte. L’équipage était consolé par l’abondance et la fraîcheur des vivres. Entre les fruits qu’on avait tirés des dernières îles, il y en avait un qui était jaune en dedans, ou couleur d’orange, et vert en dehors ; mais creux, rempli de pépins, et plus petit que le melon, auquel il ressemblait assez par le goût. On en mangea beaucoup avec du sel et du poivre, et les malades même le trouvèrent fort sain.

Le 25, on découvrit, à la gauche du vaisseau, une grande étendue de pays, de hauteur inégale, qu’on laissa au sud-sud-ouest. Le 26 on eut la vue de trois îles ; et le 27, à la hauteur de 29′, on vit au sud de hautes terres et d’autres basses, qu’on rangea toujours à l’ouest-nord-ouest. La nuit du 28 au 29 on se ressentit, au milieu des flots, d’un grand tremblement de terre. Les matelots, effrayés, sautaient hors de leurs cabanes, sans pouvoir comprendre d’où venaient les terribles secousses qui ébranlaient le vaisseau, surtout dans un passage où l’on ne trouvait pas de fond. Le 30 on entra dans un grand golfe, qui paraissait environné de terres. Ce jour fut épouvantable par un tonnerre et des éclairs qui semblaient couvrir le vaisseau de flammes. Ils furent suivis d’une pluie si extraordinaire, que les plus anciens matelots n’avaient rien vu de semblable. Les dangers du climat, et la crainte de ne pas trouver dans le golfe d’autre ouverture que son entrée, firent mettre le cap au nord. Le soir du 31 on passa pour la seconde fois sous la ligne, et l’on mouilla sur douze brasses près d’une île déserte, à peu de distance du continent. On se trouva le lendemain à 15′ de latitude nord. Le 3, un banc de sable fort large, à 45′, ôta presque entièrement la vue des terres. On jugea par cette hauteur qu’on était à l’extrémité de la Nouvelle-Guinée, après avoir fait plus de deux cent quatre-vingts lieues le long des côtes. Les courans portaient à l’ouest-sud-ouest ; excellent fond néanmoins depuis quarante brasses jusqu’à douze. Le même jour on vit des baleines et des tortues. Vers le soir deux îles se présentèrent à l’ouest.

Le 4 on observa que la direction des courans était à l’ouest, et, la course étant au sud-sud-ouest, on eut la vue de sept ou huit îles, qui obligèrent de passer toute la nuit au large, dans la crainte de dériver trop sur les côtes. On gouverna le lendemain au sud et au sud-ouest ; mais un vent contraire força les pilotes de s’approcher d’une île où la chaloupe ne put trouver de fond que sous le rivage, à quarante-cinq brasses. Trois pirogues, qui l’abordèrent aussitôt avec la bannière blanche, ne firent pas difficulté de la suivre jusqu’au vaisseau.

Elles portaient des montres de fèves et de pois des Indes, du riz, du tabac, et deux oiseaux de paradis, dont l’un était blanc et jaune. Les insulaires, qui s’approchaient avec tant de confiance, n’avaient pas laissé de témoigner quelque frayeur en reconnaissant des Hollandais ; mais ce n’étaient plus des sauvages dont la barbarie fût redoutable après les traités les plus saints, et jusqu’au milieu de leurs caresses ; ils portaient des ceintures d’assez belle toile ; quelques-uns même avaient des caleçons de soie, des turbans, des bagues d’or et d’argent aux doigts, et les cheveux d’une admirable noirceur. On était embarrassé à distinguer leur nation, lorsqu’en prêtant l’oreille à leur langage, Aris, qui entendait le malais, crut distinguer plusieurs mots ternatais, et quelques termes espagnols. Quelle consolation pour un équipage languissant, qui était encore composé de quatre-vingt-cinq hommes, mais la plupart épuisés de fatigue ou consumés de maladies, et tous également consternés de l’incertitude de leur sort ! Ils s’empressèrent de demander aux Indiens le nom de leur île et celui de leur nation. À la vérité, rien ne put leur faire obtenir cet éclaircissement ; mais le refus même de ces insulaires, joint à d’autres circonstances, leur fit juger qu’ils étaient à l’extrémité orientale de Gilolo, qui s’étend à l’est par trois langues de terre, et que ceux qui paraissaient craindre de s’expliquer étaient des sujets du roi de Tidor, ami des Espagnols. Cette conjecture fut vérifiée. On alla mouiller assez près du rivage ; et l’on apprit, dans un bourg nommé Soppi, que l’île voisine, nommée Maba, d’où les trois pirogues étaient venues, relevait du roi de Tidor. Les matelots d’une pirogue ternataise, qui arriva quatre jours après dans la baie de Soppi, s’empressèrent de venir raconter à Schouten qu’il y avait actuellement près de vingt vaisseaux hollandais et anglais autour de Ternate.

Les vents contraires et les calmes empêchèrent Le Maire et Schouten d’arriver à Ternate avant le 16 septembre. En y arrivant, ils aperçurent un bâtiment hollandais qui faisait route pour y entrer. C’était l’Étoile du matin, bâtiment de la flotte de Spilberg, qui venait de faire le tour du monde. L’équipage la Concorde éprouva une grande joie de revoir des compatriotes. Après s’être remis des fatigues du voyage, on partit le 24 ; et, le 30 octobre, on vint mouiller devant Jacatra, aujourd’hui Batavia. Ce fut là que se termina l’expédition mémorable qui avait ouvert une nouvelle route à la navigation, et dont le succès avait été si heureux, que les Hollandais ne perdirent que trois hommes pendant un si long voyage.

Mais observons, ici comme ailleurs, l’espèce de récompense presque toujours réservée aux grands services.

La suite des événemens fit connaître que l’on s’était flatté en vain d’éluder le privilége de la compagnie des Indes orientales. Jean Pietersz Coen, qui depuis a fondé Batavia, et qui, à l’arrivée de la Concorde, était président du conseil des Indes, manda, le 1er. novembre, Le Maire et Schouten devant le conseil, et leur déclara, au nom de la compagnie, qu’il les arrêtait prisonniers, et qu’il confisquait leur bâtiment et tout ce qu’il portait. Schouten eut beau représenter le tort et l’injustice qu’on lui faisait, comme il n’était pas le plus fort il fut contraint de subir la loi qu’il plut au conseil de lui imposer ; le président répliqua qu’il était obligé d’obéir aux ordres qu’il avait reçus, ajoutant que Le Maire et Schouten avaient la faculté de se pourvoir en Europe devant les tribunaux, et d’y poursuivre la réparation du tort qu’ils prétendaient qu’on leur avait fait.

Ainsi dépouillés, Le Maire et Schouten furent embarqués sur le vaisseau de Spilberg ; leurs officiers et leurs matelots furent répartis sur les autres bâtimens de la flotte de cet amiral. Elle mit à la voile le 14 décembre. Outré de l’injustice de ses compatriotes, et dévoré de chagrin, Le Maire mourut le 22, à la fleur de son âge, vivement regretté de Spilberg, qui avait eu le temps de le bien connaître. Schouten attérit en Zélande le 1er. juillet 1617, ayant achevé son voyage autour du monde en deux ans et dix-huit jours. Il revit sa patrie, et fut reçu avec tous les éloges qui lui étaient dus ; mais nous n’apprenons pas qu’il ait été dédommagé de la confiscation de son bâtiment.

Les îles des Cocos et des Traîtres, reconnues en 1767 par Wailies, ont été nommées île Keppel et île Boscawen.

Le voyage de George Spilberg avait duré beaucoup plus long-temps que celui de Le Maire et Schouten. Nommé commandant d’une flotte de six vaisseaux armés par les directeurs de la compagnie des Indes orientales, il fit voile du Texel le 8 août 1614. Il arriva le 25 mars 1615 au cap des Vierges. Ses équipages, qui n’avaient nulle envie de passer par le détroit de Magellan pour aller aux Indes, lui proposèrent d’un ton de mutinerie de prendre celle du cap de Bonne-Espérance ; mais l’amiral tint ferme à suivre ses ordres ; alors un yacht se révolta, et dans la nuit s’enfuit secrètement. Spilberg avait déjà perdu un de ses vaisseaux sur la côte du Brésil, où il avait soutenu plusieurs combats contre les Portugais.

Spilberg entra dans le grand Océan le 6 de mai, ayant perdu quelques hommes surpris et assommés par les sauvages. Après avoir attéri aux îles de la Mocha et de Sainte-Marie, au sud du Chili, où l’on eut de fréquens rapports avec les insulaires, la flotte livra sur les cotes du Pérou un sanglant combat à l’armée navale espagnole, forte de six gros galions de guerre. Elle coula bas trois de ces vaisseaux, et courut les côtes de l’Amérique jusqu’au cap Corrientes, dans le Mexique, faisant des descentes, et répandant l’épouvante en plusieurs endroits. Le 26 novembre, Spilberg fit route à l’ouest pour traverser le grand Océan. Le 3 décembre on eut la vue de plusieurs îles, et le lendemain on fut encore plus surpris d’apercevoir, par 19° nord, un grand rocher isolé, éloigné de cinquante-cinq lieues de la terre la plus proche. Le 6 on vit encore de petites îles montueuses. Le 23 janvier 1616 Spilberg toucha aux îles Ladrones. Le 26 février on attérit près de Manille, où il séjourna, et inquiéta beaucoup les Espagnols. Après leur avoir pris plusieurs bâtimens, il surgit le 23 mars à Ternate, fit plusieurs croisières dans les Moluques, et vint mouiller à Jacatra le 17 septembre. Il y vit bientôt arriver la Concorde, et fut chargé de ramener en Europe Le Maire et Schouten, après qu’on leur eut confisqué leur vaisseau. Il s’efforça dans son journal de révoquer en doute la réalité des découvertes de ces deux navigateurs ; mais ensuite il rendit justice au mérite de Le Maire. Après un voyage de trois ans et quatre mois, Spilberg mouilla heureusement dans les ports de Hollande le 1er. juillet 1617.