Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre XIV

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CHAPITRE XIV.

Woodes Rogers.

Durant la guerre de la succession d’Espagne, des négocians anglais, excités par les relations des flibustiers qui avaient fait de si riches prises sur les Espagnols, équipèrent deux vaisseaux destinés à faire la course dans la mer du Sud : l’un était le Duc, commandé par Woodes Rogers ; l’autre, la Duchesse, qui avait pour capitaine Étienne Courtney. Dampier servait comme pilote sur le Duc. Les équipages des deux vaisseaux montaient à trois cent trente-trois hommes, dont plus d’un tiers étaient de différentes nations.

On mit à la voile de la rade de Bristol le 2 août 1708. Le 23 décembre on vit la terre par 48° 50′ de latitude sud. Elle se présenta d’abord sous la forme de trois îles, qui semblaient se multiplier à mesure qu’ils en approchaient. On reconnut que c’étaient les îles de Falkland, ou Malouines, jadis vues pour la première fois par Hawkins, et fort mal placées sur les cartes. Le 1er . et le 2 de janvier 1709, les vents étant de l’ouest, accompagnés de brume, on ressentit un froid très-vif. Le 5 la mer devint si grosse, que la Duchesse eut beaucoup à souffrir. La latitude méridionale fut de 60° 58′. Les vents furent à peu près les mêmes, avec des ondées de grêle et de pluie, jusqu’au 10. On n’avait point de nuit par les 61° 53′ sud, et les 79° 58′ de longitude ouest de Londres. Le conseil des deux vaisseaux ne jugea point à propos d’avancer au delà ; c’est peut-être plus loin qu’aucun navigateur ait jamais pénétré au sud, dit le narrateur ; mais cette prétention est commune à tous ceux qui, dans ces parages éloignés, se sont portés très-loin au sud.

Le 15, après avoir eu des vents modérés et variables, on se trouva par 56°, et on reconnut qu’on était dans la mer du Sud, après avoir doublé le cap de Horn sans s’en apercevoir. Le 20 on vit, à dix lieues de distance, la haute terre, voisine du port Saint-Étienne, sur la côte occidentale des Patagons, à 47° de latitude sud. Les équipages avaient commencé à se ressentir des fatigues d’une si longue route, et souhaitaient impatiemment d’arriver à l’île de Juan Fernandès ; mais toutes les cartes différant alors sur sa position, c’était un nouveau sujet d’incertitude. Le 31 les Anglais eurent la vue de l’île qu’ils cherchaient comme au hasard.

Ce n’est pas pour en donner ici la description qu’on y a conduit les deux vaisseaux ; elle sera réservée à des navigateurs plus modernes, dont les observations semblent avoir acquis plus de poids par un long séjour ; mais on ne croit pas devoir dérober à Rogers l’honneur d’un récit qui se trouve cité dans quantité d’autres relations, et qui jette beaucoup d’agrément dans la sienne.

Le 1er. février, à quatre lieues de l’île, il mit sa chaloupe en mer pour aller reconnaître la terre. Tandis qu’on attendait son retour, on vit à l’entrée de la nuit un grand feu sur le rivage, ce qui fit juger qu’il y avait à l’ancre quelques vaisseaux espagnols ou français ; et, dans la nécessité où l’on était de faire de l’eau et des vivres, on prit la résolution de les attaquer. Cependant le lendemain on n’aperçut aucun vaisseau dans la baie du milieu où l’on s’attendait à rencontrer l’ennemi, non plus que dans l’autre baie au nord-ouest ; et ce sont néanmoins les seuls endroits où l’on puisse mouiller. On crut alors qu’il y avait eu quelque bâtiment qui, ne se trouvant point en état de combattre, avait pris le parti de se retirer : tous les doutes furent éclaircis à l’arrivée de la chaloupe. Elle revint avec un homme vêtu de peaux de chèvres, dont la figure avait quelque chose de plus sauvage que celle de ces animaux. C’était Alexandre Selkirk, Écossais, qui avait été maître à bord du vaisseau anglais les Cinq-Ports, et que le capitaine Stradling avait abandonné dans cette île depuis quatre ans et quatre mois. Ce malheureux avait allumé, à la vue de deux vaisseaux, le feu qu’on avait vu pendant une partie de la nuit.

» Il avait vu passer une quantité d’autres bâtimens pendant le séjour qu’il avait fait dans cette solitude ; mais il n’en avait vu mouiller que deux, qu’il avait reconnus pour des Espagnols. Quelques gens de l’équipage, qui l’avaient aperçu, avaient tiré sur lui, et l’avaient poursuivi jusque dans les bois. Il s’était heureusement dérobé à leur fureur en grimpant sur un arbre où ils ne l’avaient pas découvert, et d’où il leur avait vu tuer plusieurs chèvres autour de lui. Il avoua qu’il n’aurait pas fait de difficulté de se livrer à des Français, s’il eût vu paraître quelqu’un de leurs vaisseaux ; mais qu’il avait mieux aimé s’exposer à mourir dans un lieu désert que de tomber entre les mains des Espagnols, qui n’auraient pas manqué de le tuer ou de le condamner aux mines, dans la crainte qu’il ne découvrît aux étrangers ce qui appartenait à la mer du Sud.

» Il était né à Largo, dans la province de Fife en Écosse. Dès son enfance il avait été élevé à la marine. Ayant été abandonné dans l’île par son capitaine à l’occasion de quelque démêlé qu’il avait eu avec lui, il avait pris la résolution d’y demeurer plutôt que de solliciter sa grâce par des soumissions qui l’auraient exposé à de nouveaux chagrins. Étant revenu néanmoins à des sentimens plus modérés, il avait souhaité de retourner au vaisseau ; mais le capitaine avait refusé de le recevoir. Il ajouta qu’il avait déjà touché à cette île dans un autre voyage, et qu’on y avait alors laissé deux hommes qui n’y avaient passé que six mois, jusqu’au retour de ceux qui les avaient abandonnés. Cet exemple l’avait soutenu contre les premiers mouvemens du désespoir, en lui faisant espérer le même traitement.

» Il avait été mis à terre avec ses habits, son lit, un fusil, quelques livres de poudre, des balles, du tabac, une hache, un couteau, un chaudron, une Bible, quelques livres de piété, ses instrumens et ses livres de marine. Pendant les premiers huit mois, il eut beaucoup de peine à vaincre sa mélancolie. Il se fit deux cabanes de branches d’arbres, à quelque distance l’une de l’autre ; il les couvrit de roseaux, et les revêtit de peaux de chèvres, qu’il tuait à mesure qu’il en avait besoin. Lorsque sa poudre approcha de sa fin, il trouva le secret de faire du feu avec deux pièces de bois de piment qu’il frottait sur le genou l’une contre l’autre. La plus petite de ses huttes lui servait de cuisine. Dans la grande, il dormait, il chantait des psaumes et priait Dieu. Jamais il n’avait été si bon chrétien. Accablé d’abord de tristesse, ou faute de pain et de sel, il ne mangeait qu’à la dernière extrémité. Il n’allait se coucher que lorsqu’il ne pouvait plus soutenir la veille. Le bois de piment lui servait à cuire sa viande et à l’éclairer, et l’odeur aromatique récréait ses esprits abattus.

» Il ne manquait pas de poisson ; mais il n’osait en manger sans sel, parce qu’il lui causait un fâcheux dévoiement, à la réserve des écrevisses de rivière, qui sont d’un goût exquis dans l’île, et presque aussi grosses que celles de mer. Tantôt il les mangeait bouillies, et tantôt grillées, comme la chair de ses chèvres, à laquelle il ne trouvait pas le goût si fort qu’à celle des nôtres, et dont il faisait d’excellent bouillon. Il en tua jusqu’à cinq cents. Ensuite se voyant sans poudre, il les prenait à la course, et, s’en faisant même un amusement, il en avait lâché environ le même nombre, après les avoir marquées à l’oreille. Un exercice continuel l’avait rendu si agile, qu’il courait au travers des bois, sur les rochers et les collines avec une vitesse incroyable. Nous l’éprouvâmes (continue Rogers) en allant à la chasse avec lui. Nous avions à bord un chien dressé au combat des taureaux, et de bons coureurs. Il les devançait tous ; il lassait nos hommes et le chien ; il prenait les chèvres et nous les apportait sur le dos. Un jour, nous dit-il, il s’en était peu fallu qu’une chèvre ne lui eût coûté la vie. Il la poursuivait avec tant d’ardeur, que l’ayant prise sur le bord d’un précipice caché par des buissons, il tomba de haut en bas avec elle. Cette chute lui fit perdre la connaissance. Enfin, revenant à lui-même, il trouva la chèvre morte sous lui. Il s’était si brisé, qu’il passa vingt-quatre heures dans la même place ; et s’étant traîné avec beaucoup de peine jusqu’à sa cabane, qui était éloignée d’un mille, il n’en put sortir qu’après dix jours de repos.

» Un long usage lui fit prendre du goût à ses alimens, quoique sans sel et sans pain. Dans la saison, il trouvait quantité de bons navets que d’autres avaient semés, et qui couvraient quelques arpens de terre. Il ne manquait pas non plus d’excellens choux, qu’il coupait sur les palmiers qui les portent, et qu’il assaisonnait avec celui du piment, dont l’odeur est délicieuse. Il y trouva aussi une sorte de poivre noir qui se nomme malachita, fort bon pour chasser les vents et pour guérir la colique. Ses souliers et ses habits furent bientôt usés par ses courses au travers des bois et des broussailles, mais ses pieds s’endurcirent à cette fatigue. Après avoir rejoint les Anglais, il fut quelque temps sans pouvoir s’assujettir à porter des souliers.

» Lorsqu’il eut surmonté sa mélancolie, il prenait quelquefois plaisir à graver sur les arbres son nom et la date de son exil. Il dressait des chats sauvages et des chevreaux à danser avec lui. Les chats et les rats lui firent une cruelle guerre. Ils s’étaient apparemment multipliés par quelques animaux de la même espèce sortis des navires qui avaient relâché dans l’île. Les rats venaient ronger ses habits et même ses pieds pendant son sommeil. Il trouva le moyen, pour s’en garantir, d’apprivoiser les chats en les nourrissant de la chair de ses chèvres ; ce qui les rendit si familiers, qu’ils venaient coucher en grand nombre autour de sa hutte. Ainsi, par le secours de la Providence et par la force de son âge, qui n’était que d’environ trente ans, il triompha des horreurs de sa solitude jusqu’à n’y trouver que de la douceur et du contentement. Après avoir usé ses habits, il se fit un juste-au-corps et un bonnet de peaux de chèvres, qu’il cousit ensemble avec de petites courroies qu’il en avait ôtées, et avec un clou qui lui servait d’aiguille. Il se fit des chemises de morceaux de toile qu’on lui avait laissés, et l’estame de ses bas lui servit de fil. Il était à sa dernière lorsque les deux vaisseaux lui apportèrent d’autres secours. Son couteau s’étant usé jusqu’au dos, il en forgea d’autres avec des cercles de fer qu’il trouva sur le rivage, et dont il fit divers morceaux qu’il eut l’art d’aplatir et d’aiguiser.

» Il avait tellement perdu l’usage de parler, que, ne prononçant les mots qu’à demi, on eut long-temps assez de peine à l’entendre. Il refusa d’abord l’eau-de-vie qu’on lui présenta, dans la crainte de se brûler l’estomac par une liqueur si chaude ; et quelques semaines se passèrent avant qu’il pût goûter avec plaisir des viandes apprêtées à bord. Il avait joint à sa chair de chèvre, à ses racines et au poisson, une espèce de prunes noires, qui sont excellentes, mais qu’il ne cueillait pas aisément, parce qu’elles croissent au sommet des montagnes et des rochers. Pendant que les Anglais furent à l’ancre, la reconnaissance lui fit braver toutes sortes de dangers pour leur procurer ce rafraîchissement. Ils le nommaient le gouverneur, ou plutôt le monarque absolu de l’île. Le capitaine Dampier, qui connaissait Selkirk, ayant dit à Rogers que c’était le meilleur marin qu’il y eût sur les Cinq-Ports, ce chef lui donna sur son vaisseau l’emploi de contremaître. »

On sait que l’aventure du matelot Selkirk a inspiré à de Foe l’idée de son célèbre roman de Robinson Crusoé.

Les deux vaisseaux quittèrent l’île de Juan Fernandès le 14 février pour s’engager dans des expéditions funestes aux Espagnols. Ils s’emparèrent de Guayaquil, dont ils tirèrent une grosse rançon, et de quelques petits vaisseaux sur lesquels ils enlevèrent plus de prisonniers que de richesses. Leur dernier exploit dans cette mer fut la prise d’un vaisseau de Manille qui leur fit acheter la victoire d’autant plus cher, que le fruit ne répondit point à leurs espérances. Ils en attaquèrent un autre, qui se défendit encore plus vigoureusement ; et ce combat, joint aux maladies qui enlevèrent leurs plus braves guerriers, les mit dans la nécessité de faire le tour de la moitié du globe pour aller chercher d’autres ressources aux Indes orientales. La difficulté de se procurer des vivres n’eut pas moins de part à cette résolution. Après avoir couru dans le grand Océan jusqu’au mois de décembre de la même année, abordant partout où ils croyaient trouver des subsistances, ils vinrent dans un port de la Californie, que Rogers nomme Segura, parce qu’il le prend pour le même auquel Thomas Cavendish donne ce nom.

Le pays est fort montagneux, stérile et couvert de sables qui ne laissent pas de produire quelques arbrisseaux. Roger fit visiter la côte. Ses gens s’avancèrent environ quinze lieues au nord, et trouvèrent quantité d’arbres de haute futaie. Mais ils n’aperçurent aucun de ces bons ports que les prisonniers espagnols leur avaient fait espérer. Ils virent souvent de la fumée en divers endroits, ce qui leur fît juger que le pays est fort bien peuplé. Cependant ils ne virent nulle part aucune apparence de culture.

Dans cette saison, le vent de terre souffle presque seul à Ségura. L’air y est très-serein, et la pluie rare ; mais pendant la nuit il tombe d’abondantes rosées, qui donnent beaucoup de fraîcheur. Les Anglais découvrirent à peu de distance du rivage une habitation d’environ trois cents Indiens. Rogers ne leur reproche point de férocité. Ils étaient, dit-il, grands et forts, mais beaucoup plus noirs qu’aucun des Indiens qu’ils avaient vus dans les mers plus au sud. Ils avaient les cheveux longs, noirs et plats, qui leur pendaient jusqu’aux cuisses. Tous les hommes étaient nus ; mais les femmes portaient à la ceinture des feuilles ou des morceaux d’une espèce d’étoffe qui en paraît composée, ou des peaux de bêtes et d’oiseaux. Celles que Rogers vit étaient noires et ridées ; mais il s’imagina que les pères et les maris craignaient d’exposer les jeunes à la vue des Anglais. Ils parlaient du gosier, et leur langue paraissait fort dure. Quelques-uns portaient des colliers et des bracelets de brins de bois et de coquilles ; d’autres avaient au cou de petites baies rouges et des perles qu’ils n’ont pas sans doute l’art de percer, puisqu’elles étaient entaillées dans leur rondeur, et liées l’une à l’autre avec un fil. Ils trouvaient cet ornement si beau, qu’ils refusèrent les colliers de verre des Anglais. Leur passion n’était ardente que pour les couteaux et les instrumens qui servent au travail ; mais ils avaient la bonne foi de ne pas prendre ceux que les ouvriers laissaient à terre pendant la nuit. On ne remarqua point qu’ils eussent le moindre ustensile de l’Europe. Leurs huttes étaient fort basses, construites de roseaux et de branches d’arbres, et si mal couvertes, qu’elles ne les garantissaient pas de la pluie. On ne voyait nulle trace de jardin ou d’agriculture aux environs. Ils ne vivaient guère que de poisson ; ce qui, joint à leurs misérables cabanes, qui ne semblaient dressées que pour un temps, fit croire à Rogers qu’ils n’avaient pas leur demeure fixe dans la baie, et qu’ils n’y étaient rassemblés que pour la saison de la pêche. Les instrumens qu’ils y emploient ne sont ni des hameçons ni des filets ; c’est un simple dard de bois dont ils percent le poisson avec beaucoup d’adresse. Ils sont excellens plongeurs. Les Anglais en virent plonger un qui, après avoir enfilé un poisson avec cette arme, le donna, sans mettre la tète hors de l’eau, à un autre sauvage qui l’attendait sur une espèce de canot. Rogers n’en fut pas témoin, mais il vit lui-même plusieurs de ces plongeurs prendre de vieux couteaux qu’il leur jetait, avant qu’ils eussent atteint le fond. Une petite semence noire, qu’ils broyaient avec des pierres et qu’ils mangeaient à poignée, paraissait leur tenir lieu de pain. Quelques Anglais qui ne firent pas difficulté d’en mettre dans leurs potages, assurèrent qu’elle avait le goût du café. On leur voyait quelquefois manger certaines racines qui ont le goût des ignames, une sorte de légume qui croît dans une cosse, et dont le goût approche de celui des pois verts, des baies semblables à celles du lierre, et qui, séchées au feu, ont tout-à-fait le goût des pois secs. Les Anglais trouvèrent d’autres baies qui ont la figure des groseilles rouges, mais dont la pulpe, qui est aigre et blanche, renferme un noyau avec son pépin. Ils trouvèrent aussi des fruits qui ont le goût de nos groseilles blanches, et ne sont pas un mauvais assaisonnement pour les sauces.

Les peaux des bêtes fauves, qui étaient assez communes dans les huttes des Indiens, donnaient lieu de penser qu’indépendamment de la pêche ils avaient une saison destinée à la chasse. Ils témoignaient un certain respect à l’un d’entre eux qui portait sur la tête un bonnet garni de plumes ; mais ils paraissaient jouir en commun de tout ce qu’ils possédaient. S’ils troquaient du poisson pour de vieux couteaux, dont les deux vaisseaux étaient bien pourvus, ils les donnaient au premier Indien qui se trouvait près d’eux ; et, lorsqu’ils en avaient assez, il ne fallait plus espérer d’obtenir aucune part de leur pêche. Il semblait que leur vice dominant fût la paresse, et qu’ils ne fussent occupés de leur subsistance que pour la durée de chaque jour. Ils regardaient avec beaucoup d’attention le travail des Anglais, sans se mettre en peine de les aider. Leurs armes sont l’arc et la flèche, dont ils tuent des oiseaux au vol. Leurs arcs sont d’un bois simple, inconnu aux Anglais, et garnis d’une corde de fil d’herbe d’environ sept pieds de long. Leurs flèches ne sont que de petites cannes, armées d’os de poisson bien affilés. La plupart de leurs couteaux et des instrumens qui leur servent à tailler sont composés de dents de requins. Rogers vit deux ou trois grosses perles à quelques-uns de leurs colliers. Ses gens trouvèrent dans leurs courses des pierres fort pesantes qui brillaient beaucoup, et qu’ils prirent pour quelque minéral. Il regretta qu’ils n’en eussent point apporté à bord. L’eau de la baie est excellente, et le fenouil marin y croît en abondance ; mais on ne voit point d’oiseaux extraordinaires.

Les deux vaisseaux, accompagnés du galion qu’ils avaient pris, ne quittèrent point le port de Ségura avant le 12 janvier 1710. Leur navigation fut pénible jusqu’à l’île de Guam, où ils n’arrivèrent que le 12 mars. Après y avoir pris des vivres, ils remirent à la voile le 21 ; et, se fiant aux lumières de leur premier pilote à qui cette route était familière, ils prirent par le détroit de la Nouvelle-Guinée, qu’ils passèrent le 18 mai, pour s’avancer plus vite vers celui de Bouton, dans lequel ils se trouvèrent engagés dès le 27. Ils remercièrent le ciel de leur avoir procuré dans l’île du même nom de l’eau et des vivres qui commençaient à leur manquer ; mais ils regardèrent comme un autre bonheur de rencontrer un vaisseau malayen qui leur promit de les guider au travers du détroit de Zulayer, et jusqu’à Batavia.

La route de l’île de Java au cap de Bonne-Espérance fut d’environ deux mois, depuis le 24 octobre jusqu’au 29 décembre. Les trois vaisseaux anglais s’y joignirent à neuf de leur nation, et à seize hollandais qui devaient partir pour les ports de l’Europe.

Dans un séjour de quatre mois que Rogers fit au Cap, il en connut assez les avantages pour en partir persuadé qu’un homme qui voudrait vivre loin du tumulte et de toutes sortes d’embarras ne peut choisir d’endroit plus commode que le pays voisin, qui relève des Hollandais. Il partit du Cap le 11 avril 1711, et mouilla sur la rade des Dunes le premier d’octobre, après avoir tenu la mer pendant trois ans et un mois.