Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.

Quiros.

Les historiens espagnols ne sont pas d’accord sur l’objet du voyage de Quiros. Les uns ont supposé que Philippe iii avait eu l’intention de faire tenter la route de l’Amérique en Espagne par les Indes orientales, pour arriver par cette voie aux îles à épiceries, et de faire reconnaître entre la Nouvelle-Guinée et la Chine d’autres îles auxquelles une tradition, dont on ignorait l’origine, attribuait de grandes richesses. D’autres ont présumé, et cette opinion est la plus vraisemblable, que, le dernier voyage de Mendaña ayant donné une grande idée de la fertilité de l’île Santa-Cruz, et l’espérance de pouvoir soumettre ses habitans, on se proposait d’y former un établissement, un point d’appui et de relâche d’où l’on fût plus à portée de pousser les découvertes au sud, et de poursuivre la recherche de ce continent austral dont Quiros garantissait l’existence.

Quiros était persuadé qu’il restait un nouveau monde à découvrir, et que le fruit des découvertes surpasserait de beaucoup les espérances que l’on en pouvait concevoir. Il présenta à ce sujet deux mémoires au vice-roi du Pérou, qui lui répondit que sa demande excédait les limites de son autorité ; mais en même temps il lui conseilla d’aller en Espagne pour y faire valoir les motifs sur lesquels il fondait son projet, et le chargea de lettres qui l’appuyaient fortement. Quiros obtint le consentement de la cour ; et, muni des pouvoirs nécessaires, il retourna au Pérou, fit construire deux vaisseaux les plus solides et les plus forts en artillerie que l’on eût encore vus dans ces mers, ainsi qu’une corvette, et le 21 décembre 1605, il partit du Callao. Il dirigea sa route à l’ouest-sud-ouest jusqu’à mille lieues de la côte du Pérou, sans voir aucune terre.

À cette distance, et par 25° sud, il découvrit, le 26 janvier 1606, une petite île rase, presque à fleur d’eau, qui parut avoir quatre lieues de circuit. Ce n’était proprement qu’un plateau de sable, sur lequel s’élevaient quelques cocotiers et d’autres arbres épars. On ne trouva point de fond près de ses côtes qui n’offraient aucun mouillage. On jugea qu’elle ne pouvait être habitée. On la nomma la Incarnation.

On fit route à l’ouest, on essuya des grains durant deux jours ; le troisième, au lever du soleil, on vit une île que des bandes d’oiseaux avaient annoncée la veille. Elle parut avoir douze lieues de circuit ; elle était haute, plate et unie. La difficulté d’y aborder empêcha Quiros de s’y arrêter. Il la nomma San-Juan-Baptista.

Le 4 février, après une violente tempête, on reconnut une île de trente lieues de tour, environnée d’un récif de corail ; le milieu était occupé par une grande lagune. On n’y aperçut ni port ni place propre à un embarquement, et l’on ne trouva point de fond à ses approches. Elle reçut le nom de Sant-Elmo.

Le lendemain, on en reconnut quatre semblables, qui furent nommées las quatro Coronadas, et on s’en éloigna pour en joindre une que l’on voyait à quatre lieues dans l’ouest-nord-ouest, et qui paraissait avoir dix lieues de circuit. Elle fut nommée San-Miguel ; elle était inabordable, de même que la Conversion de San-Pablo (la Conversion de saint Paul), éloignée d’une demi-journée de navigation ; et quatre journées plus loin, le 9 février, on en vit une autre dont on ne chercha pas à s’approcher, et qui reçut le nom de la Decena (la Dizaine), parce que c’était la dixième qu’on découvrait. On a lieu de penser que cette île est l’Osnabrück de Wallis, le Boudoir de Bougainville, la Maitéa de Cook.

Le capitaine Carteret suppose que ces îles du duc de Glocester pourraient être quelques-unes des îles vues par Quiros.

On eut de la pluie tout le jour et toute la nuit ; et le lendemain 10 février, à la grande satisfaction de Quiros et de la flotte, le matelot de vigie au grand mât, cria : Terre de l’avant ! Leur joie s’accrut quand ils virent des colonnes de fumée s’élever de toutes les parties de l’île, ce qui annonçait qu’elle était habitée. On ne put trouver de port le long de la côte du nord. La corvette trouva fond près du rivage, et quarante hommes armés s’approchèrent de terre dans des canots armés. Les Espagnols virent une centaine d’Indiens qui les invitaient par des signes d’amitié à descendre pour venir les joindre ; mais le débarquement était impraticable. Les vagues brisaient avec tant de fureur contre les rochers qui bordent l’île, et forment une digue en avant de la terre que tous leurs efforts furent insuffisans. La corvette n’était pas même en sûreté ; mouillée sur un fond de roches, sans abri, elle se trouvait exposée à chasser sur ses ancres par le premier coup de vent.

Les Espagnols se voyaient forcés de renoncer au débarquement avec d’autant plus de regrets que la flotte commençait à manquer d’eau ; ils étaient déterminés à retourner tristement à bord, lorsque François Ponce, jeune matelot plein d’audace et de feu, bravant le danger, et se sacrifiant généreusement pour l’honneur de l’expédition et le salut de ses compagnons, se déshabille, se jette à la mer, et nage vers les rochers. Les insulaires, émus par cet acte de courage, se mettent à l’eau pour venir à son secours, le prennent dans leurs bras, le baisent sur le front, enfin le comblent de caresses que sa reconnaissance leur prodigue en retour. Plusieurs Espagnols, que son exemple anime, s’élancent dans la mer, et, franchissant les lames, sont reçus par les insulaires avec les mêmes marques de sensibilité et d’affection.

Ces braves sauvages étaient tous armés ; les uns portaient des lances de vingt-cinq à trente palmes de longueur, d’autres des espèces de sabres, et quelques-uns de fortes masses. Toutes ces armes étaient de bois. Ces insulaires n’avaient aucun vêtement. Leur peau était basanée, leur corps bien proportionné, leur taille élevée. Leurs habitations étaient éparses sans ordre sur le bord de la mer, au milieu des cocotiers, des bananiers, et des autres arbres qui abondent dans l’île, et dont les fruits, avec le produit de la pêche, fournissent à la subsistance de ses habitans.

Les Espagnols firent signe aux Indiens d’aller avec eux aux vaisseaux, où ils recevraient des présens ; mais voyant qu’ils ne pouvaient le leur persuader et que la nuit s’approchait, ils rejoignirent leurs bateaux à la nage ; quelques Indiens les y suivirent et furent traités avec les témoignages d’amitié dus à leur générosité, et qu’on appuya de présens ; néanmoins on ne put jamais les décider à se rendre à bord de la corvette ; ils se remirent à la nage pour regagner la terre.

Les vaisseaux éprouvèrent pendant la nuit une forte dérive ; le 11 au matin, les Espagnols s’aperçurent avec chagrin qu’ils se trouvaient à huit lieues de l’endroit vis-à-vis duquel ils étaient la veille. Mais on était toujours à vue de la terre, et l’on ne pouvait douter qu’elle ne fût la continuation de l’île dont les habitans s’étaient montrés si hospitaliers. On espérait pouvoir s’y procurer de l’eau, et en conséquence Quiros expédia les chaloupes à la recherche d’une rivière. Comme l’aspect de l’île n’offrait aucun mouillage, les vaisseaux se tinrent bord sur bord. La lame brisait à la côte avec tant d’impétuosité, qu’on ne pouvait tenter d’aborder aux rochers sans risquer la perte des bateaux et des hommes. Les matelots se mirent à l’eau, et après bien des efforts parvinrent à porter et établir les embarcations sur le sommet des rochers qui restent à sec de basse mer.

À quelques pas du rivage, les Espagnols visitèrent deux petits bois plantés de palmiers, de cocotiers et d’autres arbres utiles ; mais leurs recherches pour trouver des sources d’eau douce furent infructueuses. Le bois était si touffu, qu’il fallait couper ou écarter les branches pour se frayer un chemin.

Ils trouvèrent dans ce bois un espace circulaire entouré d’une enceinte en pierre ; d’un côté de grosses pierres appuyées contre un arbre s’élevaient en forme d’autel qu’ombrageaient des branches de palmier. S’imaginant que c’était un temple consacré au prince des ténèbres, un saint zèle les anima, et, dans les transports de leur ardeur religieuse, ils coupèrent un arbre et plantèrent une croix au milieu de l’enceinte.

Sortis de ce bois, ils en rencontrèrent un autre, et arrivèrent ensuite à une petite prairie dont le terrain était humide. Ils y creusèrent des puits. L’eau en était saumâtre. Heureusement ils eurent la facilité de se procurer une ample provision de cocos : ils s’en nourrirent et s’en désaltérèrent à discrétion ; et chacun se chargea de ce qu’il en put porter pour en faire part à leurs compagnons qui étaient restés à bord de la flotte. Ils marchèrent l’espace d’une demi-lieue pour regagner le rivage où ils avaient abordé ; ils eurent dans le trajet de l’eau jusqu’aux genoux, parce que la mer venant du large avec impétuosité, après avoir franchi les rochers qui précèdent l’île, se répand le long des bords et parvient jusqu’au pied des petites montagnes ; et au moment où elle est la plus haute, elle communique et se confond avec la mer de l’autre côté de l’île, par un canal peu profond et sablonneux, qui sépare les deux petits bois que les Espagnols avaient visités.

L’embarras des Espagnols se renouvela quand ils se présentèrent pour se rembarquer avec leurs charges de cocos et leurs armes ; il devenait impossible de gagner à la nage les chaloupes. Mais Dieu, qui n’abandonne jamais ceux qui se dévouent pour la gloire de son nom, fit découvrir, quand on s’y attendait le moins, un passage étroit entre les rochers qui bordent l’île : les chaloupes y entrèrent, et accostèrent la terre de si près, que tout le monde put s’embarquer à pied sec.

Ils ramenèrent avec eux une vieille femme qu’ils avaient trouvée dans les bois, et qui ne fit aucune difficulté de les suivre à bord des vaisseaux, où elle fut fêtée, habillée, bien traitée, et accepta avec l’air de la satisfaction et de la gaieté tout ce qui lui fut offert en présent.

Les bateaux furent renvoyés à terre. La vieille insulaire servit de guide aux Espagnols ; elle leur indiqua par signes que de l’autre côté de l’île ils trouveraient des habitans : ils la suivirent. Ils furent bientôt rendus à la plage opposée, et en y arrivant ils virent venir de la mer cinq ou six pirogues portant des voiles taillées comme les voiles latines, et tissues de feuilles de palmier. À la vue des Européens, les embarcations firent route sur l’île ; les Indiens qui les montaient s’élancèrent à terre, y halèrent leurs pirogues, et vinrent à la rencontre des Espagnols. Dès qu’il eurent aperçu la vieille Indienne, ils coururent à elle, ils l’embrassèrent et ne pouvaient se lasser d’admirer ses vêtemens. Ils embrassèrent aussi les Espagnols et les comblèrent de marques d’affection. On leur demanda par signes de faire connaître qui d’entre eux était le chef : ils indiquèrent un homme d’une taille élevée, de bonne mine, ayant l’air robuste, une large carrure, les membres forts et bien proportionnés, tous les muscles fortement prononcés, et portant sur la tête une espèce de couronne faite de petites plumes noires, si déliées et si souples, qu’on les eût prises pour de la soie. Une chevelure blonde, à demi bouclée, descendait jusqu’au milieu de sa taille, et excitait l’admiration des Espagnols, qui, ne se persuadant pas qu’un homme dont le visage était couleur de cuivre bronzé pût avoir des cheveux d’un blond si délicat, aimèrent mieux croire qu’il était marié, et qu’il portait les cheveux de sa femme. Ils l’engagèrent à se rendre à bord de la capitane ; plusieurs insulaires s’embarquèrent avec lui dans la chaloupe ; mais à peine eut-on poussé au large, que, craignant sans doute quelque perfidie de la part des Espagnols, ils se jetèrent à l’eau, et regagnèrent la terre à la nage. Leur chef voulut les suivre ; on le retint ; il devint furieux ; on eut beaucoup de peine à le contenir. La chaloupe, forçant de rames, arriva bientôt à la capitane. On s’efforça inutilement de persuader au roi de monter à bord. Quiros, voyant son obstination, défendit d’user de contrainte envers lui : il lui fit servir à manger dans le bateau, lui fit donner des habits, et y ajouta d’autres présens. Ensuite on se hâta de le reconduire à terre, parce qu’on craignait avec raison que les insulaires, irrités de l’enlèvement de leur chef, ne s’en vengeassent sur les Espagnols qui étaient restés sur l’île. Son retour devenait nécessaire pour le salut de ceux-ci. Déjà ils se trouvaient entourés par une centaine d’Indiens dont la colère s’apaisa dès qu’ils virent revenir leur chef. Ce roi sauta lestement à terre, et embrassa ses compatriotes en versant des larmes de joie ; il les informa du bon accueil qu’il avait reçu du chef de ces étrangers, et les assura qu’ils n’avaient que des intentions pacifiques. La bonne intelligence fut bientôt rétablie, et en signe de réconciliation, de paix et d’amitié, le chef des insulaires, détachant de sa tête sa couronne de plumes, en témoignant par signes qu’il ne possédait rien de plus précieux, en fit présent à l’officier qui commandait les canots.

Alors les Espagnols, s’étant rapprochés du rivage avec les Indiens, qui venaient rejoindre leurs pirogues, apprirent d’eux qu’ils n’étaient pas habitans de l’île, et qu’ils appartenaient à une autre terre où ils allaient se rendre. Les Espagnols en conclurent qu’ils trouveraient une grande terre sur leur route ; et, en signe de réjouissance, ils firent une salve de mousqueterie qui effraya beaucoup les insulaires. Ils regagnèrent ensuite leurs vaisseaux. Cette île fut nommée la Sagittaria (la Sagittaire). Tout porte à croire que c’est l’île de Taïti, si célèbre dans les relations modernes.

Quiros partit de la Sagittaria le 12 février, et le 14 il découvrit la Fugitiva ; mais il ne chercha pas à y aborder, parce que la flotte était trop sous le vent ; il en fut de même de la isla del Peregrino (l’île du Pèlerin), à une journée de la précédente.

Le 21, on aperçut une terre de l’avant. La corvette fut détachée pour l’aller reconnaître. Elle mouilla à la côte dans un mauvais port, où la flotte ne pouvait ancrer avec sûreté. Cette île, qui fut nommée San-Bernardo, est extrêmement rase, et son milieu est occupé par une lagune d’eau salée, comme on en avait vu dans quelques-unes de celles qui avaient été découvertes. Les chaloupes furent envoyées à terre dans l’espérance de s’y procurer de l’eau. Toutes les recherches furent inutiles. On y trouva seulement des cocotiers en grande quantité. Le poisson qui abondait à la côte, et les oiseaux prodigieusement nombreux, se laissèrent prendre à la main. Elle parut n’avoir que ces volatiles pour habitans. Son circuit est à peu près de dix lieues.

En quittant cette île, on continua la route à l’ouest pendant sept jours. Le 2 mars, on eut connaissance d’une île de six lieues de tour, dont les abords ne présentèrent qu’un mauvais mouillage. La corvette, qui serrait le rivage de très-près, découvrit une bourgade dont les maisons étaient bâties à l’ombre des cocotiers. Il en sortit une centaine d’Indiens qui accoururent sur la plage. C’étaient de beaux hommes, d’une taille élevée, et les plus blancs qu’on eut encore vus dans le voyage ; mais ils se montrèrent peu traitables. Ils avaient un grand nombre de petites pirogues. Elles sont faites d’un seul tronc d’arbre, et ne contiennent que trois ou quatre hommes. Les Indiens les lancèrent à la mer, et ramèrent vers les vaisseaux ; tous étaient armés de lances ; ils les brandissaient d’un air qui montrait assez que leurs dispositions n’étaient nullement pacifiques. On leur jeta des pièces d’étoffes, en les invitant par des signes d’amitié à monter à bord ; ils prirent ce qu’on leur avait jeté, et s’éloignèrent. Une pirogue très-étroite, montée par un seul Indien, s’approcha de la capitane. L’Indien portait un bonnet et un corset écarlate, tissus de feuilles de palmier. Son air audacieux frappa les Espagnols qui étaient dans la galerie ; il faisait des cris et des gestes comme un furieux, agitant ses bras et ses jambes. Tout à coup prenant sa lance à deux mains, il la jeta de toute sa force contre les Espagnols, puis se retira précipitamment. Il fut heureux pour lui que dans ce moment les Espagnols n’eussent pas d’arquebuse prête à tirer ; on le menaça de la voix, ce qui ne l’empêcha pas de revenir à la charge.

Quiros, qui était sur le pont, s’efforçait de gagner la bienveillance des Indiens par des présens et des marques d’amitié, et les invitait à monter à bord. Informé de ce qui se passait à l’arrière, il y alla. L’intrépidité de l’Indien l’étonna. Un coup de mousquet tiré en l’air ne put intimider cet insulaire. Il n’en parut que plus arrogant, et s’approcha de très-près pour porter un coup plus sûr. Mais, au moment où il voulait lancer sa pique, un coup de feu l’étendit sans vie.

À l’instant, soixante Espagnols descendirent dans les canots pour dégager la corvette que les Indiens entouraient. Ceux-ci essayèrent d’abord de la couler à fond, ensuite ils attachèrent à son avant une corde, que d’autres Indiens restés à terre tiraient de toutes leurs forces. La mousqueterie des canots les fit renoncer à leur tentative. Ils sautèrent dans la mer, et regagnèrent le rivage dans le plus grand désordre. Les canots, ne voyant point d’endroit propre au débarquement, revinrent à bord. La corvette se rapprocha de l’île, et les ordres furent donnés pour descendre à terre le lendemain, afin d’y faire du bois et de l’eau.

Les chaloupes n’abordèrent qu’avec beaucoup de peine ; mais cet obstacle de la nature ne fut pas le plus difficile à vaincre. À l’instant où les Espagnols mettaient pied à terre, cent cinquante Indiens coururent à eux lances baissées. Une décharge de mousqueterie les fit fuir plus vite qu’ils n’étaient venus. Les Espagnols, descendus à terre, marchèrent en bon ordre vers un village, d’où l’on vit sortir une douzaine de vieillards portant des torches de bois résineux allumées ; c’est parmi eux un signe de paix. Ils firent entendre que les autres s’étaient enfuis dans un bois voisin, où ils avaient déjà caché leurs femmes et leurs enfans, près d’une lagune d’eau salée que la mer inonde pendant le flux.

Un Indien fit, en cet endroit, une action vraiment héroïque. À la vue des Espagnols, il sortit du bois, s’avança pour charger sur ses épaules un autre Indien blessé, et se hâta de fuir avec ce fardeau. Cet exemple de courage et d’amitié fut admiré des Espagnols. Cependant, les vieillards tremblans étaient prosternés aux pieds des Espagnols avec leurs torches et des rameaux verts. L’un d’eux, remarquable par sa taille et sa belle figure, présenta un de ces rameaux aux Espagnols. Torrès, qui les commandait, fit signe à celui des vieillards qui paraissait le plus dispos de conduire la troupe du côté où il y avait de l’eau, et en même temps lui présenta un habit de taffetas qu’il accepta avec des marques de contentement. Le vieillard se mit aussitôt en marche, et fut suivi de Torrès avec quinze hommes ; les autres restèrent dans le village. Les Espagnols éprouvèrent une joie bien vive à la vue d’un large ruisseau ; mais quel fut leur chagrin d’en trouver l’eau saumâtre ? Ils rencontrèrent en ce lieu un Indien qui avait une écale de coco pleine d’eau fraîche ; on lui demanda où il l’avait prise ; il fit entendre que c’était au delà de la lagune. Torrès détacha sept soldats avec l’insulaire pour aller reconnaître la source.

Les Indiens, qui s’étaient retirés du côté de la lagune, voyant venir les Espagnols, s’avancèrent au-devant d’eux en leur faisant des signes d’amitié, surtout les femmes : elles étaient d’une rare beauté, mais la fraîcheur et l’éclat de leur teint frappa surtout les Espagnols. Elles étaient vêtues de nattes de palmier très-fines, qui leur tombaient depuis les hanches jusqu’aux pieds ; une autre leur couvrait les épaules et descendait à la ceinture.

Les Espagnols arrivèrent avec leur guide à la source d’eau douce, dont le filet était si petit, qu’il ne pouvait suffire aux besoins de la flotte ; ils informèrent de ces particularités Torrès, qui dépêcha un soldat à la troupe restée sur le rivage pour qu’elle en instruisît le général. Ce soldat, qui n’était armé que de son épée, fut attaqué en chemin par une dizaine d’insulaires armés de bâtons et de pieux pointus et durcis au feu. Le soldat, sans se laisser intimider, mit l’épée à la main, et, tout en se défendant bravement, appela ses compatriotes à son secours. Les Espagnols, attirés par ses cris, firent feu sur les Indiens, en tuèrent cinq, d’autres furent blessés et prirent la fuite. Un de ceux qui périt fit des prodiges de valeur. Nu et armé seulement d’un bâton, il se défendit long-temps contre vingt Espagnols qui l’attaquaient à coups de sabre. Il maniait son bâton avec tant d’adresse et de force, qu’aucun soldat n’osait l’approcher ; il blessa plusieurs Espagnols malgré leurs boucliers. Enfin, épuisé de fatigue, accablé par le nombre, percé de coups, il ne cessa de se défendre qu’en tombant raide mort, laissant les Espagnols dans l’admiration de son courage et dans le regret d’avoir ôté la vie à un homme qui combattait si vaillamment. Réunis en corps, ils s’avancèrent vers la première retraite des Indiens pour tirer d’eux des provisions ; tous avaient pris la fuite. On n’aperçut qu’un vieillard qui s’éloignait avec sa femme. On se mit à leur poursuite. L’homme, voyant qu’il lui était impossible d’échapper, fit cacher sa femme dans un bois voisin. On l’atteignit, et on l’emmena dans l’espérance de tirer de lui quelques éclaircissemens sur le pays. Alors la femme arriva, et fit entendre qu’elle aimait mieux mourir avec son mari que de se sauver seule. Ce trait de générosité toucha les Espagnols ; ils remirent les deux époux en liberté, et retournèrent à leurs embarcations.

La mer brisait sur le rivage avec tant de violence, que les Espagnols ne purent se rembarquer qu’avec beaucoup de peine. Le canot de l’amirante chavira ; ceux qui étaient dedans se jetèrent à la nage. Ce ne fut qu’avec des peines extrêmes qu’on parvint à le retourner. Il fallut laisser à terre les fruits, les nattes et divers objets que l’on avait pris dans les maisons des Indiens. Tout ce que l’on put faire fut de sauver les armes. Cette île, que l’on abandonna, parce que l’on n’y trouva ni mouillage commode ni eau fraîche, fut nommée isla de la Gente hermosa (île de la belle Nation). Quiros, dans un de ses mémoires, la nomme isla de Monterey, nom du vice-roi du Mexique.

On fit voile ensuite pour gagner l’île Santa-Cruz, dont on connaissait les ressources. Après trente-trois jours de navigation, l’on découvrit le 7 avril dans le nord-ouest, une terre haute et noire qui avait l’apparence d’un volcan. L’on n’y put aborder que le 9, et, pour parvenir à la côte, les canots furent obligés de passer au milieu de plusieurs petites îles, qui de loin semblent n’en former qu’une seule. Elles sont situées à la partie orientale de la grande île, dont elles sont assez éloignées pour laisser un canal qui peut recevoir des vaisseaux. C’est dans ce port que, la flotte mouilla par vingt-cinq brasses d’eau. On vit plusieurs maisons entre les arbres et le long du rivage.

Les canots arrivés à la côte trouvèrent des ruisseaux d’eau douce, des plantations de bananiers, de cocotiers, d’autres palmiers, de cannes à sucre, et de diverses racines bonnes à manger. Ils se hâtèrent de porter ces nouvelles agréables aux vaisseaux. Le lendemain, soixante hommes allèrent à terre. À quelque distance des vaisseaux, ils découvrirent en dedans des récifs un îlot qui ne s’élevait pas à plus de cinq ou six pieds au-dessus du niveau de la mer ; il était formé de pierres de corail, et paraissait être l’ouvrage des hommes. On y compta soixante-dix maisons couvertes de feuilles de palmiers, et tapissées de nattes dans l’intérieur. On sut ensuite que c’était un fort où les Indiens se retiraient quand ils étaient attaqués par les habitans des îles voisines, chez lesquels, à leur tour, ils portaient la guerre dans leurs grandes et fortes pirogues avec lesquelles ils pouvaient, en toute sûreté, se risquer en pleine mer.

En approchant du fort, les Espagnols aperçurent près de la côte, des Indiens dans leurs pirogues ; aussitôt ils se mirent sur la défensive. Les insulaires, qui n’avaient que des intentions pacifiques, se jetèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture pour gagner plus promptement la terre, et s’avancèrent vers les Espagnols en leur faisant des démonstrations d’amitié, et, montrant le fort, ils les invitaient à les y suivre. Les Espagnols, de leur côté, craignant qu’un si grand nombre d’hommes robustes ne vinssent à bout de couler les canots à fond, si la fantaisie leur en prenait, se rapprochèrent du rivage, et leur firent signe de s’éloigner. Alors les Indiens se retirèrent, les uns vers le fort, les autres vers les îles. Les Espagnols demandèrent par leurs signaux des renforts à la flotte, et quand ils se virent en force, ils marchèrent vers le village, en bon ordre et avec précaution, pour ne pas tomber dans une embuscade, car tous les Indiens avaient disparu. Ne rencontrant personne, ils retournèrent au rivage, et élevèrent en l’air un linge blanc en signe de paix. Les Indiens, qui semblaient n’attendre que cette invitation pour se rapprocher du fort, y arrivèrent d’un air de gaieté. Leur chef, armé d’un arc et d’un carquois, présenta une branche de palmier à Torrès, et l’embrassa affectueusement. Ses compagnons imitèrent son exemple. Les Espagnols étaient ravis de trouver ces dispositions amicales chez les habitans d’un pays où l’on trouvait du bois, de l’eau et des provisions dont ils avaient un besoin si pressant.

Deux vieillards survenus dans ces entrefaites laissèrent leurs armes dans leurs pirogues, et, se tenant par la main, vinrent saluer les Espagnols d’un air de satisfaction. On comprit par leurs gestes que l’un des deux était le père de leur chef, nommé Taliquem. Les insulaires regardaient avec curiosité les armes et les habits des Espagnols, qui à leur tour admiraient le belle taille, la force et l’agilité de ces Indiens. Tous demeuraient paisibles ; bientôt le chef les dispersa, ne conservant auprès de lui que deux insulaires et son fils pour la garde du fort.

Les Espagnols, se voyant en sûreté, songèrent à se reposer après tant de fatigues. On posa deux corps de garde, l’un sur le rivage, l’autre sur une place dans le milieu du fort. Le reste de la troupe mit bas les armes et se répandit dans les bois pour y cueillir des fruits. Les Indiens portèrent dans leurs pirogues à la flotte le bois et l’eau dont elle avait besoin. C’était le second dimanche après Pâques ; on dressa un autel dans une maison du fort ; la messe y fut célébrée, et la plupart des gens de l’équipage communièrent.

Au bout de huit jours, la flotte s’étant munie de tout ce dont elle avait besoin, fit ses dispositions pour remettre à la voile : alors la paix fut troublée. Les Espagnols, pensant qu’il leur serait utile pour la suite de leur voyage d’avoir à leur bord quelques Indiens qui pussent leur servir de guides et d’interprètes, en arrêtèrent quatre. Le chef, qui fut informé de cet attentat commis par des hommes qu’il avait bien accueillis, accourut avec son fils à bord pour réclamer ces quatre Indiens. N’ayant pu rien obtenir, il s’en retournait fort triste, lorsqu’il aperçut le canot qui amenait ces quatre malheureux. À la vue de leur chef, ils fondirent en larmes, et poussèrent des cris lamentables. Le chef, déterminé à risquer sa vie pour leur liberté, donna aussitôt à ses pirogues le signal de l’attaque ; mais le bruit d’un coup de canon tiré à poudre les effraya tellement, que le chef, témoignant par un geste aux captifs qu’il n’était pas en son pouvoir de les délivrer, s’éloigna d’eux la larme à l’œil.

Les naturels appelaient cette île Taumaco. Leur brave chef nommé Toumay avait fait entendre à Quiros qu’il trouverait un grand continent par une latitude plus méridionale que onze degrés, qui est celle de Santa-Cruz, et qu’en dirigeant sa route vers le sud il trouverait Manicolo, grande terre très-fertile, très-peuplée, qui se prolonge dans le midi. Il lui apprit aussi le nom de soixante îles qui n’étaient pas fort éloignées de Taumaco. Il paraît que sur ces indications Quiros, après quelques jours de navigation à l’ouest, dirigea sa route vers le sud pour aller à la recherche de cette terre de Manicolo, que Toumay lui avait dépeinte comme fertile en productions de tout genre, riche en plantes, en animaux, et dont les côtes abondaient en nacre de perles et en perles.

Quiros quitta l’île de Taumaco le 16 avril ; mais les vents contraires l’empêchèrent de beaucoup s’éloigner de la côte. Le lendemain, un des insulaires arrêtés sauta par-dessus bord, ce qui obligea de garder à vue celui qui restait sur la capitane ; les deux autres étaient à bord de l’amirante.

Le 21 avril, au soir, on eut connaissance d’une terre dans le sud-est ; on manœuvra, pour s’en approcher avec précaution pendant la nuit. Torrès alla la reconnaître dans un canot ; il n’y découvrit aucun mouillage pour la flotte. Les Indiens avec lesquels il communiqua lui firent présent de fruits et d’une pièce d’étoffe tissue de feuilles de palmier. Il apprit d’eux que l’île se nommait Tucopia, et qu’en dirigeant sa route vers le sud, il rencontrerait de grandes terres dont les naturels étaient plus blancs que ceux qu’il avait vus jusqu’alors. Comme cette île n’offrait aucun port à l’abri du vent, l’on ne s’y arrêta pas ; mais l’on reconnut en la côtoyant, qu’elle abondait en arbres fruitiers. À peine on s’éloignait, que l’Indien qui restait sur la capitane trouva l’occasion de sauter dans la mer. Comme on était au nord, et par conséquent au vent de l’île, il ne douta pas qu’il ne parvînt bientôt à gagner le rivage. On en donna avis à l’amirante pour veiller sur ceux qu’elle avait à bord ; mais, malgré la plus vigilante attention de l’équipage, l’un des deux saisit le moment de se jeter à la mer. Un seul resta : esclave à Taumaco, il se trouvait mieux avec les Espagnols.

Le 25 avril, les premiers rayons du jour montrèrent de l’avant une grande terre élevée : on la nomma Nuestra-Señora de la Luz (Notre-Dame de la Lumière) ; c’est le pic de l’étoile de Bougainville (12° sud).

On eut bientôt connaissance d’une autre terre à l’ouest, d’une autre plus grande au sud, et d’une plus grande encore dans le sud-est. Les montagnes de cette dernière, qui s’étendaient à perte de vue, étaient très-élevées. En gouvernant sur celle qui restait à l’ouest, on découvrit, par-dessus et au delà, une autre terre plus grande qui paraissait encore plus haute. La corvette, s’étant approchée de la côte, vit sur la plage les Indiens qui invitaient les Espagnols à descendre à terre en leur montrant les bananiers, les cocotiers, et d’autres arbres qui formaient des bosquets, entre lesquels on apercevait des champs cultivés, arrosés par des ruisseaux d’eau vive.

Quiros, au milieu de ce grand nombre de terres qui se présentaient à la fois à la vue dans différentes directions, se décida à faire route le lendemain sur celle qui restait à l’ouest de Nuestra-Señora de la Luz. Il s’avança vers sa partie méridionale ; mais, avant d’y parvenir, une autre terre, plus grande et plus élevée, se présenta dans le sud-est ; ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre son premier projet. À mesure qu’on approchait de Nuestra-Señora de la Luz, on distinguait des colonnes de fumée qui s’élevaient des sommets de toutes les montagnes. Des pirogues, se détachant de la côte et s’arrêtant auprès des vaisseaux, multipliaient les signes de paix et d’amitié. La capitane expédia une chaloupe armée pour aller à la recherche d’un port. Elle fut bientôt rendue à la côte. Les Espagnols arrivèrent à l’embouchure d’une grande rivière qui coulait à travers les roches et les vallées, et prenait sa source dans les montagnes voisines. Ils virent sur la plage une foule innombrable d’Indiens de trois couleurs distinctes : les uns bronzés, les autres presque noirs, d’autres absolument blancs, avec la barbe et les cheveux blonds ; ce qui les étonna fort, et leur parut un indice de la grande étendue de l’île. Les Espagnols aperçurent aussi sur la plage des cochons qui ne différaient pas de ceux de leur pays.

Les Indiens qui bordaient le rivage faisaient signe aux Espagnols de descendre à terre ; ceux-ci furent donc étonnés de voir un de ces insulaires sortir de derrière un rocher, se jeter dans la mer avec impétuosité, et nager vers les canots sans marquer aucune crainte. Il était grand, robuste et vigoureux ; ses gestes firent craindre qu’il n’eût de mauvais desseins ; on s’en saisit et on le fit prisonnier ; il portait des bracelets de dents de sanglier. On soupçonna qu’il était un des chefs du pays, ce qui fut confirmé.

En même temps, plusieurs pirogues entouraient la corvette qui était près du rivage ; un Indien consentit à monter à bord : aussitôt on lui mit les fers aux pieds, de peur qu’il ne se sauvât, et l’on se hâta d’arriver à la capitane, qui était à trois lieues au large. L’Indien, se voyant prisonnier, devint furieux, rompit sa chaîne, s’élança dans la mer, et nagea vers la côte. La nuit ne permit pas de le poursuivre ; la corvette continua son chemin.

Cependant on avait amené à Quiros l’Indien fait prisonnier par un des canots. Le commandant ne négligea rien pour le rassurer, le reçut avec bonté, donna ordre de le bien traiter, de lui faire présent d’habits, et de le ramener le lendemain à terre. Sur ces entrefaites, le bâtiment prolongeait le rivage à petites voiles, n’ayant que peu de vent ; vers dix heures du soir, l’officier de quart entendit une voix dans la mer : on y courut ; c’était l’Indien qui avait rompu ses fers ; accablé de lassitude, hors d’état de gagner le rivage, il criait au secours, aimant mieux tomber entre les mains des Espagnols que de se noyer ; on le retira de l’eau, on lui ôta la chaîne qu’il avait encore au pied ; enfin, pour le consoler, on le conduisit à son compagnon ; ils passèrent la nuit ensemble.

Le lendemain, Quiros ordonna qu’on leur taillât la barbe et les cheveux ; on leur mit à chacun un habit de taffetas couleur de rose ; on leur donna plusieurs pièces de la même étoffe ; le capitaine les embrassa cordialement et les renvoya à terre dans sa chaloupe. Le chef, pénétré de reconnaissance, fit mettre dans la chaloupe des cochons, des régimes de bananes, des racines comestibles, et toutes sortes de fruits.

Ces insulaires ne virent pas partir les Espagnols sans regrets. La chaloupe continuant à longer la côte pour en faire la reconnaissance, passa à la vue de plusieurs villages qui parurent très-peuplés. Les habitans de cette partie de l’île, qui étaient d’une couleur plus foncée que les premiers, annoncèrent d’abord comme ceux-ci des dispositions pacifiques ; mais ils donnèrent bientôt une preuve de leur perfidie. Après avoir fait retirer leurs femmes dans un bois voisin, ils décochèrent sur la chaloupe une grêle de flèches dont un Espagnol fut blessé. On répondit à cet acte d’hostilité par une décharge de mousqueterie qui les fit repentir de leur témérité.

La nuit obligea la chaloupe de rejoindre la flotte. Comme on voulait reconnaître les terres qu’on avait vues dans le sud-ouest, on fit route dans cette direction, et dans l’après-midi du 30 avril on parvint à l’ouverture d’une grande baie ; la nuit ne permit pas de s’y engager ; mais le lendemain matin la corvette fut détachée avec une chaloupe pour la visiter, et tâcher de découvrir un port. Elle revint dans l’après-midi, et elle rapporta que la baie était fort spacieuse, à l’abri des vents, profonde, et le fond de bonne qualité ; que le peuple qui l’habitait était d’une haute stature ; que plusieurs Indiens s’étaient approchés dans des pirogues, qu’ils avaient paru disposés à la paix, et qu’en signe d’amitié ils avaient distribué aux Espagnols les aigrettes et plumes de héron qui ornaient leurs têtes ; qu’enfin on ne pouvait apercevoir la fin d’une autre baie qui courait dans le sud et le sud-ouest, et que les terres, autant que la vue pouvait porter, semblaient former un amphithéâtre.

Ce rapport répandit la joie dans l’équipage, qui crut voir le terme de ses fatigues. Quiros se décida à faire route pour cette seconde baie, et le lendemain la flotte y laissa tomber l’ancre. Elle reçut le nom de baie de San-Philippe y San-Yago. (Saint-Philippe et Saint-Jacques), en l’honneur des saints du jour, et un port spacieux et commode entre deux embouchures de rivières, où elle alla mouiller le 3, celui de port de la Vera-Cruz (de la vraie Croix). La terre à laquelle il appartient fut nommée Tierra austral del Espiritu Santo, (Terre australe du Saint-Esprit). Une des rivières fut appelée el Jordan (le Jourdain) ; l’autre el Rio de San Salvador (la rivière de Saint-Sauveur.) Ce port, placé à l’abri de tous les vents, offre une perspective ravissante. La terre s’élève en pente douce jusqu’aux montagnes, qui sont couvertes de la plus belle verdure, et séparées par des vallées fertiles.

Les Espagnols descendirent à terre le 4 mai. Le chef du pays, suivi d’une troupe nombreuse, vint à leur rencontre. Il paraissait mécontent de l’arrivée de ces étrangers ; il leur présenta une petite quantité de fruits en leur faisant signe de se rembarquer. Voyant qu’ils continuaient à s’avancer, il traça une ligne sur le sable avec le bout de son arc, et leur enjoignit de ne pas passer outre.

Torrès eut à peine mis le pied au delà de cette ligne, que les Indiens décochèrent leurs flèches contre les Espagnols ; ceux-ci répondirent par des coups de fusil. Le chef des Indiens et quelques autres furent tués ; le reste prit la fuite vers les montagnes. Durant le séjour des Espagnols dans ce port, ils firent plusieurs excursions dans l’intérieur de l’île, tant pour se procurer des vivres, dont ils commençaient à manquer, que pour amener les Indiens à la paix ; mais ils ne purent jamais entrer en conférence avec eux. Toujours les insulaires se tenaient en embuscade dans les bois pour attaquer les Espagnols. Le succès néanmoins ne répondit pas à leur attente, car les branches rompaient le coup de leur flèches, tandis qu’elles les paraient mal des balles de fusil.

Toutefois les Espagnols purent se délasser de leurs fatigues. Ils célébrèrent le service divin dans une cabane de verdure placée à l’extrémité d’une belle allée d’arbres ; ils firent la procession de la Fête-Dieu, élevèrent une croix et prirent possession du pays au nom de Philippe iii. Un de leurs détachemens étant un jour allé à la découverte pour chercher des fruits, aperçut du haut d'une montagne un beau vallon qu’il traversa, et gagna une autre montagne à deux lieues de la côte, où le bruit du tambour excita la curiosité des Espagnols. Ils s’approchèrent en silence du village d’où il venait, et où les habitans dansaient gaiement sans aucune défiance. Les insulaires, se voyant surpris, se retirèrent précipitamment vers les montagnes, abandonnant leurs maisons, leurs femmes et leurs enfans ; mais on jugea bientôt qu’ils n’avaient fui que parce qu’on les avait trouvés sans armes. Les Espagnols, restés maîtres du village, ne s’arrêtèrent pas à caresser les femmes ; ils entrèrent dans les maisons, enlevèrent trois jeunes enfans, quatorze cochons et d’autres choses à leur usage, et reprirent à la hâte le chemin de leurs canots, dans la crainte d’être surpris à leur tour par les insulaires dans un lieu trop éloigné du secours de leurs vaisseaux. Ils repassaient dans le vallon lorsqu’ils entendirent de nouveau les cris des insulaires, accompagnés du bruit de leurs tambours. Se sentant poursuivis de près, ils doublèrent le pas jusqu’au penchant de la montagne, et, malgré la fatigue qui les accablait, ils en gagnèrent le sommet avec toute la diligence dont ils furent capables. La nécessité de reprendre haleine les obligea de s’y arrêter. Les Indiens s’avancèrent en poussant leurs cris ordinaires, et lancèrent une grêle de flèches qui ne blessèrent personne. Les coups de fusil qu’on leur tira, et qui en blessèrent plusieurs, les forcèrent à reculer. Bientôt ils revinrent à la charge, et poursuivirent jusqu’auprès du rivage les Espagnols, qui étaient obligés de temps en temps de faire volte-face pour recharger leurs mousquets et faire feu. La crainte de leurs armes ne portait pas les insulaires à lâcher prise ; lorsqu’ils n’eurent plus de flèches, ils se campèrent sur les pointes des rochers, d’où ils lançaient de grosses pierres aux Espagnols, un soldat en fut blessé. Les Indiens n’abandonnèrent la partie que lorsqu’ils entendirent le bruit du canon des vaisseaux, et qu’ils virent les Espagnols accourir au secours de leur détachement.

On essaya de sortir du port de la Vera-Cruz ; mais il fallut bientôt y rentrer ; un si grand nombre de matelots tombèrent tout à coup malades, qu’il n’en restait plus assez pour la manœuvre. Cet accident fut attribué aux derniers poissons de la baie dont on avait mangé en grande quantité. La flotte ressemblait à une ville frappée de la peste. Néanmoins tous les malades recouvrèrent la santé. Durant ce second séjour on fit aussi quelques descentes dans l’île, et l’on relâcha les enfans enlevés dans le village, dans l’espérance qu’ils aideraient au rétablissement de la paix avec les insulaires ; mais cette attente fut déçue.

Les Espagnols appareillèrent pour la seconde fois le 5 juin ; un coup de vent sépara les vaisseaux de la flotte. La capitane essaya en vain de regagner la baie. Incapable de soutenir la mer, elle dériva considérablement. Quiros, contrarié par les vents d’ouest, chercha inutilement l’île de Santa-Cruz de Mendaña ; son projet était de se rendre ensuite à la Chine, mais ayant éprouvé de grandes contrariétés de temps, et son vaisseau étant en mauvais état, il fut décidé dans un conseil général qu’on abandonnerait ce projet, et qu’on ferait route pour la Nouvelle-Espagne. La traversée fut très-pénible, et ce ne fut qu’après avoir échappé à de grands dangers que la capitane atteignit le port de la Nativité au Mexique, le 3 octobre 1606, neuf mois après son départ du Callao.

Quiros s’embarqua ensuite pour l’Espagne. Il présenta au roi un mémoire dans lequel il donne une description détaillée des terres qu’il a découvertes. Il dit à Philippe iii que l’idée qu’il a conçue de l’étendue de ces terres est fondée sur ce qu’il a vu de ses propres yeux, et sur le rapport que Torrès, qui commandait sous ses ordres, a fait à sa majesté. « D’après son témoignage et le mien, ajoute-t-il, votre majesté peut être certaine que l’étendue de ces terres surpasse celle de l’Europe, de l’Asie mineure, de la mer Caspienne et de la Perse ensemble, avec toutes les îles de la Méditerranée et de l’Océan, y compris l’Angleterre et l’Irlande. » Plus bas il ajoute que ces terres inconnues occupent le quart de la surface du globe ; l’exagération est forte ; elle vient sans doute de ce que Quiros était persuadé que toutes les îles et les terres qu’il avait vues, tant dans son dernier voyage que dans celui qu’il avait fait avec Mendaña en 1595, appartenaient à un grand continent qui, s’étendant de l’équateur au pôle antarctique, se prolongeait de l’est à l’ouest jusqu’au voisinage de l’Asie. Après avoir vanté la douceur du climat, la fertilité et tous les autres avantages de cette terre australe dont les contours ont long-temps figuré sur les cartes, Quiros termine son mémoire par une longue et ardente supplique dans laquelle il résume et accumule tous les motifs qui peuvent intéresser l’ambition, la vanité, l’avarice et la dévotion du monarque, et l’engager à former un grand établissement dans les îles dont il a pris possession au nom de sa majesté catholique, et il n’oublie pas les croix qui furent plantées à cette occasion, les processions qui furent faites, les messes qui furent chantées pour consacrer cet acte d’injustice et de violence : les Européens se sont persuadé pendant deux siècles, observe avec raison Fleurieu, qu’en paraissant associer le Dieu de l’univers à l’abus de leur intelligence, de leur industrie et de leur feu, ils légitimaient leur usurpation.

L’archipel du Saint-Esprit a été revu par Bougainville en 1768, et par Cook en 1774 : le premier l’a nommé grandes Cyclades ; le second, New-Hebrides.

Louis Vaz de Torrès, capitaine de l’Amirante, après avoir été séparé de Quiros par la tempête, fit route au nord pour gagner les Philippines, il toucha à plusieurs îles où abondaient l’or, les perles et les épiceries, et suivit pendant huit cents lieues une côte dont il enleva quelques habitans qu’il emmena avec lui ; enfin il arriva aux Philippines, où il rendit compte de ses découvertes. En longeant les terres du sud de la Nouvelle-Guiane, il passa par le détroit qui sépare ce pays de la Nouvelle-Hollande ; mais cette découverte resta ignorée, parce que la relation de Torrès ne devint pas publique. Cook, dans le dix-huitième siècle, croyant être le premier qui franchissait le détroit, lui imposa le nom de son vaisseau l’Endeavour ; il est juste de lui rendre celui de Torrès.