Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre XIII

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CHAPITRE XIII.

Dampier.

Dampier s’est acquis une juste réputation par le nombre et l’étendue de ses courses, par ses profondes observations sur les vents, les marées, les courans, les variations de l’aiguille aimantée, et sur toutes les propriétés des régions qu’il a parcourues. Voué par goût à la navigation dès ses plus jeunes années, il fit d’abord un voyage à Terre-Neuve. Le froid rigoureux qu’il éprouva dans les parages embrumés de cette île le dégoûta des courses vers le nord. Il fit ensuite une campagne dans les Indes orientales ; puis, en 1675, se trouvant à la Jamaïque, il prit parti avec les coupeurs de bois de Campêche ; et, malgré les fatigues continuelles qu’il lui fallut endurer dans ce métier, il resta trois ans avec eux. Il revint à Londres en 1678, et en repartit en 1679, dans l’intention de retourner à la baie de Campêche ; mais il rencontra des flibustiers à la Jamaïque : tout l’équipage de son navire les suivit ; il fit comme les autres. Le genre de vie de ces aventuriers avait de l’attrait pour lui. Il traversa dans leur compagnie l’isthme de Darien, et s’associa à leurs courses dans le grand Océan. Il était sur le bâtiment du capitaine Sharp. Après qu’ils se furent emparés d’Ylo, petite ville sur la côte du Pérou, ils allèrent à l’île de Juan Fernandès. Durant leur séjour le capitaine Sharp, du consentement unanime des flibustiers, fut dépouillé du commandement, parce qu’on était mécontent de sa bravoure et de sa conduite. Le capitaine Watling fut mis en sa place, et tué bientôt après devant Arica. Des difficultés s’élevèrent sur le choix de son successeur ; le parti de Sharp l’emporta. Dampier, qui jusqu’alors n’avait pas été content de sa conduite, mais n’avait pas manifesté ses sentimens, se mit du côté de ceux qui le quittèrent. Cette troupe, à laquelle on avait donné la pinasse, débarqua le 1er. mai 1681 au nord du golfe Saint-Michel, dans l’isthme de Panama ; traversa cette langue de terre, et arriva le 23 à la mer des Caraïbes. Lionel Wafer, qui a publié une bonne description de l’isthme, était du voyage.

Dampier croisa ensuite avec les flibustiers dans la mer des Caraïbes, et arriva en Virginie au mois de juillet 1682. Il s’embarqua, le 23 août de l’année suivante, sur le bâtiment du capitaine Jean Cook, dont Cowley était pilote. Le 6 février 1684 on passa le détroit de Le Maire. Le 11 mars on attérit à Juan Fernandès. Aussitôt qu’on eut mouillé, plusieurs flibustiers allèrent à terre pour chercher un Indien Mosquite qu’ils y avaient laissé en 1681, parce que les Espagnols les en avaient chassés un peu avant l’attaque d’Arica.

« Cet Indien, ajoute Dampier, avait ainsi vécu seul pendant trois ans dans cette île ; les Espagnols, qui savaient que nous l’y avions laissé, le cherchèrent plusieurs fois sans avoir jamais pu le trouver. Il était dans les bois, à la chasse des chèvres, lorsque le capitaine Watling fit embarquer ses gens à la hâte ; et le navire avait appareillé avant que l’Indien arrivât sur le rivage. Il avait son fusil, un couteau, une petite poire à poudre, et un peu de plomb. Ces munitions épuisées, il trouva le moyen de faire des dents à son couteau, et s’en servit pour scier le canon de son fusil en petits morceaux, dont il fit des harpons, des lances, des hameçons et un coutelas ; il faisait d’abord chauffer les morceaux de fer au feu, et les battait avec sa pierre à fusil, et une partie du canon qu’il durcit, procédé qu’il avait appris des Anglais. Il battait et pliait à sa volonté, avec des cailloux, les morceaux de fer chaud, les sciait avec son couteau dentelé, ou bien les aiguisait en pointe en les frottant pendant long-temps, et les durcissait convenablement suivant l’occasion. Tout ceci paraîtra étrange à quiconque ne connaît pas l’intelligence et l’industrie de ces Indiens ; mais ce n’est rien de plus que ce qu’ils font ordinairement dans leur pays.

» Par le moyen des instrumens qu’il était parvenu à fabriquer, le Mosquite se procura des chèvres et du poisson ; il avait d’abord été forcé de manger du phoque, qui est un mets bien ordinaire ; mais, quand il se fut fait des hameçons, il ne tua des phoques que pour découper leurs peaux en lanières pour des lignes à pêcher. Il avait, à un demi-mille du bord de la mer, une petite hutte couverte en peaux de chèvres. Des peaux semblables, tendues sur des bâtons élevés de deux pieds au-dessus du sol, lui servaient de lits. Les habits qu’il portait, au départ du capitaine Watling, étaient usés depuis long-temps ; il n’avait qu’une peau autour des reins. Ayant aperçu notre vaisseau la veille du jour où nous attérîmes, il le reconnut pour anglais, et tua trois chèvres qu’il fit cuire avec des choux pour nous régaler à notre débarquement. Il se trouva sur le bord de la mer pour nous féliciter de notre heureuse arrivée. Un Mosquite nommé Robin, que nous avions avec nous, sauta le premier à terre, et courant à son camarade, s’étendit à terre devant lui. Celui-ci le releva, l’embrassa, et à son tour s’étendit à plat aux pieds de Robin qui fit la même cérémonie. Nous regardions avec plaisir la surprise, la tendresse et la cérémonie de cette entrevue, qui fut affectueuse de part et d’autre. Les civilités terminées, nous courûmes embrasser celui que nous avions retrouvé, et qui était ravi de joie de voir un si grand nombre de ses anciens amis revenus exprès dans cette île, comme il se le figurait, pour l’en tirer.

» Nous partîmes de Juan Fernandès le 8 avril 1684, au nombre de deux vaisseaux : le nôtre et celui du capitaine Eaton. Nous prîmes quatre bâtîmens espagnols, et nous allâmes relâcher aux îles Gallapagos, parce que nous sûmes par les équipages de nos prises que les habitans de Truxillo, que nous avions le dessein d’attaquer dans l'espoir d’un riche pillage, élevaient un fort pour la défense du rivage.

» Les îles de Gallapagos forment un groupe nombreux, inhabité, situé sous la ligne et à peu de distance de chaque côte. La plus orientale est à cent lieues du continent ; quelques-unes ont sept, huit et dix lieues de long sur trois à quatre de large. Elles sont assez hautes, la plupart plates et unies. Quatre à cinq des plus orientales sont rocailleuses, arides et montueuses, ne produisant ni arbres, ni arbustes, ni herbes, à l’exception de quelques cactus, mais non sur le bord de la mer ; dans ces derniers endroits on trouve quelquefois des buissons de mangliers, dont le bois est très-bon à brûler. Il y a dans ces îles arides de l’eau dans des étangs et des trous entre les rochers. Quelques-unes de ces îles sont généralement basses et unies, le terrain y est plus fertile, et produit des arbres qui nous sont inconnus. Parmi les îles les plus occidentales on en voit qui ont neuf à dix lieues de long sur six à sept de large ; le sol y est noir et profond ; il y croît de grands arbres, surtout des mammés qui forment des bocages. Ces grandes îles offrent des rivières assez grosses, et plusieurs des petites, des ruisseaux de bonne eau. Quand les Espagnols découvrirent ces îles, ils y trouvèrent des quantités de guanos et de tortues de terre ; ce qui fit donner le nom de Gallapagos à ce groupe. Je ne crois pas qu’il y ait de lieu au monde où ces animaux soient si abondans. Les guanos sont les plus gras et les plus gros que j’aie jamais vus, et si peu farouches, qu’un homme en peut tuer vingt à coups de bâton en une heure de temps. Les tortues de terre sont si nombreuses, que six cents hommes en pourraient vivre uniquement pendant plusieurs mois. Elles sont extraordinairement grosses et grasses, et si délicates au goût, qu’un poulet ne se mange pas avec plus de plaisir. On voit sur ces îles des serpents verts ; je n’y ai pas aperçu d’autres animaux terrestres. Les tourterelles y sont si communes et si familières, qu’un homme en peut tuer près de six douzaines à coups de bâton dans une matinée.

» Ces îles sont séparées par des canaux assez larges pour que les bâtimens puissent y passer ; dans quelques endroits l’eau est peu profonde ; et sur ces bases il croît beaucoup d’herbe à tortue, ce qui procure à ce groupe une abondance extrême de l’espèce de tortues de mer appelées tortues vertes.

» L’air de ces îles est assez tempéré, si l’on considère leur position sous la ligne. Il y règne constamment une brise de mer fraîche pendant toute la journée, et des vents qui rafraîchissent l’air pendant la nuit ; la chaleur n’y est par conséquent pas si forte que dans la plupart des lieux situés près de l’équateur. La saison des pluies est en novembre, décembre et janvier. Alors le temps y est souvent sombre, et les éclairs et le tonnerre y sont fréquens. Quelquefois, avant ces mois-là, il tombe des pluies modérées qui rafraîchissent la température ; en mai, en juin et en août, le temps est constamment beau.

» Nous ne restâmes qu’une nuit près d’une de ces îles situées sous l’équateur, parce que nos prises ne purent pas y mouiller. Après nous être bien rafraîchis de tortues de terre et de mer, nous en partîmes le lendemain pour aller à une autre île qui n’en est éloignée que de deux lieues ; elle est de même rocailleuse et stérile. Dès que nous eûmes mouillé, l’on dressa une tente pour le capitaine Cook, qui était malade. Notre séjour en ce lieu fut de douze jours. Nous mîmes à terre environ cinq mille paquets de farine tirés d’une de nos prises, afin de pouvoir les y retrouver en cas de besoin. Un de nos prisonniers indiens nous dit qu’il était né à Rialeja, sur la côte de Guatimala, et s’engagea à nous y conduire. Les détails qu’il nous donna sur la force et la richesse de ce lieu nous déterminèrent à y aller.

» Le 12 de juin nous mimes à la voile, et nous allâmes d’abord toucher à l’île des Cocos, tant pour y déposer la farine que parce qu’elle était sur notre chemin. Les Espagnols lui ont donné le nom qu’elle porte à cause de la quantité de cocotiers dont elle est couverte. Elle est inhabitée, assez haute dans le centre, où il ne croît pas d’arbres ; on y voit en revanche une belle verdure ; elle à près de huit lieues de tour. Sa situation est à 5° 15′ au nord de l’équateur. Les rochers dont elle est entourée la rendent presque inaccessible ; il n’y a qu’un petit port à la côte nord-est ; il est bon et sûr ; un joli ruisseau d’eau fraîche s’y jette dans la mer.

» Nous eûmes très-beau temps et de petits vents dans notre traversée, et au commencement de juillet nous eûmes connaissance du cap Blanc sur la côte du Mexique. Nous en étions à trois lieues lorsque, le capitaine Cook mourut. On alla l’enterrer à terre. Édouard Davis, notre quartier-maître, fut élu tout d’une voix pour lui succéder. Une tentative pour nous emparer de bestiaux dont nous avions besoin échoua. Nous quittâmes le 20 juillet la baie de la Caldera, où nous étions mouillés avec le capitaine Eaton.

» Le voisinage de Rialeja se reconnaît à un volcan très-élevé dont le sommet est aigu. Le port peut contenir deux cents bâtimens ; il communique avec la ville, qui en est éloignée de deux lieues, par deux criques très-étroites, bordées de mangliers ; le pays de chaque côté est inondé. L’entreprise sur Rialeja manqua ; nous nous séparâmes du capitaine Eaton. »

Davis alla ensuite croiser sur la côte du Pérou, du côté de Payta et de Guayaquil. Le 2 octobre il rencontra le capitaine Swan, avec lequel il s’associa. Ils brûlèrent Payta ; les deux bâtimens firent de riches prises, et remontèrent au nord, répandirent la terreur à Panama, furent joints par d’autres flibustiers, et allèrent attaquer la ville de Léon, dans le royaume de Guatimala, à vingt milles de la mer. Le gouverneur ne voulut pas entendre parler de rançon. La ville fut livrée aux flammes. Les flibustiers pillèrent ensuite les environs de Rialeja, et brûlèrent cette ville.

Davis et Swan ayant rompu leur société, Dampier s’embarqua dans le bâtiment de ce dernier, parce que Davis avait le projet de retourner à la côte du Pérou, et qu’au contraire Swan se proposait d’abord de remonter au nord, autant qu’il lui serait possible, le long de la côte du Mexique, que Dampier désirait connaître, et ensuite de faire voile pour les Indes orientales.

Les flibustiers firent plusieurs descentes sur la côte du Mexique, et se procurèrent ainsi des vivres. Ils essayèrent vainement de surprendre un riche navire dans le port d’Acapulco, et ne furent pas plus heureux dans une entreprise contre Colima. Alors ils résolurent de croiser devant le cap Corrientes, pour y attendre le galion qui allait à Manille. Ce riche butin leur échappa. Ils s’étaient trop long-temps arrêtés en différens endroits de la côte pour y prendre des provisions, et, durant cet intervalle, le bâtiment avait fait route à l’est. Diverses tentatives sur la côte voisine du cap Corrientes ne produisirent qu’une quantité de maïs qui ne suffisait pas pour l’approvisionnement complet du bâtiment. Les Espagnols lui tuèrent beaucoup de monde dans une attaque qu’il tenta contre Santa-Pecaque, ville de la province de Culiacan, où il espérait faire un riche butin. Cet échec découragea les flibustiers de toute entreprise ultérieure dans ce pays.

Swan caréna son vaisseau aux îles Sainte-Marie, situées à vingt lieues au nord-est du cap Corrientes. Ce sont des îlots rocailleux et inhabités. Pendant qu’on radoubait le bâtiment, le capitaine proposa le voyage des Indes. « Plusieurs d’entre nous, dit Dampier, étaient très-contens de faire ce voyage ; mais d’autres crurent, tant leur ignorance était grande, qu’il les mènerait hors du monde ; car les deux tiers de nos gens ne s’imaginaient pas qu’on pût trouver un chemin semblable. Cependant il finit par obtenir leur consentement.

» Le 26 août 1686, nos bâtimens étant réparés, nous allâmes faire de l’eau dans la vallée de Balderas, sur le continent, parce que l’île en est dépourvue. Celle de cette vallée était saumàtre ; il fallut nous en pourvoir dans une petite baie plus proche du cap Corrientes. Ainsi munis de provisions, nous n’eûmes plus qu’à poursuivre notre expédition pour les Indes orientales, pleins d’espoir d’y être plus favorisés de la fortune que nous ne l’avions été sur la côte septentrionale du Mexique. Nous nous laissâmes aisément persuader de faire le voyage des Indes orientales, parce que nous comptions bien nous dédommager de nos mauvais succès ; mais, pour rendre justice au capitaine Swan, je dois dire que son dessein n’était pas d’aller dans ces régions comme flibustier. Il avait le projet, comme il me l’a souvent assuré lui-même, d’embrasser la première occasion qui se présenterait de retourner en Angleterre ; c’est pourquoi il fit semblant de se rendre au sentiment d’une partie de son équipage, qui avait envié d’aller croiser à Manille, parce qu’il comptait trouver le moyen de quitter le métier de flibustier. »

Cependant, quand l’équipage du capitaine Swan eût plus sérieusement considéré la longueur du chemin du lieu où l’on était aux îles Mariannes, la plupart de ses gens furent presque rebutés d’un tel dessein. « Nous n’avions pas pour soixante jours de vivres, continue Dampier, à ne donner à chacun qu’un peu plus d’une pinte de maïs par jour. Il ne nous restait pour provision que ce maïs ; encore étions-nous infestés par une quantité de rats que nous ne pouvions pas empêcher d’en manger une partie ; et avec le maïs nous avions encore du poisson salé pour trois repas. Cependant l’espérance que le capitaine donna de croiser à la hauteur de Manille et d’y faire de riches captures fit fermer les yeux sur le danger de parcourir une distance de deux mille quatre cents lieues avec si peu de provisions. Le vent nous favorisa. Nous portâmes toutes nos voiles, et nous fîmes chaque jour beaucoup de chemin. Après vingt jours de route, nos gens, voyant que nous avancions avec rapidité, et que, selon toutes les apparences, le bon vent et le beau temps continueraient, demandèrent que leur ration journalière fût augmentée. Malgré sa répugnance, Swan fut obligé d’y consentir. Nous étions réduits à dix cuillerées de maïs bouilli chacun, et une seule fois le jour, au lieu qu’auparavant on nous en distribuait huit fois. Je suis persuadé que cette diète forcée me fit grand bien, quoique mes compagnons s’en trouvassent affaiblis, car je sentais revenir mes forces ; et une hydropisie dont j’avais été attaqué à la suite d’une fièvre se dissipa. Cependant je buvais trois fois, de vingt-quatre en vingt-quatre heures ; mais plusieurs de nos gens ne buvaient qu’une fois en neuf ou dix jours, et quelques-uns en douze jours. Il y en eut même un qui fut dix-sept jours sans boire ; et il dit, quand il but, qu’il n’était pas altéré ; cependant il ne laissait pas d’uriner tous les jours, tantôt plus, tantôt moins.

» C’est quelque chose d’extraordinaire que durant tout ce voyage nous ne vîmes pas un seul poisson, pas même de poissons volans, ni aucune sorte d’oiseaux, qu’une seule fois. À 1660 lieues du cap Corrientes, nous aperçûmes un grand nombre de boubies ; nous crûmes qu’ils venaient de certains rochers dont nous savions, par nos cartes marines, que nous n’étions pas éloignés, mais dont nous n’eûmes pas connaissance.

» Après avoir parcouru mille neuf cents lieues, suivant notre calcul, qui est ce que les Anglais comptent du cap Corrientes à Guam, nos gens commencèrent à murmurer contre le capitaine Swan, qui leur avait fait entreprendre le voyage ; mais il continua de les payer de belles paroles, et leur dit que le compte des Espagnols, qui estimaient la distance à deux mille quatre cents lieues était peut-être le meilleur, et que, comme il y avait apparence que le vent favorable continuerait, un peu de temps mettrait fin à nos peines.

» En approchant de l’île, nous eûmes une petite pluie, et l’air se couvrit de nuages du côté de l’ouest, signe manifeste que nous n’étions pas loin de terre ; car dans ces climats, entre les tropiques ou à peu de distance, où les vents alisés soufflent constamment, les nuages, qui passent rapidement en l’air, semblent pourtant suspendus près de l’horizon, sans beaucoup de mouvement ou de changement dans les points où la terre n’est pas éloignée ; j’ai souvent fait cette observation, surtout lorsque la terre est élevée ; car alors on voit les nuages suspendus sans aucun mouvement sensible.

» Le 20 de mai notre chaloupe, qui était à peu près à trois lieues en avant de nous, passa sur une basse de rochers au-dessus de laquelle il n’y avait que trois brasses d’eau, et le poisson y nageait en abondance autour des rochers ; ce qui fit penser à nos gens qui la montaient, que la terre n’était pas éloignée ; ils tournèrent donc le cap au nord, et, après avoir passé la basse, mirent en travers pour nous attendre. Ayant, d’après leur indication, changé notre route de l’ouest au nord, nous aperçûmes à notre grande joie l’île de Guam, à environ huit lieues de distance.

» Ce fut un bonheur pour le capitaine Swan que nous vissions cette île avant la fin de nos provisions, dont nous n’avions plus que pour trois jours ; car j’ai appris depuis que l’équipage avait formé le projet de le tuer le premier et de le manger quand les vivres seraient épuisés, et, ensuite tous ceux qui avaient été d’avis d’entreprendre cette traversée. C’est pourquoi le capitaine Swan me dit, quand nous fûmes à Guam : Ah, Dampier ! vous leur auriez fait faire un méchant repas.

» L’île de Guam ou Guahon, comme les naturels prononcent ce nom, est une des îles Ladrones, et appartient aux Espagnols ; ils y ont un petit fort. C’est là que se rafraîchissent les bâtimens des Philippines qui font la navigation d’Acapulco à Manille ; mais pour le retour les vents ne leur laissent pas aisément prendre cette route. Les Espagnols ont donné à Guam le nom d’île Marie ; elle a environ douze lieues de long sur quatre de large. Elle est passablement élevée.

» Le 21 mai nous jetâmes l’ancre sur la côte occidentale de Guam, à un mille de terre. À une certaine distance l’île parait plate et unie ; mais, quand on en approche, on voit que ses côtes s’élèvent en pente, et que le côté oriental, qui est le plus haut, est défendu par des rochers escarpés contre lesquels vient se briser la violence des lames poussées continuellement par le vent alisé. De ce côté il n’y a pas de mouillage. La côte occidentale est assez basse, et coupée de petites anses sablonneuses que séparent des pointes de roches. Le terrain est rougeâtre, sec et médiocrement fertile ; les principaux fruits qu’il produit sont le riz, les ananas, les melons d’eau, les melons musqués, les oranges, les citrons, les cocos et les fruits à pain.

» Peu de temps avant notre arrivée à Guam, les naturels s’étaient soulevés contre les Espagnols pour les exterminer, et en avaient tué plusieurs ; mais le gouverneur, aidé de ses soldats, avait fini par les vaincre et les chasser du fort. Alors, voyant leur projet échoué, ils détruisirent les plantations et s’en allèrent dans les autres îles de l’archipel. Le nombre des Indiens, qui s’élevait auparavant à peu près à quatre cents, était en conséquence réduit à cent. Ceux-ci, qui n’avaient pas pris parti dans la conspiration, n’en étaient pas mieux disposés pour les Espagnols ; car ils nous proposèrent de nous mener au fort, et de nous aider à nous emparer de l’île ; mais le capitaine Swan ne fut pas d’avis d’y chagriner les Espagnols.

» Nous n’avions pas encore jeté l’ancre, qu’un prêtre vint de nuit près du bord dans un canot avec trois Indiens. Ils nous demandèrent qui nous étions et d’où nous venions : nous leur répondîmes en espagnol que nous étions Espagnols, et que nous venions d’Acapulco. L’obscurité de la nuit les empêcha de voir la construction de notre vaisseau et de nous reconnaître. Nous les accostâmes ; aussitôt ils s’aperçurent de leur méprise et voulurent s’échapper ; mais nous les contraignîmes à monter à bord. Le capitaine Swan reçut le prêtre très-poliment, le conduisit dans la chambre, et lui dit que le manque de vivres l’avait engagé à s’approcher de l’île ; qu’il n’y venait point en ennemi, mais s’y présentait comme ami, pour y acheter avec son argent les choses dont il avait besoin. Il finit par le prier d’écrire au gouverneur pour l’instruire de toutes ces particularités, et lui déclara qu’il le gardait en otage jusqu’à ce qu’on lui eût fourni des provisions. Le prêtre répondit au capitaine qu’elles étaient rares dans l’île, mais qu’il était persuadé que le gouverneur ferait son possible pour nous satisfaire.

» Le lendemain matin les Indiens qui avaient amené le prêtre dans le canot furent envoyés au gouverneur avec deux lettres, une du prêtre, et une autre très-polie du capitaine Swan, accompagnée d’un présent de quatre aunes de drap écarlate, avec une pièce de galon d’or et d’argent fort large. À onze heures, le capitaine Swan reçut la réponse du gouverneur qui le remerciait de son présent, et lui promettait de lui fournir la quantité de provisions qu’il lui serait possible de réunir ; et, en témoignage de gratitude, il lui envoyait six cochons d’une petite espèce, mais dont la chair était la plus exquise que j’aie jamais mangée. On les nourrit de l’amande des cocos ; de sorte que leur chair devient aussi ferme que celle du bœuf. Le gouverneur envoya aussi douze melons musqués et autant de melons d’eau. Il fit donner ordre aux habitans d’un village voisin de notre mouillage de cuire chaque jour pour nous autant de fruits à pain que nous en demanderions, et de nous aider à ramasser autant de cocos qu’il nous en faudrait. En outre de ces provisions, le gouverneur nous expédiait tous les jours une pirogue ou deux chargées de cochons et de fruits. Il nous demanda en échange de la poudre, du plomb et des armes ; on se hâta de satisfaire à sa requête. Nous avions un grand et beau chien anglais ; le gouverneur manifesta le désir de le posséder ; le capitaine lui en fit don aussitôt, quoique ce fut contre le gré de plusieurs des gens de l’équipage qui attachaient beaucoup de prix à cet animal. Le capitaine se montrait complaisant envers le gouverneur, parce qu’il espérait obtenir de lui une lettre de recommandation pour des négocians de Manille, son dessein étant d’aller au fort Saint-Georges (Madras), et de là de faire le commerce avec Manille ; mais il cacha ce plan à son équipage.

» Pendant que nous étions mouillés sur cette rade, le vaisseau d’Acapulco arriva en vue de l’île ; nous ne l’aperçûmes pas, parce que le gouverneur le fit avertir de notre présence : il gagna en conséquence le sud de l’île. Les Indiens nous dirent que ce vaisseau était en vue de l’autre côté de Guam ; aussitôt nos gens, excités par cette nouvelle, voulurent lui donner la chasse ; mais le capitaine Swan, qui avait entièrement renoncé aux actes d’hostilité, parvint à calmer leur ardeur.

» Le 30 de mai le gouverneur envoya son dernier présent de vivres, qui fut très-considérable, nous pria de l’excuser de ce qu’il ne pouvait nous en fournir davantage, et en même temps nous avertit que, la mousson de l’ouest approchant, il nous conseillait de partir, à moins que nous n’eussions le dessein de retourner en Amérique. Le capitaine Swan le remercia, renvoya le prêtre à terre, lui fit présent d’une grosse horloge de cuivre, d’un astrolabe et d’un grand télescope. En retour, le prêtre lui envoya des provisions et soixante livres de tabac. Munis de la quantité de vivres dont nous avions besoin pour aller à Mindanao, nous mîmes à la voile le 2 juin. Nous avions résolu de surgir à cette île, parce que le moine et les Indiens nous avaient dit que nous y trouverions des vivres en abondance, et que les habitans étaient alors en guerre avec les Espagnols. D’ailleurs cette île était sur la route des Indes occidentales, que nous voulions visiter, et elle nous offrait un excellent refuge pendant la mousson de l’ouest. En outre, nos gens espéraient obtenir du souverain de l’île une lettre de marque pour courir sus aux bâtimens espagnols, et une permission de vendre leurs prises dans ses états. Comme ils supposaient aussi au capitaine le dessein de les abandonner pour gagner un port anglais, ils espéraient trouver à Mindanao des vaisseaux et des pilotes pour croiser sur la côte de Manille. Quant au capitaine Swan, cette relâche convenait parfaitement à ses projets. Ainsi ce voyage fut résolu d’un consentement unanime.

» Les vents, qui avaient d’abord soufflé de l’est avec force pendant quatre jours, passèrent ensuite au sud-ouest, et furent accompagnés de pluie, puis ils vinrent à l’est bon frais, tournant quelquefois jusqu’au sud-est. Quoique dans les Indes orientales les vents changent au mois d’avril, nous trouvâmes que l’époque de leur renversement, dans les parages où nous nous trouvions, était celle où nous y étions. L’autre époque est à peu près au mois d’octobre dans toutes les Indes.

» Le 21 juin nous eûmes connaissance de Saint-Jean, une des îles Philippines qui, avec Mindanao, en est la plus méridionale ; ce sont les seules qui ne soient pas soumises aux Espagnols. Saint-Jean a trente-huit lieues de long et vingt-quatre de large dans le centre. Elle est à quatre lieues à l’est de Mindanao, où nous mouillâmes dans une petite baie, à un mille de la côte nord-est. Nous la quittâmes le lendemain, et le 18 juillet nous jetâmes l’ancre dans la rivière de Mindanao. »

Une partie de l’équipage était mécontente du capitaine Swan. Quand le navire fut radoubé, on sortit de la rivière de Mindanao le 14 janvier 1687, laissant le capitaine à terre avec trente-six hommes. On sut depuis que les insulaires l’avaient massacré pour avoir son or.

Le bâtiment, commandé par le capitaine Jean Read, croisa long-temps dans les mers orientales de l’Asie, depuis la Chine jusqu’à la côte nord-ouest de la Nouvelle-Hollande. Il alla de là aux îles de Nicobar, et jeta l’ancre à la plus grande le 4 mai 1688. Dampier, qui depuis long-temps était fatigué de vivre avec des furieux, pria le capitaine Read de le laisser à terre dans cette île. Deux autres personnes de l’équipage prirent le même parti, et on leur donna pour compagnons quatre prisonniers malais et un Portugais. Ils se hasardèrent avec Dampier dans une pirogue en pleine mer pour gagner Achama ; un orage les jeta sur une autre partie de la côte de Sumatra. Dampier arriva mourant à Achem. Le désir de rétablir ses affaires lui fit entreprendre des voyages au Tonquin, à Malacca et à Madras ; puis il vint à Bencoulen, où il fut maître-canonnier pendant cinq mois. Il s’échappa de ce lieu, parce qu’on voulait l’y retenir malgré lui, et s’embarqua pour l’Angleterre, où il arriva le 16 septembre 1691. Dès qu’il fut remis de ses fatigues, il publia la relation de ses voyages ; elle parut en 1697. Le public l’accueillit si favorablement, qu’en deux ans il en fut imprimé quatre éditions. À la dernière, Dampier joignit la relation détaillée de son voyage du Tonquin, d’Achem, de Malacca et de la baie de Campêche. Il donna aussi son Traité des vents et des marées. Ces différens ouvrages annonçaient un homme doué au plus haut degré du talent de bien observer et très-versé dans l’art nautique. En conséquence, l’amirauté le jugea capable de commander une expédition qui avait pour but de faire des découvertes à la Nouvelle-Hollande.

Dampier partit des Dunes le 26 janvier 1699, sur le Roe-Buk, bâtiment de douze canons. Après avoir touché au Brésil, il fit route à l’ouest, et le 2 août eut connaissance de la terre d’Eendraght, à la côte occidentale de la Nouvelle-Hollande. « Le pays, dit Dampier, nous parut absolument uni, sans arbres ni herbes ; on voyait près de la côte des collines escarpées. Le 6, je jetai l’ancre plus au nord, dans une baie située par 25° sud, que je nommai Sharks-Bay (baie des Chiens marins), parce que ces poissons y sont extrêmement abondans. Nous eûmes beau creuser la terre à une grande profondeur, dans différens endroits et à plusieurs milles à la ronde, nous ne pûmes trouver de l’eau douce. Nous passâmes le reste de la journée à couper du bois, et le soir on revint à bord. Le terrain autour de cette baie est assez élevé pour être aperçu de huit ou neuf lieues en mer. De loin il paraît fort uni ; mais à mesure qu’on en approche, on y trouve quantité d’éminences qui ne sont ni hautes ni escarpées. La côte est basse et s’élève par degrés.

« Le terroir est sablonneux près du rivage, et produit une espèce de gros fenouil marin qui porte une fleur jaune. Plus avant, il est composé d’un sable rougeâtre, où croît quelque peu d’herbes, de plantes et d’arbrisseaux. En oiseaux de terre, nous ne vîmes que des aigles, et six espèces de petits oiseaux, dont les plus gros n’excédaient pas la taille d’une alouette. Quant aux oiseaux aquatiques, les espèces en sont nombreuses. On trouve une espèce de lapins bons à manger, qui ont les jambes extrêmement courtes, et des guanos n’ayant pour queue qu’un gros moignon. Quand on les ouvre, ils répandent une odeur fort désagréable. Je n’ai vu de ma vie de créature si laide ni si dégoûtante. Quoique la chair du guano soit fort bonne, il fallait, en d’autres pays, que la faim nous réduisit à la manger ; mais je n’eus jamais le courage de goûter de ceux de ceux de la Nouvelle-Hollande, tant la vue m’en parut affreuse, et l’odeur repoussante.

» Comme il n’y avait pas de rivière, nous ne vîmes que des poissons de mer. Le rivage était couvert d’une infinité de coquillages fort extraordinaires, et d’une grande beauté, soit pour la couleur, soit pour la figure. Enfin on vit plusieurs serpens.

» Le 14 août je sortis de la baie des Chiens marins, et je fis route au nord. La profondeur de la mer augmenta jusqu’à 85 brasses, et bientôt il n’y eut plus de fond. Tant qu’il y en eut, les baleines entouraient mon vaisseau, faisant, par leur souffle et le battement de leur queue, un bruit semblable à celui des lames qui se brisent contre des écueils, ce qui nous causa une frayeur mortelle. Nous les avions trouvées d’abord près de deux bancs, par 22° 30′.

» Le 24 nous revîmes la terre, qui s’avançait en forme de cap ; c’était l’extrémité d’une des îles qui sont nombreuses dans ces parages. Je m’engageai dans ce labyrinthe, situé par 21°, entre des canaux de deux à trois lieues de large, où le fond est très-inégal. Les grandes îles étaient assez hautes, arides, couvertes de rochers jaunes, ce qui me fit désespérer d’y trouver de l’eau. En continuant à naviguer au milieu de ces îles, la profondeur de l’eau diminua tellement, qu’il fallut mouiller, par six brasses, près d’une île que je nommai l’île du Romarin. J’allai à terre avec quelques-uns de mes gens ; je cherchai vainement de l’eau. Parmi les buissons, les plus nombreux, quoique sans odeur, ressemblaient au romarin ; c’est pourquoi j’en donnai le nom à l’île. Des buissons brûlés nous firent juger que cette île était fréquentée. Rien n’annonçait qu’elle fût constamment habitée par les sauvages. De la fumée que nous aperçûmes sur une île à quatre lieues de nous donna lieu de conjecturer qu’il s’y trouvait des habitans et de l’eau douce. Je consultai mes officiers pour savoir si nous irions de ce côté. On fut d’avis de quitter ce mauvais mouillage, et de remettre en mer.

» Le 30 août nous revîmes la côte au nord de la Terre de Witt, par 18° 21′, et une grosse fumée près du rivage. Le lendemain, j’allai à terre avec douze de mes gens pour chercher de l’eau. Nous étions armés de mousquets et de coutelas. En approchant du rivage, nous vîmes trois hommes de grande taille et tout nus, qui se tenaient sur la plage ; ils se sauvèrent dès que j’eus mis pied à terre. J’ordonnai au canot, gardé par deux matelots, de mouiller à quelque distance du rivage, pour que les naturels ne pussent pas s’en saisir, et je me mis avec dix matelots à la poursuite des trois sauvages, qui avaient déjà gagné une petite colline à un quart de mille, où ils s’étaient joints à neuf de leurs camarades. Quand ils nous virent à leurs trousses, ils décampèrent. Arrivés à la colline, nous ne découvrîmes ni eau douce ni maisons. La vue s’étendait sur une savane couverte de petites éminences rocailleuses.

» De retour à l’endroit où nous avions abordé, nous creusions pour chercher de l’eau, lorsque dix sauvages qui arrivèrent sur un monticule peu éloigné, poussèrent de grands cris, auxquels ils joignirent des gestes menaçans. Enfin l’un d’eux s’avança vers nous ; les autres suivaient de loin. J’allai à sa rencontre. J’eus beau lui faire des signes de paix et d’amitié, je n’étais pas à cent cinquante pieds de lui qu’il prit la fuite ; les autres imitèrent son exemple. Tous nos efforts pour les rappeler furent inutiles.

» L’après-midi je pris deux matelots avec moi, et je m’acheminai le long du rivage pour attraper, s’il était possible, un des naturels, et savoir de lui où l’on trouvait de l’eau douce. J’en voyais une douzaine assez près de nous qui nous suivirent à une certaine distance, lorsqu’ils remarquèrent que je m’étais séparé du gros de mes gens. Je fis halte, et je me cachai derrière une dune qui les empêchait de nous voir, et nous mettait à même de les surprendre s’ils avançaient. Effectivement, se fiant sur leur nombre, qui était quatre fois plus considérable que le nôtre, ils pensèrent qu’ils pourraient nous saisir ; et, pour ne pas manquer leur coup, les uns marchèrent du côté du rivage, tandis que les autres occupèrent les dunes. Nous savions par l’aventure du matin qu’ils n’étaient pas très-légers à la course ; c’est pourquoi un jeune nomme fort dispos, qui était avec moi, n’en eut pas plus tôt vu paraître quelques-uns qu’il courut après eux. Ils s’enfuirent d’abord ; mais quand il les eut atteints ils firent volte-face pour le combattre. Il n’était armé que d’un coutelas. Il eut de la peine à leur résister ; car ils avaient tous des lances de bois. En même temps j’en poursuivais deux autres qui s’étaient approchés du rivage ; mais, craignant que mon jeune homme ne fût trop exposé, je revins sur mes pas. On le serrait de très-près. Aussitôt que je parus, un des sauvages me décocha sa lance, qui ne me manqua de guère. Je tirai un coup de fusil en l’air pour les épouvanter. Ils ne tardèrent pas à se remettre de leur frayeur, et se mirent à secouer les bras, en criant pouh, pouh, pouh, et à presser mon jeune homme. Le péril qu’il courait, et que j’allais partager, me fit penser qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour notre salut commun. Je rechargeai donc mon fusil, et je le tirai sur un de ces malheureux, que le coup étendit par terre. Les autres, le voyant abattu, cessèrent le combat, et mon jeune homme profita de l’interruption pour venir me rejoindre. L’autre matelot qui m’avait accompagné était resté simple spectateur, parce qu’il n’avait pas d’armes. Je m’en retournai bien fâché de ce qui venait de se passer, et résolu de ne plus rien essayer contre les naturels du pays, qui se retirèrent avec leur compagnon blessé. Mon jeune homme, qui avait eu la joue percée d’un coup de lance, y sentit une grande douleur, et s’imagina que cette arme était empoisonnée. Je ne partageais pas son opinion, et j’eus raison, car il fut bientôt guéri.

» Parmi ces sauvages nous en remarquâmes un qui, par son extérieur et sa conduite, nous parut être leur chef ; il était jeune, d’une taille médiocre, vif, courageux, quoique moins bien fait que quelques-uns des autres. Il avait seul un cercle blanc dessiné autour des yeux, et une raie de la même couleur, depuis le haut du front jusqu’au bout du nez. Sa poitrine et une partie de ses bras étaient aussi peintes de blanc. Je ne sais si c’était un ornement ou une manière de se rendre plus terrible, comme certains Indiens d’Amérique. Quoi qu’il en soit, cette couleur blanche relevait sa difformité naturelle, et, en vérité, je n’ai jamais vu de sauvages si laids ni si affreux que ceux-ci. Je crois qu’ils sont de la même race que ceux que j’avais rencontrés à cinquante lieues au nord-est de cet endroit, quand je touchai à cette côte, dans mon voyage autour du monde. Ils ont de même le regard de travers, la peau noire, les cheveux crépus, la taille haute et élancée, les membres grêles ; mais je ne pus examiner s’il leur manquait également deux dents à la mâchoire supérieure.

» Nous vîmes beaucoup d’endroits où ils avaient allumé du feu, et fiché en terre quelques branches d’arbres pour se garantir de la brise de mer qui, durant le jour, souffle constamment du même point. La brise de terre, beaucoup moins forte, ne les incommode pas. Nous trouvions dans ces gîtes des tas de coquillages de diverses sortes. Selon toute apparence, c’est la seule nourriture de ces pauvres gens.

» Mes gens avaient creusé vainement pour avoir de l’eau. Enfin, le 1er. septembre, on parvint à un petit filet d’eau saumâtre. Elle ne put nous servir que pour faire bouillir notre gruau, ce qui épargna le reste de notre provision. Les mouches nous tourmentèrent terriblement pendant que nous la puisions. Le soleil, malgré son ardeur extrême, ne nous parut pas à beaucoup près si insupportable. Les Indiens ne se montrèrent plus ; nous ne vîmes que la fumée de leurs feux, à trois milles à peu près de distance.

» Le canton où nous avions abordé est bas ; du côté de la mer il est ceint par des dunes qui empêchent la vue de s’étendre dans le pays. Le sol est sablonneux et aride. Il n’y croît que des buissons et des arbrisseaux ; quelques-uns étaient couverts de fleurs, dont la plupart répandaient une odeur suave. Plus avant, dans l’intérieur, le pays nous sembla plus bas que dans le voisinage de la mer ; uni, mêlé de savanes et de forêts. La surface de la grande savane où nous étions offrait quantité de rochers de six pieds de haut, dont le sommet était arrondi ; ils ressemblaient à des meules de foin. Les forêts ne renfermaient que de petits arbres ; les plus gros n’avaient pas trois pieds de tour. À quatorze pieds de haut s’élevaient de petites branches qui formaient leur tête.

» Après avoir rangé cette côte pendant près de cinq semaines, sur une étendue de trois cents lieues, sans trouver de l’eau douce ni un endroit commode pour y espalmer mon vaisseau, dans les trois endroits où je m’étais arrêté ; voyant d’ailleurs que nous étions au plus fort de la saison sèche, et que le scorbut attaquait mon équipage, je résolus d’abandonner ce parage. Je fis donc voile pour Timor le 5 de septembre. Le 14 j’aperçus, au coucher du soleil, la cime des hautes montagnes de cette île, et le 23 je mouillai près du fort des Hollandais. Faute d’eau douce, mon équipage était réduit à un triste état, et peu s’en fallut qu’il n’y pérît par la mauvaise volonté et l’humeur jalouse des Hollandais, qui pendant quelques jours refusèrent de m’en laisser puiser à terre, quelque argent que je leur offrisse. Je leur envoyai les barriques vides, et ils les firent remplir. À mon arrivée, je les vis saisis de crainte que je ne fusse venu épier leur commerce, et acquérir sur ces régions éloignées des connaissances qu’ils voudraient pouvoir dérober à toutes les autres nations de l’Europe. Je partis le 26, et je trouvai, en faisant route au nord, un bon mouillage. J’y fis remplir vingt-six barriques d’eau, et couper du bois. L’on y pêcha beaucoup de poisson, et l’on y tua une grande quantité de gibier. Le 6 octobre je fis voile à l’est, et le 12 j’arrivai devant l’établissement portugais de Laphao. J’y fus reçu plus humainement qu’au fort hollandais. Le gouverneur nous envoya deux jeunes buffles, six chèvres, quatre chevreaux, des cocos, des mangues, des fruits à pain ; et durant tout notre séjour nous fûmes abondamment fournis de provisions. Je quittai ce lieu le 22 octobre. J’allai ensuite mouiller dans la baie de Coupang, pour espalmer mon vaisseau. Le commandant du fort hollandais se conduisit très-poliment envers nous.

Le 12 décembre je partis de Timor ; et, traversant l’archipel des petites îles qui se trouvent entre Timor et Céram, j’eus connaissance de la côte de la Nouvelle-Guinée le 1er. janvier 1700, par 2° 30′ de latitude sud, et 149° de longitude est. Ce n’étaient encore que deux petites îles voisines du continent ; le 6, je mouillai par trente-huit brasses d’eau, sur un bon fond de vase. Avant la nuit, les matelots de ma pinasse m’apportèrent plusieurs sortes de fruits qu’ils avaient trouvés dans les bois, et un gros oiseau qu’ils avaient tué ; ils avaient découvert de l’eau et quantité de grands arbres touffus ; mais ils n’avaient pas vu trace d’hommes. À la nuit close, la chaloupe revint avec un harpon fort artistement fait en roseau ; mes gens avaient aussi rencontré une pirogue en mauvais état près d’un barbekiou, sorte de cadre ou grillage en bois sur lequel les naturels du pays font sécher à la fumée leurs viandes et leurs poissons.

» Le lendemain l’on pêcha plus de quatre cents poissons excellens, et l’on trouva une rivière de très-bonne eau douce, près de laquelle j’allai mouiller ; tandis que l’on coupait du bois, je descendis à terre, où je découvris, dans une petite anse, deux barbekious qui semblaient n’avoir pas été dressés depuis plus de deux mois. Les pieux avaient été taillés avec un instrument tranchant ; si c’était l’ouvrage des naturels du pays, ils devaient avoir du fer. Le 10, ayant quitté cette baie, je continuai ma route au nord malgré les courans qui m’étaient contraires ; ainsi je n’avançais pas beaucoup, quoique le vent fût favorable. La profondeur de l’eau diminuait à mesure que je cheminais. Cependant le 14, un peu avant midi, ayant vu de la fumée sur des îles qui nous restaient à l’ouest, et le vent nous favorisant, je gouvernai de ce côté ; j’y mouillai par trente-cinq brasses. Nous vîmes du feu pendant toute la nuit, et le lendemain j’allai jeter l’ancre à moins d’un mille de la côte. Pendant que nous étions encore sous voiles, deux pirogues s’approchèrent de nous à la portée de la voix. Les naturels nous parlèrent : nous ne comprîmes ni leur langage ni leurs gestes. Nous leur fîmes signe de venir à bord ; je le leur dis en malais ; ils ne le voulurent pas ; cependant ils vinrent si près de nous, que nous pûmes leur faire voir les objets que nous avions à leur donner en troc ; ils ne se rendirent pas à cette démonstration, nous firent signe d’aller à terre, et s’éloignèrent. Je les suivis dans la pinasse, où je fis mettre des couteaux, de la verroterie, des miroirs, des haches. Quand nous fûmes près du rivage, je les hélai en malais ; je ne vis d’abord que deux hommes, les autres étaient en embuscade derrière les buissons ; mais je n’eus pas plus tôt jeté à terre quelques couteaux et d’autres bagatelles, qu’ils sortirent tous, mirent bas leurs armes, et s’avancèrent dans l’eau à côté de la pinasse, en faisant des signes d’amitié qui consistaient à prendre de l’eau dans une main et à se la verser sur la tète. Le lendemain, après midi, plusieurs canots vinrent à bord, et nous apportèrent quantité de racines et de fruits que nous achetâmes.

» Cette île est nommée Poulo Sebouda par les naturels. Elle est très-fertile en bananes, cocos, orangers, papayes, patates et autres grandes racines, sagou, fruits à pain aussi gros que les deux poings d’un homme. J’y achetai aussi des muscades dans leur brou ; elles paraissaient fraîchement cueillies ; mais les naturels ne voulurent pas me dire où ils se les étaient procurées, et semblaient en faire grand cas.

» L’île est située à 2° 43′ sud. On en compte dix autres qui sont peu éloignées. Elle est habitée par des Indiens d’une couleur très-foncée ; leurs cheveux sont longs et noirs ; ils diffèrent peu par leurs usages des Mindanayens et des autres insulaires de cet archipel oriental. Outre ceux-ci, qui paraissent les chefs, nous vîmes des nègres de la Nouvelle-Guinée à cheveux crépus et laineux ; la plupart sont esclaves. Ils sont très-pauvres, n’ayant pour vêtement qu’un pagne fait des écorces des sommités du palmite, qu’ils s’attachent autour des reins ; les femmes portent une espèce de sarrau de coton ; leurs principaux ornemens sont des bracelets de grains bleus et jaunes. Les hommes ont pour armes des arcs et des flèches, des lances garnies au bout d’os pointus, des sabres comme ceux des Mindanayens. Ils se servent avec beaucoup d’adresse pour frapper le poisson, de harpons en bois, et ont une manière fort ingénieuse de l’attirer à la surface de l’eau : ils attachent à une ligne une figure de poisson, qu’ils plongent dans l’eau, où elle s’enfonce par le moyen d’un petit poids. Quand ils la croient assez bas, ils la retirent très-vite dans leurs bateaux, et dès que le poisson qui suit cette figure paraît à la surface de l’eau, ils le dardent. Mais ils tirent leur principale subsistance de leurs plantations. Ils ont aussi de grandes pirogues avec lesquelles ils vont à la Nouvelle-Guinée, où ils se procurent des esclaves et de beaux perroquets, qu’ils portent à Céram pour les y échanger contre des toiles de coton. Un bateau en était revenu un peu avant mon arrivée ; je lui achetai des perroquets, et j’aurais bien désiré me procurer un esclave ; mais ils ne voulaient le troquer que contre des toiles de coton, que je n’avais pas.

» Leurs maisons de ce côté ne semblent destinées que pour le besoin du moment, tant elles sont petites ; mais de l’autre côté de l’île nous en vîmes de grandes et bien construites. Leurs pirogues sont étroites, avec des bouts dehors de chaque côté, de même que celles des autres Malais. Je ne sais quelle religion ils professent ; mais je ne crois pas qu’ils soient mahométans, parce qu’ils buvaient de l’eau-de-vie dans la même coupe que nous sans aucun scrupule. Ayant fait ma provision de racines et de fruits, je partis le 20 janvier, faisant route au nord et à l’ouest, puis au nord.

» Je passai devant beaucoup de petites îles et au milieu de bas-fonds dangereux sans qu’il arrivât rien de remarquable, jusqu’au 4 février que je me trouvai à trois lieues du cap nord-ouest de la Nouvelle-Guinée, nommé cap Mabo par les Hollandais. Au large on voit plusieurs îles. Cette partie de la Nouvelle-Guinée est haute et ornée de grands et beaux arbres. La mer en cet endroit est extrêmement profonde, jusqu’à une île au delà du cap, que je nommai Cockle-Island à cause des gros coquillages que mes gens y avaient trouvés. Je fis route à l’est, et, le 15, je doublai un cap que je nommai cap de Bonne-Espérance, et je donnai le nom d’île de la Providence à une petite île haute, voisine de l’île de Guillaume Schouten. Nous vîmes flotter près de nous quantité de gros troncs d’arbres, qui sans doute venaient d’une rivière considérable de la grande terre.

» Le 16 je passai la ligne ; le 25, je découvris l’île Saint-Mathias et l’île Squally (orageuse). Toutes deux parurent couvertes de grands arbres ; on y apercevait aussi des prairies et des terrains cultivés. Le 28, après un orage, j’avais l’île Wishart à gauche, et la Nouvelle-Guinée à droite ou à l’ouest ; elle était haute, montagneuse, verdoyante ; les arbres s’élevaient à une grande hauteur ; de vastes plantations sur la pente des collines, des espaces de terre défrichés, et la fumée que nous apercevions en différens endroits, étaient des indices certains d’un pays bien peuplé. Nous vîmes d’abord une pirogue ; quelques instans après, trois autres ; enfin il en sortit plusieurs des baies voisines. Quand elles furent au nombre de quarante-six, les Papous s’approchèrent assez pour que nous pussions réciproquement distinguer nos signes et entendre nos voix ; mais nous ne nous comprenions pas. Ils nous faisaient signe de nous avancer vers la côte ; je mis le cap vers une baie, ils nous entourèrent ; je leur montrai de la verroterie, des couteaux et des miroirs pour les engager à nous aborder ; mais ils ne venaient jamais assez près pour que nous pussions rien leur donner. J’attachai donc un couteau à un morceau de planche ; je mis de la verroterie dans une bouteille bien bouchée, et je jetai le tout à l’eau. Ils ramassèrent ces objets, qui parurent leur faire grand plaisir. Ils se frappaient souvent la poitrine de la main droite, et à chaque fois élevaient un bâton noir au-dessus de leurs têtes, ce que nous prîmes pour un signe d’amitié, et nous en fîmes de même. Quand nous nous dirigions vers le rivage, ils paraissaient joyeux ; quand nous nous en écartions, ils prenaient un air fâché, nous accompagnant toujours dans leurs pirogues et montrant le rivage. Arrivés à l’entrée de la baie, on ne trouva pas fond ; elle avait deux milles d’étendue. Incertain d’y trouver un mouillage, et averti par l’aspect des nuages de l’approche d’un coup de vent, je jugeai que la prudence me défendait de m’y engager. Nous étions d’ailleurs entourés par deux cents hommes dans des pirogues, et nous en comptions à peu près quatre cents qui bordaient les rives de la baie. Je ne sais pas comment les premiers étaient armés, ni quel dessein ils avaient formé ; mais quand ils s’approchèrent je fis sortir tous les fusils, et prendre la giberne à quelques-uns de mes gens pour éviter une surprise. Je n’eus pas plus tôt viré de bord pour m’éloigner de la baie, que les naturels nous lancèrent, au moyen de frondes, une grêle de pierres avec toute la vitesse possible, ce qui me fit donner à cet endroit le nom de Slingersbay (baie des Frondeurs). Le bruit d’un coup de canon modéra leur ardeur ; ils cessèrent de jeter des pierres et s’éloignèrent au plus vite. Cependant ils se réunirent comme pour consulter sur ce qu’ils devaient faire ; car ils ne se rapprochèrent pas de la côte, et restèrent en panne, quoiqu’il y en eût de tués et de blessés. Un plus grand nombre auraient même payé cher leur audace, si je n’avais eu de la répugnance à employer les moyens de rigueur, parce que je voulais ne pas m’ôter l’espérance de les amener à traiter avec moi.

» Le lendemain je passai tout près d’une île où je vis beaucoup de fumée et des hommes dans les baies ; il en sortit trois pirogues qui ne purent nous atteindre. Plus loin, dans la soirée, étant entre deux îles, une pirogue s’approcha de nous. Je permis aux trois hommes qui la montaient de venir à bord ; ils nous apportèrent cinq cocos. Je leur donnai à chacun un couteau et un collier de verroterie, afin de les encourager à revenir le matin. Avant qu’ils se fussent retirés, je vis deux autres pirogues s’approcher ; c’est pourquoi je m’éloignai.

» Le 3 mars j’étais près de l’île de Gherrit-Denis, qui est bien plantée et bien peuplée ; ses habitans sont noirs, vigoureux et bien faits ; ils ont la tête grosse et ronde, les cheveux frisés et courts, qu’ils coupent de différentes manières et qu’ils teignent en rouge, en blanc et en jaune. Leur visage rond et large, avec un nez plat, ne serait pas désagréable, s’ils ne le défiguraient pas par la peinture et par des chevilles de la grosseur du pouce qu’ils se passent dans les narines, et dont les extrémités touchent les pommettes des joues ; de sorte qu’il ne parait qu’un petit bout de nez autour de ce bel ornement. Ils ont aussi aux oreilles de grands trous dans lesquels ils portent également des chevilles. Ils manient leurs pirogues avec beaucoup de dextérité. Elles sont construites avec beaucoup d’art, longues, étroites, avec des bouts dehors d’un côté ; l’avant et l’arrière sont relevés et ornés de figures de poisson, d’oiseau, ou d’une main d’homme, sculptées ou peintes grossièrement, mais d’une manière ressemblante. J’ignore de quel instrument ils se servent pour creuser leurs pirogues ou tailler leurs figures, car ils semblent ne connaître nullement l’usage du fer. Leurs armes sont celles des insulaires dont j’ai déjà parlé. Ils ressemblent en tout à ceux qui nous avaient attaqués dans la baie des Frondeurs, et sont peut-être aussi perfides. Leur langage est clair et distinct. Lorsqu’ils étaient près de nous, ils répétaient souvent les mots vacousi allamais, et nous montraient le rivage. Leurs signes d’amitié consistent à élever au-dessus de leur tête un gros bâton ou une branche d’arbre avec ses feuilles, et à se frapper souvent la tête avec la main.

» Le lendemain, je m’avançai par un vent frais au-dessous d’une île haute, bien plantée et bien cultivée. Les Hollandais la nomment Antoni Caves eylandt. On en voit tout alentour de plus petites, également boisées. Des pirogues s’approchèrent de nous, et, de même que toutes celles que nous avions vues auparavant, nous firent signe d’aller à terre, s’imaginant probablement que notre vaisseau pouvait aller aussi près du rivage que leurs petites pirogues. J’essayai inutilement de jeter l’ancre à un mille du rivage ; je ne trouvai pas fond. Les pirogues nous suivaient ; la plage était couverte d’Indiens ; les mouvemens du vaisseau les guidaient, plusieurs essayèrent de nous attraper à la nage : nous les laissâmes de l’arrière. Le courant nous porta sur une île plate, voisine d’Antoni-Cave ; trois Indiens montèrent à bord ; je leur donnai à chacun un couteau, un miroir et un collier de verroterie. Je leur montrai des citrouilles et des écales de cocos, en leur faisant signe d’en apporter à bord. Aussitôt ils me donnèrent trois cocos qu’ils prirent dans une des pirogues. Je leur montrai aussi de la poudre d’or ; ils parurent savoir ce que c’était, et s’écrièrent mannil, mannil, en indiquant la terre. Ils nous quittèrent, et un instant après, trois pirogues se détachèrent de l’île plate, et nous firent signe d’y aborder ; mais les premiers Indiens que nous avions vus en parurent mécontens, leur firent des gestes menaçans, et il s’ensuivit une dispute. Pendant la nuit nous aperçûmes beaucoup de feux sur l’île plate. Je m’étais éloigné de la terre ; et comme le vent était faible, mon vaisseau dériva au nord-ouest. Toutes les îles que j’avais vues jusqu’alors étaient si peuplées, que je n’osais envoyer mon canot à terre, à moins d’être mouillé très-près de la côte, ce qui n’avait pas été possible. Nous n’avions pas beaucoup de bois à bord ; c’est pourquoi ayant aperçu un grand nombre d’arbres entraînés par le courant qui venait avec force de l’ouest, j’envoyai la pinasse pour ramasser quelques-uns de ces bois flottans ; elle en ramena un à la remorque, si gros que nous eûmes beaucoup de peine à le hisser à bord. Il était percé par des vers longs d’un pouce, et de la grosseur d’une plume à écrire ; leur tête était couverte d’un opercule très-mince.

» Je passai au sud de l’île Saint-Jean ; trois pirogues s’en détachèrent, et me firent les mêmes signes que ceux que j’avais déjà vus. Le 8 mai, j’aperçus de la fumée sur la grande terre de l’ouest, dont j’étais à quatre lieues de distance. Le pays est haut et boisé, mêlé de savanes. Six pirogues s’approchèrent de nous ; il n’y avait qu’un seul Indien dans la plupart. Le 9, ayant doublé un cap qui n’était pas marqué sur les cartes hollandaises, je le nommai cap Saint-Georges. Il est à 5° 2′ sud. À partir de ce point, la côte se dirige au sud-ouest. Je donnai le même nom à une île au large et à une grande baie qui est à l’ouest. Je ne vis sur la côte ni plantations ni cocotiers ; cependant, à la nuit, je distinguai un petit feu vis-à-vis de nous. Au jour, nous découvrîmes une montagne dont le sommet aigu vomissait une grande quantité de fumée. Je nommai le cap occidental de cette baie cap Orford, et je fis route au sud-ouest le long de la côte.

» Le 14 j’entrai dans une baie où je pensai que je pourrais mouiller sûrement à l’abri de petites îles. Je vis de la fumée, des cocotiers, des maisons, des plantations. J’étais à six milles de la côte ; six petites pirogues s’en détachèrent pour venir nous examiner. Elles portaient une quarantaine d’hommes ; ils ne voulurent pas venir à bord. Je leur fis signe de retourner à terre. Ils eurent l’air de ne pas me comprendre. Je tirai un coup de fusil au-dessus de leur tête ; aussitôt ils s’enfuirent. À peine étaient-ils parvenus au rivage, que trois pirogues se détachèrent de l’île que nous avions sous le vent, et arrivèrent bientôt à portée de la voix, parce que nous étions pris par le calme. Une de ces pirogues portait quarante hommes ; les deux autres étaient plus petites. Un instant après, une grande pirogue sortit de la baie dans laquelle je voulais entrer. Leur supposant à toutes l’intention d’examiner nos forces, je tirai un coup de fusil au-dessus de la grande pirogue, la plus proche de nous. Elle fit route pour joindre celle qui arrivait. Je fis tirer un coup de canon chargé à balles qui passèrent entre ces deux embarcations, et effrayèrent si fort les Indiens, qu’ils se séparèrent, et que toutes les pirogues se hâtèrent de gagner le rivage. Le vent s’éleva ; je me dirigeai vers la baie. Arrivé à une pointe, je vis beaucoup d’Indiens qui nous guettaient de derrière les rochers ; d’autres qui se tenaient sous les arbres. Je fis tirer trois coups de canon pour les effrayer, parce que, mon intention étant de faire de l’eau et du bois, je ne voulais pas être exposé aux attaques des naturels, qui étaient très-nombreux, et dont j’avais éprouvé le caractère perfide.

» Le vaisseau vint mouiller devant l’embouchure d’une petite rivière. Mes canots allèrent à terre, et remplirent sans obstacle toutes les barriques à eau. On essaya vainement de commercer avec les Indiens ; ils admiraient nos haches et nos couperets ; mais ne voulaient donner que des cocos en échange de ce que nous avions à leur offrir. Cependant ils avaient des cochons, des chèvres, des ignames, et d’autres racines comestibles. Mon dessein était de rester en cet endroit le plus long-temps possible pour me procurer les provisions dont j’avais besoin, examiner le pays et connaître ses productions. Je consultai mes officiers à ce sujet : leur avis fut conforme au mien. Le 19, j’envoyai donc les canots à terre pour couper du bois et pêcher. Une troupe d’une quarantaine d’Indiens, hommes et femmes, vinrent à passer auprès d’eux, et témoignèrent d’abord quelque crainte ; mais nos gens leur ayant fait des signes d’amitié, ils continuèrent tranquillement leur chemin. Les hommes avaient la tête ornée de plumes de différentes couleurs et des lances à la main. Les femmes n’avaient pour tout vêtement que des branchages attachés à un cordon pour couvrir leur nudité. Elles portaient sur leur tête des corbeilles pleines d’ignames. C’est une coutume que j’ai observée chez toutes les nations sauvages que j’ai vues ; les femmes sont chargées des fardeaux ; les hommes marchent en avant, n’ayant à porter que leurs armes et leur parure.

» L’après-midi je renvoyai les canots à terre pour couper davantage de bois. Mes gens entrèrent dans les maisons des naturels, qu’ils trouvèrent plus timides qu’à l’ordinaire ; ils avaient dépouillé tous les cocotiers de leurs fruits, et emmené leurs cochons. Nos gens leur demandèrent par signes ce que ces animaux étaient devenus ; les naturels indiquèrent des maisons au fond de la baie ; et, imitant le grognement des cochons, semblèrent marquer qu’il y en avait, ainsi que des chèvres, de toutes les tailles, en élevant la main à différentes hauteurs.

Le 20, j’allai à terre avec les canots, emportant les marchandises que je regardais comme les plus propres à engager les naturels à commercer avec nous. Je les trouvai craintifs et fripons ; je ne vis qu’un petit garçon et deux hommes : l’un de ceux-ci, attiré par mes signes, vint à côté de mon canot ; je lui donnai un couteau, un collier de verroterie, et une bouteille de verre. Il se mit à crier cocos, cocos ; indiquant un village voisin, comme s’il eût voulu aller y chercher de ces fruits ; mais je ne le revis pas. Ils avaient auparavant joué des tours semblables à mes matelots.

» Accompagné de neuf de mes gens, je marchai vers leurs maisons ; elles étaient bien misérables ; les portes n’étaient fermées qu’avec un brin d’osier. Je visitai trois de leurs villages ; toutes les maisons étaient vides ; j’y pris de petits filets de pêche en dédommagement de ce que les habitans avaient reçu de moi. En nous en allant, je rencontrai deux Indiens, je leur montrai ce que nous emportions, criant en même temps, cocos, cocos, pour leur faire connaître que je n’en avais usé ainsi que parce qu’ils n’avaient pas tenu leur promesse.

» De retour à bord, je trouvai mes officiers et mes matelots très-impatiens d’aller à l’endroit de la baie où l’on avait indiqué qu’il se trouvait des cochons. Je ne m’en souciais guère, craignant qu’ils ne maltraitassent les Indiens. Forcé de céder à leurs importunités, je leur remis des marchandises, leur recommandant surtout de se conduire avec douceur, et d’agir avec précaution pour leur propre sûreté. Le lieu où ils allaient était à deux milles du vaisseau. Dès qu’ils furent partis, je fis tout préparer pour les secourir en cas de besoin.

» Quand ils furent sur le point d’aborder, les naturels, en grand nombre, voulurent s’y opposer en brandissant leurs lances ; et, prenant un air menaçant, quelques-uns poussèrent la hardiesse jusqu’à entrer dans l’eau, un bouclier dans une main et une lance dans l’autre. Nos gens leur montrèrent les marchandises qu’ils avaient apportées, et leur firent des signes d’amitié, le tout en vain ; les naturels les repoussaient du geste. Alors mes gens, qui voulaient absolument avoir des vivres, tirèrent des coups de fusil pour les effrayer. La multitude s’enfuit ; mais il en resta trois qui continuèrent à se tenir dans une posture menaçante, jusqu’au moment où le plus hardi laissa tomber son bouclier, et prit la fuite. On supposa qu’il avait été blessé au bras ; d’autres aussi sentirent la force de nos armes ; mais aucun ne fut tué, le projet ayant été seulement de leur inspirer de la crainte. Nos gens, descendus à terre, trouvèrent beaucoup de cochons qui couraient çà et là ; ils en tuèrent neuf à coups de fusil, et en blessèrent un plus grand nombre qui décampèrent. La pluie les fit revenir à bord avec ce butin ; le beau temps reparut ; ils firent une seconde descente, et rapportèrent huit cochons de plus.

» Le lendemain matin, le détachement retourna à terre ; les naturels avaient profité de la nuit pour emporter toutes leurs provisions. Cependant un grand nombre étaient près de leurs cabanes ; ils ne s’opposèrent pas au débarquement, et poussèrent même l’obligeance jusqu’à apporter douze cocos. Celui qui était chargé les déposa sur le rivage, puis disparut, après les avoir montrés à nos gens. Ceux-ci ne trouvèrent dans les maisons que des filets et des images ; ils prirent quelques-uns de ces objets, et me les apportèrent.

» L’après-midi je donnai ordre de ramener à terre une petite pirogue qu’ils avaient emmenée, et j’y fis placer deux haches, deux couperets, six couteaux, six miroirs, un gros paquet de verroterie et quatre bouteilles de Terre. Je nommai cet endroit le port Montaigu ; il est situé par 6° 10′ de latitude méridionale, environné de montagnes couvertes de bois, et entrecoupé de belles vallées arrosées par des ruisseaux d’eau vive. Le pays paraît très-fertile ; les arbres n’y sont ni très-hauts ni touffus ; mais ils offrent une agréable verdure. Plusieurs étaient en fleur ; d’autres portaient des baies, quelques-uns des fruits très-gros que nous ne connaissions pas. Les cocotiers croissaient avec vigueur, tant sur le bord de la mer que dans l’intérieur des terres. Toutes les productions des pays voisins abondaient dans ce canton. Quant aux animaux, je n’y vis que des cochons et des chiens ; les oiseaux que nous connaissions étaient les perroquets, surtout de l’espèce nommée cacatoès ; les corneilles semblables à celles d’Angleterre, les pigeons, un oiseau de la grosseur du merle, et d’autres plus petits. La mer et la rivière nourrissaient beaucoup de poissons ; mais nous n’en pûmes prendre qu’un petit nombre.

» Je levai l’ancre le 22 mars. Le 24 au soir je vis une haute terre au nord-ouest ; je n’aperçus pas de terre à l’ouest de ce promontoire, quoiqu’il en parût des indices au sud-ouest. Je fis donc petites voiles, en naviguant toute la nuit à l’ouest-nord-ouest. Bientôt le feu d’un volcan frappa mes yeux. Nous reconnûmes au jour qu’il était situé dans une île au nord, et, m’avançant de ce côté, je passai dans un canal qui sépare deux terres que jusqu’alors on avait regardées comme réunies. La Nouvelle-Guinée est à l’ouest ; je donnai le nom de King Williams cape (cap du roi Guillaume) à son promontoire le plus oriental dans ce détroit ; celui de cap de la reine Anne à la pointe occidentale de la terre à l’est, et celle-ci fut nommée Nouvelle-Bretagne. Elle est haute, montagneuse, coupé de grandes vallées, et paraît fertile. La population y est considérable. Les habitans sont des Papous robustes et vigoureux, d’un caractère hardi.

» L’île du volcan est entourée d’autres îles. Je ne pus trouver de mouillage nulle part. D’autres s’étendent le long de la côte de la Nouvelle-Guinée. Nous vîmes deux autres volcans plus à l’ouest. La plupart de ces îles sont hautes et couvertes de beaux arbres. Nous aperçûmes entre ces îles de petits vaisseaux allant à la voile, dont il semble que les naturels de la Grande-Bretagne ne connaissent pas l’usage.

» J’avais eu dessein de m’arrêter à une de ces îles pour radouber ma pinasse qui se trouvait en très-mauvais état ; mais, n’ayant qu’un homme capable d’y travailler, je vis que cette opération me prendrait trop de temps ; d’ailleurs la saleté de mon vaisseau, que je n’avais pas le moyen d’espalmer, le peu d’hommes bien portans qui me restaient, l’envie démesurée qu’ils témoignaient de retourner au plus tôt chez eux, le danger de continuer en cet état à naviguer dans une mer où les basses et les côtes nous étaient également inconnus, et qu’il fallait examiner avec beaucoup de soin, les vents d’ouest qui avaient commencé à souffler, l’impossibilité de tenir la mer durant cette mousson ; tous ces motifs, dis-je, m’empêchèrent de poursuivre alors le but que je me proposais.

Le 11, nous venions d’éprouver une rafale, lorsqu’un matelot, qui se tenait à l’avant, s’écria qu’il voyait quelque chose à l’arrière, mais ne pouvait dire ce que c’était ; je regardai de ce côté ; c’était une trombe qui se formait au vent à nous, à moins d’un quart de mille de distance ; je fis route pour l’éviter ; en moins de cinq minutes elle arriva à peu près à une encablure, et passa sous le vent ; elle offrait l’apparence d’une longue traînée d’eau qui aboutissait par en bas à un tourbillon, à la surface de la mer, et qui avait la largeur ordinaire d’un arc-en-ciel. Son extrémité supérieure était très-élevée, et ne semblait pas tenir à un nuage épais. À un mille de nous elle creva. Lorsqu’elle passa près de nous, je sentis un vent très-fort.

» Continuant à suivre la côte de la Nouvelle-Guinée, le long de laquelle j’espérais découvrir un détroit, je passai le 14 avril devant l’île Schouten ; le 18 je reconnus le cap Mabo ; le 16, je vis Céram, et je rencontrai un sloop hollandais duquel j’achetai des provisions ; ensuite j’envoyai faire de l’eau à terre. Le 21 mai je mouillai dans la baie de Babao, à la côte occidentale de Timor. J’en repartis le 24, et j’allai à Batavia, où je restai jusqu’au 17 d’octobre ; mon vaisseau avait eu besoin d’un radoub complet.

» Je n’avais éprouvé aucun accident pendant ma longue traversée, lorsque le 21 février 1701, étant en vue de l’île de L’Ascension, une voie d’eau me força d’y relâcher. Un radeau transporta les matelots et leurs effets à terre. J’y envoyai des vivres, et j’y allai ensuite avec mes officiers. Je perdis beaucoup de mes livres et de mes papiers. On avait dressé des tentes avec les voiles du vaisseau ; nous eûmes le bonheur de découvrir une source d’eau douce à huit milles de notre camp, au delà d’une très-haute montagne que nous étions obligés de franchir ; nous avions de plus la facilité de nous fournir de tortues. Le lendemain du jour où l’on eut trouvé la source, j’y allai avec mes officiers. Les brouillards continuels qui règnent dans cet endroit le rendent si froid, qu’il est malsain d’y habiter. À deux milles de la source, nous rencontrâmes quelques arbres en buissons, sur l’écorce de l’un desquels on avait gravé une ancre et un câble, et au-dessous la date de l’année 1642. À peu de distance nous découvrîmes un lieu propre à mettre par tous les temps nos gens à l’abri. Plusieurs y vinrent, et se logèrent dans des creux de rochers. Les chèvres, les crabes de terre, les frégates, les paille-en-cul et les boubies leur fournissaient une bonne nourriture, et l’air y était extrêmement salubre.

» Une semaine après notre arrivée dans cette île, les matelots, qui avaient choisi cette nouvelle habitation, vinrent m’annoncer qu’ils avaient vu deux bâtimens se diriger vers la terre. Je leur ordonnai de tourner une vingtaine de tortues, pour que les vaisseaux qui arriveraient les trouvassent prêtes ; mais, avant le lendemain matin, ils étaient hors de vue. Il n’en parut pas d’autre jusqu’au 2 avril. Alors onze voiles passèrent sans s’arrêter ; le lendemain, quatre bâtimens vinrent mouiller dans la baie ; c’étaient des vaisseaux de guerre. Je m’embarquai sur l’Anglesea. Il me conduisit à la Barbade ; j’y pris mon passage avec plusieurs de mes officiers sur un navire marchand, et j’arrivai heureusement en Angleterre.»

Ce voyage , pendant lequel Dampier avait eu souvent des démêlés avec quelques-uns de ses officiers, fit connaître que ce navigateur, doué d’un rare talent d’observation, ne possédait pas les qualités propres au commandement. L’insubordination qui régnait à bord du Roe-Bue, nuisit au succès de l’expédition. Sans doute Dampier inspira une bien mince idée de sa capacité comme capitaine, puisque, après avoir découvert le détroit qui sépare la Nouvelle-Bretagne de la Nouvelle-Guinée, et qui porte à juste titre le nom de détroit de Dampier, il ne put obtenir un autre commandement au service de l’état. Il fit un second voyage autour du monde en 1704, comme capitaine du navire le Saint-Georges ; il naviguait de compagnie avec le capitaine Stradling, qui montait les Cinq-Ports. Après avoir pillé Puna, il était venu mouiller à l’île Lobos, sur la côte du Pérou, et y avait laissé son bâtiment à l’ancre, pour passer aux Indes orientales sur un brigantin espagnol de vingt-cinq hommes. Les Hollandais le firent prisonnier dans les Indes, et lui confisquèrent son navire et sa cargaison, parce qu’il ne put produire sa lettre de marque, qu’il avait perdue à l’attaque de Puna.

Dampier, obligé de naviguer comme pilote, fit un troisième voyage autour du monde avec le capitaine Woodes Rogers, dont nous allons parler. Après cette campagne, l’on est absolument privé de renseignemens sur ce qui le concerne.