Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXV/Cinquième partie/Livre II/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.

Second voyage du capitaine Cook.

C’est un beau spectacle de voir ce navigateur intrépide, infatigable, tenter l’approche du pôle austral dans toute la circonférence du globe, et, après avoir été repoussé de tous côtés par les glaces, parcourir tous les parages du grand Océan, revenir plusieurs fois sur ses traces afin de reconnaître toutes les terres, sans se lasser jamais des obstacles, sans croire jamais avoir assez fait.

À son arrivée en Angleterre, Cook fut promu au grade de commandant de vaisseau, qui, dans la marine anglaise, est immédiatement inférieur à celui de capitaine. Bientôt après il reçut ordre de faire un second voyage dont le plan était encore plus étendu que celui du premier. Il s’agissait de vérifier l’existence des terres australes, qui avaient jusqu’alors excité tant de discussions parmi les géographes. Les moyens qu’employèrent Cook et l’amirauté d’Angleterre pour assurer le succès d’un voyage pendant lequel ce navigateur n’a vu périr de maladie qu’un seul homme sur son bord méritent d’être mis sous les yeux du lecteur. Cook lui-même nous apprend que ce phénomène est dû surtout aux précautions qu’il prit avant son départ.

« Le succès d’un voyage dont le but est de faire des découvertes, dit-il, dans les parties du globe les plus éloignées dépend principalement des préparatifs qui doivent être conformes au premier objet à prendre en considération, savoir, la conservation des marins et celle du bâtiment : or, elle tient surtout à la nature, à la grandeur et aux qualités du navire choisi pour une expédition de ce genre.

» Cette considération première ne permet d’en admettre aucune autre que l’on voudrait mettre ensuite en balance avec les qualités que le navire doit nécessairement avoir. Si le bâtiment que l’on choisit manque de quelques-unes des qualités avantageuses ; si, pour des objets d’une utilité secondaire, on diminue l’emplacement convenable aux équipages, on s’expose à voir avorter son entreprise. Le plus grand de tous les dangers à craindre et à prévoir dans un pareil voyage, c’est que le vaisseau n’échoue sur une côte inconnue, déserte ou sauvage. Il faut donc qu’avant tout il soit de la construction la plus solide ; il ne doit pas tirer beaucoup d’eau, et cependant être d’une étendue et d’un port suffisant pour contenir les vivres et les munitions nécessaires à son équipage et au temps que doit durer l’expédition.

» Il faut d’ailleurs que le bâtiment soit construit de manière à pouvoir échouer, et que sa grandeur et sa forme soient telles, qu’en cas de besoin on puisse le mettre commodément sur le côté pour le radouber. Les vaisseaux de guerre de quarante canons, les frégates et la plupart des vaisseaux marchands n’offrent point ces avantages. C’est une des causes qui a nui au succès de la plupart des voyages entrepris pour faire des découvertes dans l’hémisphère méridional. »

L’Endeavour, sur lequel Cook avait fait son premier voyage, avait toutes les qualités requises. On fit donc choix de deux bâtimens semblables pour cette seconde expédition. On mit sur chacun les provisions ordinaires pour deux ans et demi de navigation. Mais en place de gruau d’avoine on substitua du froment, et du sucre en place d’huile ; on y joignit de la drèche, de la chou-croute, des choux salés, des tablettes de bouillon, du salep, de la moutarde, du jus de moût de bière épaissie, etc., et l’on chargea le capitaine d’essayer ou de vérifier les propriétés antiscorbutiques de ces substances. On lui donna des filets, des hameçons, des instrumens de pêche de toute espèce, avec des vêtemens d’hiver pour les matelots ; on embarqua les meilleurs instrumens pour faire les expériences astronomiques et nautiques : MM. Wales et Bayley furent chargés de la direction de cette partie, l’une des plus essentielles de l’entreprise ; et MM. Forster, père et fils, de tout ce qui concernait l’histoire naturelle. On verra dans les détails de ce voyage avec combien de zèle et d’intelligence ces deux derniers ont su remplir leur objet.

Cook commandait la Résolution, et le capitaine Furneaux, l’Aventure. Le premier avait en tout cent douze hommes à bord, et l’Aventure quatre-vingt-un.

Les instructions données à Cook par l’amirauté lui enjoignaient de se rendre à l’île de Madère, d’y embarquer du vin, puis d’aller au cap de Bonne-Espérance ; il devait s’y ravitailler, ensuite s’avancer au sud, et tâcher de retrouver le cap de la Circoncision, qu’on disait avoir été découvert par Bouvet ; s’il rencontrait ce cap, s’assurer s’il fait partie du continent, ou si c’est une île : dans le premier cas, ne rien négliger pour en parcourir la plus grande étendue possible ; y faire les remarques et observations de toute espèce qui seraient de quelque utilité à la navigation et au commerce, et qui tendraient au progrès des sciences naturelles. On lui recommandait aussi d’observer le génie et le caractère des habitans, s’il y en avait, et d’employer tous les moyens honnêtes afin de former avec eux des liaisons d’amitié ; de leur offrir des choses auxquelles ils attacheraient du prix, de les inviter au trafic, et de se conduire humainement à leur égard. Il devait ensuite tenter de faire des découvertes à l’est ou à l’ouest, suivant la position dans laquelle il se trouverait ; tenir la latitude la plus élevée, et s’approcher du pôle austral le plus qu’il lui serait possible, et aussi long-temps que l’état des vaisseaux, la santé des équipages et les provisions le permettraient ; enfin avoir soin de toujours réserver assez de provisions pour atteindre quelques ports connus, où il en chargerait de nouvelles pour revenir en Angleterre par le cap de Bonne-Espérance.

Cook désigna au capitaine Furneaux, en cas de séparation, l’île de Madère pour premier rendez-vous ; le port Praya dans l’île de San-Iago pour second ; le cap de Bonne-Espérance pour troisième, et la Nouvelle-Zélande pour quatrième.

Le 13 juillet 1772, à six heures du matin, les deux vaisseaux sortirent de Plymouth ; le 29, on mouilla à l’île de Madère, et trois mois après au cap de Bonne-Espérance.

Le 22 novembre on remit à la voile, et Cook disposa sa route de manière à reconnaître le cap de la Circoncision. Jugeant qu’on arriverait bientôt dans un climat froid, il fit distribuer des vêtemens d’hiver aux matelots. Comme on entrait dans une mer qu’aucun navigateur n’avait encore parcourue, et qu’on ignorait où l’on pourrait se rafraîchir, le capitaine donna les ordres les plus positifs pour qu’on n’employât pas l’eau douce mal à propos. Une sentinelle fut mise à côté du réservoir : le chef donnait lui-même l’exemple de se laver avec de l’eau de mer, et l’on employa sans relâche la machine de distillation perfectionnée par Irving.

Une tempête s’éleva le 29, et dura jusqu’au 6 décembre. Forster en parle ainsi : « La mer prodigieusement grosse brisait avec violence sur le bâtiment ; nous n’avions eu aucune tempête pendant la traversée d’Angleterre au Cap, et ceux de nous qui n’étaient pas accoutumés à la mer ne savaient comment se tenir dans des momens semblables. Le prodigieux roulis du bâtiment faisait de grands ravages parmi les tasses, les verres, les bouteilles, les plats, et tout ce qui était mobile. Des circonstances plaisantes suivaient quelquefois la confusion générale, et nous supportions tous nos accidens avec beaucoup plus de tranquillité que l’on n’aurait dû s’y attendre. Les ponts et les planchers de chaque cabane étaient continuellement humides ; le hurlement de la tempête et le mugissement des vagues ajoutés à l’agitation violente du vaisseau, qui nous interdisait presque toute espèce de travail, formaient pour nous des scènes nouvelles et imposantes, mais en même temps très-pénibles et fort désagréables.

» Ces petits malheurs manquèrent d’être suivis d’un grand. Un volontaire logé à l’avant du vaisseau s’éveilla tout à coup au milieu de la nuit, et entendit le bruit de l’eau qui courait dans son poste, et qui brisait contre son coffre et ceux de ses camarades. Après avoir sauté hors de son lit, il se trouva dans l’eau jusqu’à mi-jambe. Il en avertit l'officier de quart, et, dans un moment tout l’équipage fut sur pied : on fit jouer les pompes ; les officiers encourageaient les matelots, avec une douceur alarmante, à travailler vivement : cependant l’eau semblait l’emporter sur nos efforts ; tout le monde était rempli d’une terreur qu’accroissait encore l’obscurité de la nuit : on se servit en outre des pompes à chapelets ; enfin un des matelots découvrit heureusement que l’eau entrait dans la soute du maître d’équipage par un hublot qui avait été enfoncé par la force des lames. On le répara sur-le-champ, et nous sortîmes de danger ; mais les habits, les meubles et les effets de tout l’équipage furent trempés. Il aurait été plus difficile, pour ne pas dire impossible, de vider l’eau du vaisseau, si le volontaire s’était éveillé un peu plus tard. La présence d’esprit et le courage des officiers et des matelots devenaient inutiles, et nous aurions peut-être été engloutis par les flots au milieu d’une nuit très-sombre.

» Ce vent, accompagné de pluie et de grêle, soufflait quelquefois avec tant de violence, qu’on fut chassé fort loin à l’est de la route projetée, et qu’on perdait l’espérance de gagner le cap de la Circoncision. Mais le plus sensible de tous ces malheurs fut la perte d’une grande partie des animaux d’approvisionnement qu’on avait embarqués au Cap : ce passage brusque d’un temps doux et chaud à un climat extrêmement froid et humide affecta tout le monde sans distinction. Le mercure, dans le thermomètre, était tombé à 38°, tandis qu’au Cap il se tenait communément à 67, et plus.

» Chaque jour, à chaque instant, tout le monde s’attendant à voir terre, la plus petite circonstance relative à cet objet fixait l’attention. On examinait avec curiosité les brouillards que l’on voyait à l’avant du navire ; chacun désirait d’annoncer le premier la côte. La forme trompeuse de ces brouillards, et celle des îles de glace à moitié cachées dans la neige qui tombait, avaient déjà occasioné plusieurs fausses alarmes : l’Aventure avait aussi fait signal qu’elle voyait terre : un des lieutenans monta plusieurs fois au haut des mâts, et avertit le capitaine qu’il la voyait distinctement. Cette nouvelle amena tout le monde sur le pont ; mais on n’aperçut qu’une immense plaine de glaces, brisée aux bords en plusieurs petites pièces. Un grand nombre d’îles de toutes les formes et de toutes les grandeurs se montraient par-derrière, aussi loin que pouvait s’étendre la vue : quelques-unes des plus éloignées, élevées considérablement par les vapeurs brumeuses qui couvraient l’horizon ressemblaient en effet à des montagnes. Plusieurs officiers persistèrent à croire qu’ils avaient vu la terre de ce côté.

» Bientôt on fut arrêté par une immense plaine de glace basse, dont on ne voyait point l’extrémité, ni à l’est, ni à l’ouest, ni au sud. Dans le nord, on aperçut des baleines et différentes autres espèces de cétacés, qui lançaient l’eau de la mer autour des vaisseaux.

» Des glaçons pendaient de tous côtés aux voiles et aux agrès. La brume était si forte quelquefois, qu’on ne voyait pas la longueur entière du vaisseau, et qu’on eut beaucoup de peine à éviter le grand nombre d’îles de glace qui l’environnaient. On en mesura une qui avait deux mille pieds de long, quatre cents de large, et au moins deux cents d’élévation. Suivant les expériences de Boyle et de Mairan, le volume de la glace est à celui de la mer, à peu près comme dix est à neuf ; par conséquent, selon les règles reconnues de l’hydrostatique, un volume de glace qui s’élève au-dessus de la surface de l’eau est à celui qui plonge au-dessous, comme un est à neuf. En supposant que le glaçon dont il s’agit fût d’une forme régulière, sa profondeur au-dessous de l’eau devait être de dix-huit cents pieds, sa hauteur entière de deux mille, et la masse totale de seize cent millions de pieds cubes.

» Le 14 décembre on avait mis en mer un canot pour essayer la direction du courant. Forster père et Wales y descendirent afin de répéter des expériences sur la température de la mer à une certaine profondeur. La brume s’accrut tellement, qu’ils perdirent de vue les deux vaisseaux. Leur situation dans un petit canot, sur une mer immense, loin de toute espèce de côtes, entourés de glaces et absolument privés de provisions, était effrayante et terrible. Ils voguèrent quelque temps, faisant de vains efforts pour être entendus ; mais tout était en silence et dans les ténèbres autour d’eux. Ils étaient d’autant plus malheureux, qu’ils n’avaient que deux avirons, et point de mâts ni de voiles. Dans cette situation épouvantable, ils résolurent de se tenir en panne, espérant qu’en ne changeant point de place, ils apercevraient de nouveau les vaisseaux, parce qu’il faisait calme. Enfin le son d’une cloche frappa leurs oreilles : ils ramèrent à l’instant de ce côté ; l’Aventure répondit à leurs cris continuels, et les prit à bord.

» Le spectacle de ces îles de glace qui entouraient de tous côtés le bâtiment devint peu à peu aussi familier que celui des brouillards et de la mer. Leur multitude conduisit à de nouvelles observations. On était sûr de rencontrer de la glace dans tous les endroits où on apercevait une forte réflexion de blanc sur les bords du firmament, près de l’horizon. La glace n’est pourtant pas entièrement blanche ; elle est souvent teinte, surtout près de la surface de la mer, d’un beau bleu de saphir ; ou plutôt de béryl, et réfléchi de dessus l’eau : cette couleur bleue paraissait quelquefois vingt ou trente pieds au-dessus de la surface, et provenait, suivant toute apparence, de diverses particules d’eau de la mer, qui s’étaient brisées contre la masse dans un temps orageux, et qui avaient pénétré dans ses interstices. Nous apercevions aussi sur les grandes îles de glace différens traits ou couches de blanc de six pouces ou un pied de haut, posés les uns par-dessus les autres ; ce qui semble confirmer l’opinion de l’accroissement et l’accumulation ultérieure de ces masses énormes par la chute de la neige à différens intervalles ; car, la neige, étant à petits grains ou à gros grains, en flocons légers ou pesans, produit les couleurs diverses des couches, suivant qu’elle est plus ou moins compacte. »

Quelque périlleux qu’il soit de naviguer parmi ces rochers flottans durant une brume épaisse, Cook observe que cela vaut encore mieux que d’être enfermé, dans les mêmes circonstances, par d’immenses plaines de glace. Le grand danger de ce dernier cas est de rester attaché à la glace, situation la plus dangereuse de toutes. Deux matelots de son équipage avaient navigué au Groënland ; le navire de l’un était resté trois semaines, et celui de l’autre en était resté six attaché à l’espèce de glace que les habitans du nord appellent glace entassée. Celle qu’ils nomment plaine de glace est plus épaisse, et toute la plaine, malgré sa largeur, est composée d’une seule pièce. Celle que Cook nomme plaine de glace, à raison de son immense étendue, consiste au contraire en un grand nombre de morceaux différens d’épaisseur et de surface, de trois ou quatre à trente ou quarante pieds carrés ; ces morceaux sont étroitement joints, et en quelques endroits empilés les uns sur les autres. Il la croit trop dure pour être divisée par les flancs d’un vaisseau qui n’est pas convenablement armé.

Le 1er. janvier 1773, ces navigateurs aperçurent la lune pour la première fois depuis leur départ du cap de Bonne-Espérance : de là on peut se former une image du mauvais temps qu’ils avaient essuyé. On profita de cette circonstance pour faire des observations astronomiques, et l’on reconnut que l’on se trouvait à la longitude à peu près qui était assignée au cap de la Circoncision. Il est par conséquent très-probable que Bouvet s’est trompé, et qu’il a pris des montagnes de glace pour un continent. Afin de mieux constater ce fait et de multiplier les découvertes, le capitaine Cook s’éloigna de l’Aventure, et la fit marcher à une distance de quatre milles de son tribord. Les deux vaisseaux se perdirent de vue dès le lendemain 8 février. Cook fit tirer le canon à toutes les demi-heures du jour suivant ; il fit allumer des feux pendant la nuit ; on ne répondit point à ses signaux ; tous les gens de l’équipage furent vivement affligés de la séparation d’un vaisseau qui partageait avec le leur, sur ces plages inconnues, leurs fatigues, leurs périls et leurs espérances.

Lorsque ces navigateurs furent ainsi séparés, ils étaient par 50° de latitude ; ils s’étaient avancés précédemment jusqu’à 67°. Cook dirigea de nouveau sa route vers le pôle, et tenta plusieurs fois de s’en approcher davantage dans une étendue de plus de 80 degrés de longitude orientale ; mais les vents, la neige, la brume, les montagnes et les plaines de glace ne lui permirent plus de franchir au-delà du 62e. Alors il fit route pour la Nouvelle-Zélande, et entra dans la baie Dusky le 26 mars 1773, ayant parcouru dans l’intervalle de cent dix-sept jours de navigation trois mille six cents lieues, sans voir terre une seule fois.

Après une si longue navigation dans les hautes latitudes méridionales, le lecteur pense sans doute que plusieurs personnes de l’équipage étaient malades du scorbut ; mais il se trompe. Le moût de bière doux qu’on donnait à ceux qui en étaient attaqués fut si salutaire, qu’on n’avait à bord qu’un seul scorbutique, et cet homme, naturellement malingre, avait une complication d’autres maladies. Il ne faut pas attribuer absolument au moût de bière la bonne santé des équipages ; elle était due aux précautions que prit le capitaine d’aérer souvent le vaisseau et d’y faire des fumigations ; les tablettes de bouillon portatives et la chou-croute, qu’on ne peut assez recommander, y eurent aussi quelque part.

« Ainsi finit (c’est Forster qui parle) notre première campagne à la recherche des terres australes. Depuis notre départ du cap de Bonne-Espérance jusqu’à notre arrivée à la Nouvelle-Zélande, nous essuyâmes toutes sortes de maux : les voiles et les manœuvres avaient été mises en pièces ; la violence des lames avait emporté une partie des hauts du bâtiment ; les effets terribles de la tempête, peints avec tant d’expression et de force par l’habile rédacteur du voyage d’Anson, ne furent rien en comparaison de ce que nous eûmes d’ailleurs à souffrir. Contraints de combattre sans cesse l’âpreté d’un élément rigoureux, nous étions exposés à la pluie, au verglas, à la grêle et à la neige ; nos manœuvres étaient toujours couvertes d’une glace qui coupait les mains de ceux qui étaient obligés de les toucher. Il nous fallut faire de l’eau avec des glaces flottantes, dont les particules gelées et âcres engourdissaient et scarifiaient tour à tour les membres des matelots ; nous courions le danger perpétuel de nous briser contre ces masses énormes de glace qui remplissent l’immense Océan austral : l’apparition fréquente et subite de ces périls tenait continuellement l’équipage en haleine pour manœuvrer le vaisseau avec promptitude et avec précision. Le long intervalle que nous passâmes au milieu des flots, et le manque de provisions fraîches, ne furent pas moins pénibles : les hameçons et les lignes qu’on avait distribués aux équipages, avaient jusqu’alors été inutiles ; car dans ces latitudes élevées on ne trouve d’autres poissons que des baleines ; ce n’est que sous la zone torride que l’on peut pêcher, lorsque la profondeur de la mer est incommensurable.

» Le soleil se montrait très-rarement ; l’obscurité du ciel et des brumes impénétrables, qui duraient quelquefois plusieurs semaines, inspiraient la tristesse, et éteignaient la gaieté des matelots les plus joyeux.

» Mais tout changea à l’aspect de la Nouvelle-Zélande. Le temps était superbe et chaud en comparaison de ce que nous venions d’éprouver. Poussés par un léger souffle de vent, nous passions devant un grand nombre d’îles couvertes de bois ; des arbres toujours verts offraient un contraste agréable avec la teinte jaune que l’automne répand sur les campagnes. Des troupes d’oiseaux de mer animaient les côtes ; tout le pays retentissait d’une musique formée par les oiseaux des forêts. Après avoir souhaité avec tant d’empressement de voir terre, nos yeux ne pouvaient se rassasier de la contempler, et le visage de tout le monde annonçait la joie et la satisfaction.

» De superbes points de vue, des forêts antédiluviennes, de nombreuses cascades qui se précipitaient de toutes parts concouraient d’ailleurs à compléter notre bonheur. Les navigateurs, à la suite d’une longue campagne, sont si disposés à se prévenir en faveur du pays le plus sauvage, que ce canton de la Nouvelle-Zélande nous semblait le plus beau que la nature pût produire. Les voyageurs, après une grande détresse, ont tous ces idées, et c’est avec cette chaleur d’imagination qu’ils ont vu les rochers escarpés de Juan Fernandès et les forêts impénétrables de Tinian.

» Bientôt nous commençâmes nos recherches d’histoire naturelle. Nous vîmes un grand nombre d’animaux et de plantes d’espèces nouvelles. À peine y en avait-il quelques-unes de parfaitement semblables aux espèces connues. Nous comptions employer nos momens avec succès, malgré l’approche de l’automne, qui allait détruire les végétaux.

» On amarra le vaisseau dans une petite crique si voisine de la côte, que le sommet d’un arbre touchait au plat-bord. On trouva tant de bois à brûler, et tant de bois de mâture, que les vergues étaient enlacées dans les branches d’arbres : à environ trois cents pieds de l’arrière, coulait un beau ruisseau d’eau douce. Dans cette position, on commença à préparer au milieu des bois les emplacemens nécessaires pour l’observatoire de l’astronomie, pour la forge et pour la tente des voiliers et des tonneliers ; car les ferrures, les voiles et les futailles avaient besoin de réparation. On se mit à brasser de la bière avec les branches ou feuilles d’un arbre qui ressemble beaucoup à la sapinette[1] noire d’Amérique. Cette ressemblance fit juger qu’en mêlant à la décoction de ses bourgeons du jus de moût de bière et de mélasse, on en composerait une bière très-saine, qui suppléerait aux végétaux qui manquent en cet endroit. L’événement prouva qu’on ne se trompait point.

» Le petit nombre de chèvres et de moutons qui restaient à bord ne pouvaient pas suivant toute apparence, être aussi bien nourris que les hommes, car l’herbe était peu abondante, grossière et âpre. Quelque mauvaise qu’elle fût, on croyait qu’ils la dévoreraient avec avidité ; mais ils ne voulurent pas en goûter ; ils n’aimaient pas mieux les feuilles des plantes plus tendres. En les examinant, on reconnut que leurs dents étaient ébranlées, et que plusieurs avaient tous les symptômes d’un scorbut invétéré. De quatre brebis et deux béliers pris au Cap, dans le dessein de les laisser à la Nouvelle-Zélande, on n’avait pu conserver qu’un mâle et une femelle.

» Si dans la suite les navigateurs veulent porter à la Nouvelle-Zélande des présens si précieux, ils doivent partir du Cap, prendre la route la plus courte, et choisir la saison la plus favorable et la moins froide.

» Quelques officiers remontèrent la baie sur un petit bateau, dans le dessein de chasser ; ils découvrirent à deux ou trois milles du vaisseau des Zélandais qui lançaient à l’eau une pirogue. À peine nous en eurent-ils avertis, qu’il en parut une près d’une pointe éloignée d’un mille : un grain la fit rentrer ; mais bientôt elle reparut. Elle était montée de sept à huit hommes qui nous regardèrent fixement, mais ne répondirent pas à nos signes d’amitié, et s’en retournèrent. Après midi le capitaine alla dans l’anse avec deux canots, dans l’espérance de revoir les Zélandais : on ne trouva que leur pirogue échouée près de deux petites huttes, dans lesquelles on vit des traces de feu et des poissons. Sans doute les habitans s’étaient sauvés dans les bois voisins. On laissa dans la pirogue des médailles, des miroirs, de la verroterie ; mais on enfonça dans une branche d’arbre une hache pour leur en indiquer l’usage, après quoi l’on revint au vaisseau.

» Nous allâmes cependant encore, dit Forster fils, chercher des plantes. Mais nous rencontrâmes un sol si glissant d’humidité, et tant d’obstacles d’ailleurs sur notre chemin, que notre excursion fut très- pénible et très-fatigante. Nous trouvâmes quelques plantes encore en fleur ; mais nous vîmes un grand nombre d’arbres et d’arbrisseaux déjà dépouillés ; ce qui nous donna une idée de la quantité de végétaux, inconnus en Europe, que produit la Nouvelle-Zélande.

» L’anse est si spacieuse, que toute une flotte pourrait y mouiller : elle est environnée au sud-ouest par les collines les plus élevées de toute la baie, et entièrement revêtues de bois depuis le sommet jusqu’au bord de l’eau. Les diverses pointes qui s’avancent, et les différentes îles répandues dans la baie forment un coup d’œil pittoresque. La mer tranquille et éclairée par le soleil couchant, les nuances variées de la verdure, et le chant des oiseaux qui résonnait de toutes parts, adoucissaient la dureté qu’offrait d’ailleurs ce paysage. »

Tandis que Forster et son fils remontaient la baie pour chercher des objets relatifs à l’histoire naturelle, Cook se rendit vers un rocher où l’on tua trois phoques : l’un d’eux, qui pesait deux cent vingt livres, et qui avait six pieds de long, fut très-difficile à prendre ; ses blessures le mirent en fureur ; il attaqua la chaloupe. Après avoir passé plusieurs îles, Cook atteignit les bras de la baie le plus au nord et à l’ouest ; ils sont formés par la côte de la pointe appelée Five-Fingers (des Cinq-Doigts). On vit au fond de cette anse beaucoup de canards, des bécasses et d’autres oiseaux sauvages : on en tua quelques-uns. Forster rapporta une collection précieuse d’oiseaux nouveaux et de nouvelles plantes.

Il plut presque continuellement, et plusieurs jours s’écoulèrent avant qu’on eût aucune entrevue avec les sauvages. Un homme et deux femmes se présentèrent enfin le 6 avril, appelant les Européens par des cris. Debout sur un rocher, l’homme était armé de sa massue, et derrière lui, au bord du bois, étaient les deux femmes, ayant chacune une pique à la main.

Ils avaient le teint de couleur d’olive ou d’un brun foncé ; leurs cheveux étaient noirs et bouclés, remplis d’huile et de poussière d’ocre rouge. L’homme les portait attachés sur le haut de la tête, et les femmes courts. Leurs corps étaient très-bien proportionnés dans la partie supérieure ; mais leurs jambes étaient minces, tournées en dehors et mal faites. On leur cria, dans la langue de Taïti, tayo, harré, ami, viens ici.

« L’homme ne put s’empêcher de montrer beaucoup de crainte lorsque notre canot s’approcha du rocher (c’est Cook qui parle) : cependant il garda son poste avec intrépidité, et il ne se remua pas même pour ramasser les petits présens que nous lui jetions à terre. Enfin je débarquai tenant à la main des feuilles de papier blanc ; j’allai à lui et je l’embrassai ; je lui offris les bagatelles que j’avais sur moi, et je dissipai sur-le-champ sa frayeur. Bientôt après les deux femmes, les officiers qui s’étaient embarqués avec moi, et quelques-uns des matelots vinrent nous joindre. Nous passâmes ensuite environ une demi-heure à parler sans nous entendre ; la plus jeune des deux femmes, qui babillait continuellement, eut la plus grande part dans cette conversation. Nous leur offrîmes du poisson et de la volaille que nous avions dans notre canot ; mais ils rejetèrent ces dons, et ils nous firent entendre qu’ils n’en avaient pas besoin : le soir il fallut les quitter ; alors la plus jeune des femmes, qui par la volubilité de sa langue surpassait toutes les parleuses que j’aie jamais rencontrées, dansa devant nous ; l’homme nous examina avec beaucoup d’attention.

» Le lendemain au matin, je fis avec MM. Forster et Hodges, le peintre, une autre visite aux naturels du pays ; je leur portai diverses choses qu’ils reçurent avec beaucoup d’indifférence, si l’on en excepte les haches et les clous, qu’ils estimaient plus que tout le reste. Cette entrevue se passa au même endroit que celle de la veille ; nous vîmes alors toute la famille, composée de deux femmes (que nous prîmes pour les épouses du Zélandais), d’une troisième très-jeune, d’un garçon d’environ quatorze ans, et de trois petits enfans, dont le plus jeune était à la mamelle. Ils étaient tous de bonne mine, excepté l’une des femmes qui avait une grosse loupe sur la lèvre supérieure, et qui paraissait fort négligée par l’homme à cause de cette difformité. Ils nous menèrent dans leur habitation, placée à peu de distance des bords du bois : nous trouvâmes deux petites huttes d’écorces d’arbres, et sur la grève d’une crique près des huttes une petite pirogue double, assez grande pour transporter toute la famille de place en place. Tandis que nous fûmes parmi eux, M. Hodges fit leur portrait, et ils lui donnèrent le nom de toe-toe, mot qui signifie sans doute marquer ou peindre. En les quittant, le chef me présenta une pièce d’étoffe ou un vêtement de leur fabrique, un ceinturon d’algues, des colliers d’os, de petits oiseaux et des peaux d’albatros : je crus d’abord que c’était en retour de nos présens ; mais il me détrompa bientôt, en me témoignant qu’il désirait un de nos manteaux de mer. Je compris ce qu’il voulait, et je lui en fis faire un de drap rouge dès que je fus à bord, où la pluie me retint le lendemain.

» Le 9, nous allâmes revoir nos Zélandais, et je les avertis de notre approche en poussant des cris à leur manière ; mais ils ne nous répondirent point, et ils ne vinrent pas à notre rencontre sur la côte comme à l’ordinaire. J’en appris bientôt la raison, car nous les trouvâmes dans leurs habitations, qui s’habillaient et se paraient avec soin ; leurs cheveux étaient peignés et huilés, rattachés au haut de la tête et ornés de plumes blanches : quelques-uns portaient une tresse de plumes autour de leur tête ; tous avaient des bouquets de plumes blanches fichées dans leurs oreilles. Ajustés ainsi, et tous debout, ils nous reçurent avec beaucoup de courtoisie. J’avais sur mes épaules le manteau ou la couverture destinée au chef, et je la lui présentai : il en fut si charmé, qu’il détacha de sa ceinture son patou-patou (il était d’un os de gros poisson) pour me le donner. Gibson, le caporal des soldats de marine, que j’avais pris avec moi, était l’homme de l’équipage qui savait le mieux la langue zélandaise ; cependant il ne put pas venir à bout de se faire entendre : la prononciation de cette famille semblait avoir une dureté particulière. Nous ne fûmes que peu de temps auprès d’eux ; et, après avoir employé le reste du jour à reconnaître la baie, la nuit nous renvoya à bord.

» Le temps avait été à terre nébuleux, sans pluie, dit Forster ; mais en arrivant au vaisseau, on nous dit qu’il avait plu sans relâche. Nous fîmes souvent la même remarque durant notre séjour dans la baie Dusky. Les hautes montagnes situées le long de la côte sud de la baie, et dont la pente diminue par degrés vers le cap ouest, occasionent probablement cette différence dans l’atmosphère. Ces montagnes étant presque toujours couvertes de nuages, et le vaisseau se trouvant au-dessous, il était exposé aux vapeurs qu’on voyait se mouvoir avec divers degrés de vitesse sur les flancs des collines, et qui, enveloppant d’un brouillard blanc et à demi opaque les arbres sur lesquelles elles passaient, se convertissaient enfin en pluie ou en brumes qui nous mouillaient jusqu’aux os. Les îles dans la partie septentrionale, n’ayant pas de ces collines élevées qui attirent les brouillards, ils passent librement jusqu’aux Alpes couvertes de neige. Le brouillard continuel qui nous entourait causait dans tout le vaisseau une humidité malsaine, et gâtait notre collection de plantes. Le bâtiment, mouillé si près de la côte, était couvert par des bois, comme on l’a dit : même dans le beau temps, nous vivions dans l’obscurité ; il fallait allumer des flambeaux à midi : mais le poisson frais, la bière de myrte et de sapin, nous maintenaient en bonne santé malgré les inconvéniens de notre position.

» Nous étions de véritables ichthyophages : nous mangions du poisson apprêté de toutes les manières, et nous employions toutes sortes d’expédiens pour prévenir le dégoût : parmi les espèces variées qu’offrait la mer, nous nous bornâmes à une particulière, que les matelots appelaient le charbonnier, à cause de sa couleur foncée, et dont le goût ressemble à peu près à celui de la morue : il est en effet du même genre ; sa chair ferme, succulente et nourrissante n’est pourtant pas aussi grasse ni aussi ferme que celle de plusieurs autres poissons de cette baie, que nous trouvions délicieux, mais qui nous dégoûtaient bientôt. Un très-beau homard, des coquillages, et de temps en temps un cormoran, un canard, un pigeon et un macareux, nous procuraient un régal extraordinaire.

» Le ciel ne fut clair et serein que le 12 avril ; nous pûmes sécher nos voiles et notre linge. M. Forster et son détachement profitèrent du beau temps pour aller à terre faire une course de botanique.

» Sur les dix heures, les Zélandais vinrent en famille nous rendre une visite. Comme ils approchaient de notre bâtiment avec beaucoup de précaution, j’allai dans un canot à leur rencontre ; et dès que je fus près d’eux, j’entrai dans leur pirogue : mais ne pouvant les engager à venir le long du bâtiment, je fus obligé de les laisser suivre leur inclination. Ils débarquèrent dans une petite anse tout près de nous, et ensuite ils vinrent s’asseoir sur le rivage, vis-à-vis de la Résolution, d’où ils nous parlèrent. Je fis alors jouer les cornemuses et les fifres, et battre du tambour. Ils ne montrèrent aucune attention pour les deux premiers instrumens ; mais ils parurent attentifs au son du tambour ; malgré nos invitations et nos caresses, ils refusèrent constamment de monter à bord ; ils conversèrent très-familièrement (sans se faire entendre) avec les officiers et les matelots qui allaient près d’eux : ils avaient beaucoup plus d’égards pour quelques-uns de nos gens que pour d’autres ; et nous avions lieu de croire-qu’ils prenaient ceux-là pour des femmes. La jeune Zélandaise témoigna particulièrement un attachement extraordinaire à un homme, jusqu’à ce qu’elle eût découvert son sexe ; dès lors elle ne voulut plus le souffrir près d’elle. Je ne sais si cette réserve venait de ce qu’elle l’avait pris auparavant pour une personne de son sexe, ou de ce que le matelot, pour se découvrir, avait pris quelque liberté qui lui avait déplu.

» L’après-midi je conduisis M. Hodges à une grande cascade qui tombe d’une haute montagne située à la côte méridionale de la baie, à environ une lieue au-dessus de l’endroit où nous étions mouillés.

» Cette cascade, observe Forster, semble peu considérable quand on la regarde d’en bas, à cause de sa grande élévation ; mais, après avoir monté six cent pieds plus haut, nous la vîmes à découvert ; ce spectacle est d’une extrême beauté. Une colonne transparente et argentée de vingt à trente pieds de circonférence, qui se précipite avec beaucoup d’impétuosité d’un rocher perpendiculaire élevé de six cents pieds, frappe d’abord les regards. Au quart de la hauteur, la colonne, rencontrant une portion de roc un peu inclinée, forme une nappe limpide d’environ soixante-quinze pieds de largeur. Sa surface courbée se brise dans sa course rapide sur toutes les petites éminences, et les eaux se réunissent enfin au milieu d’un beau bassin d’environ trois cents pieds de tour, enfermé de trois côtés par les flancs des rochers, et en face, par des masses énormes de pierres irrégulièrement entassées les unes sur les autres. Le courant s’ouvre un passage entre ces pierres, et s’enfuit en écumant le long de la pente de la colline jusqu’à la mer. Tous les environs de cette cascade, à la distance de trois cents pieds, sont remplis de vapeurs aqueuses que produit la violence de la chute. Ce brouillard est si épais, qu’il pénétrait comme de la pluie nos vêtemens en quelques minutes. Je montai sur la pierre la plus élevée devant le bassin ; et, regardant au-dessous, je remarquai un superbe arc-en-ciel d’une forme parfaitement circulaire, causé par les rayons du soleil réfractés dans la vapeur de la cascade. Au delà de ce cercle, le reste du brouillard était teint de couleur prismatiques réfractées dans un ordre inverse. À gauche, on voit des rochers escarpés et bruns, dont le sommet est couronné d’arbres et d’arbrisseaux pendans ; et à droite un tas prodigieux de grosses pierres, que la force du torrent avait probablement arrachées de la montagne. De là s’élève un banc incliné, haut d’environ deux cents pieds, sur lequel est placé un rempart perpendiculaire de soixante-quinze pieds, surmonté de verdure et de feuillages. Plus loin, à droite, les rochers brisés sont revêtus de mousses, de fougères, d’herbes et de fleurs : les deux côtés du ruisseau sont couverts d’arbrisseaux et d’arbres qui s’élèvent jusqu’à quarante pieds. Le bruit de la cascade est si fort, et les échos voisins le répètent si constamment, qu’il étouffe presque tout autre son : les oiseaux paraissaient s’en écarter un peu ; dans le lointain, le chant aigu des uns, les accens plus graves, ou la mélodie enchanteresse des autres, résonnaient de toutes parts, et ajoutaient encore aux charmes de cette scène pittoresque. En jetant les regards autour de soi, on découvre une vaste baie jonchée de petites îles, embellies par de grands arbres : au delà on aperçoit d’un côté des montagnes majestueuses qui portent vers le ciel leurs têtes revêtues de nuages et de neiges ; de l’autre l’immense plaine de l’Océan termine l’horizon. Il est impossible d’exprimer avec des mots la magnificence de ce tableau. Après avoir bien joui d’un coup d’œil si ravissant, nous contemplâmes les fleurs qui animent le terrain, et les petits oiseaux qui chantaient et voltigeaient de toutes parts. Les productions végétales et animales étaient plus belles et plus abondantes dans cette baie que partout ailleurs où nous avions débarqué : peut-être parce que, les côtés perpendiculaires du rocher réfléchissant les rayons du soleil, et mettant cet espace à l’abri des tempêtes, le climat y est plus doux.

» Cette cascade est à la pointe orientale d’une anse qui court sud-ouest l’espace de deux milles, et que Cook nomma l’anse de la Cascade. On y trouve un bon mouillage et tout ce qui est nécessaire à des navigateurs. C’est dans cette anse que nous vîmes pour la première fois les naturels du pays. Le 18 avril ils nous promirent de venir nous voir le lendemain. Dans l’intervalle, ils eurent une querelle : l’homme battit les deux femmes ; la jeune fille lui rendit ses coups, et se mit à pleurer. Nous ne sûmes pas quelle fut la cause de cette dispute ; mais si la jeune femme était fille du Zélandais, il paraît qu’ils ne respectent pas beaucoup le droit paternel ; on peut dire aussi que cette famille solitaire, méprisant les coutumes et les règles de la société civile, agissait en tout d’après l’impulsion de la nature, qui se révolte contre toute espèce d’oppression.

» Le chef se présenta avec sa fille à nos avant-postes à terre, tandis que le reste de la famille allait à la pêche sur une pirogue : il commença par frotter son nez contre le mien et contre celui de M. Forster, ce qui est la manière de saluer. Je leur montrai d’abord nos chèvres et nos moutons ; ils les regardèrent quelque temps avec une insensibilité stupide ; mais ensuite ils les demandèrent : nous ne leur en donnâmes pas, parce qu’ils les auraient laissé mourir de faim. L’homme, avant d’entrer dans le vaisseau, se tourna de côté, plaça une peau d’oiseau et des plumes blanches dans le trou d’une de ses oreilles, et rompit une branche verte d’un arbrisseau. Il prit à sa main cette branche, et il en frappa plusieurs fois les flancs du vaisseau, en répétant une harangue ou prière qui semblait avoir des cadences régulières, et un mètre comme un poëme. Dès qu’il eut fini, il jeta la branche dans les grandes chaînes de haubans, et il entra à bord. Quoique la jeune femme ne fit d’ailleurs que rire et danser, elle parut très-sérieuse, et elle se tint durant la harangue aux côtés de l’homme qui parlait. Cette manière de prononcer un discours avec solennité et de faire la paix, est universelle parmi les insulaires du grand Océan.

» Je conduisis les deux Zélandais dans ma chambre, où nous déjeûnions : ils s’assirent à table ; mais ils ne voulurent tâter d’aucun de nos mets. L’homme cherchait à savoir où nous dormions, et il furetait dans tous les coins de la pièce, dont chaque partie lui causait de la surprise. Mais il ne pouvait pas fixer un moment son attention sur un objet en particulier. Les ouvrages de l’art lui apparaissaient sous le même point de vue que ceux de la nature, et il était aussi éloigné de concevoir les uns que les autres. Le nombre et la force de nos ponts, ainsi que d’autres parties du bâtiment, semblaient cependant le frapper davantage. Avant d’entrer, il m’avait présenté une pièce d’étoffe et une hache de talc vert : il donna une seconde pièce d’étoffe à M. Forster ; et la fille, reconnaissant M. Hodges, dont elle avait tant admiré le pinceau, lui en offrit amicalement une troisième. Cette coutume de faire des présens est répandue chez les naturels des îles du grand Océan ; mais je ne savais pas encore qu’elle s’observât à la Nouvelle-Zélande. De tout ce que mon hôte reçut de moi, les haches et les clous avaient le plus de prix à ses yeux. Dès qu’une fois il les avait touchés, il ne voulait plus les laisser sortir de ses mains ; au lieu qu’il portait négligemment partout, et à la fin oubliait de reprendre la plupart des autres présens.

» Nos oies parurent les amuser beaucoup : ils caressèrent aussi à diverses reprises un joli chat ; mais ils lui rebroussaient toujours le poil, quoique nous leur montrassions à le toucher de l’autre côté : ils admiraient probablement la richesse de sa fourrure.

» Ils n’entrèrent dans nos chambres qu’après un long débat ; ils furent surtout charmés d’apprendre l’usage des chaises, et de voir qu’on les portait de place en place.

» Parmi les différentes caresses qu’ils nous firent, l’homme tira de dessous son vêtement un petit sac de peau de phoque ; et, après y avoir mis avec beaucoup de cérémonie ses doigts qui en sortirent couverts d’huile, il voulut oindre les cheveux du capitaine ; mais celui-ci n’accepta pas cet honneur, parce que l’onguent, qui était peut-être pour les Zélandais un parfum délicieux, sentait mauvais pour nous, et la saleté du sac qui le contenait achevait de nous dégoûter. M. Hodges fut contraint de subir l’opération : car la jeune fille ayant plongé une touffe de plumes dans cette huile, elle voulut absolument en orner le cou de notre dessinateur, qui par complaisance garda ce présent de mauvaise odeur.

» Dès que je me fus débarrassé d’eux, on les conduisit dans la sainte-barbe, et l’on équipa deux canots pour aller examiner le fond de la baie : l’un fut monté par M. Forster, M. Hodges et moi, et l’autre par le lieutenant Cooper. Je remontai le côté méridional, et nous arrivâmes au fond de la baie au coucher du soleil. En nous éloignant de la mer, nous trouvâmes les montagnes plus élevées, plus escarpées et plus stériles. La hauteur et la grosseur des arbres diminuaient insensiblement : on ne voyait plus que des buissons ; ce qui ne s’observe pas dans les autres parties du monde, où l’intérieur d’un pays renferme de plus belles forêts et de plus beaux bois que les côtes de la mer. Nous apercevions très-distinctement la rangée inférieure des montages appelées les Alpes méridionales, dont les sommets élevés étaient couverts de neige.

» Nous passâmes près de plusieurs îles boisées, on y voyait de petites anses et de petits ruisseaux : sur une des pointes avancées vis-à-vis la dernière île, nous découvrîmes une belle cascade se précipitant par-dessus un grand rocher revêtu d’arbres et de buissons : l’eau était au bas parfaitement calme, unie et transparente ; on y apercevait comme dans une glace le paysage des environs ; une foule de points de vue pittoresques, réunis par des masses de lumière et d’ombre, produisaient un effet admirable.

» Nous crûmes remarquer de la fumée au fond de la baie ; mais comme il ne parut aucun feu la nuit suivante, nous crûmes que nous nous trompions. Nous fîmes alors nos préparatifs pour nous coucher : ayant choisi une grève près d’un ruisseau et d’un bois, on débarqua les avirons, les voiles, les manteaux, les fusils, les haches, sans oublier les bouteilles de bière et de liqueurs fortes. Les uns rassemblèrent du bois sec (il est quelquefois difficile d’en trouver dans un pays aussi humide que la Nouvelle-Zélande) ; les autres firent du feu. Ceux-ci dressèrent une petite tente ; ceux-là nettoyèrent et séchèrent le terrain aux environs. Quelques matelots préparèrent le poisson, plumèrent et rôtirent les oiseaux aquatiques, mirent la table, et firent le service : nous soupâmes avec beaucoup d’appétit, discourant sur la délicatesse scrupuleuse des nations civilisées. Nous écoutâmes ensuite les plaisanteries de nos matelots, qui, en mangeant autour du feu, racontaient des histoires véritablement comiques, entremêlées de juremens, d’imprécations et d’expressions grossières. Après avoir calfeutré notre tente avec des feuilles de fougère, nous nous étendîmes sur nos manteaux : nos fusils et nos havresacs de chasse nous servirent de traversins.

» Le lendemain, je débarquai sur un des côtés de la baie, en ordonnant à la chaloupe d’aller à notre rencontre de l’autre. À peine fûmes-nous à terre, que nous vîmes quelques canards : en me glissant doucement à travers les buissons, je vins à bout d’en tuer un. Au moment où je tirai, les naturels, que nous n’avions pas découverts, poussèrent un cri horrible en deux ou trois endroits près de nous. Nous leur répondîmes par d’autres cris, et nous nous retirâmes à notre chaloupe, qui était à un demi-mille au large. Les Zélandais continuèrent leurs cris, mais sans nous suivre. Je reconnus ensuite qu’ils ne le pouvaient pas, parce qu’un bras de rivière les séparait de nous, et que leur nombre n’était pas proportionné au bruit qu’ils faisaient. Dès que j’eus aperçu cette rivière, j’y entrai avec la chaloupe, et je fus bientôt joint par M. Cooper ; avec ce renfort je la remontai, tuant des canards sauvages : nous entendions de temps en temps les naturels du pays dans les bois. Enfin un homme et une femme se montrèrent sur le bord de la rivière : la femme agitait dans sa main quelque chose de blanc en signe d’amitié. Il est étonnant que presque toutes les nations de la terre aient choisi la couleur blanche ou les branches vertes pour annoncer leurs dispositions pacifiques, et qu’avec ces emblèmes dans leurs mains ils se confient à la bonté des étrangers ; car enfin cette couleur blanche et ces branches vertes n’ont aucune liaison intrinsèque avec l’idée d’amitié et de paix. Comme M. Cooper était près d’eux, je lui dis de débarquer : sur ces entrefaites, je profitai de la marée pour remonter la rivière aussi haut qu’il me serait possible. À peine eus-je fait un demi-mille, que je fus arrêté par la force du courant, et par de grosses pierres qui étaient au milieu du lit.

» M. Forster père monta de son côté sur une colline, au travers des fougères, des arbres pouris et des forêts épaisses, et il arriva au bord d’un joli lac d’environ un demi-mille de diamètre. L’eau était limpide, douce et d’un bon goût ; mais les feuilles des arbres qui s’y plongeaient de tous côtés lui avaient donné une couleur brunâtre : il n’y vit qu’une espèce de poisson sans écailles, brun et tacheté de jaune, ressemblant à la truite. Une forêt sombre, composée de grands arbres, enfermait le lac, et des montagnes de différentes formes s’élevaient tout autour. Les environs étaient déserts et silencieux ; on n’entendait pas le gazouillement d’un seul oiseau, tant il faisait froid à cette hauteur, pas une seule plante ne poussait des fleurs : ce lieu tranquille inspirait une douce mélancolie.

» J’appris à mon retour que M. Cooper n’ayant pas débarqué au moment où les Zélandais l’attendaient, ils s’étaient retirés dans les bois ; mais deux autres parurent alors sur le bord opposé. J’essayai inutilement d’en obtenir une entrevue ; car, à mesure que j’approchais de la côte, ils s’enfoncèrent plus avant dans la forêt, qui était si épaisse, qu’elle les dérobait à notre vue. Le jusant m’obligea de quitter la rivière et de me réfugier à l’endroit où nous avions passé la nuit. Après y avoir déjeuné, je m’embarquai pour retourner à bord ; au moment où je me mettais en route, nous aperçûmes sur la côte opposée deux hommes qui nous appelèrent par des cris, ce qui me détermina à faire ramer vers eux. Je débarquai sans armes avec deux de nos messieurs : les deux Zélandais, à environ trois cents pieds du bord de l’eau, tenaient chacun une pique à la main : ils se retirèrent quand j’avançai avec mes deux camarades ; mais ils m’attendirent quand je m’approchai seul.

» Il me fallut un peu de temps pour les engager à mettre bas leurs piques. Enfin l’un d’eux la quitta, et vint à ma rencontre, ayant à sa main une plante, dont il me donna à tenir une extrémité tandis qu'il tenait l'autre ; et dans cette position il commerça une harangue dont je ne compris pas un mot : il fit de longues pauses pour me laisser, à ce que je crus, le temps de répondre, car, dès que j’avais prononcé quelques mots, il continuait. Quand cette cérémonie peu longue fut finie, nous nous saluâmes l’un l’autre. Il ôta ensuite son hahou ou vêtement, il me le mit sur le dos, et la paix sembla alors fermement établie. Mes camarades vinrent auprès de moi sans causer aucune alarme aux deux Zélandais, qui au contraire saluèrent chacun d’eux à mesure qu’il arrivait.

» Leurs traits étaient un peu sauvages, mais assez réguliers : leur teint brun ressemblait d’ailleurs à celui des autres insulaires que nous avions déjà vus ; ils avaient les cheveux touffus, la barbe frisée et noire. Leur stature, quoique moyenne, annonçait la force ; leurs jambes et leurs cuisses étaient très-minces, et leurs genoux trop gros. On doit être frappé de leur courage ; car, malgré leur infériorité, ils ne se cachèrent point, quoiqu’ils ne connussent ni nos dispositions ni notre caractère. Parmi tant d’îles, de havres et de forêts, il nous aurait été impossible de découvrir la première famille que nous vîmes, si elle ne s’était pas montrée elle-même la première. Ils n’essayèrent point de tomber sur nous à l’improviste ; jamais ils ne nous attaquèrent, et cependant ils en eurent souvent l’occasion, quand nous nous dispersions en petites troupes au milieu des bois. Ils nous donnèrent des exemples remarquables de courage. Le Zélandais qui vint près de nous avec la jeune femme, ayant vu tirer plusieurs coups de fusil, désira de tirer aussi, et nous y consentîmes volontiers. La jeune femme, que nous regardions comme sa fille, se jeta à terre devant lui, et le supplia, tout effrayée, de renoncer à cette entreprise ; mais il fut inexorable ; il tira un premier coup de fusil, et ensuite plusieurs autres avec beaucoup de fermeté.

» Comme je n’avais rien autre chose, je donnai un couteau et une hache à chacun de ces deux Indiens : c’était peut-être ce que je pouvais leur offrir de plus précieux : c’était du moins ce qu’il y avait pour eux de plus utile. Ils désiraient nous conduire à leur habitation, et ils nous dirent qu’ils nous présenteraient quelques alimens ; je fus fâché que la marée et d’autres circonstances ne me permissent pas d’accepter leur invitation. Nous aperçûmes d’autres insulaires sur les bords du bois, mais ils se tinrent éloignés de nous : c’étaient probablement leurs femmes et leurs enfans. Quand je les quittai, ils nous suivirent à notre chaloupe ; voyant les fusils couchés sur l’arrière, ils firent signe de les ôter : on leur accorda ce qu’ils désiraient : ils s’approcheront alors, et nous aidèrent à mettre en mer. Ils ne cherchèrent point à les toucher ; ils les avaient vus tuer des canards, et ils les regardaient comme des instrumens de mort. Nous avions soin de les guetter, car ils désiraient la possession de tout ce qui frappait leurs yeux.

» Nous ne leur vîmes ni pirogues ni bateaux : deux ou trois morceaux de bois attachés ensemble servaient à les transporter sur la rivière, au bord de laquelle ils vivaient. Le poisson et les oiseaux y sont en si grande abondance, qu’ils ne vont pas chercher fort loin leur nourriture ; ils n’ont pas à craindre d’être inquiétés par leurs voisins, qui sont en petit nombre. Tous les Zélandais de ce canton n’excédaient pas, je crois, trois familles.

» Il était midi lorsque nous quittâmes ces deux hommes ; nous descendîmes le long du côté septentrional de la baie, que j’examinai pendant la route, ainsi que les îles qui gisent au milieu. Cependant la nuit nous surprit, et je fus obligé de partir sans avoir reconnu les deux bras de la baie, et de m’en retourner à la hâte au vaisseau, où nous arrivâmes à huit heures. J’appris que le Zélandais et sa fille étaient restés à bord la veille jusqu’à midi, et que, nos gens lui ayant dit que j’avais laissé des présens dans sa double pirogue, dans l’anse de la Cascade, où je le trouvai pour la première fois, il les envoya prendre. Cette petite famille nous quitta le 20 avril, et nous ne la revîmes point ; ce qui est d’autant plus extraordinaire, que nous l’avions toujours chargée de présens. Nous leur donnâmes neuf ou dix haches, trois ou quatre fois autant de grands clous, outre plusieurs autres choses. Avec autant de meubles précieux, il n’y avait pas de Zélandais aussi riches, et ils avaient eux seuls plus de haches que tout le reste du pays.

» L’après-midi du 21 je menai un détachement sur les îles pour chasser au phoque. Le ressac était si fort, que nous ne pûmes débarquer qu’à un seul endroit où nous en tuâmes dix. Ces animaux nous étaient d’une grande utilité : les peaux servaient à garnir les agrès ; la graisse donnait de l’huile à brûler, et nous mangions la chair. La fressure en est aussi bonne que celle des cochons ; et la saveur de la chair de quelques-uns égale presque celle des tranches de bœuf connues sous le nom de beef-stakes.

» Le matin du 23, M. Pickersgill, M. Gilbert et le docteur Sparrman allèrent à l’anse de la Cascade, dans le dessein de monter au sommet d’une montagne : ils l’atteignirent à deux heures de l’après-midi, ainsi que je le reconnus par les feux qu’ils allumèrent. De retour à bord, le soir, ils m’apprirent que, dans l’intérieur du pays, on n’apercevait que des montagnes stériles, couvertes de neige, des rochers escarpés, et d’affreux précipices séparés par des abîmes effrayans.

» Ils trouvèrent au sommet de l’une de ces montagnes de petits buissons et diverses plantes alpines que nous n’avions vus nulle part ; un peu plus bas, des touffes d’arbrisseaux plus grands, et au-dessous un espace couvert d’arbres secs ou morts ; les forêts commençaient ensuite, et les arbres augmentaient en grosseur à mesure que l’on descendait la montagne. L’entrelacement des ronces et des lianes avait rendu la montée assez fatigante ; mais la descente fut dangereuse, parce qu’ils ne purent marcher sur le bord des précipices qu’à l’aide des arbres et des buissons. À une élévation considérable, ils rencontrèrent trois ou quatre arbres, qu’ils prirent pour des palmiers ; ils en coupèrent un dont la pousse centrale leur fournit des rafraîchissemens : ce n’était point de véritables choux palmistes ; ils n’appartenaient pas même à la classe des palmiers, confinés ordinairement dans des climats plus tempérés. C’était, à proprement parler, une nouvelle espèce de dragonier à feuilles larges, dont la pousse centrale, lorsqu’elle est tendre, a le goût d’un noyau d’amande, et un peu de la saveur du chou. Nous en observâmes ensuite plusieurs autres dans quelques parties de la baie.

» Il nous restait cinq oies de celles que nous avions apportées du cap de Bonne-Espérance : j’allai le 24, dit Cook, à l’anse des Oies (que j’ai ainsi nommée par cette raison), et je les y laissai. Deux raisons me déterminèrent à choisir cette place : il n’y avait point d’hommes qui pussent les troubler ; et comme ces oiseaux y trouveront une nourriture abondante, je suis persuadé qu’ils se multiplieront, qu’ils se répandront sur toute la Nouvelle-Zélande, et qu’enfin ils rempliront l’intention que j’ai eue en les y déposant. Nous passâmes la journée à chasser dans l’anse et aux environs ; et à dix heures du soir nous fûmes de retour à bord. L’un de nos messieurs tua un héron blanc, qui ressemblait exactement à celui que l’on voit encore ou que l’on voyait autrefois en Angleterre.

» Depuis huit jours nous avions un beau temps continu, circonstance que je crois très-peu commune dans cette partie de la Nouvelle-Zélande, et surtout à cette saison de l’année. J’en profitai pour compléter nos provisions d’eau et de bois, faire réparer les manœuvres, calfater le bâtiment, enfin tout disposer afin de remettre en mer. Le soir du 25, il commença à tomber de la pluie, qui dura sans relâche jusqu’au midi du lendemain. Le 27, le temps fut brumeux, avec des ondées de pluie. Le matin je partis accompagné de M. Pickersgill et de MM. Forster pour reconnaître le bras ou le goulet que je découvris le jour où je revins du fond de la baie. Après l’avoir remonté, ou plutôt descendu l’espace de deux lieues, je trouvai qu’il communiques la mer, et qu’il offre aux vaisseaux qui vont au nord une meilleure sortie que celui par où j’étais entré. Nous reprîmes des forces en mangeant du poisson et des oiseaux aquatiques que nous fîmes griller, et nous retournâmes à bord à onze heures du soir, sans avoir eu le temps d’examiner deux bras que j’avais découverts, et qui courent à l’est. Durant cette expédition, nous tuâmes quarante-quatre oiseaux de mer, et cependant je ne m’écartai point d’un pied de ma route, et je ne perdis pas plus de temps qu’il n’en fallut pour les ramasser.

» Nos tentes, nos munitions étaient à bord le 28 ; je n’attendais que du vent pour sortir du havre par le nouveau passage dont j’ai parlé, et par où je me proposais de rentrer en mer. Comme il n’y avait plus rien sur la côte, je mis le feu à divers endroits du terrain que nous avions occupé ; on le bêcha et on y sema différentes espèces de graines potagères. Le sol ne promettait pas un grand succès à la plantation, mais je n’en trouvai point de meilleur.

» Les améliorations que nous avions faites dans cet endroit annoncent bien la supériorité de puissance des hommes civilisés sur les hommes barbares. En peu de jours dix Européens avaient éclairci et défriché les bois dans un espace de plus d’un acre, travail que cinquante Nouveaux-Zélandais, avec leurs outils de pierre, n’auraient pas fait en trois mois. Ce canton, où une quantité innombrable de plantes entassées sans aucun ordre offraient l’image du chaos, était devenu sous nos mains un champ où cent hommes exerçaient leur industrie sans relâche. Nous abattîmes de grands arbres qu’on scia en planches ou qu’on fendit pour le chauffage. On plaça au bord d’un ruisseau, à qui nous facilitâmes l’entrée dans la mer, une longue file de futailles qu’on remplissait avec aisance. Plus loin on tirait des plantes indigènes, dont les naturels du pays ignoraient la propriété, une boisson agréable et salutaire qui rafraîchissait les travailleurs. D’autres apprêtaient un repas de poissons délicieux ; les calfats et les matelots placés sur les côtés du vaisseau et sur les mâts contribuaient à animer la scène, et remplissaient l’air de leurs chants, tandis que l’enclume, au bas de la colline voisine, résonnait sous les coups du marteau : déjà les arts commençaient à fleurir dans ce nouvel établissement ; le crayon ou le pinceau d’un jeune artiste rendaient la forme des animaux et des végétaux de ces bois déserts ; cette contrée pittoresque et sauvage se retrouvait sur une toile : la nature, étonnée de se voir si fidèlement copiée, y conservait ses teintes et ses couleurs les plus brillantes. Les sciences ne dédaignaient point ce lieu solitaire ; un observatoire garni des meilleurs instrumens occupait le centre des ouvrages, et l’œil attentif d’un astronome y contemplait le mouvement des corps célestes : des philosophes observaient les plantes et les animaux des forêts et des mers : en un mot, on apercevait de tous côtés la naissance des arts et des sciences au milieu d’un pays plongé jusque-là dans une longue nuit d’ignorance et de barbarie ; mais ce charmant tableau ne devait pas subsister long-temps ; il s’évanouit comme un météore. Nos outils et nos instrumens furent reportés à bord : un reste de culture attesta seul notre séjour. Les ronces étoufferont peut-être bientôt les plantes utiles que soignaient nos mains ; bientôt on ne trouvera plus de trace de nos travaux, et la côte rentrera dans son premier chaos.

» Depuis le 30 avril jusqu’au 4 mai, on fut occupé à tirer le vaisseau de la baie Dusky : on parvint enfin au haut du passage qui mène à la mer ; et les calmes, accompagnés de pluie, obligèrent l’équipage de s’arrêter à la pointe orientale de l’île. Durant cette relâche, on découvrit de nouveaux oiseaux et de nouveaux poissons.

» Il y eut la nuit des rafales très-violentes accompagnées de pluie, de grêle, de neige et de quelques coups de tonnerre. À la pointe du jour, les collines et les montagnes s’offrirent à notre vue toutes couvertes de neige. À deux heures de l’après-midi, il s’éleva du sud-sud-ouest une brise légère, qui, à l’aide de nos chaloupes, nous conduisit au bas du passage, au mouillage que je cherchais. À huit heures, j’y mouillai et je fis porter une haussière à terre pour nous y amarrer.

» Les côtes à droite et à gauche du passage étaient plus escarpées qu’auparavant, et formaient divers paysages embellis par un grand nombre de petites cascades et de dragoniers.

» Le matin du 6, j’envoyai le lieutenant Pickersgill, accompagné des deux MM. Forster, examiner le second bras qui tourne à l’est : un violent rhumatisme me retenait à bord. Sur ces entrefaites je fis vider, nettoyer et aérer par le feu les entre-ponts et les ponts, soins qu’il ne faut jamais négliger de prendre dans les temps humides ou pluvieux. À un ciel clair, qui avait continué tout le jour, succéda une tempête du nord-ouest qui soufflait par fortes rafales accompagnées de pluie ; ce qui m’obligea d’amener les vergues des perroquets et les basses vergues, et de porter un autre grelin sur la côte. Ce temps orageux dura tout le jour et la nuit suivante : nous eûmes ensuite calme et un bon temps.

» En remontant le nouveau bras, observe M. Forster, nous aperçûmes des deux côtés plusieurs cascades et une foule de poissons et d’oiseaux. Les bois, composés principalement d’arbrisseaux, semblaient très-dégarnis ; la plupart des feuilles étaient tombées, et un jaune pâle déparait celles qui restaient. Ces annonces de l’hiver ne se montraient pas encore dans les autres parties de la baie ; et il est probable que les hautes montagnes des environs, couvertes de neige, contribuaient à cette décadence prématurée. À deux heures nous mangeâmes, au fond d’une petite anse, quelques poissons grillés, et le soir nous nous établîmes sur la grève ; nous fîmes du feu ; cependant nous dormîmes très-peu, parce que la nuit fut très-froide. Le lendemain au matin nous nous remîmes en marche pour retourner au bâtiment, mais la tempête nous suscita toutes sortes d’obstacles. Le vent était si fort, et les vagues si élevées, qu’en quelques minutes nous fûmes jetés à plus d’un demi-mille sous le vent, et nous courûmes de grands risques de périr. Nous eûmes beaucoup de peine à regagner le bras de mer d’où nous venions de sortir ; et vers les deux heures de l’après-midi nous mouillâmes à l’entrée septentrionale d’une petite anse étroite. Notre canot amarré le mieux qu’il nous fut possible, nous gravîmes sur une colline, où nous fîmes du feu au milieu d’un rocher étroit, et nous essayâmes e griller quelques poissons. Quoique nous fussions mouillés jusqu’aux os, quoique le vent fût très-froid, nous ne pûmes pourtant pas nous tenir près du feu ; la tempête en précipitait les flammes en tourbillons autour de nous, et nous étions obligés à chaque moment de changer de place pour ne pas être brûlés. La tempête s’accrut tellement, qu’il était difficile de nous tenir debout sur ce terrain pelé : nous résolûmes donc, pour notre plus grande sûreté et celle de notre canot, de traverser l’anse et de passer la nuit dans les bois, immédiatement sous le vent des hautes montagnes. Nous saisîmes tous un tison ardent, et nous sautâmes dans le canot, comme si nous eussions marché à une expédition désespérée. Nous fûmes encore plus mal au milieu des bois que sur le rocher ; car ils étaient si humides, que le feu avait peine à y brûler ; rien ne nous mettait à l’abri d’une grosse pluie : l’eau qui tombait d’ailleurs des feuilles nous mouillait encore davantage, et la fumée, que le vent empêchait de monter, nous étouffait. Nous nous couchâmes sans souper, sur un terrain humide, enveloppés dans des manteaux entièrement mouillés, et accablés de douleurs de rhumatisme : comme nous étions épuisés de fatigue, nous dormîmes quelques momens. À deux heures, un effrayant coup de tonnerre nous éveilla : la tempête, plus furieuse, était devenue un véritable ouragan. Le mugissement des vagues qu’on entendait de loin inspirait l’épouvante, et n’était étouffé à certains intervalles que par l’agitation tumultueuse des forêts et la chute bruyante de gros arbres qui se fracassaient en tombant autour de nous. Au moment où j’allais jeter un coup d’œil sur notre canot, un éclair terrible illumina tout le bras de la mer ; je vis les vagues écumantes se rouler en montagnes les unes sur les autres ; en un mot, tout semblait présager un bouleversement universel. L’éclair fut accompagné de l’explosion la plus éclatante que j’aie jamais entendue ; et ce bruit, répété par les roches brisées qui nous environnaient, prit une nouvelle force. Nous passâmes la nuit dans cette situation déplorable ; à six heures du matin la tempête s’apaisa, et nous rejoignîmes enfin le vaisseau.

» Tout le matin du 10 nous eûmes, continue Cook, de forts coups de vents de l’ouest, accompagnés de grains violens : les vents soufflaient avec tant de furie vers la terre, qu’il aurait été dangereux de mettre à la voile. L’après-midi ils furent plus maniables, et le temps devint bon : nous allâmes dans deux canots tuer des phoques sur les rochers qui sont à cette entrée de la baie. Le ciel était peu favorable à cette chasse, et une mer très-haute rendait le débarquement difficile ; cependant nous en tuâmes dix ; mais on ne put en ramener que cinq à bord.

» Tandis qu’on appareillait le matin du 11, j’envoyai un canot pour chercher les cinq autres phoques. À neuf heures on leva l’ancre avec une brise légère du sud-est ; cependant je ne sortis du milieu des terres qu’à midi : notre latitude observée était alors de 45° 34′ sud. Une houle prodigieusement grosse qui venait du sud-ouest brisait avec beaucoup de violence sur toutes les côtes exposées à son action.

» En quittant la baie Dusky, je fis route le long de la côte pour le canal de la Reine Charlotte, où je m’attendais à trouver l’Aventure. Le 17 mai, à quatre heures après midi, étant alors à environ trois lieues à l’ouest du cap Stephens, le vent, qui était bon, s’éteignit tout à coup, et nous eûmes calme ; des nuages épais obscurcirent subitement le ciel et semblèrent annoncer une tempête. Nous serrâmes toutes les voiles. La terre paraissait basse et sablonneuse près du rivage, mais elle se relevait dans l’intérieur en hautes montagnes couvertes de neige : nous vîmes de grandes troupes de petits pétrels voltiger ou s’asseoir sur la surface de la mer, ou plonger à une distance considérable avec une agilité étonnante. Bientôt après nous aperçûmes six trombes : quatre s’élevèrent et crevèrent entre nous et la terre, c’est-à-dire au sud-ouest à nous ; la cinquième était à notre gauche ; la sixième parut d’abord dans le sud-ouest, au moins à la distance de deux ou trois milles du vaisseau. Son mouvement progressif fut au nord-est, non pas en ligne droite, mais en ligne courbe, et elle passa à cent cinquante pieds de notre arrière sans produire sur nous aucun effet. Je jugeai le diamètre de la base de cette trombe d’environ cinquante à soixante pieds ; c’est-à-dire que la mer dans cet espace était fort agitée, et lançait de l’écume à une grande hauteur. Sur cette base se formait un tube ou corps cylindrique par où l’air ou l’eau, ou tous les deux ensemble, étaient portés en jet spiral au haut des nuages. La trombe était brillante et jaunâtre quand le soleil l’éclairait, et son diamètre s’accroissait un peu vers l’extrémité supérieure. Quelques personnes de l’équipage dirent avoir vu un oiseau dans une des trombes près de nous ; en montant il tournait comme le balancier d’un tournebroche. Pendant la durée de ces trombes nous avions de temps à autre de petites bouffées de vent de tous les points du compas, et quelques légers grains d’une pluie qui tombait ordinairement en larges gouttes. À mesure que les nuages s’approchaient de nous la mer était plus couverte de petites vagues brisées, accompagnées quelquefois de grêle, et les brouillards étaient extrêmement noirs. Le temps continua à être ainsi épais et brumeux quelques heures après, avec de petites brises variables. Enfin le vent se fixa dans son ancien rumb, et le ciel reprit sa première sérénité. Quelques-unes de ces trombes semblaient par intervalles être stationnaires ; d’autres fois elles paraissaient avoir un mouvement de progression vif, mais inégal et toujours en ligne courbe, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; de sorte que nous remarquâmes une ou deux fois qu’elles se croisaient. D’après le mouvement d’ascension de l’oiseau, et d’après plusieurs autres circonstances, il est clair que des tourbillons produisaient ces trombes ; que l’eau y était portée avec violence, et ne descendait pas des nuages ainsi que le prétendent quelques personnes. Les trombes se manifestent d’abord par la violente agitation et le mouvement d’élévation de l’eau : un instant après on voit une colonne ronde ou un tube qui se détache des nuages placés au-dessus, et qui en apparence descend jusqu’à ce qu’elle rejoigne au-dessous l’eau agitée. Je dis en apparence, parce que je crois que cette descente n’est pas réelle, mais que l’eau agitée qui est au-dessous a déjà formé le tube, et qu’il est trop petit ou trop mince pour être aperçu quand il commence à monter. Quand ce tube est formé, ou qu’il devient visible, son diamètre apparent augmente, et il prend une dimension assez grande ; il diminue ensuite, et enfin il se brise ou devient invisible vers la partie inférieure. Bientôt après la mer, au bas, reprend son état naturel, les nuages attirent peu à peu le tube jusqu’à ce qu’il soit entièrement dissipé. Le même tube a quelquefois une direction verticale, et d’autres fois une direction courbe ou inclinée. Quand la dernière trombe s’évanouit, remarque Forster, il y eut un éclair sans explosion. Notre position pendant la durée de ce phénomène était très-alarmante ; ces trombes, qui servaient de point de réunion à la mer et aux nuages, frappaient d’admiration et de terreur, et nos marins les plus expérimentés ne savaient que faire ; la plupart d’entre eux avaient vu de loin de pareils météores, mais jamais ils ne s’en étaient trouvés ainsi environnés de toutes parts, et nous connaissions tous la description effrayante qu’on a faite de leurs funestes effets quand ils se brisent sur un vaisseau. Nous serrâmes les voiles ; nous pensions tous que nos mâts et nos vergues auraient été mis en pièces, si par malheur nous avions été entraînés dans le tourbillon. Il est difficile de dire si l’électricité contribue à ce phénomène : cependant l’éclair que nous observâmes à l’explosion de la dernière colonne semble annoncer qu’il y a certainement quelque part. Ces trombes parurent pendant environ trois quarts d’heure : nous avions alors trente-six brasses d’eau. Le parage où nous étions est analogue à la plupart de ceux où l’on en a remarqué, du moins nous étions aussi dans une mer resserrée ou dans un détroit. Shaw et Thévenot en ont vu dans la Méditerranée et dans le golfe Persique ; elles sont communes aux îles d’Amérique, au détroit de Malaca et sur la mer de Chine. La description la plus raisonnable de ces trombes est dans le Dictionnaire de marine de Falconer : ses explications sont principalement tirées des écrits philosophiques du célèbre docteur Franklin. Son ingénieuse hypothèse, que les trombes et les typhons ont la même origine, nous semble probable, d’après ce que nous avons pu en juger[2]. On m’a dit, reprend Cook, qu’un coup de canon les dissipe, et je suis d’autant plus fâché de ne l’avoir pas essayé, que nous en étions assez proches, et que nous avions un canon tout prêt ; mais dès que le danger fut passé, je ne pensai pas à nous en garantir, et j’étais trop occupé à contempler ces météores extraordinaires. Tandis qu’ils parurent, le baromètre se tint à 29 pouces 75 lignes, et le thermomètre à 56 degrés.

» Dans la traversée du cap Farewell au cap Stephens, je vis mieux la côte que lors de mon voyage sur l’Endeavour ; j’observai qu’environ six lieues à l’est du premier cap se trouve une baie spacieuse, qu’une pointe basse de terre met à couvert de la mer. C’est, je crois, la même où le capitaine Tasman mouilla le 18 décembre 1642, et qu’il nomma baie des Assassins, parce que les naturels du pays tuèrent quelques hommes de son équipage. La baie que j’ai nommée des Aveugles dans mon premier voyage gît au sud-est de celle-ci, et semble s’enfoncer assez avant dans l’intérieur des terres au sud : la vue de ce côté n’est bornée par aucune terre. Le vent ayant repassé à l’ouest, je repris ma route à l’est, et le 18, à la pointe du jour, nous fûmes vis-à-vis du canal de la Reine Charlotte, où nous découvrîmes l’Aventure, par les signaux qu’elle nous fit : il faudrait avoir été dans une situation pareille à la nôtre pour sentir notre joie.

» Un lieutenant vint à mon bord, et m’apprit que le capitaine Furneaux nous attendait dans ce lieu depuis environ six semaines. À l’aide d’une brise légère, de nos canots et des marées, nous jetâmes l’ancre, à six heures du soir, dans Ship-Cove, près de l’Aventure, qui, pour témoigner sa joie, tira treize coups de canon ; nous en tirâmes autant. Le capitaine Furneaux, qui vint à l’instant sur la Résolution, me donna le journal de sa route et de ses opérations, depuis le moment de notre séparation jusqu’à son arrivée à la Nouvelle-Zélande. »

Voici le sommaire de son récit… « La Résolution étant à environ deux milles de l’avant le 7 février 1773, le vent sauta à l’ouest, et amena une brume très-épaisse qui nous la fit perdre de vue. Bientôt après nous entendîmes un coup de canon ; il nous sembla qu’il venait de bas-bord. Je fis tirer une pièce de quatre à chaque demi-heure ; mais on ne répondit point, et nous ne revîmes plus la Résolution : je repris alors la route que je suivais avant la brume. Le soir, le vent fut très-fort, et le temps clair par intervalles ; cependant nous ne découvrîmes point le bâtiment du capitaine Cook ; ce qui nous fit beaucoup de peine. Je revirai de bord, et courus à l’ouest afin de croiser, suivant nos conventions mutuelles, dans le parage où nous nous étions vus la dernière fois ; mais le lendemain des coups de vens très-forts et une brume épaisse nous obligèrent de mettre à la cape, ce qui nous empêcha d’atteindre l’endroit projeté. Le vent devenu plus maniable, et la brume s’éclaircissant un peu, je croisai trois jours, aussi près de cet endroit qu’il me fut possible. Abandonnant alors toute espérance de nous rejoindre, je marchai vers nos quartiers d’hiver, éloignés de quatorze cents lieues, à travers une mer absolument inconnue, et je réduisis la ration d’eau.

» Je me tins entre le 52e. et le 53e. parallèle sud : nous eûmes beaucoup de vents d’ouest, de forts grains avec des rafales, de la neige et du verglas, de la pluie, enfin des lames du sud-ouest très-longues et creuses, ce qui nous fit juger qu’il n’y a point de terre de ce côté. Après avoir atteint le 195e. degré de longitude est, nous reconnûmes que la déclinaison de l’aimant diminuait très-vite.

» Le 26 au soir, nous aperçûmes dans le nord-nord-ouest, un météore extraordinairement brillant. Il dirigeait sa course au sud-ouest ; le firmament offrait une très-grande lueur, semblable à celle qui est connue dans le Nord sous le nom d’aurore boréale. Nous vîmes cette lueur pendant plusieurs nuits ; et, ce qui est remarquable, nous ne rencontrâmes qu’une seule île de glace, depuis la séparation des navires jusqu’à notre arrivée à la vue des terres, quoique je me sois tenu presque toujours à deux ou trois degrés au sud de la latitude où les premières avaient frappé nos regards. Nous étions suivis chaque jour d’un grand nombre d’oiseaux de mer, et nous vîmes souvent des marsouins tachetés de blanc et de noir.

» Le 9 mars, nous découvrîmes une terre qui paraissait médiocrement élevée, et inégale près de la mer. Les collines en arrière formaient une double côte beaucoup plus haute. Dans l’espace de quatre lieues, le long de la côte, sont trois îles d’environ deux milles de long, et plusieurs rochers.

» Après avoir passé ces îles, nous rencontrâmes une terre pendant environ seize lieues, et nous approchâmes de la côte qui est montueuse et boisée ; c’était la terre de Van-Diemen, au sud de la Nouvelle-Hollande. Le vaisseau n’étant plus qu’à la distance de quatre milles, j’envoyai à terre le second lieutenant avec la chaloupe, afin de savoir s’il s’y trouvait un havre ou quelque bonne baie. Bientôt le vent commença à souffler très-fort, et je fis plusieurs fois signal au canot de revenir ; mais on ne me vit ni ne m’entendit : le vaisseau se trouvant à trois ou quatre lieues au large, nous n’aperçûmes plus nos gens, ce qui nous inquiétait beaucoup. À une heure après-midi, nous eûmes le plaisir de les revoir sains et saufs. Ayant débarqué avec beaucoup de peine, ils trouvèrent plusieurs endroits où les Indiens avaient été, un entre autres qu’ils venaient de quitter : un feu y brûlait encore au milieu d’un grand nombre de coquillages. Nos gens apportèrent ces coquilles à bord, avec quelques bâtons brûlés et des branches vertes. Un sentier allait de ce lieu dans les bois, et conduisait probablement à l’habitation des insulaires ; mais le mauvais temps empêcha le second lieutenant d’y entrer. Le sol parut très-fertile, le pays bien boisé, surtout sous le vent des collines ; des eaux abondantes tombent des rochers dans la mer, en belles cascades qui ont deux ou trois cents pieds d’élévation perpendiculaire ; rien n’annonçait un mouillage sûr.

» Je fis voile ensuite pour la baie de Frédéric-Henry ; étant vis-à-vis de la pointe la plus occidentale d’une baie très-profonde, appelée par Tasman baie des Tempêtes, nous vîmes plusieurs feux sur la côte au fond.

» Le 11 mars, à la pointe du jour, j’envoyai le maître à terre pour sonder une autre baie ; il découvrit un excellent havre, où nous restâmes cinq jours. Le pays est très-agréable, le sol noir, fertile, quoique léger : les flancs des collines sont couverts d’arbres très-hauts et très-gros, qui ne poussent des branches qu’à une grande élévation. Ils sont toujours verts : le bois est très-cassant, et se fend aisément. Il y a fort peu d’espèces différentes, car je n’en ai observé que deux. Les feuilles de l’une sont longues et étroites ; sa graine, dont j’ai rapporté des échantillons, a la forme d’un bouton, et une odeur très-agréable ; l’autre a des feuilles ressemblant à celles du laurier, elle a une odeur et une saveur épicée qui flatte. En coupant quelques-uns de ces arbres pour du bois à brûler, il en sortit de la gomme, que notre chirurgien appela gomme-laque ; ils sont la plupart brûlés ou grillés près de terre, parce que les naturels du pays mettent le feu aux arbrisseaux dans les endroits les plus fréquentés ; et par ce moyen ils marchent aisément sous les arbres. Parmi les oiseaux que nous avons remarqués, l’un est pareil au corbeau ; plusieurs, de l’espèce de la corneille, sont noirs avec les pointes des plumes de la queue et des ailes blanches, le bec long et très-pointu. Un de nos messieurs tua un oiseau blanc de la grosseur d’un grand milan. Il y a aussi des perroquets, et diverses sortes de petits oiseaux. J’ai vu en oiseaux de mer des canards, des sarcelles, des tadornes. Quant aux quadrupèdes, nous n’en avons aperçu qu’un : c’était un opossum, ou sarigue ; nous trouvâmes la fiente de quelques autres, que nous jugeâmes de l’espèce des daims. Le poisson n’abonde pas dans la baie ; nous y prîmes cependant des requins, des roussettes, d’autres qui leur ressemblent, excepté qu’ils sont couverts de petites taches blanches ; enfin de petits poissons peu différens des sardines. Les lagunes, dont l’eau est saumâtre, sont remplies de truites et de quelques autres poissons : nous y en prîmes plusieurs à la ligne ; mais comme le fond est embarrassé par des troncs d’arbres, il ne fut pas possible d’y tirer la seine.

» Durant notre mouillage, nous découvrîmes de la fumée et de grands feux, à environ huit ou dix milles le long de la côte au nord, sans voir de naturels du pays : cependant ils fréquentent souvent cette baie : car nous sommes entrés dans différentes huttes, où nous avons trouvé des sacs et des filets faits avec de l’herbe ; je crois qu’ils s’en servent pour transporter leurs provisions et leurs ustensiles ; une pierre pour allumer du feu, une mèche d’écorce d’arbre (je ne puis pas dire de quelle espèce), et une de leurs lances. Je pris ces meubles, et je laissai en place des médailles, des pierres à fusil, quelques clous et un vieux baril vide, qui avait des cercles de fer. Ces sauvages ne semblent pas avoir la moindre connaissance des métaux. Les branches d’arbres qui composent leurs huttes sont brisées ou fendues, et jointes ensemble en forme circulaire avec de l’herbe ; l’extrémité la plus large de ces branches s’enfonce en terre, et la plus mince forme une pointe au sommet, qui est couvert de fougère et d’écorce : la construction en est si pitoyable, qu’elles ne mettent pas à l’abri d’une grosse pluie. Le foyer est au milieu ; il est environné de monceaux de moules, d’écailles d’huîtres, et de débris d’écrevisses, dont je crois qu’ils se nourrissent principalement, quoique nous n’en ayons vu aucune. Ils couchent autour du feu, sur la terre, ou sur l’herbe sèche. Je pense qu’ils n’ont pas de demeure fixe, puisque leurs maisons ne paraissaient bâties que pour quelques jours : ils errent en petites troupes, de place en place, afin de chercher leur subsistance. Aucun autre motif ne détermine leur course. Je n’ai jamais observé plus de trois ou quatre huttes dans un endroit : chacune ne peut contenir que trois ou quatre personnes ; ce qu’il y a de remarquable, c’est que nous n’avons pas aperçu la moindre apparence de pirogue ou de canot ; nous jugeâmes tous qu’ils n’en ont point, et que cette race est ignorante et misérable au suprême degré, quoique, sous le plus beau climat du monde, elle habite un pays capable de produire tout ce qui est nécessaire à la vie. Nous n’avons rien découvert qui annonce des minéraux ni des métaux.

» Après avoir pris de l’eau et du bois, je sortis de cette baie, que je nommai baie de l’Aventure. Le pays au nord paraît très-habité ; nous y avons aperçu un feu continuel. Il est beaucoup plus agréable, bas et égal ; mais sans que rien dénote un havre ou une baie où l’on puisse mouiller avec sûreté.

» La côte, depuis la baie de l’Aventure jusqu’à l’endroit où je la quittai pour gouverner sur la Nouvelle-Zélande, court du sud-ouest au nord-est dans une étendue d’environ soixante-quinze lieues ; je crois qu’il ne se trouve pas de détroit entre la Nouvelle-Hollande et la terre de Diémen, et qu’il y a seulement une baie très-profonde. J’aurais fait route plus long-temps au nord, mais le vent, qui soufflait avec force du sud-est, semblait devoir tourner à l’est, ce qui m’aurait alors poussé directement sur la côte : je jugeai plus convenable de me diriger vers la Nouvelle-Zélande, où j’abordai le 7 avril. »

Les écueils ayant obligé plusieurs fois le capitaine Furneaux de se tenir hors de la vue de la côte, et depuis la terre la plus septentrionale qu’il vit jusqu’à la pointe Hicks, extrémité sud des découvertes du capitaine Cook quand il commandait sur l’Endeavour, un espace de vingt lieues n’ayant pas été reconnu, la non-existence du détroit entre la Nouvelle-Hollande et la terre de Diémen n’est pas encore assurée, quoique les quadrupèdes qui sont sur la dernière semblent prouver qu’elles sont jointes ensemble. Aucune partie du monde ne mérite autant l’examen des voyageurs que le grand continent de la Nouvelle-Hollande, dont on n’a encore observé que les bords, et dont toutes les productions sont en quelque sorte absolument ignorées. Suivant tous les navigateurs qui y ont abordé, on y voit peu d’habitans ; ils ne se tiennent probablement que sur les bords de la mer ; ils sont entièrement nus, et ils semblent mener une vie plus sauvage qu’aucune nation des climats chauds. Voilà donc l’intérieur d’une contrée égale au continent de l’Europe, et située en grande partie entre les tropiques, entièrement inconnu, et peut-être inhabité. L’immense variété de productions animales et végétales rassemblées sur les côtes de la mer, lors du premier voyage du capitaine Cook, doit donc faire présumer que le milieu des terres renferme des trésors d’histoire naturelle, qui seront d’une grande utilité au peuple policé qui le premier en fera la découverte. La pointe sud-ouest de ce continent, qu’on n’a pas encore parcouru en entier, ouvre peut-être un passage dans le cœur du pays ; car il n’est pas probable qu’une si vaste étendue de terre sous le tropique manque d’une grande rivière, et aucune partie de la côte ne paraît mieux située pour l’embouchure d’un fleuve.

L’Aventure et la Résolution, réunis dans le détroit de la Reine Charlotte, continuèrent leurs observations sur la Nouvelle-Zélande.

« Le 20 mai 1773, nous nous rendîmes au Hippa, ou fort des naturels du pays, ou M. Bayley, l’astronome de l’Aventure, avait établi son observatoire. Il est situé sur un rocher escarpé, absolument séparé de tous les autres ; il n’est accessible que d’un côté, et par un sentier très-étroit et très-difficile, où deux personnes ne peuvent pas marcher de front. Le sommet avait été jadis entouré de palissades ; mais on les avait enlevées, et nos gens brûlaient le reste. Les cabanes des Zélandais, éparses en dedans de l’enclos, étaient composées d’un seul toit peu incliné, et avaient leurs côtés ouverts. Des branches d’arbres entrelacées comme des claies formaient (si l’on peut employer cette expression) la charpente de ces cabanes : de l’écorce d’arbre ou des filamens grossiers de phormium servaient de couverture. Nous apprîmes que l’équipage de l’Aventure les avait trouvées remplies de vermine, et surtout de puces, d’où l’on peut conclure quelles venaient d’être abandonnées. En effet, il est probable que les naturels n’habitent ces forteresses que lorsqu’ils se croient en danger, et qu’ils les désertent au premier moment où ils se trouvent en sûreté. M. Bayley vit aussi sur le rocher de l’Hippa une quantité prodigieuse de rats : ils sont vraisemblablement indigènes de la Nouvelle-Zélande, ou du moins ces animaux s’y trouvaient avant la découverte de ces îles par les navigateurs européens. »

Cook et MM. Forster visitèrent les différens jardins où le capitaine Furneaux avait fait semer diverses sortes de légumes, qui étaient tous dans un état prospère, et qui pourront devenir fort utiles aux naturels du pays, s’ils en prennent soin.

» Les productions de ces jardins se servaient déjà sur nos tables, et nous mangions des légumes d’Europe, quoique l’hiver fût fort avancé ; mais le climat dans cette partie de la Nouvelle-Zélande est très-doux ; et, malgré le voisinage des montagnes couvertes de neige, je crois qu’il gèle rarement dans le canal de la Reine Charlotte : du moins, pendant notre relâche, nous n’eûmes point de gelée jusqu’au 6 juin. On mit quelques hommes à l’ouvrage ; l’on forma un autre jardin sur une île, et l’on y sema des plantes potagères, des racines, etc. Cette île est composée d’une longue chaîne, dont les bords sont escarpés, et le derrière ou sommet est presque uni. Des marais y sont couverts de différentes herbes ; outre divers antiscorbutiques, le phormium croissait autour de quelques huttes abandonnées.

» Nous montâmes ensuite au sommet de la chaîne ; elle nous offrit beaucoup d’herbes desséchées et des buissons fourmillant de cailles exactement semblables à celles d’Europe. Plusieurs cavités profondes et étroites qui se prolongeaient jusqu’à la mer étaient remplies d’arbres et de ronces, habitées par un grand nombre de petits oiseaux et de faucons ; mais dans les endroits où les rochers étaient perpendiculaires ou suspendus sur l’eau, de grosses troupes de jolis cormorans construisaient leurs nids sur chaque petit fragment de roche, ou dans des creux d’environ un pied carré, que les oiseaux eux-mêmes semblaient avoir élargi en divers endroits. La pierre de la plupart des collines des environs du canal de la Reine Charlotte est argileuse et disposée en couches obliques, qui sont communément un peu inclinées vers le sud ; elle est d’un gris vert ou bleu, ou d’un brun jaunâtre, et contient quelquefois des veines de quartz blanc. Les rochers renferment aussi un talc vert, qui est très-dur, susceptible de poli et à demi transparent. Les naturels du pays en font des ciseaux, des haches et des patou-patous ; c’est ce que l’on appelle du jade ; d’autres espèces plus tendres, parfaitement opaques, et d’un vert pâle, sont plus nombreuses que celle-ci : on voit encore sur quelques montagnes de grandes couches d’amphibole et de schiste argileux. Les dernières sont ordinairement répandues en grande quantité et en morceaux brisés sur la grève. Nos marins les appelaient lattes : nous avons ramassé en outre sur le rivage divers silex et des cailloux, des morceaux de basalte noir, compacte et pesant, dont plusieurs naturels font des patou-patous. J’ai aperçu en divers endroits des couches de roche noirâtre, composée d’un mica noir et compacte, entremêlé de petites particules de quartz. Le schiste argileux a souvent une apparence rouillée, ce qui semble annoncer la présence du fer. Cette circonstance et la variété des minéraux dont on vient de parler donnent lieu de croire que cette partie de la Nouvelle-Zélande contient des mines de fer, et peut-être d’autres métaux. Avant de quitter ce lieu, nous découvrîmes sur le bord de la mer de petits morceaux de pierre-ponce blanchâtre ; ce qui, joint à la lave de basalte, est un nouvel indice de l’existence de volcans à la Nouvelle-Zélande.

» Le 23, nous reçûmes la première visite des naturels du pays (au nombre de cinq), qui dînèrent avec nous. Le soir on les renvoya chargés de présens.

» Ils ressemblaient aux Zélandais de la baie Dusky ; mais ils paraissaient plus familiers et plus insoucians. Nous achetâmes leur poisson. Ils ne voulurent boire que de l’eau, et il ne fut pas possible de leur faire avaler une goutte de vin ou d’eau-de-vie. Ils étaient si turbulens, que pendant le dîner ils couraient d’une chambre et d’une table à l’autre ; ils dévoraient tout ce qu’on leur offrait, et aimaient passionnément l’eau sucrée. Ils mettaient les mains sur tout ce qu’ils voyaient ; mais ils le rendaient au moment où on leur disait par signes que nous ne voulions ou que nous ne pouvions le leur donner. Ils estimaient singulièrement les bouteilles de verre, qu’ils appelaient tâhâ ; dès qu’ils en apercevaient une, ils la montraient au doigt ; ils tournaient ensuite leur main du côté de leur poitrine, en prononçant le mot mokh, qu’ils employaient toujours quand ils désiraient quelque chose. Après qu’on leur eut indiqué l’usage et la dureté du fer, ils le préférèrent aux verroteries, aux rubans et au papier blanc. Nos matelots s’étant servis l’après-midi de leurs pirogues pour aller à terre, ils vinrent s’en plaindre au capitaine, dont ils connaissaient l’autorité sur l’équipage ; on les leur rendit, et ils s’en allèrent contens.

» Quelques jours après, ces Indiens revinrent à bord ; nous leur demandâmes leurs noms, mais ils ne nous comprirent qu’après différens signes : enfin ils prononcèrent des mots qui avaient un singulier mélange de gutturales et de voyelles. Le plus vieux s’appelait Toouahànga, et les autres Kotoughâ-a, Koghoaà, Kollâkh, et Tayouaherioua : ce dernier, jeune homme de douze à quatorze ans, paraissait le plus vif et le plus intelligent de tous : il mangea avec voracité d’un pâté de cormorans ; et, contre notre attente, il en préférait la croûte. On lui offrit du vin de Madère ; il en but plus d’un verre, en faisant d’abord des contorsions ; on lui présenta ensuite un verre de vin doux du Cap ; et il aimait si fort celui-ci, qu’il léchait continuellement ses lèvres, et il en demanda un autre verre. Ce second coup mit ses esprits en mouvement, il babilla avec une volubilité prodigieuse ; il cabriolait dans la chambre, il voulait qu’on lui donnât le manteau de mer du capitaine ; et fut très-affligé de ce qu’on le lui refusa : il demanda ensuite une bouteille vide ; et comme nous ne jugeâmes pas à propos de la lui laisser, il sortit très-mécontent. Apercevant sur le pont quelques-uns de nos domestiques qui pliaient du linge, il saisit une nappe ; mais comme on la lui arrachait, sa colère ne connut plus de bornes ; il frappa du pied, il fit des menaces, et devint de si mauvaise humeur, qu’il n’ouvrit plus la bouche. La conduite de ce jeune homme nous montra le caractère impatient de ces peuples ; et, en déplorant l’effet des liqueurs fortes, nous pensâmes qu’il était heureux qu’ils ne connussent aucune boisson enivrante ; car dans l’ivresse ils seraient encore plus farouches et plus indomptables.

» Le 29, trente insulaires nous firent visite, et nous apportèrent une grande quantité de poisson, qu’ils échangèrent contre des clous, etc. Je menai l’un de ces Zélandais à Motouara, et je lui montrai quelques pommes-de-terre qu’y avait semées M. Fannen, maître de l’Aventure. Il semblait qu’elles devaient réussir ; et l’Indien en était si charmé, que de son propre gré il se mit à remuer la terre autour des plantes avec sa houe. On le conduisit ensuite aux autres jardins, et on lui fit voir les turneps, les navets, les carottes et les panais ; racines qui, avec les pommes-de-terre, leur seront réellement plus utiles que tout ce que nous avons semé d’ailleurs. Il nous fut aisé de leur donner une idée de ces racines, en les comparant à celles qu’ils connaissaient.

» Parmi eux se trouvaient plusieurs femmes, dont les lèvres étaient remplies de petits trous peints en bleu noirâtre, un rouge vif avec un mélange de craie et d’huile couvrait leurs joues. Elles avaient, comme celles de la baie Dusky, les jambes minces et torses, et de gros genoux ; ce qui provient sûrement du peu d’exercice qu’elles font, et de l’habitude de rester les jambes croisées, et presque continuellement accroupies sur leurs pirogues. Elles avaient le teint d’un brun clair, entre la couleur d’olive et celle d’acajou ; les cheveux très-noirs, le visage rond, le nez et les lèvres un peu épais, mais non point aplatis, les yeux noirs, assez vifs et ne manquant pas d’expression. Toute la partie supérieure de leur corps était bien proportionnée, et l’ensemble de leurs traits assez agréable. Nos matelots, qui n’avaient pas vu de femmes depuis le Cap, les trouvèrent très-belles ; et leurs avances ayant été accueillies, on ne put pas avoir une grande opinion de la chasteté des Zélandaises. Cependant, avant de se livrer, elles consultaient les hommes, qui faisaient acheter leur consentement par un présent. Il ne paraît point que nos équipages aient eu des privautés avec des femmes mariées : tant qu’elles sont filles, elles peuvent avoir des amans ; mais le mariage leur impose une fidélité fort rigoureuse. Comme ils respectent si peu la continence , l’arrivée des Européens ne semble pas avoir dépravé leur morale en ce point ; cependant ils ne se seraient peut-être jamais avilis jusqu’à vendre leur pudeur, si la vue de nos outils de fer n’avait créé pour eux de nouveaux besoins.

» Nous invitâmes plusieurs de ces Zélandais à venir dans la chambre, et tandis que M. Hodges s’occupait à peindre les figures les plus expressives, nous tâchions de les retenir assis quelques momens, en les amusant avec des bagatelles que nous leur montrions, et que nous leur offrions quelquefois. En général, ils avaient beaucoup de physionomie, surtout les vieillards, qui portent une barbe et une chevelure blanche ou grise : des cheveux extrêmement touffus, qui tombaient en désordre sur le visage des jeunes gens, accroissaient la férocité de leurs regards. Leur stature est la même que celle des habitans de la baie Dusky : ils avaient des vêtemens de phormium ; mais au lieu d’être entrelacés de plumes, des morceaux de peaux de chien pendaient aux quatre coins de ceux des plus riches. L’air commençant à être vif et les pluies très-fréquentes, ils avaient presque continuellement autour de leur cou un manteau de natte dont il est parlé dans le premier voyage du capitaine Cook ; leurs autres vêtemens étaient ordinairement vieux et sales, et moins proprement travaillés que ne l’assure le rédacteur. Les cheveux des femmes étaient arrangés avec soin ; elles avaient une parure de tête.

» Quelques heures après leur arrivée à bord, ces Indiens se mirent à voler et à cacher tout ce qui tombait sous leurs mains. On en découvrit qui se passaient de l’un à l’autre une horloge de sable, une lampe, des mouchoirs et des couteaux ; on chassa ignominieusement ces larrons, et on leur défendit de jamais rentrer sur notre bord. Accablés sous le poids de la honte, leur colère s’alluma, et l’un d’eux fit des menaces et des gestes frénétiques dans sa pirogue. Le soir ils débarquèrent vis-à-vis des vaisseaux : ayant dressé de petites cabanes de branches d’arbres, ils mirent leur pirogue sur la grève ; ils firent du feu et grillèrent du poisson pour leur souper

» Deux ou trois familles de ces Indiens établirent leurs habitations près de nous ; chaque jour ils pêchaient, et nous apportaient ce qu’ils prenaient. Nous ressentîmes bientôt les heureux effets de cette proximité, car nous n’étions pas à beaucoup près aussi habiles pêcheurs qu’eux ; et nous n’avions aucune manière de prendre du poisson qui fût égale à celle qu’ils employaient.

» Le 30 mai, après-midi, on permit à la plupart des matelots d’aller à terre ; ils y achetèrent des curiosités du pays, et les faveurs des Zélandaises, malgré le dégoût qu’inspirait la malpropreté de ces femmes ; leurs joues couvertes d’ocre et d’huile auraient suffi seules pour en éloigner des hommes délicats ; mais quoique la puanteur les annonçât même de loin, quoique leurs cheveux et leurs vêtemens fussent remplis de vermine, qu’elles mangeaient de temps à autre ; tel est l’ascendant d’une passion brutale, que des Européens civilisés cherchaient avec elles les douceurs de l’amour.

» Durant ces ébats, une Zélandaise vola la veste d’un de nos matelots, et la donna à un jeune de ses compatriotes. Le matelot voulant la lui arracher des mains, reçut plusieurs coups de poing. Il crut d’abord que l’Indien badinait ; mais comme il s’avançait vers le rivage pour rentrer dans la chaloupe, le naturel lui jeta de grosses pierres. Notre matelot, entrant en fureur, redescendit à terre, alla saisir l’agresseur, et, commençant un combat à la manière anglaise, il lui eut bientôt poché un œil et ensanglanté le nez ; le Zélandais, probablement très-effrayé, refusa le défi et prit la fuite.

» Le 1er. de juin, des Zélandais que nous n’avions pas encore vus vinrent nous faire visite. Leurs pirogues étaient de différentes grandeurs, et ce qui est rare, trois avaient des voiles, c’est-à-dire des nattes triangulaires, attachées au mât et à une vergue, et qui, formant un angle aigu avec le pied du mât, se pliaient très-facilement. Cinq touffes de plumes brunes décoraient le bord supérieur, ou la partie la plus large de la voile. Elles n’offraient pas cette perfection de sculpture et de dessin que le capitaine Cook vit aux autres pirogues de l’île du nord, dans son premier voyage ; elles paraissaient vieilles et usées. Quant à leur forme, elles ressemblaient, en général, à celles-là ; elles avaient aussi à l’avant et à l’arrière un visage humain difforme, des pagaies proprement faites, et à pale pointue. Les insulaires nous vendirent plusieurs ornemens qui étaient nouveaux pour nous, surtout des morceaux de pierre verte, taillés de diverses manières, en forme de haches, en pendans d’oreilles et petits anneaux ; d’autres représentaient une petite figure humaine contournée et ramassée, dans laquelle on avait inséré des yeux monstrueux de nacre ou d’autres coquillages. Les personnes des deux sexes portaient suspendue sur leur poitrine une de ces figures qu’ils appelaient tighi ; c’est peut-être pour eux une espèce de talisman. Ils échangèrent un tablier de leur natte la plus fine, couverte de plumes rouges, de morceaux de peau de chien blanche, et ornée de coquillages. Les femmes en portent de pareils dans leurs danses. Nous achetâmes aussi des hameçons de bois barbelés d’os ; ils nous dirent que ces barbes, d’une forme grossière, étaient d’os humains. Leur poitrine était décorée de plusieurs colliers de dents humaines, joints au tighi ; ils les vendirent avec empressement pour des outils de fer ou des verroteries. Nous remarquâmes dans leurs pirogues un grand nombre de chiens, qu’ils paraissaient aimer beaucoup, et qu’ils tenaient attachés par le milieu du ventre : ces chiens étaient de l’espèce à long poil : ils avaient des oreilles en pointes, et ils ressemblaient beaucoup au chien de berger de Buffon. Ils étaient de diverses couleurs ; les uns tachetés, ceux-ci entièrement noirs, et d’autres parfaitement blancs. Ces chiens se nourrissent de poisson, ou des mêmes alimens que leurs maîtres, qui ensuite les tuent pour manger leur chair et se revêtir de leurs fourrures. De plusieurs de ces animaux qu’ils nous vendirent, les vieux ne voulurent rien manger ; mais les jeunes s’accoutumèrent à nos provisions. Des Zélandais vinrent à notre bord, et entrèrent dans nos chambres sans montrer l’étonnement et l’attention de notre vieil ami de la baie Dusky. Des lignes spirales sillonnaient profondément leur visage ; l’un en particulier, qui était grand et fort, et d’un âge mûr, avait des marques très-régulières sur le menton, les joues, le front et le nez ; de sorte que sa barbe, qui d’ailleurs aurait été très-épaisse, ne consistait qu’en quelques poils épars. Cet homme, qui s’appelait Tringho-Ouaya, semblait avoir de l’autorité sur les autres : jusqu’alors nous n’avions observé aucune supériorité entre ceux qui étaient venus nous voir. Ils préféraient les chemises, et surtout les bouteilles à toutes nos autres marchandises : c’est peut-être parce qu’ils n’ont de vase, pour renfermer des liquides, qu’une petite calebasse ou gourde, qui croît seulement sur l’île du nord, et qui est extrêmement rare chez les habitans du canal de la Reine Charlotte. Ils savaient bien cependant ne pas faire de marchés désavantageux ; ils mettaient le plus haut prix à la moindre bagatelle qu’ils offraient en vente ; mais ils ne s’offensaient pas si nous refusions d’acheter. Quelques-uns qui étaient de bonne humeur, nous donnèrent le spectacle d’un heiva, ou d’une danse sur le gaillard d’arrière. Placés de file, ils se dépouillèrent de leurs vêtemens supérieurs : l’un d’eux chanta d’une manière grossière, et le reste accompagna les gestes qu’il faisait ; ils étendaient leurs bras et frappaient alternativement du pied contre terre avec des contorsions de frénétiques : ils répétaient en chœur les derniers mots, et nous y distinguions aisément une sorte de mètre ; mais je ne suis pas sûr qu’il y eût de la rime ; la musique était très-sauvage et peu variée. Le soir ils retournèrent au fond du canal d’où ils étaient venus.

» Le 2 juin, les vaisseaux étant bientôt prêts à remettre en mer, j’envoyai à terre, sur le côté oriental du canal, deux chèvres ; le mâle avait un peu plus d’un an ; la femelle était beaucoup plus vieille. Elle avait mis bas deux jolis chevreaux, quelque temps avant notre arrivée dans la baie Duky ; le froid les tua. Le capitaine Furneaux laissa aussi dans l’anse des Cannibales un verrat et deux jeunes truies ; de sorte que nous avons lieu de croire que la Nouvelle-Zélande sera un jour remplie de ces animaux, s’ils ne sont pas détruits par les insulaires avant qu’ils deviennent sauvages ; car alors il n’y aura point de danger. Comme les Zélandais ne savent pas que nous les y avons déposés, il se passera peut-être quelque temps avant qu’ils les découvrent.

» Durant notre excursion à l’est, nous aperçûmes le plus grand phoque que j’aie jamais vu. Il nageait sur la surface de l’eau, et il nous permit d’approcher assez pour lui tirer un coup de fusil, qui fut sans effet. Après une chasse de près d’une heure, il fallut l’abandonner. À juger de cet animal par sa grosseur, c’était probablement une lionne de mer. Il avait beaucoup de ressemblance avec la figure qu’on trouve dans le Voyage d’Anson ; ayant vu un lion de mer, en arrivant à ce canal, lors de mon premier voyage, cela est encore plus vraisemblable. Je crois qu’ils se tiennent sur des rochers qui sont dans le détroit, ou en face de la baie de l’Amirauté.

» Le 3 juin, le charpentier alla en canot couper sur le côté oriental du canal des esparres dont nous avions besoin. À son retour, le canot fut chassé par une grande pirogue double remplie d’Indiens ; mais on ne sait pas quel était leur motif ; notre canot, qui était sans armes, s’enfuit à toutes voiles. La prudence conseillait de ne pas se mettre au pouvoir de cinquante barbares, qui n’ont d’autres lois et d’autres principes que leur caprice.

» Le lendemain, dès le grand matin, quelques-uns de nos amis nous apportèrent une bonne provision de poissons. L’un d’eux consentit à s’embarquer avec nous ; mais, quand il fut question de partir, il changea de résolution, ainsi que plusieurs autres qui avaient promis de s’en aller avec le capitaine Furneaux.

» On me dit que des Zélandais avaient voulu vendre leurs enfans ; je reconnus que c’était une méprise. Ce bruit prit naissance à bord de l’Aventure, où personne ne connaissait la langue et les coutumes du pays. Les Indiens amenaient ordinairement leurs enfans avec eux, et ils nous les présentaient, dans l’espérance que nous leur donnerions quelque chose. La veille, dans la matinée, un homme m’avait ainsi présenté son fils, âgé d’environ neuf ou dix ans : comme on assurait alors qu’ils vendaient leurs enfans, je crus qu’il voulait que j’achetasse le sien ; mais je découvris enfin qu’il demandait seulement pour lui une chemise blanche ; je lui en donnai une. L’enfant était si charmé de son nouveau vêtement, qu’il se promena sur le vaisseau, et se montra avec complaisance à tous ceux qu’il rencontrait. Cette liberté offensa un vieux bouc qui l’étendit sur le pont d’un coup de corne ; et il aurait recommencé, si l’on ne fût allé au secours de l’enfant. La chemise fut salie, l’enfant n’osait reparaître devant son père, qui était dans ma chambre ; il fallut que M. Forster l’introduisît : alors le pauvre enfant raconta une histoire très-lamentable sur gourey, le grand chien (car c’est ainsi qu’ils appelaient tous les quadrupèdes que nous avions à bord), et on ne put le calmer que lorsqu’on eut lavé et séché sa chemise. Ce fait, minutieux en lui-même, prouvera combien nous sommes sujets à nous méprendre sur les intentions de ces peuples, et à leur attribuer des usages qui leur sont absolument étrangers.

» Vers les neuf heures nous aperçûmes une grande pirogue double, montée par vingt ou trente hommes. Les Zélandais, nos amis, que nous avions à bord, parurent fort alarmés ; ils nous dirent que c’étaient leurs ennemis ; et deux d’entre eux, l’un tenant à la main une pique, et l’autre une hache de pierre, montèrent sur l’arrière du vaisseau ; là ils défièrent leurs ennemis par une espèce de bravade. Les autres qui étaient à bord se rendirent sur-le-champ à leurs pirogues, et gagnèrent la terre, probablement afin de
mettre en sûreté leurs femmes et leurs enfans.

» Toutes mes sollicitations ne purent pas engager les deux qui nous restaient à appeler les étrangers le long de notre bâtiment : au contraire, ils étaient fâchés de ce que je leur faisais des signes d’invitation ; ils me priaient de plutôt tirer dessus. Les Indiens qui montaient la pirogue parurent faire peu d’attention à ceux qui étaient à notre bord ; mais ils s’avancèrent lentement vers nous.

» Deux hommes d’une belle taille, l’un à l’avant et le second à l’arrière de la pirogue, se levèrent tandis que les autres restèrent assis. Le premier avait un manteau parfaitement noir de natte très-serrée, garni de compartimens de peau de chien : il tenait à la main une plante verte (c’était du phormium, dont on a déjà parlé plusieurs fois), et de temps en temps il proférait quelques mots. Son camarade prononçait très-haut, et d’une manière solennelle, une longue harangue bien articulée ; tantôt il élevait, tantôt il abaissait la voix. D’après la diversité de ses tons et de ses gestes, il semblait tour à tour faire des questions, se vanter, défier au combat, et nous persuader : quelquefois il parlait sur un ton assez bas ; puis il poussait tout à coup des exclamations violentes, ensuite, il s’arrêtait un moment pour reprendre haleine. Quand il eut fini son discours, le capitaine l’invita à monter à bord : il parut d’abord indécis et défiant ; mais, emporté par son courage naturel, il entra sur le vaisseau, et fut suivi de tous ses gens. Ils saluèrent à l’instant par une application de nez les naturels, qui étaient déjà à bord, et firent le même compliment à tous ceux d’entre nous qui se trouvèrent sur le gaillard d’arrière. Les deux orateurs furent introduits dans la grand’chambre ; l’un se nommait Teirêtou ; il venait de la côte opposée de l’île septentrionale, appelée Tierraouhite.

» Dès qu’ils furent avec nous, la paix s’établit à l’instant de tous côtés. Il ne me parut pas que ces nouveaux venus eussent dessein d’attaquer leurs compatriotes ; du moins s’ils avaient formé ce projet, ils sentirent que ce n’était ni le temps ni le lieu de commettre des hostilités. Ces étrangers demandèrent aussi, avant tout, des nouvelles de Topia ; et quand ils apprirent sa mort, ils exprimèrent leur affliction par une espèce de lamentation qui me sembla plus feinte que réelle. Ses lumières et ses talens, la facilité avec laquelle il parlait le langage des Zélandais, l’avaient rendu cher à ces barbares. Déjà ceux que le capitaine Furneaux avait vus à son arrivée, et ceux qui venaient fréquemment nous visiter, s’étaient aussi informés de Topia, avaient témoigné le même regret en apprenant sa mort, et même demandé si nous ne l’avions pas mangé. Topia était peut-être plus propre que nous à conduire ces hommes à l’état de civilisation où sont parvenues les îles de la Société. En effet, nous ne prendrions pas dans nos instructions la voie la plus courte, parce que nous n’entrevoyons point les chaînons intermédiaires qui lient leurs faibles idées à la sphère étendue de nos connaissances.

» Teirêtou et ses camarades étaient plus grands que les Zélandais que nous avions vus jusqu’alors. Nous n’avions pas remarqué parmi les habitans du canal de la Reine Charlotte des habits, des ornemens et des armes aussi riches que les leurs ; ils parlaient avec une volubilité absolument nouvelle pour nous. Ils avaient plusieurs manteaux couverts presque partout de peaux de chien, et mettaient un grand prix à ces manteaux qui les préservaient du froid que l’on commençait à sentir. Ils portaient d’autres manteaux de fibres de phormium tout neufs et embellis par d’élégantes bordures, symétriquement travaillées en rouge, noir et blanc, et qu’on aurait pris pour l’ouvrage d’un peuple plus civilisé. Le noir est si fortement imprimé sur leurs étoffes, qu’il mérite l’attention de nos manufacturiers ; en effet, on a grand besoin, en Angleterre, de productions végétales qui donnent cette couleur d’une manière durable ; mais nous connaissions si peu la langue de ces insulaires, qu’il ne nous a pas été possible d’acquérir des lumières sur ce point. Leurs manteaux sont carrés ; deux coins se rattachent sur la poitrine avec une épingle d’os de baleine ou de pierre verte. Un ceinturon d’une fine natte d’herbes lie sur leurs reins la partie inférieure du manteau, qui descend ensuite jusqu’au milieu de la cuisse, et quelquefois jusqu’au milieu de la jambe. Ils étaient d’ailleurs aussi malpropres que les Zélandais du canal de la Reine Charlotte, et des essaims de vermine remplissaient leurs habits. Outre ceux qui avaient le visage sillonné, d’autres y mettaient de l’ocre rouge et de l’huile ; ils étaient charmés quand nous enduisions leurs joues de vermillon. Ils gardaient dans de petites calebasses proprement sculptées une huile très-puante : tous leurs outils étaient sculptés d’une manière élégante et faits avec beaucoup de soin ; le tranchant d’une hache qu’ils nous vendirent était du plus beau jade vert, et le manche relevé par une jolie ciselure. Ils nous apportèrent quelques instrumens de musique, entre autres une trompette ou tube de bois d’environ quatre pieds de long, assez droit, de deux pouces de diamètre à l’embouchure, et de cinq à l’autre extrémité : elle produisait un braiment sauvage, toujours sur la même note : des joueurs plus habiles auraient pu en tirer de meilleurs sons. À l’aide d’une autre trompette faite d’un grand burgau, montée en bois, sculptée et percée à la pointe où s’applique la bouche, ils produisaient un mugissement horrible. Nous donnâmes le nom de flûte à un troisième instrument : c’était un tube creux, élargi dans la partie du milieu, où il y avait une grande ouverture, une seconde et une troisième aux deux extrémités. Cette trompette, ainsi que la première, était composée de deux demi-cylindres creux, placés si exactement l’un sur l’autre, qu’ils formaient un tube parfait. Une figure humaine décorait, comme à l’ordinaire, la proue de leur pirogue ; mais outre les yeux de nacre de perle, une longue langue sortait de la bouche, probablement parce qu’ils sont dans l’usage de tirer la langue, pour témoigner du mépris et faire un défi à leurs ennemis. La figure de la langue se trouve encore à la proue de leurs pirogues de guerre et à l’extrémité de leurs haches de bataille ; ils la portent sur la poitrine, suspendue à un collier, et ils la sculptent même sur les pelles avec lesquelles ils vident l’eau, et sur leurs pagaies.

» Il y eut bientôt un commerce d’échange entre eux et nous. Ils achetaient avec beaucoup d’empressement nos ouvrages de fer. Il ne fut pas possible d’empêcher les matelots de vendre leurs habits pour des bagatelles sans utilité et sans aucun prix, ce qui m’obligea de renvoyer nos hôtes plus tôt que je n’aurais fait. En partant ils montèrent à Motouara, où, à l’aide de nos lunettes, nous découvrîmes quatre ou cinq pirogues et plusieurs Indiens sur la côte. Je résolus de m’y rendre en chaloupe avec M. Forster et un de mes officiers. Le chef et toute la tribu composée d’une centaine de personnes, hommes, femmes et enfans, nous reçurent bien.

» Nous leur donnâmes, entre autres objets, des médailles de cuivre doré, d’environ un pouce trois quarts de diamètre, qu’on nous avait chargés de répandre parmi les nouveaux peuples, comme des monumens de notre expédition. L’un des côtés représente la tête du roi, avec l’inscription, George III, roi de la Grande-Bretagne, de France et d’Irlande ; et le revers, deux vaisseaux de guerre, avec ces noms, la Résolution et l’Aventure ; et on lit sur l’exergue : Partis d’Angleterre au mois de mars 1772[3]. Nous avions déjà donné quelques-unes de ces médailles aux naturels de la baie Dusky, et à ceux du canal de la Reine Charlotte. Comme ils avaient beaucoup d’armes, d’outils, de vêtemens, etc., nous en achetâmes un grand nombre, et parce qu’ils montraient un certain respect pour Térêtou, Cook avait pensé que c’était un chef, et même un roi. Forster observe que le capitaine a pu se tromper ; car ces insulaires ont constamment des égards pour les vieillards, vraisemblablement à cause de leur expérience. Les chefs, jeunes et dans la fleur de l’âge, sont toujours forts et actifs. Ils choisissent peut-être, ainsi que les sauvages de l’Amérique septentrionale, les hommes d’un courage et d’un talent reconnu, et bons soldats : en effet, un peuple en guerre a besoin d’un pareil chef pour l’animer et le diriger. Plus on considère le caractère guerrier des Zélandais, et leur manière de vivre en petites peuplades, plus cette élection paraît nécessaire. Ils voient clairement que les qualités d’un chef ne se transmettent pas à son fils, et que le gouvernement héréditaire tend au despotisme.

» Ces Indiens avaient avec eux six pirogues et tous leurs meubles ; d’où l’on peut conclure qu’ils étaient venus résider dans ce canal. Il faut cependant remarquer que, lors même qu’ils s’éloignent peu de leurs habitations, ils ont coutume de porter avec eux tous leurs biens ; tout canton leur est indifférent dès qu’ils y trouvent la subsistance nécessaire ; ainsi ils ne sont jamais hors de chez eux. Il est aisé d’expliquer par-là l’émigration de ce petit nombre de familles qu’on trouve dans la baie Dusky. Comme ils vivent dispersés en petites troupes, ils éprouvent plusieurs inconvéniens auxquels ne sont pas sujettes les sociétés réunies en forme de gouvernement ; celles-ci établissent des lois et des règlemens pour l’utilité commune. L’apparition des étrangers ne les alarme pas ; et si l’ennemi public les attaque ou envahit leur pays, elles ont des forteresses où elles peuvent se retirer et défendre avec succès leurs propriétés et leurs foyers. Telle paraît être la situation des Zélandais d’Ihéï-Nomoueï ; tandis que ceux de Tavaï-Poennammou mènent une vie errante, et ne jouissent presque d’aucun des avantages de la société, ce qui les expose à des alarmes continuelles. En général, nous les avons trouvés constamment sur leurs gardes ; soit qu’ils voyagent, soit qu’ils travaillent, ils ont toujours les armes à la main. Les femmes elles-mêmes ne sont pas exemptes d’en porter, ainsi que je le reconnus à notre première entrevue avec la famille de la baie Dusky : chacune des deux femmes avait une pique de dix-huit pieds de long.

» J’ai fait ces réflexions, parce que je ne me souviens pas d’avoir, lors de mon second voyage, revu un seul des insulaires que j’y avais aperçus trois ans auparavant ; aucun ne m’a reconnu, non plus que les compagnons de mon premier voyage. Il est donc probable que la plus grande partie des Zélandais qui habitaient ce canal en 1770 en ont depuis été chassés, ou que de leur propre gré ils se sont retirés ailleurs. Il est sûr qu’en 1773, le nombre des habitans était diminué de plus des deux tiers. Leur forteresse sur la pointe de Motouara était déserte depuis long-temps ; et dans toutes les parties du canal beaucoup d’habitations étaient abandonnées. Il ne faut cependant pas conclure de là que ce canton ait été jadis très-peuplé ; car chaque famille qui se meut de place en place peut avoir pour sa commodité plus d’une ou deux huttes.

» On demandera peut-être comment ces Zélandais, n’ayant jamais vu l’Endeavour, ni personne de son équipage, ont appris le nom de Topia, et pourquoi l’on trouve parmi eux des meubles, etc. , qui n’ont pu leur venir que de ce bâtiment. Je répondrai que le nom de Topia était si généralement connu chez eux lors de ma première expédition, que vraisemblablement il se répandit sur une grande partie de la Nouvelle-Zélande, et qu’il devint très-familier à tout le monde. Ils auraient également demandé des nouvelles de Topia au premier vaisseau qui y serait arrivé, de quelque nation qu’il eût été. La plupart des objets et des marchandises qu’y laissa l’Endeavour ont sans doute passé de même entre les mains de ceux qui n’avaient jamais aperçu ce navire. J’obtins d’un des Indiens un pendant d’oreille d’un verre très-bien poli : ce verre leur avait sûrement été apporté par l’Endeavour. »

Cook eut soin de mener le chef aux jardins que l’on avait semés : il lui fit voir toutes les plantes, et en particulier les pommes-de-terre. Le Zélandais montra beaucoup de goût pour cette dernière ; il semblait la connaître, parce que la patate douce (convolvulus batatas) se trouve sur l’île septentrionale. Il promit de ne pas détruire la plantation, et même d’en prendre soin.

» Après avoir demeuré environ une heure à Motouara avec ces Zélandais, je retournai à bord, et je passai en fête, avec le capitaine Furneaux et ses officiers, le reste de ce jour, anniversaire de la naissance du roi George iii ; j’accordai une double ration aux matelots, et ils partagèrent la joie générale.

» Les deux vaisseaux étant prêts à remettre en mer, je donnai au capitaine Furneaux le journal par écrit de la route que je projetais de suivre. Je lui dis que je voulais faire route à l’est, entre les 41 et 46e. parallèles sud, jusqu’au 140 ou 145e. degré de longitude ouest ; ensuite, si je ne découvrais point de terre, cingler vers Taïti, puis revenir de là à la Nouvelle-Zélande par la traversée la plus courte, et, après y avoir fait du bois et de l’eau, me diriger au sud, reconnaître toutes les parties inconnues de la mer qui est entre le méridien de la Nouvelle-Zélande et le cap Horn. En cas de séparation avant notre arrivée à Taïti, je nommai cette île pour rendez-vous ; je lui recommandai de m’y attendre jusqu’au 20 août ; et si je ne le rejoignais pas à cette époque, de revenir promptement dans le canal de la Reine Charlotte, et d’y rester jusqu’au 20 novembre ; enfin (si je ne le retrouvais point alors), d’appareiller et d’exécuter les instructions de l’amirauté.

» Quelques navigateurs traiteront peut-être d’extraordinaire le projet d’entreprendre des découvertes au sud jusqu’au 46e. degré de latitude, au milieu de l’hiver ; mais quoique cette saison ne soit point du tout favorable à de pareilles campagnes, il me parut nécessaire de ne pas perdre ce temps, afin de diminuer ce qui me restait à faire ; car je craignais de ne pouvoir pas, l’été suivant, achever de reconnaître la partie méridionale du grand Océan ; d’ailleurs, si je découvrais quelque terre dans ma route à l’est, j’aurais pu commencer avec l’été à examiner ses côtes. Indépendamment de toutes ces considérations, je ne courais pas de grands dangers ; mes deux vaisseaux étaient bien approvisionnés, et les équipages en bonne santé ; il était impossible de mieux employer la saison : en supposant que mes tentatives n’eussent aucun succès, je comptais apprendre à la postérité qu’on peut naviguer sur ces mers, et y entreprendre des découvertes, même au milieu de l’hiver.

» Durant notre séjour dans le canal de la Reine Charlotte, je fis des remarques qui ne me donnèrent pas trop bonne opinion de la morale des insulaires. Les femmes de la Nouvelle-Zélande m’avaient toujours paru plus sages que celles des îles du grand Océan. Si quelques-unes accordèrent de légères faveurs à l’équipage de l’Endeavour, elles le faisaient ordinairement en secret, et les hommes ne semblaient pas s’en mêler. Mais on me dit alors qu’ils étaient les principaux entremetteurs d’un commerce honteux ; que, pour un clou ou tout autre objet, ils obligeaient les femmes à se prostituer elles-mêmes de gré ou de force, et sous les yeux du public. »

Le 7 juin 1773, les deux vaisseaux sortirent du canal de la Reine Charlotte par le détroit de Cook, et firent route au sud. Pendant plus de deux mois de navigation, Cook et son collègue cherchèrent à découvrir un continent dans les latitudes moyennes de la mer du Sud ; mais ils ne rencontrèrent que des îles basses, à demi submergées, qui ne s’élevaient au-dessus de la mer que de trois ou six pieds au plus. Ces îles paraissaient couvertes de cocotiers. Nos navigateurs avaient le plus grand besoin de rafraîchissemens et de repos. Cook se détermina donc à relâcher dans la baie Oaïti-Piha, près de l’extrémité sud-est de Taïti. Les vaisseaux y abordèrent le 16 août. Il faut entendre le jeune Forster.

« Dès la veille, les montagnes de ce pays désiré sortaient du milieu des nuages dorés par le coucher du soleil. Tout le monde, excepté un ou deux matelots qui ne pouvaient pas marcher, se rendit avec empressement sur le gaillard d’avant pour contempler cette terre sur laquelle nous formions tant d’espérance, et qui enchante tous les navigateurs qui y ont abordé.

» Nous passâmes une nuit heureuse dans l’attente du matin : nous résolûmes d’oublier les fatigues et l’inclémence du climat austral ; la tristesse qui s’était emparée de nous se dissipait. L’image de la maladie et de la mort ne nous épouvantait plus.

» À la pointe du jour, nous jouîmes d’une de ces belles matinées que les poètes de toutes les nations ont essayé de peindre. Un léger souffle de vent nous apportait de la terre un parfum délicieux, et ridait la surface des eaux. Les montagnes, couvertes de forêts, élevaient leurs têtes majestueuses, sur lesquelles nous apercevions déjà la lumière du soleil naissant : plus près de nous on voyait une rangée de collines, d’une pente plus douce, mais boisées comme les premières, et agréablement entremêlées de teintes vertes et brunes ; au pied, une plaine parée d’arbres à pain, au-dessus desquels s’élevait une quantité innombrable de palmiers, vrais souverains de ces bocages ravissans. Tout semblait dormir encore ; l’aurore ne faisait que poindre, et une obscurité paisible enveloppait le paysage. Nous distinguions cependant des maisons parmi les arbres, et des pirogues sur la grève. À un demi-mille du rivage, les vagues mugissaient contre un banc de rochers de niveau avec la mer, et rien n’égalait la tranquillité des flots dans l’intérieur du havre. Quand l’astre du jour commença à éclairer la plaine, les insulaires se levèrent, et animèrent peu à peu cette scène charmante. À la vue de nos vaisseaux, plusieurs se hâtèrent de lancer leurs pirogues, et de venir à nous, qui avions tant de joie à les contempler. Nous ne pensions guère que nous allions courir le plus grand danger, et que la destruction menacerait bientôt les vaisseaux et les équipages sur les bords de cette rive fortunée.

» Cependant les pirogues s’approchaient : l’une d’elles arriva près de la Résolution ; elle était montée par deux hommes presque nus, qui avaient une espèce de turban sur la tête, et une ceinture autour des reins. Ils agitaient une large feuille verte en poussant des exclamations multipliées de tayo, que, sans connaître leur langue, je prenais pour des expressions d’amitié. Nous jetâmes à ces insulaires un présent de clous, de verroteries et de médailles ; et ils nous offrirent en retour une grande tige de bananier, c’est-à-dire un symbole de paix, et ils désirèrent qu’on l’exposât dans la partie la plus visible du vaisseau. On le mit en effet sur les haubans du grand mât, et les deux ambassadeurs retournèrent à l’instant vers la terre. Bientôt nous découvrîmes sur le rivage une foule de gens qui nous regardaient, tandis que d’autres, d’après ce traité de paix, montaient leurs pirogues et les chargeaient des différentes productions de leur pays. En moins d’une heure nous fûmes entourés de cent canots portant chacun un, deux, trois et quelquefois quatre personnes, qui nous montraient une parfaite confiance, et qui n’avaient aucune arme. Le son amical de tayo retentissait de toutes parts ; nous le répétions de bon cœur et avec un extrême plaisir. Nous achetâmes des cocos, des bananes, des fruits à pain et d’autres végétaux, du poisson, des pièces d’étoffes, des hameçons, des haches de pierre, etc., etc. ; les pirogues, remplissant l’intervalle qui se trouvait entre notre bâtiment et la côte, présentaient le tableau d’une nouvelle espèce de foire. Je me mis à la fenêtre de la chambre pour acheter des objets d’histoire naturelle, et en une demi-heure je rassemblai deux ou trois oiseaux inconnus, un grand nombre de poissons nouveaux, dont les couleurs, pendant qu’ils étaient en vie, étaient extrêmement belles. Je passai la matinée à les dessiner et à peindre leurs couleurs brillantes avant qu’elles s’évanouissent.

» Les traits du visage des Taïtiens qui nous entouraient annonçaient la bonté ; leur physionomie était agréable, et leur teint d’un brun d’acajou pâle : leur taille ne surpassait pas la nôtre ; ils avaient de beaux cheveux et de beaux yeux noirs. Nous remarquâmes plusieurs femmes assez jolies pour attirer notre attention. Leur vêtement était une pièce d’étoffe, avec un trou au milieu, où elles passaient leur tête, de manière que les deux bords pendaient devant et derrière jusqu’aux genoux. Une jolie toile blanche, pareille à une mousseline, formait différens plis autour de leur corps, un peu au-dessous de la poitrine, et l’une des extrémités retombait avec grâce par-dessus l’épaule. Si cet habit n’a pas la forme parfaite qu’on admire avec tant de raison dans les draperies des anciennes statues grecques, il est plus joli que je ne l’imaginais, et plus avantageux à la taille et à la figure qu’aucune des robes européennes que nous connaissions. Les deux sexes étaient embellis, ou plutôt défigurés par ces singulières taches noires qu’ils se font en se piquant la peau, et en mettant une couleur noire dans les piqûres. On en voyait particulièrement sur les fesses des hommes.

» Ils ne tardèrent pas à venir à bord. La douceur singulière de leur caractère se montrait dans leurs regards et dans toutes leurs actions. Ils nous prodiguaient des marques de tendresse et d’affection ; ils nous prenaient les mains ; ils s’appuyaient sur nos épaules, ou ils nous embrassaient. Ils admiraient la blancheur de nos corps, et souvent ils écartaient nos habits de dessus notre poitrine, comme pour se convaincre que nous étions faits comme eux.

» Plusieurs, voyant que nous désirions apprendre leur langage, puisque nous demandions les noms des différens objets, ou que nous répétions ceux qui se trouvent dans les vocabulaires des premiers voyageurs, se donnèrent beaucoup de peine pour nous l’enseigner : ils semblaient charmés quand nous rendions exactement la prononciation du mot. Aucune langue ne me paraît plus aisée à apprendre que celle-ci ; toutes les consonnes aigres et sifflantes en sont bannies, et presque tous les mots finissent par une voyelle. Il faut seulement une oreille délicate pour distinguer les modifications nombreuses de leurs voyelles, qui donnent une grande finesse à l’expression. Parmi plusieurs autres observations, nous reconnûmes que l’O et l’E, qui commencent la plupart des noms et des mots qui se trouvent dans le premier voyage du capitaine Cook, sont l’article que les langues orientales mettent devant la plus grande partie de leurs substantifs ; on devrait suivre cette orthographe. Je remarquerai ici que M. de Bougainville a saisi heureusement le nom de l’île sans l’O, et qu’il l’a exprimé par Taïti, aussi bien que la nature du français peut le permettre.

» Un canot fut détaché en avant pour sonder le récif : nos gens, descendus à terre, furent bientôt entourés d’insulaires. Entendant les cris des cochons, ils demandèrent à en acheter ; mais on répondit à toutes leurs instances que ces animaux appartenaient à l’éri ou au roi, et qu’ils ne pouvaient pas les vendre.

» Une autre pirogue plus grande que les autres nous amena un bel homme de plus de six pieds, et trois femmes. L’insulaire, qui nous apprit tout de suite qu’il s’appelait O-Taï, semblait être un personnage de quelque importance dans cette partie de l’île, et nous le prîmes pour un de ces vassaux ou francs-tenanciers dont parle le premier voyage de Cook. Il monta sur le gaillard d’arrière, pensant probablement qu’une place où s’asseyaient nos chefs lui convenait. Il était beaucoup plus blanc que ses compatriotes, et son teint ressemblait à celui des métis des îles d’Amérique. Ses traits étaient réellement agréables et réguliers ; il avait le front haut, les sourcils arqués, de grands yeux noirs, étincelans de feu, et le nez bien fait. Le contour de sa bouche avait une douceur et un charme tout particulier : ses lèvres étaient proéminentes, mais non pas démesurément grosses ; sa barbe noire et bien frisée, ses cheveux très-noirs tombaient en grosses boucles sur ses épaules : s’apercevant que les nôtres étaient en queue, il se servit d’un mouchoir de soie noire, que M. Clarke lui avait donné pour se mettre à notre mode ; son corps bien fait était un peu trop fort, et ses pieds trop grands détruisaient un peu l’harmonie de l’ensemble.

» Des trois femmes, l’une était son épouse, et les deux autres ses sœurs : les deux plus jeunes eurent beaucoup de plaisir à nous apprendre à les appeler par leurs noms, qui étaient assez harmonieux : l’une portait celui de Maroya, et l’autre celui de Maroraï. Elles étaient encore plus blanches qu’O-Taï, mais plus petites au moins de neuf ou dix pouces. Maroraï avait la figure la plus gracieuse, les mains parfaitement potelées, et les contours des bras, des épaules et des reins, d’une délicatesse inexprimable ; leurs traits n’étaient pas si réguliers que ceux de leur frère, mais un sourire ineffable embellissait leur visage. Elles semblaient n’être jamais venues à bord de vaisseaux, car tous les objets excitaient leur admiration : elles ne se contentèrent point de regarder autour des ponts ; elles descendirent dans les cabanes des officiers, où un de nos messieurs les conduisit, et elles en examinèrent les plus petits détails avec attention. Maroraï prit fantaisie d’une paire de draps qu’elle aperçut sur un des lits, et fit différentes tentatives inutiles pour les obtenir de son conducteur. Celui-ci lui demanda en échange une faveur particulière. Après avoir hésité un instant, elle y consentit avec une feinte répugnance ; mais au moment où la victime approchait de l’autel de l’hymen, un événement malheureux interrompit la solennité. Notre vaisseau toucha contre un rocher ; il fallut tout quitter pour le secourir.

» Durant cette position critique, où tout le monde travailla de toutes ses forces, plusieurs Taïtiens étaient sur nos bords et autour des vaisseaux. Ils paraissaient insensibles à nos dangers ; ils ne montraient ni joie ni crainte quand les bâtimens touchaient. Cependant ils nous aidaient machinalement à virer le cabestan, à manier les cordages, etc. Pendant ces entrefaites, le thermomètre était à plus de 90° dans l’ombre, et le soleil brillait avec éclat sous un ciel d’une sérénité parfaite. Les Taïtiens nous quittèrent un peu avant le coucher du soleil.

» On passa la nuit, qui fut orageuse et pluvieuse, à courir de petites bordées ; et nous vîmes les dangereux récifs éclairés par les flambeaux des pécheurs taïtiens. L’un des officiers allant se coucher, trouva son lit sans draps : la belle Maroraï en avait probablement pris soin, quand elle fut abandonnée par son amant : elle dut mettre à son vol beaucoup d’adresse, car elle parut ensuite sur le pont, et personne ne s’en aperçut. Le lendemain au matin 17, nous mouillâmes dans la baie d’Oaïti-Piha. Les deux vaisseaux étaient entourés et remplis de Taïtiens qui nous apportaient des cocos, des bananes et des monbins, des ignames et d’autres racines qu’ils échangèrent contre des clous et des verroteries. Coot fit présent de chemises, de haches, etc., à plusieurs qui se disaient chefs ; ils promirent de lui envoyer en retour des cochons et des volailles. Mais ils ne tinrent point leur promesse.

» Les cris de ces insulaires nous étourdissaient ; leurs pirogues chaviraient souvent ; mais ces accidens ne les déconcertaient point, car les hommes et les femmes sont d’habiles nageurs. Comme je leur demandais des plantes et d’autres curiosités d’histoire naturelle, ils m’en apportèrent plusieurs : je rassemblai l’espèce commune de morelle noire et une belle erythrina ou fleur de corail. Ils avaient volé à bord différentes bagatelles : quelques-uns même rejetaient secrètement du haut de nos vaisseaux les cocos que nous avions déjà achetés une fois à leurs camarades, qui étaient dans leurs pirogues, et qui venaient sur-le-champ nous les revendre une seconde. Afin de prévenir cette friponnerie, on chassa les larrons, après les avoir punis du fouet : châtiment qu’ils supportèrent avec patience.

» La chaleur était aussi grande que la veille : malgré la transpiration abondante qu’elle occasionait, le climat ne nous affectait pas trop. Nous étions charmés de remplacer un biscuit mangé de vers par des fruits à pain et des ignames. L’évi, qui est un fruit de la forme d’une pomme, nous fournissait un dessert délicieux ; nous désirions seulement acheter des cochons et des volailles.

» L’après-midi, Cook débarqua avec le capitaine Furneaux, afin d’examiner l’aiguade et de sonder les dispositions des Taïtiens. Il ne restait presque plus d’eau à bord ; une chaloupe alla tout de suite en remplir quelques futailles.

» Durant cette petite expédition, les ponts furent remplis de Taïtiens, et entre autres de plusieurs femmes qui se livraient aisément aux sollicitations pressantes des matelots. Quelques-unes, qui semblaient être venues à bord pour faire ce commerce, ne paraissaient pas avoir plus de neuf à dix ans, et on ne voyait en elles aucun signe de puberté. Un libertinage si prématuré doit avoir des suites funestes sur la nation en général, et je fus frappé d’abord de la petite stature de la classe inférieure du peuple, à laquelle appartiennent toutes les prostituées. Nous y avons remarqué peu d’individus au-dessus d’une taille moyenne ; un grand nombre étaient au-dessous : observation qui confirme ce que Buffon a dit si judicieusement sur l’union prématurée des deux sexes. En général, leurs traits n’avaient rien de régulier ni de distingué, si l’on en excepte les yeux, toujours grands et pleins de vivacité : mais un sourire naturel et un désir constant de plaire suppléaient tellement à la beauté, que l’amour ôtait la raison à nos matelots, et ils donnaient indiscrètement leurs chemises et leurs habits à leurs maîtresses. La simplicité d’un vêtement qui exposait à la vue un sein bien formé et des bras charmans contribuait d’ailleurs à exciter leur flamme amoureuse ; enfin le spectacle de plusieurs de ces nymphes qui toutes nues nageaient avec grâce autour de nos vaisseaux, aurait suffi seul pour détruire le peu de force qu’un marin oppose à ses passions.

» Une circonstance insignifiante avait engagé ces femmes à se jeter à l’eau : un des officiers, placé sur le gaillard d’arrière, voulut donner des grains de verroterie à un enfant de six ans qui était sur une pirogue ; ils tombèrent dans la mer ; l’enfant se précipita au même instant à l’eau, et plongea jusqu’à ce qu’il les eût rapportés du fond. Afin de récompenser son adresse, on lui jeta d’autres bagatelles, et cette générosité tenta une foule d’hommes et de femmes qui nous amusèrent par des tours surprenans d’agilité au milieu des flots, et qui non-seulement repêchaient des grains de verroterie mais même de grands clous qui, par leur poids, descendent promptement à une profondeur considérable. Quelques Taïtiens restaient long-temps sous l’eau, et nous ne revenions point de la prestesse avec laquelle ils plongeaient. Les ablutions fréquentes de ce peuple, dont le premier voyage de Cook a déjà parlé, leur rendent l’art de nager familier dès leur plus tendre enfance. À voir leur position aisée dans l’eau et la souplesse de leurs membres, nous les regardions presque comme des animaux amphibies. Le capitaine revint le soir sans avoir parlé au roi, qui avait fait dire qu’il nous rendrait visite le lendemain.

» Le capitaine Cook et ceux qui l’accompagnaient se promenèrent le long de la côte à l’est, suivis d’une quantité innombrable de Taïtiens qui voulurent absolument les porter sur leurs épaules lorsqu’il fallut passer un ruisseau. Les insulaires les laissèrent ensuite, à l’exception d’un seul homme, qui les mena à une pointe de terre en friche où différentes espèces de plantes croissaient avec force parmi des buissons. En sortant de ces buissons, les Anglais aperçurent un bâtiment de pierre qui avait la forme d’un fragment de pyramide. La base avait environ trente pieds de face ; tout l’édifice consistait en plusieurs terrasses ou degrés s’élevant au-dessus les uns des autres, qui tombaient en ruine, et couverts d’herbes et d’arbrisseaux, surtout dans la partie tournée vers l’intérieur de l’île. Le Taïtien leur apprit que c’était le cimetière, ou le temple d’Ouahitoua, roi actuel de Tierrébou. Tout autour étaient placés quinze pieux minces d’environ dix-huit pieds de long, sur lesquels on voyait sculptées six ou huit petites figures alternativement mâles et femelles ; celle d’en-haut était toujours d’un mâle ; toutes faisaient face à la mer, et ressemblaient parfaitement à celles qui sont sculptées à l’arrière des pirogues et s’appellent é-ti. Au-delà du moraï, les Anglais découvrirent un toit soutenu par quatre poteaux, devant lequel, sur un treillage de baguettes, étaient placés des bananes et des cocos pour le dieu. Ils s’assirent à l’ombre de ce toit afin de s’y reposer, et leur guide, les voyant très-fatigués, prit plusieurs bananes et les leur offrit, en les assurant qu’elles étaient bonnes à manger. Ils les trouvèrent délicieuses, et ils partagèrent sans scrupule ces mets destinés aux dieux.

» Avant de commencer nos excursions, le 18 dès le grand matin, nous contemplâmes avec ravissement la scène qui s’offrait à nos yeux. Le havre où mouillaient les vaisseaux était très-petit ; il n’aurait pas pu en contenir d’autres. L’eau y était aussi unie qu’un miroir, tandis qu’en dehors la mer brisait en écumant sur le récif. La plaine, au pied des collines, resserrée en cet endroit, présentait l’image de la fertilité, de l’abondance et du bonheur : elle se partageait vis-à-vis de nous entre les collines, et formait une longue vallée étroite, couverte de plantations entremêlées de maisons. Les pentes des collines revêtues de bois se croisaient des deux côtés ; et derrière la vallée nous apercevions les montagnes de l’intérieur formant différens pics, entre autres une pointe remarquable dont le sommet, penché d’une manière effrayante, semblait prêt à tomber. La sérénité du ciel, la douce chaleur de l’air, et la beauté du paysage, tout enchantait notre imagination et nous inspirait la gaieté.

» En débarquant nous nous hâtâmes de traverser la grève sablonneuse, où nous ne pouvions faire aucune découverte d’histoire naturelle, et nous avançâmes au milieu des plantations. Elles répondirent parfaitement à l’attente que je m’étais formée d’un pays que Bougainville compare à l’Élysée. Entrant au milieu d’un bosquet d’arbres à pain, sur la plupart desquels nous ne vîmes point de fruit dans cette saison d’hiver, nous suivîmes un sentier propre, mais étroit, qui nous conduisit à plusieurs maisons à demi cachées sous des arbrisseaux. Des cocotiers dominaient les autres arbres ; les bananiers déployaient leur large feuillage, et on apercevait quelques bananes bonnes à manger. D’autres arbres couverts de branches d’un vert sombre portaient des pommes dorées qui par le jus et la saveur ressemblaient à l’ananas. Les espaces intermédiaires étaient remplis de mûriers à papier, de différentes espèces d’arum, d’ignames, de cannes de sucre, etc.

» Les cabanes des Taïtiens, placées à l’ombre des arbres fruitiers, sont peu éloignées les unes des autres, et entourées d’arbrisseaux odorans, tels que le gardenia, le guettarda et le calophyllum. Nous ne fûmes pas moins charmés de la simplicité élégante de leur structure que de la beauté naturelle des bocages qui les environnaient. Les longues feuilles du pandang servaient de couvertures à ces édifices soutenus par des colonnes d’arbre à pain, qui est ainsi utile à plus d’un égard. Comme un simple toit suffit pour mettre les Taïtiens à l’abri des pluies et des rosées de la nuit, et que le climat de cette île est peut-être un des plus délicieux de la terre, les maisons sont ouvertes sur les côtés : quelques-unes cependant, construites pour que l’on y fût plus en secret, étaient entièrement fermées avec des bamboux réunis par des pièces de bois transversales, de manière à donner l’idée d’une vaste cage. Celles-là ont communément un trou par où l’on entre : ce trou est fermé par une planche. Nous observâmes devant chaque hutte des groupes d’habitans couchés ou assis comme les Orientaux sur un vert gazon ou sur une herbe sèche, et passant ainsi leurs jours heureux à converser ou à se reposer. Les uns se levaient à notre approche, et se joignaient à la foule qui nous suivait ; mais le plus grand nombre, et surtout ceux d’un âge mûr, restant dans la même attitude, se contentaient de prononcer le mot de tayo lorsque nous passions près d’eux. Ceux qui nous suivaient, nous voyant rassembler des plantes, s’empressèrent à en cueillir de pareilles qu’ils venaient nous offrir. Une grande variété de végétaux croît naturellement au milieu des plantations, dans ce beau désordre de la nature, qui est réellement admirable, et qui surpasse infiniment la symétrie des jardins réguliers. Nous y avons trouvé plusieurs graminées qui, quoique plus clair-semées que dans nos pays du nord, offraient cependant, en croissant à l’ombre, un lit de verdure d’une extrême mollesse et d’une fraîcheur remarquable ; elles entretenaient assez d’humidité dans le sol pour nourrir les arbres. De petits oiseaux remplissaient les bocages d’arbres à pain, etc. ; leur chant était très-agréable, quoiqu’on dise communément en Europe (je ne sais pourquoi) que les oiseaux des climats chauds sont privés du don de l’harmonie. De très-petits perroquets d’un joli bleu de saphir habitaient la cime des cocotiers les plus élevés, tandis que d’autres, d’une couleur verdâtre et tachetés de rouge,se montraient plus ordinairement parmi les bananiers,et souvent dans les habitations des Taïtiens, qui les apprivoisent et qui estiment beaucoup leurs plumes rouges. Un martin-pêcheur d’un vert sombre, avec un collier de la même couleur sur son cou blanc, un gros coucou et plusieurs sortes de pigeons ou de tourterelles sautaient d’une branche à l’autre, tandis qu’un héron bleuâtre se promenait gravement sur le bord de la mer, mangeant des coquillages et des vers. Un beau ruisseau, qui roulait ses ondes argentées sur un lit de cailloux, descendait d’une vallée étroite, et, à son embouchure dans la mer, offrait ses eaux aux gens de l’équipage qui étaient à terre pour remplir les futailles. En remontant ce ruisseau je rencontrai une grosse troupe de Taïtiens qui suivaient trois hommes revêtus de différentes étoffes jaunes et rouges, avec de jolis turbans des mêmes couleurs. Chacun d’eux portait à la main un long bâton ou une baguette, et le premier était accompagné d’une femme qu’on nous dit être son épouse. Je demandai qui étaient ces gens-là ; on me répondit que c’étaient les te-aponnis ; mais, remarquant que je n’entendais pas assez leur langue pour comprendre ce terme, on ajouta que c’étaient des tata-no t’eatoua, des ministres de Dieu et du moraïou du temple. Je m’arrêtai quelque temps parmi eux ; et, comme ils ne firent aucune cérémonie religieuse, je les quittai.

» Le capitaine Cook eut dans sa chambre, la plus grande partie du jour, un des prétendus éris ; il lui fit et à tous ses amis beaucoup de présens. Mais on le surprit saisissant des effets qui ne lui appartenaient pas, et les tendant du haut des bouteilles à ses compatriotes qui étaient en dehors. On éleva contre ceux qui étaient sur le pont plusieurs autres plaintes du même genre, ce qui obligea de les chasser tous du vaisseau. Celui qui était dans sa chambre s’empressa de sortir. Le capitaine était si blessé de sa conduite, que, quand il fut un peu loin, il tira deux coups de fusil par-dessus sa tête : alors le Taïtien quitta sa pirogue et se jeta à la nage. On détacha un canot pour saisir son embarcation ; mais dès que nos gens approchèrent de la côte, les Taïtiens les assaillirent de pierres. Comme nos matelots n’étaient pas armés, le capitaine craignit pour eux ; il monta un autre canot pour les secourir, et fit tirer un gros canon chargé de balles le long du rivage : à l’instant les Taïtiens abandonnèrent tous la grève ; on emmena deux de leurs pirogues sans la moindre opposition. Il y avait sur une de ces pirogues un petit garçon qui était fort effrayé ; on dissipa bientôt sa peur en lui donnant quelques bagatelles et en le remettant à terre. Quatre à cinq heures après, nous redevînmes tous bons amis, et le capitaine rendit les pirogues à la première personne qui vint les demander.

» Après la course du matin, nous étions retournés dîner à bord ; l’après-midi nous allâmes faire une seconde promenade aux environs de l’aiguade, afin de tâcher de regagner la confiance des insulaires, que nos hostilités avaient éloignés de nous. Nous prîmes un chemin différent de celui du matin, et nous trouvâmes de nouvelles habitations environnées d’arbres fruitiers : partout un peuple aussi aimable et aussi bon, mais réservé et craintif à cause de ce qui venait d’arriver. Enfin nous arrivâmes à une grande maison appartenant à Ouahitoua, qui était alors dans un autre canton. Nous nous rembarquâmes avec une petite collection de nouvelles plantes.

» Jusqu’à ce soir, aucun Taïtien n’avait demandé des nouvelles de Topia ; deux ou trois s’informèrent de lui ; ils ne firent plus de questions dès qu’ils apprirent la cause de sa mort ; il parut qu’ils n’auraient pas éprouvé la moindre affliction, s’il était mort autrement que de maladie. Ils parlèrent aussi peu d’Aotourou, l’homme qu’avait emmené M. de Bougainville : mais ils m’entretinrent sans cesse de M. Banks, et de plusieurs autres personnes qui étaient avec le capitaine Cook lors du premier voyage.

» Les Taïtiens nous apprirent que Toutahah, qui était revêtu de l’autorité dans la plus grande des deux péninsules de Taïti, avait été tué dans une bataille qui s’était donnée entre les deux royaumes, cinq mois auparavant, et que le prince régnant s’appelait O-Tou ; que Toubouraï-Tamaïdé et la plupart de nos anciens amis des environs de Matavaï avaient aussi péri dans ce combat, ainsi qu’un grand nombre d’hommes du peuple ; mais que la paix subsistait enfin entre les deux états.

» Le 19, dit Forster, nous fîmes des recherches de botanique : la pluie tombée la nuit avait fort rafraîchi l’air ; et avant le lever du soleil notre promenade fut très-agréable. Les plantes et les arbres semblaient ranimés, et les bocages exhalaient un plus doux parfum. Nous nous plaisions à entendre le concert des oiseaux. À peine eûmes-nous fait quelques pas, qu’un grand bruit venant de la forêt frappa nos oreilles ; en suivant le son, nous parvînmes à un petit hangar, où cinq ou six femmes, assises sur les deux côtés d’une longue pièce de bois carrée, battaient l’écorce fibreuse du mûrier afin d’en fabriquer leurs étoffes. Elles s’arrêtèrent un moment pour nous laisser examiner l’écorce, le maillet, et la poutre qui leur servait de table : elles nous montrèrent aussi, dans une écale de coco, une espèce d’eau glutineuse dont elles se servaient de temps en temps afin de coller ensemble les morceaux d’écorces. Cette colle, qui, à ce que nous comprîmes, vient de l’hibiscus esculentus, est absolument nécessaire dans la fabrique de ces immenses pièces d’étoffes, qui, ayant quelquefois six à neuf pieds de large, et cent cinquante de long, sont composées de petits morceaux d’écorces prises sur des arbres assez menus. En examinant avec soin leurs plantations de mûriers, nous n’en avons jamais trouvé un seul de vieux : dès qu’ils ont deux ans, on les abat, et de nouveaux rejetons poussent de la racine : car heureusement il n’y a pas d’arbre qui se multiplie davantage ; et si on le laissait croître jusqu’à ce qu’il fut en fleur, et qu’il portât des fruits, peut-être qu’il couvrirait bientôt tout le pays. C’est toujours sur les jeunes qu’il faut enlever l’écorce : on a soin que leur tige devienne longue, sans aucune branche, excepté seulement au sommet ; de sorte que l’écorce est la plus entière possible. Nous ne connaissions pas alors la méthode de la préparer avant qu’on la mette sous le maillet. Les femmes occupées de ce travail portaient de vieux vêtemens sales et déguenillés, et leurs mains étaient dures et calleuses. Un peu plus loin, un homme, dont le regard prévenait en sa faveur, nous invita à nous asseoir à l’ombre devant sa maison, au milieu d’une vallée étroite. Sur une petite cour pavée de larges pierres, il étendit des feuilles de bananiers pour nous, et, apportant un petit banc de bois assez propre, fait d’une seule pièce, il pria celui d’entre nous qu’il croyait être le principal personnage de s’y asseoir. Quand nous fûmes tous assis, il courut à sa maison chercher des fruits à pain cuits, qu’il nous offrit sur des feuilles de bananiers fraîches ; il nous présenta en outre un panier natté rempli d’é-vis, ou monbins, fruit dont le goût ressemble à celui de l’ananas. Nous déjeunâmes de bon cœur ; l’exercice que nous venions de faire, l’air frais du matin et l’excellence de ces fruits avaient excité notre appétit. La méthode taïtienne d’apprêter le fruit à pain et les autres alimens avec des pierres échauffées nous parut fort supérieure à celle de nos cuisines. Pour que rien ne manquât à son festin, notre hôte ouvrit cinq cocos, en les dépouillant de leur enveloppe avec ses dents ; il versa dans une coupe très-propre (c’était une écale de coco), la liqueur fraîche et limpide qu’ils renfermaient, et chacun de nous but à son tour. Les insulaires nous avaient témoigné de la bienveillance et de l’amitié dans toutes les occasions ; ils nous avaient toujours donné pour des bagatelles des cocos et des fruits quand nous leur en demandions ; mais nous n’avions pas encore vu d’exemples d’une hospitalité exercée d’une manière si complète. Nous tâchâmes de récompenser notre ami avec des verroteries et des clous, qui lui causèrent une joie extrême.

» Après avoir quitté cet asile de l’hospitalité patriarcale, nous continuâmes notre promenade dans l’intérieur du pays, malgré la répugnance de plusieurs Taïtiens : quand ils virent que nous persistions à le vouloir, la plus grande partie se dispersa au milieu des différentes habitations ; il n’en resta qu’un petit nombre pour nous accompagner et nous servir de guides au pied des premières collines. Laissant les huttes et les plantations des Taïtiens derrière nous, nous montâmes un sentier battu à travers des arbrisseaux, mêlés de plusieurs gros arbres. En examinant les coins les plus touffus, je trouvai plusieurs plantes et des oiseaux inconnus jusqu’ici aux naturalistes. Avec ces richesses, nous nous remîmes en route du côté de la mer, et les naturels en témoignèrent leur satisfaction. Un immense concours d’insulaires remplissait le lieu où nous marchions sur la grève. La chaleur excessive du soleil nous engagea à nous baigner dans la rivière voisine, et nous allâmes ensuite dîner à bord. La pluie nous y retint l’après-midi : j’arrangeai les plantes et les animaux que nous avions rassemblés, et je fis des dessins de ceux qui étaient nouveaux. Nos trois jours d’excursions n’avaient fourni qu’un petit nombre d’espèces différentes ; ce qui prouve une excellente culture dans une île aussi féconde que Taïti : car, au milieu d’un pays abandonné à lui-même, des milliers d’espèces différentes fourmilleraient en désordre. Le peu d’étendue de l’île, et son immense éloignement des continens à l’est et à l’ouest, ne comportent pas une grande variété d’animaux. Nous n’y avons vu en quadrupèdes que des cochons, des chiens, et des quantités incroyables de rats, que les naturels laissent courir en liberté, sans jamais essayer de les détruire. Le nombre des oiseaux y est assez considérable ; quand les insulaires se donnaient la peine de pêcher, ils nous vendaient toute sorte de poissons, parce que cette classe d’animaux court plus aisément d’une partie de l’Océan à l’autre, et surtout dans la zone torride, où certaines espèces sont communes tout autour du globe.

» Si la rareté des plantes qui croissent sans culture était peu avantageuse pour le botaniste, elle produisait les effets les plus salutaires pour les équipages, puisque le terrain était couvert de végétaux sains. De si bons alimens avaient opéré merveilleusement sur notre santé : le brusque changement de diète produisit cependant quelques dysenteries. Nous n’avions pas pu obtenir autant de cochons que nous le désirions. On n’eut pas honte de proposer au capitaine d’enlever de force un nombre suffisant de ces animaux, et ensuite de donner en échange aux Taïtiens de nos marchandises pour en payer la valeur. Cette proposition basse et cruelle fut accueillie avec l’indignation et le mépris qu elle méritait.

» Tous les jours nous avions le temps de pénétrer dans l’intérieur de l’île afin de remplir l’objet de notre destination, et recueillir diverses particularités propres à jeter du jour sur le caractère et les mœurs des Taïtiens.

» Le 20, à midi, continue Forster, je fis avec plusieurs officiers une promenade à la pointe orientale du havre. Arrivés à un petit ruisseau assez large et assez profond pour porter une pirogue, nous passâmes de l’autre côté, et nous aperçûmes parmi des arbrisseaux une maison assez vaste. Une grande quantité des plus belles étoffes de Taïti était étendue sur l’herbe, devant cette habitation ; les insulaires nous dirent qu’on venait de les laver dans la rivière ; tout près de là je vis suspendu à un bâton un bouclier de forme semi-circulaire, fait de baguettes d’osier et de filasse de cocotier, couvert de plumes éclatantes gris-bleuâtre, d’une espèce de pigeon, et orné de dents de requin disposées en trois cercles concentriques. Je demandai si on voulait le vendre ; on me répondit que non, et j’en conclus qu’on l’avait exposé à l’air, ainsi que nous exposons de temps en temps les choses que nous tenons dans des boîtes fermées. Un homme d’un âge mûr, couché fort à son aise au milieu de la hutte, nous invita à nous asseoir près de lui, et il examina avec curiosité mon habillement. Les ongles de ses doigts étaient très-longs ; il en paraissait fier : c’est une marque de distinction parmi eux, parce que, pour les laisser croître de cette longueur, il ne faut pas être obligé de travailler. Les Chinois ont la même coutume. Il n’est peut-être pas possible aux Needham et aux Guigne de déterminer si les Taïtiens l’ont tirée de l’extrémité de l’Asie, ou si le hasard les a conduits à la même idée. En différens coins de la hutte, des hommes et des femmes mangeaient séparément du fruit à pain et des bananes, et tous, à notre approche, nous invitèrent à partager leur dîner. Les premiers voyageurs ont déjà rapporté cet usage des deux sexes de manger séparément, et ils n’ont pas mieux réussi que nous à en découvrir la cause.

» En quittant cette maison, nous nous rendîmes, à travers des arbrisseaux odoriférans, à une autre où nous trouvâmes O-Taï, sa femme, ses enfans et ses sœurs, Maroya et Maroraï. L’officier qui avait perdu les draps de son lit était avec nous ; mais ne jugeant pas à propos de les redemander, il essaya plutôt de gagner les bonnes grâces de la belle. Elle accepta les grains de verroterie, les clous, etc., qu’on lui offrit ; mais elle fut inexorable aux sollicitations passionnées de son amant. Il est probable qu’ayant obtenu les draps qu’elle désirait, et pour lesquels seuls elle aurait pu condescendre à prodiguer ses faveurs, rien ne l’excitait plus à supporter les embrassemens passagers d’un étranger. Cette idée nous semblait encore plus vraisemblable, quand nous considérions que sa famille jouissait d’un certain rang, et que, durant le long séjour du capitaine Cook lors de son premier voyage, il n’y avait point eu, ou du moins il n’y avait eu que très-peu d’exemples de ce libertinage chez les femmes de la haute classe. Après avoir resté peu de temps avec eux, je retournai à la place de notre marché ; tous nos canots étant partis, j’osai m’embarquer sur une simple pirogue sans balancier ; et pour un grain de verroterie qui était tout ce qui me restait, j’arrivai sain et sauf à bord de la Résolution.

» Le lendemain nous partîmes dès la pointe du jour pour une promenade du côté de l’est. La plaine s’élargit à mesure que l’on s’avance au delà de la pointe orientale du havre d’Aïtépeha ; il y a par conséquent plus d’arbres à pain, de cocotiers et de bananiers, sur lesquels nous voyions déjà des bourgeons : les habitations des Taïtiens étaient aussi plus nombreuses, plus élégantes et plus neuves que celles des environs de notre mouillage. Dans une de ces habitations, qui était entièrement fermée de roseaux, nous aperçûmes beaucoup de paquets d’étoffes et des cases pour des boucliers qui, ainsi que la maison, appartenaient à Ouahitoua. Nous fîmes environ deux milles parmi des bocages d’arbres fruitiers les plus délicieux, au moment où les insulaires allaient à leurs travaux. Je reconnus bientôt les fabricans d’étoffe au bruit du maillet. Il ne faut pas supposer que les besoins de ces peuples les forcent à un travail constant ; car ils se rassemblaient en foule autour de nous, ils nous suivaient toute la journée, et quelquefois même ils négligeaient pour nous leurs repas ; cependant ils ne nous accompagnaient point sans quelque motif d’intérêt. En général, leur conduite à notre égard était douce, amicale, et même officieuse ; mais ils guettaient toutes les occasions d’enlever adroitement quelques bagatelles, et lorsque nous leur rendions les regards affectueux qu’ils jetaient sur nous, ils profitaient du moment pour nous dire d’un ton mendiant, tayopoë, ami, quelque chose. Soit qu’on leur accordât leur demande ou qu’on la refusât, leur amabilité ne diminuait pas. Si ces demandes devenaient trop fréquentes, nous avions coutume de les contrefaire et de répéter leurs paroles sur le même ton, ce qui excitait parmi eux des éclats de rire universels. Ils parlaient communément très-haut, et il semblait qu’ils s’entretenaient de nous : chaque nouveau-venu apprenait sur-le-champ des autres nos noms, qu’ils réduisaient à un petit nombre de voyelles et de consonnes plus douces ; et on ne manquait pas de l’amuser en lui racontant ce que nous avions dit ou fait le matin. Les derniers arrivés voulaient ordinairement entendre un coup de fusil ; nous y consentions, à condition qu’ils nous montreraient un oiseau pour but. Nous étions souvent embarrassés quand ils nous en indiquaient un éloigné de douze ou quinze cents pieds ; ils ne pensaient point que l’effet de nos armes à feu fût borné à un certain espace. Comme il n’était pas prudent de leur découvrir ce mystère, nous prétendions ne voir l’oiseau que lorsque nous étions assez près pour le tuer. La première explosion les effraya beaucoup, et produisit sur quelques-uns une consternation si forte, qu’ils tombèrent à terre, et s’enfuirent ensuite à environ soixante pieds de nous. Ils se tinrent ainsi à l’écart jusqu’à ce que nous eûmes calmé leurs craintes par des démonstrations d’amitié, ou jusqu’à ce qu’un de leurs compatriotes plus courageux eût ramassé l’oiseau que nous venions de tuer. Bientôt ils se familiarisèrent avec ce bruit, et quoiqu’ils exprimassent toujours quelque émotion soudaine, cependant peu à peu ils surmontèrent leur frayeur.

» Malgré la réception amicale qu’on nous faisait de toutes parts, les insulaires avaient grand soin de cacher leurs cochons à nos yeux : si nous en parlions, ils semblaient affligés ; ils disaient qu’ils n’en avaient point, ou ils nous assuraient qu’ils appartenaient à Ouahitoua, leur roi. Quoique nous vissions des étables pleines presque autour de chaque hutte, nous ne fîmes plus semblant de nous en apercevoir ; cette conduite augmenta leur confiance envers nous.

» Après une marche d’un ou deux milles, nous nous assîmes sur de grandes pierres qui formaient une espèce de cour pavée devant une maison, et nous priâmes les habitans de nous donner du fruit à pain et des cocos en échange de nos marchandises ; ils nous en apportèrent à l’instant, et nous déjeunâmes. La foule qui nous suivait se tint à quelque distance, ainsi que nous l’avions désiré, pour que personne ne nous prît nos armes, etc., que nous étions obligés de quitter en mangeant. Afin de nous mieux traiter , on nous offrit une écale de coco remplie de petits poissons frais, que les Taïtiens ont coutume de manger crus, sans autre sauce que de l’eau ; j’en goûtai, et je ne les trouvai point désagréables ; mais comme nous étions dans l’usage de les manger cuits, nous les distribuâmes avec le reste du fruit à ceux de nos favoris qui se trouvaient dans la foule.

» Nous poursuivîmes alors notre promenade du côté des collines, malgré les sollicitations importunes des naturels, qui nous pressèrent de rester dans la plaine : nous reconnûmes tout de suite que c’était uniquement parce qu’ils n’aimaient pas la fatigue : mais, sans changer de résolution, et laissant derrière nous presque toute la troupe, nous gagnâmes avec un petit nombre de guides une ouverture entre deux collines. J’y trouvai plusieurs plantes nouvelles pour nous ; nous vîmes des hirondelles volant sur un petit ruisseau, qui roulait ses eaux avec impétuosité : nous côtoyâmes ses bords jusqu’à un rocher perpendiculaire revêtu de divers arbrisseaux, et d’où il tombait en colonne de cristal, en formant à son pied une nappe tranquille et limpide entourée de fleurs odoriférantes. Ce lieu, d’où nous découvrions la plaine sous nos pieds, et plus loin la mer, était un des plus beaux sites qui ait jamais frappé mes regards ; il rappelait à mon souvenir et surpassait les descriptions poétiques les plus riches. À l’ombre des arbres, dont les branches se courbaient mollement au-dessus des ondes, nous jouïmes d’une brise agréable, qui calmait la chaleur du jour : le bruit uniforme et imposant de la cascade n’était interrompu que par le gazouillement des oiseaux : dans cette position, nous nous assîmes pour décrire nos nouvelles plantes avant qu’elles se fussent flétries. Les Taïtiens, nos camarades, nous voyant occupés, se reposèrent aussi parmi les arbrisseaux, et ils nous examinèrent attentivement et dans un profond silence.

» Nous aurions été charmés de passer tout le jour au fond de cette retraite ; mais après avoir achevé nos notes et jeté un dernier coup d’œil sur cette scène charmante, nous redescendîmes dans la plaine. J’observai bientôt une foule d’insulaires qui s’avançaient vers nous, et nous distinguâmes M. Hodges et M. Grindall, qu’ils entouraient ; nous les joignîmes, résolus de continuer ensemble notre course. Un jeune homme d’une physionomie très-heureuse, qui s’était distingué par des démonstrations particulières d’attachement, fut chargé du portefeuille où M. Hodges conservait les esquisses et dessins qu’il faisait en se promenant : il parut enchanté de cette confiance, et il se regarda comme un personnage devenu plus important aux yeux de ses compatriotes. Cette circonstance, jointe au maintien paisible de mes compagnons, qui marchaient sans aucune arme, produisit un effet général sur tous ceux qui nous entouraient ; car leur familiarité et leur affection en semblèrent fort augmentées. Nous entrâmes ensemble dans une hutte spacieuse, où nous vîmes une grande famille assemblée. Un vieillard d’un visage calme était couché sur une natte propre ; il appuyait sa tête sur un petit tabouret qui lui servait de coussin. Des cheveux blancs couvraient sa tête vénérable ; une barbe épaisse aussi blanche que la neige descendait sur sa poitrine : il avait les yeux vifs, et ses joues arrondies annonçaient la santé. Ses rides, symptômes de la vieillesse parmi nous, étaient en petit nombre ; car l’inquiétude, la peine et le chagrin, qui sillonnent nos fronts de si bonne heure, sont peu connus de cette nation fortunée. De jeunes enfans, que nous primes pour ses petits-fils, absolument nus, suivant la coutume du pays, jouaient avec le vieillard ; ses actions et ses regards nous apprirent que sa manière simple de vivre n’avait pas encore émoussé ses sens. Des hommes bien faits et des nymphes sans art, en qui la jeunesse suppléait à la beauté, entouraient le patriarche ; nous jugeâmes, en arrivant, qu’ils conversaient ensemble après un repas frugal. Ils nous prièrent de nous asseoir sur leurs nattes au milieu d’eux ; nous ne leur donnâmes pas la peine de réitérer leur invitation. Comme ils n’avaient peut-être jamais vu d’étrangers, ils examinaient nos vêtemens et nos armes, sans cependant s’arrêter plus d’un moment sur chaque objet. Ils admiraient la couleur de notre teint : ils serraient nos mains ; ils paraissaient étonnés de ce que nous n’étions pas tatoués, et de ce que nous n’avions pas de grands ongles à nos doigts : ils demandaient nos noms d’un air empressé ; et quand ils les avaient appris, ils les répétaient avec un grand plaisir. Ces noms, prononcés à leur manière, différaient tellement des originaux, qu’un étymologiste aurait eu peine à les reconnaître ; mais en revanche ils étaient plus harmonieux et plus faciles à retenir : Forster fut changé en Matara ; Hodges , en Oreo ; Grindall, en Térino ; Sparman, en Pamani, et George, en Teori. Nous retrouvâmes ici, comme partout ailleurs, l’hospitalité des anciens patriarches : on nous offrit des cocos pour étancher notre soif. Un des jeunes hommes avait une flûte de bambou à trois trous ; il en joua en soufflant avec le nez, tandis qu’un autre l’accompagna de sa voix. Toute la musique vocale et instrumentale consistait en trois ou quatre notes entre les demi-notes et les quarts de note ; car ce n’étaient ni des tons entiers ni des demi-tons. Ces notes, sans variété ou sans ordre, produisaient seulement une espèce de bourdonnement léthargique, qui ne blessait pas l’oreille par des sons discordans, mais qui ne faisait aucune impression agréable sur notre esprit. Il est surprenant que le goût de la musique soit si général sur toute la terre, tandis que les idées de l’harmonie sont si différentes parmi les nations diverses. Charmé de ces tableaux de bonheur qui s’offraient à nos yeux, M. Hodges remplit son portefeuille de dessins, qui transmettront à la postérité les beautés d’une scène que les paroles seules ne peuvent pas faire connaître. Quand il dessinait, tous les naturels le regardaient attentivement, et ils semblaient charmés de trouver de la ressemblance entre ses portraits et quelques-uns d’entre eux. Notre connaissance de leur langue, malgré nos efforts pour l’apprendre, était encore très-imparfaite ; ce qui nous priva du plaisir que nous aurait procuré une conversation avec ces bonnes gens. Quelques mots et une pantomime muette nous tinrent lieu d’un discours suivi. Cela suffisait cependant pour amuser les naturels ; notre docilité et nos efforts pour leur plaire leur étaient au moins aussi agréables que leur caractère social et leur empressement à nous instruire l’étaient pour nous.

» Le vieillard, sans changer d’attitude, la tête toujours appuyée sur le tabouret, nous adressa plusieurs questions ; il nous demanda le nom du capitaine, celui du pays d’où nous venions, combien de temps nous resterions dans l’île, si nous avions nos femmes à bord, etc. La renommée paraissait lui avoir déjà appris tout cela ; mais il désirait l’entendre de nouveau de notre bouche. Nous satisfîmes sa curiosité sur ces différens points, le mieux qu’il nous fut possible ; et, après avoir offert à sa famille de petits présens de verroteries et d’autres bagatelles, nous continuâmes notre excursion. Ces pauses dans les cabanes hospitalières des insulaires nous rafraîchissaient tellement, que nous n’étions point du tout fatigués, et nous aurions fait aisément le tour de l’île de la même manière. La plaine au pied des montagnes ne présentait aucun obstacle à notre marche : au contraire, les sentiers y étaient bien battus, et toute la surface parfaitement de niveau et couverte presque partout d’une belle pelouse. Nos pas ne rencontraient aucun animal malfaisant : ni cousins, ni mousquites ne nous faisaient craindre leur piqûre en bourdonnant autour de nous. Les bocages d’arbres à pain interceptaient par leur épais feuillage les rayons du soleil à midi, dont une brise de mer calmait d’ailleurs la chaleur. Les insulaires cependant, accoutumés à consacrer au repos le milieu du jour, s’échappaient un à un au milieu des arbrisseaux, de façon qu’il en resta peu avec nous. Environ deux milles plus loin à l’est, nous atteignîmes le rivage de la mer à un endroit où elle forme un petit golfe. Là, entourés de plantations de toutes parts, nous parvînmes à une clairière ou plaine, au milieu de laquelle nous aperçûmes un moraï ou cimetière composé de trois rangées de pierres en forme d’escaliers, chacune d’environ trois pieds et demi de hauteur, et couvertes d’herbes, de fougères et de petits arbrisseaux. Du côté de l’intérieur de l’île, l’édifice était entouré à quelque distance d’un enclos oblong de pierres, d’environ trois pieds d’élévation, en dedans duquel deux ou trois cocotiers solitaires, et quelques jeunes casuarinas avec leurs rameaux penchés, répandaient une mélancolie touchante sur cette scène : à quelque distance du moraï, et parmi un groupe épais d’arbrisseaux, je vis une hutte ou hangar peu considérable, où, sur une espèce de théâtre de la hauteur de la poitrine, était placé un cadavre couvert d’une pièce d’étoffe blanche qui pendait en différens plis. De jeunes cocotiers, des bananiers et des dragonniers s’élevaient et fleurissaient tout autour : près de cette cabane il y en avait une autre où étaient des alimens pour la divinité (Eatoua), et un pieu planté en terre, sur lequel nous vîmes un oiseau mort enveloppé dans un morceau de natte. Au milieu de cette hutte adossée à une petite éminence, nous trouvâmes une femme assise dans l’attitude de la réflexion ; elle se leva à notre approche, et ne voulut pas nous permettre d’avancer vers elle. Nous lui offrîmes un petit présent ; mais elle refusa de le toucher : les naturels qui nous accompagnaient nous dirent qu’elle dépendait du moraï, et que le corps mort était celui d’une femme dont elle achevait peut-être les obsèques.

» Nous quittâmes ce lieu qui avait réellement quelque chose d’imposant, et qui semblait favorable aux méditations religieuses. Nous suivîmes le rivage jusqu’à une maison spacieuse, très-agréablement placée parmi des bocages de petits palmiers chargés de fruits. Deux ou trois poissons grillés, qu’un des Taïtiens nous avait vendus, calmèrent un peu notre appétit devenu très-vif depuis notre déjeuné. Plusieurs d’entre nous se baignèrent aussi dans la mer pour se rafraîchir davantage ; et ayant acheté quelques pièces d’étoffe de la fabrique du pays, ils s’en revêtirent à la mode de Taïti ; ce qui fit un plaisir infini aux insulaires.

» Notre promenade se prolongea au delà d’un autre moraï assez semblable au premier, jusqu’à une maison propre, où un homme très-gras, qui semblait chef du canton, se berçait voluptueusement sur son coussin de bois. Deux domestiques préparaient son dessert devant lui, en mêlant de l’eau, du fruit à pain et des bananes, dans un grand vase de bois, où ils mirent de la pâte aigrelette de fruit à pain fermenté (appelé mahié) : ils se servaient pour cela d’un pilon de pierre noire polie, qui me parut être une espèce de basalte. Sur ces entrefaites une femme assise près de lui remplissait par poignées la bouche de ce glouton, des restes d’un grand poisson bouilli, et de plusieurs fruits à pain qu’il avalait avec un appétit vorace. Une insensibilité parfaite était peinte sur son visage, et je jugeai que toutes ses pensées se bornaient au soin de son ventre. Il daigna à peine nous regarder ; et s’il prononçait quelques mono-syllabes quand nous jetions les yeux sur lui, c’était seulement pour exciter sa nourrice et ses valets à faire leur devoir avec empressement. La vue de ce chef, et les réflexions qu’elle fournit, diminuèrent le plaisir dont nous avions joui dans nos différentes promenades sur l’île, et surtout ce jour-là : nous nous flattions d’avoir enfin trouvé un petit coin de la terre où les membres d’une nation qui n’est plus dans le premier état de barbarie partageraient la même égalité jusque dans les repas, et dont les heures de jouissance seraient proportionnées à celles du travail et du repos. Mais nous vîmes un individu sensuel passer sa vie dans l’inaction la plus stupide, et ravir à la multitude qui travaille les productions de la terre, pour s’engraisser comme les parasites privilégiés des peuples policés, sans rendre le moindre service à la société. Son indolence ressemblait à celle qu’on observe fréquemment dans l’Inde et les états de l’Orient, et méritait toutes les marques de l’indignation que sir John Mandeville exprime dans la relation de ses voyages d’Asie.

» En quittant ce Taïtien hébété, nous nous séparâmes : j’accompagnai M. Hodges et M. Grindall, que le bon insulaire chargé du portefeuille avait invité avec empressement à sa maison. Nous y arrivâmes à cinq heures du soir : c’était une cabane petite, mais propre, devant laquelle un grand tapis de feuilles vertes était étendu sur des pierres, et par-dessus une quantité prodigieuse d’excellens cocos et de fruits à pain parfaitement grillés. Notre hôte courut sur-le-champ vers un homme et une femme âgée qui travaillaient à écarter les rats du milieu du festin ; et il nous présenta son père et sa mère, qui témoignèrent beaucoup de joie de voir les amis de leur fils, et nous prièrent d’accepter le repas qu’ils nous avaient préparé. Nous fûmes d’abord étonnés de voir ces fruits tout prêts ; mais je me souvins que notre ami avait envoyé en avant un de ses camarades, il y avait quelques heures : comme c’était le premier repas en règle de la journée, on conçoit aisément que nous mangeâmes de bon appétit. Il est impossible d’exprimer la satisfaction que nous témoignèrent le père et la mère de cet aimable jeune homme : ils se croyaient très-heureux de ce que nous goûtions leurs excellens mets. Servis par des hôtes si respectables (qu’on me permette cette idée poétique), nous fûmes en danger d’oublier notre condition d’hommes, et nous aurions cru habiter la cabane de Baucis et de Philémon, si notre impuissance à les récompenser ne nous eût fait souvenir que nous étions mortels. Nous rassemblâmes tous nos grains de verroterie et tous nos clous, et je les leur donnai plutôt comme une marque de notre reconnaissance affectueuse que comme un salaire. Le jeune Taïtien nous reconduisit jusqu’à la grève, vis-à-vis de nos vaisseaux, en nous apportant beaucoup de provisions que nous n’avions pas consommées à notre dîné. M. Hodges et M. Grindall lui offrirent une hache, une chemise et d’autres présens ; et le soir il retourna dans sa famille, extrêmement content de ses richesses.

» Nous eûmes plusieurs entrevues avec Ouahitoua, roi de Taïti-Éti ( la petite Taïti ou Tierrébou) ; il était âgé de dix-sept à dix-huit ans, et bien fait : il avait environ cinq pieds six pouces, et tout annonçait qu’il grandirait encore. Sa physionomie douce manquait d’expression, et exprima de la crainte et de la défiance à notre première entrevue, ce qui est peu d’accord avec les idées de majesté. Il avait le teint plus blanc que ses sujets, et les cheveux lisses, d’un brun léger, rougeâtre à la pointe. Tout son vêtement consistait en une ceinture blanche (maro) de la plus belle étoffe, qui lui descendait jusqu’aux genoux : sa tête, ainsi que le reste de son corps, étaient découverts. À ses côtés marchaient plusieurs chefs et nobles, remarquables par leur haute stature ; effet naturel de la quantité prodigieuse d’alimens qu’ils consomment. L’un d’eux était tatoué d’une manière très-surprenante et très-nouvelle pour nous : de grandes taches noires et de formes variées couvraient ses bras, ses jambes et ses côtés. Cet insulaire, qui s’appelait É-ti, était d’ailleurs d’une corpulence énorme. Le roi montrait pour lui beaucoup de déférence, et le consultait dans presque toutes les occasions. Pendant que le prince fut assis sur le tabouret qui lui servait de trône, son maintien fut plus grave et plus raide qu’on ne devait l’attendre de son âge. Il semblait cependant étudié et factice, et on voyait qu’il le prenait pour rendre l’entrevue plus auguste. Cet air de grandeur plaira peut-être à quelques lecteurs ; malheureusement c’est une marque d’hypocrisie, et je ne comptais pas trouver ce vice à Taïti.

» Les spectateurs, au nombre de cinq cents au moins, faisaient tant de bruit, qu’il nous fut quelquefois impossible d’entendre un seul mot de la conversation ; alors quelques officiers du roi criaient d’une voix de Stentor, mamo ! (silence), et accompagnaient leurs commandemens de quelques coups de bâton.

» Le prince nous reconduisit jusqu’au rivage. En marchant, il quitta sa gravité, qui ne lui était pas naturelle, et il parla avec beaucoup d’affabilité, même à nos matelots. Il vint me demander les noms de tous les Anglais présens, et si nous avions nos femmes à bord : je lui répondis que non ; sa majesté, dans un accès de bonne humeur, nous permit à tous de choisir des compagnes parmi les Taïtiennes. Nous ne jugeâmes pas à propos de profiter de sa politesse. Il s’assit ensuite sous une cabane de roseaux qui appartenait à É-ti ; la chaleur nous contraignit à nous retirer près de lui. Il fit venir des cocos, et se mit à nous raconter l’histoire du Pahei no peppe, ou du vaisseau espagnol dont Touahaou nous avait parlé le premier. Suivant le récit du prince, un vaisseau étranger, quelques mois avant notre arrivée, mouilla dix jours à Ouhaïouréa : le capitaine fit pendre quatre hommes de son équipage, et un cinquième échappa à la corde par la fuite. Nous demandâmes plusieurs fois, mais inutilement, à parler à cet Européen, qu’ils nommaient O-péhoutou. Les officiers de sa majesté nous voyant si empressés sur cet article, nous assurèrent qu’il était mort. Nous avons appris depuis qu’à peu près à l’époque dont les insulaires parlaient, don Juan de Langara y Huarte, envoyé du port de Callao, avait visité Taïti : mais les particularités de son voyage n’ont pas transpiré. Tandis que nous étions dans la maison d’É-ti, ce chef si gras, qui paraissait être être le principal conseiller du roi, il nous demanda très-sérieusement si nous avions un dieu, Eatoua, dans notre pays, et si nous avions coutume de le prier. Quand nous lui dîmes que nous reconnaissions une divinité invisible, qui a crée toutes choses, et que nous lui adressions nos prières, il parut fort content ; et il fit des réflexions sur nos réponses à plusieurs des personnes assises autour de lui. Il semblait ensuite nous avouer que les idées de ses compatriotes correspondaient aux nôtres en ce point.

» Tandis qu’É-ti parlait de matières religieuses, le roi Ouahitoua s’amusait avec la montre du capitaine Cook. Après avoir examiné d’un œil curieux le mouvement de tant de rouages qui semblaient marcher seuls, et montré son étonnement du bruit qu’elle faisait (ce qu’il ne pouvait pas exprimer autrement qu’en disant : elle parle, parou), il la rendit, en demandant à quoi elle servait : nous lui fîmes concevoir avec beaucoup de peine qu’elle mesurait le jour ; et qu’en cela elle était semblable au soleil, dont lui et ses compatriotes employaient la hauteur pour diviser le temps. Dès qu’il eut compris cette explication, il lui donna le nom de petit soleil, afin de nous montrer qu’il entendait parfaitement tout ce que nous lui avions dit.

» Avant notre départ, nous fîmes une dernière visite au roi. Un de nos soldats de marine, montagnard écossais, joua de la cornemuse devant le prince ; et sa musique grossière, insupportable pour nous, charma les oreilles du monarque et de ses sujets. La défiance qu’annonçaient les regards d’Ouahitoua à notre première entrevue s’était dissipée. Sa jeunesse et son bon caractère le portaient à une confiance sans bornes, et il commençait déjà à nous en donner des preuves. On ne retrouvait plus en lui la gravité et la morgue qu’il avait affectées. Quelques-unes de ses actions étaient même remarquables par leur puérilité : par exemple, il s’amusait à couper des bâtons en mille morceaux, et à abattre des plantations de bananiers avec une de nos haches.

» Le 24 août, dès le grand matin, nous mîmes en mer. Dès que nous fûmes au large, plusieurs pirogues nous suivirent chargées de cocos et d’autres fruits, et les Taïtiens qui les montaient ne nous quittèrent qu’après avoir vendu leurs cargaisons. Plutôt que de manquer la dernière occasion d’acquérir des marchandises d’Europe, ils nous donnèrent leurs fruits à très-bon marché. Le goût de la frivolité, si universel sur toute la terre, était alors si extravagant dans cette île, qu’un seul grain de verroterie suffisait pour payer une douzaine des plus beaux cocos, et on le préférait même à un clou. Les échanges se faisaient aussi avec plus de bonne foi. Les insulaires craignaient sans doute de rompre un commerce auquel ils mettaient un si grand intérêt.

» Les fruits que nous nous procurâmes dans cette baie contribuèrent beaucoup à rétablir les malades de l’Aventure. Plusieurs de ceux qui auparavant ne pouvaient pas se remuer sans l’aide de quelqu’un marchaient déjà tout seuls. Au moment où nous mouillâmes, la Résolution n’avait qu’un scorbutique à bord.

» Tant de nouveaux objets, dit Forster, et le peu de temps qu’on nous donna pour les examiner, avaient produit en nous un étourdissement et une agitation continuels : enfin nous respirions un peu. Ce moment de repos était d’autant plus doux, que nous pûmes suivre avec moins de désordre les réflexions qui s’étaient offertes en foule à notre esprit durant la relâche. Un résultat qui ne variait jamais, c’est que cette île est un des pays les plus heureux de la terre. Les rochers de la Nouvelle-Zélande charmèrent d’abord nos yeux long-temps fatigués du spectacle de la mer, de la glace et du ciel ; mais nous fûmes bientôt détrompés, et nous nous formâmes une idée juste de cette contrée qui semble encore plongée dans le chaos. Taïti, au contraire, qui offre de loin une perspective agréable, et dont la beauté se développe à son approche, devint plus enchanteresse à mesure que nous faisions des excursions dans ses plaines. Le temps passé dans une longue traversée produisit sans doute de l’illusion les premiers jours ; mais tout servait à terre à confirmer les émotions délicieuses que nous communiqua le premier coup d’œil, quoique nous n’eussions pas encore trouvé autant de rafraîchissemens qu’à la Nouvelle-Zélande, et que nous mangeassions encore des provisions salées. La saison, qui répondait à notre mois de février, rendait naturellement les fruits rares ; l’hiver, il est vrai, ne refroidit pas l’air comme dans les climats éloignés du tropique ; mais c’est le temps où la végétation, pour remplacer les sucs qui ont formé la dernière récolte, en prépare de nouveaux ; plusieurs plantes se dépouillent alors de leurs feuilles, quelques-unes meurent jusqu’à la racine ; les autres se dessèchent, parce qu’elles sont privées de pluie, dont l’absence est causée par le séjour du soleil dans un hémisphère opposé : un brun pâle ou sombre revêt toutes les plaines ; les montagnes élevées conservent seulement des teintes un peu plus brillantes dans leurs forêts, humectées par les brouillards qui pendent chaque jour sur leurs cimes. Les naturels tirent de ces forêts, entre autre choses, une grande quantité de bananes sauvages (vehi), et ce bois parfumé (é-ahaï), avec lequel ils donnent à leur huile de coco une odeur très-suave.

» Le sommet de ces montagnes offre un aspect de dévastation qui semble avoir eu pour cause un tremblement de terre ; les laves qui composent la plupart des rochers, et dont les insulaires font plusieurs outils, nous convainquaient que jadis il y a eu un volcan sur cette île. Le sol fertile des plaines, qui est un terreau végétal mêlé de débris volcaniques et de sable noir ferrugineux, qu’on trouve souvent au pied des collines, confirme cette assertion. Les rangées extérieures des collines, qui sont quelquefois entièrement stériles, contiennent beaucoup de glaise jaunâtre, mêlée avec de la terre ferrugineuse : mais les autres sont couvertes de terreau, et boisées comme les montagnes plus hautes. On y rencontre des morceaux de quartz ; je n’ai cependant jamais rien vu qui indiquât des minéraux précieux ou des métaux d’aucune espèce, excepté le fer, qui même est en petite quantité dans les laves que je ramassai. L’intérieur des montagnes cache peut-être des mines de fer assez riches pour être exploitées. Quant au morceau de salpêtre gros comme un œuf, que le capitaine Wallis dit être une production de Taïti, avec tout le respect dû aux talens de ce navigateur, qu’il me soit permis de révoquer en doute ce fait, puisque le salpêtre natif n’a jamais été trouvé en masse solide. La vue de Taïti, que nous côtoyâmes au nord, nous suggéra ces observations rapides sur ses productions fossiles, tandis que nos yeux contemplaient avec avidité ce fortuné coin de terre qui nous procurait tant d’instruction et de plaisir.

» Le soir nous fûmes pris par des calmes. Le lendemain un petit vent du sud-est nous porta en vue de la partie la plus septentrionale de Taïti ; nous approchions peu à peu de la côte : le soleil couchant répandait sur le paysage une charmante couleur de pourpre. Nous distinguions cette longue pointe avancée, qui, d’après les observations qu’on y fit en 1769, fut nommée Pointe Vénus, et tout le monde convint que c’est, sans aucune comparaison, la plus belle partie de l’île. Le district de Malavaï, qui se montrait à nos yeux, présentait une plaine plus étendue que nous ne pensions ; et la vallée, qui remonte entre les montagnes, formait un bocage très-spacieux, comparé aux petites clairières étroites de Tierêbou. En doublant cette pointe à trois heures, nous la vîmes couverte d’une foule prodigieuse d’insulaires qui nous regardaient avec attention ; mais dès que nous fûmes à l’ancre dans la belle baie que cette pointe protège, la plus grande partie des Taïtiens fit précipitamment le tour le long du rivage, et franchit une colline pour aller à Oparri, canton voisin à l’ouest. Nous n’aperçûmes dans toute la troupe qu’un seul homme dont les épaules fussent couvertes. O-ouahaou nous dit que c’était le roi O-tou. Il était grand et d’une taille bien prise : il s’enfuit lestement avec ses sujets, auxquels vraisemblablement nous fîmes peur.

» Quoiqu’il fît presque nuit quand nous jetâmes l’ancre, nos ponts furent en un moment remplis de Taïtiens. La reconnaissance qui se fit entre eux et plusieurs de nos officiers et de nos matelots fut très-touchante. Le vieux et respectable O-ouahaou, dont on cite le caractère paisible et la bienveillance dans la relation du premier voyage de Cook, se ressouvint tout de suite d’avoir vu M. Pickersgill, et, l’appelant par son nom taïtien Pétrodoro, compta sur ses doigts que c’était le troisième voyage qu’il faisait à cette île : en effet, M. Pickersgill y avait déjà accompagné le capitaine Wallis en 1767, et le capitaine Cook en 1769.

» Ces Taïtiens échangèrent de noms avec nous en signe d’amitié, et chacun choisit un ami particulier, à qui il était spécialement attaché. Nous n’avions pas remarqué cette coutume aux environs de notre premier mouillage, où les insulaires, infiniment plus réservés, témoignaient quelque défiance. Ils quittèrent le vaisseau à sept heures ; mais ils promirent de revenir le lendemain.

» La lune brilla toute la nuit au milieu d’un ciel sans nuages, et couvrit de ses rayons argentés la surface polie de la mer, tandis qu’elle éclairait dans le lointain un paysage charmant, qui semblait avoir été créé par la main d’une fée. Un silence parfait régnait dans l’air : on entendait seulement par intervalles les voix de quelques Taïtiens qui étaient restés à bord, et qui jouissaient de la beauté de la nuit avec les amis qu’ils avaient connus en 1769. Assis sur le vaisseau, ils conversaient par paroles et par signes. Nous les écoutions ; ils s’informaient surtout de ce qui était arrivé aux étrangers depuis leur séparation, et ils racontaient à leur tour la fin tragique de Toutahah et de ses partisans. Gibson, le soldat de marine qui fut si enchanté de cette île, lors du premier voyage, qu’il déserta pour y rester, jouait un grand rôle dans cette conversation, parce qu’entendant le mieux la langue, les naturels l’aimaient davantage. La confiance de ce peuple, et sa conduite cordiale et familière, nous causaient un grand plaisir. Son caractère se montrait à nous dans un jour plus favorable que jamais, et nous fûmes convaincus que le ressentiment des injures et l’esprit de vengeance tourmentent peu les bons et simples Taïtiens. Il est doux de penser que la philanthropie semble naturelle aux hommes, et que les idées sauvages de défiance et de haine ne sont que la suite de la dépravation des mœurs. Les découvertes de Colomb, de Cortez, de Pizarre en Amérique, celles de Mendaña, de Quiros, de Schouten, de Tasman[4] et de Wallis dans le grand Océan, ne démentent point cette assertion. L’attaque faite par les Taïtiens sur le Dolphin naquit probablement de quelque outrage commis par les Européens sans le vouloir ; et quand même cette supposition ne serait pas fondée, si la conservation de soi-même est une des premières lois de la nature, cette nation avait sûrement droit de regarder les Anglais comme des usurpateurs, et même de trembler pour sa liberté. Mais, après que les Européens eurent déployé la supériorité de leurs forces, les insulaires, ayant reconnu que le capitaine Wallis se proposait seulement de passer quelques jours parmi eux afin d’acheter des rafraîchissemens, et que ces étrangers n’étaient pas absolument destitués d’humanité et de justice, leur ouvrirent les bras, oublièrent le massacre, et offrirent avec empressement leurs richesses. Ils leur prodiguèrent de concert des témoignages de bienveillance et d’amitié, depuis le dernier des sujets jusqu’à la reine ; de façon que chacun de leurs hôtes eut lieu de regretter cette côte hospitalière.

» Après avoir donné ordre de dresser des tentes pour les malades, les tonneliers, les voiliers et la garde, Cook partit le 26 pour Oppari avec le capitaine Furneaux, Forster et d’autres, ainsi que Maratata et sa femme. »

Forster continue ainsi : « Dès que nous fûmes dans la pinasse, Maratata et sa femme y entrèrent sans aucune cérémonie, et se placèrent aux meilleures places de l’arrière. Ils furent suivis d’une foule de leurs compatriotes ; mais comme ils remplissaient tellement le bateau, que nos matelots ne pouvaient pas manier leurs avirons, il fallut en chasser la plus grande partie : ceux qu’on mit ainsi dehors n’étaient pas trop contens, car ils avaient paru très-fiers de s’asseoir sur notre petit bâtiment, qui était nouvellement peint, et qui avait un très-joli tendelet vert pour nous préserver du soleil. Nous traversâmes la baie, et nous approchâmes de la côte, près d’une pointe où de petits arbrisseaux environnaient un moraï de pierres, tel que nous en avions déjà observé à Aaitépéha. Le capitaine Cook connaissait ce cimetière et ce temple sous le nom de moraï de Toutahah ; mais, quand il l’appela par ce nom, Maratata l’interrompit en l’avertissant que, depuis la mort de Toutahah, on l’appelait moraï d’Otou : belle leçon pour les princes, qu’on fait souvenir ainsi pendant leur vie qu’ils sont mortels, et qu’après leur mort le terrain qu’occupera leur cadavre ne sera pas même à eux ! Le chef et sa femme ôtèrent en passant leurs vêtemens de dessus leurs épaules, marque de respect que donnent les insulaires de tous les rangs devant un moraï, et qui semble attacher à ces lieux une idée particulière de sainteté. Peut-être suppose-t-on qu’ils sont honorés de la présence immédiate de la Divinité, suivant l’opinion qu’on a eue des temples dans tous les temps et chez toutes les nations.

» Au delà du moraï nous côtoyâmes de près un des plus beaux cantons de Taïti, où les plaines paraissaient très-spacieuses, et où les montagnes se prolongeaient par une douce pente en une longue pointe. Un nombre prodigieux d’habitans bordait les rivages couverts de gazon et ombragés de palmiers jusqu’aux bords de l’eau. La multitude nous reçut avec des acclamations de joie, et on nous conduisit à un groupe de maisons cachées sous des arbres.

» On nous mena ensuite à O-tou : il était assis à terre, les jambes croisées, à l’ombre d’un arbre, et une immense troupe de ses sujets formait un cercle autour de lui. Après les premiers complimens, Cook lui offrit tout ce qui lui parut avoir plus de prix à ses yeux : il fit d’autres présens à plusieurs personnes de sa suite, et en retour on lui offrit une étoffe qu’il refusa d’accepter, en disant que nos dons provenaient de tayo, de pure amitié. Le roi s’informa de Topia et de tous les officiers, naturalistes, etc., qui étaient sur l’Endeavour, lors du premier voyage : il les appela par leurs noms ; mais on eut toutes les peines du monde à lui arracher la promesse qu’il viendrait nous voir à bord. Il dit qu’il était mataou no to pouponé, c’est-à-dire, qu’il craignait les canons. Toutes ses actions annonçaient en effet la timidité de son caractère. Il avait environ trente ans, une taille de six pieds ; il était beau, très-bien fait et de bonne mine. Ses sujets paraissaient devant lui sans être couverts ; son père n’était pas excepté de cette formalité. On entend ici par découverts qu’ils avaient la tête et les épaules nues, et qu’ils ne portaient aucune espèce de vêtement au-dessus de la poitrine.

» Le respect pour le souverain n’empêcha pas le monde de s’amasser autour de nous avec l’empressement d’une extrême curiosité. La foule était bien plus nombreuse que lors de notre entrevue avec Ouahitoua ; et les officiers mêmes de la suite du roi étaient contraints de faire tous leurs efforts pour écarter la multitude. L’un en particulier déploya son activité d’une manière un peu brutale : il battit impitoyablement les curieux, et il brisa plusieurs bâtons sur leur tête. Malgré ce dur traitement, les curieux revinrent aussi opiniâtrement à la charge que la populace d’Angleterre ; mais ils supportèrent l’insolence des ministres du prince avec plus de patience.

» Le roi de O-Taïti n’avait jamais vu nos compatriotes durant le premier voyage de Cook : son oncle Toutahah avait à cette époque l’administration de toutes les affaires, et il craignait probablement de perdre son crédit parmi les Européens, s’ils venaient à découvrir qu’il n’était pas le plus grand personnage de l’île : on ne sait pas si Toutahah avait usurpé son autorité.

» Les longues moustaches d’O-tou, ainsi que sa barbe et ses cheveux touffus et bouclés, étaient parfaitement noirs. La même physionomie, et une quantité aussi étonnante de cheveux formant une touffe épaisse autour de la tête, caractérisaient ses frères, l’un âgé d’environ seize ans, et l’autre de dix ; et ses sœurs, dont l’aînée semblait en avoir vingt-six. Les Taïtiennes portent en général leurs cheveux courts : il était donc extraordinaire de voir tant de cheveux sur les têtes de celles-ci ; et sans doute c’est un privilège réservé aux princesses du sang royal. Leur rang cependant ne les dispense pas de l’étiquette générale de découvrir leurs épaules en présence du roi ; cérémonie qui procurait aux femmes des occasions sans nombre de montrer toute l’élégance de leurs formes. Pour leur commodité, elles arrangent de cent manières différentes, suivant leurs talens et leur bon goût, la simple draperie d’une longue étoffe blanche qui compose leur vêtement : il n’y a point parmi elles de modes qui les forcent à se défigurer comme en Europe ; mais une grâce naturelle accompagne leur simplicité. Le seul qui ne se découvrit pas devant le monarque était l’hoa ou ami du roi, l’un de ses officiers, qu’on peut comparer à nos gentilshommes de la chambre : on nous dit qu’il y en a douze qui servent tour à tour. Les oncles, les tantes, les cousins et les autres parens de sa majesté, parmi lesquels nous étions assis, s’empressaient à l’envi de jeter sur nous des regards de tendresse, de nous faire des démonstrations d’amitié, et de nous demander de la verroterie et des clous ; ils prenaient divers moyens pour obtenir nos richesses, et ils ne réussissaient pas toujours : quand nous distribuions des présens à un groupe de personnes, des jeunes gens ne craignaient pas de glisser les mains au milieu de celles des autres, et ils demandaient leur part comme si ce n’eût pas été une pure libéralité : afin de les corriger de ces tentatives, nous ne manquions jamais alors de leur faire un refus net. Il était difficile cependant de ne rien donner à des vieillards vénérables qui, d’une main que l’âge allait bientôt paralyser, pressaient les nôtres avec ardeur, et nous adressaient leurs prières d’un ton de confiance qui ne pouvait manquer de nous intéresser. Les femmes âgées étaient sûres d’obtenir quelque chose en mêlant adroitement un peu de flatterie à leurs sollicitations : elles s’informaient communément de nos noms, et nous adoptant ensuite comme leurs fils, elles nous présentaient plusieurs des parens que nous donnait cette adoption. Après beaucoup de petites caresses, la vieille disait, aima poéti no te tayo mettoua ? (n’avez-vous pas quelque petite chose pour votre bonne mère ?) Une pareille épreuve de notre attachement filial produisait toujours son effet, et nous en tirions les conséquences les plus favorables au caractère général du peuple ; car c’est un raffinement des mœurs des nations polies d’attendre d’autrui de bonnes qualités que nous n’avons pas nous-mêmes. Les jeunes femmes gagnaient notre affection en nous appelant du tendre nom de frères ; la plupart étaient assez bien, et elles faisaient toutes des efforts continuels pour nous plaire : on conviendra qu’il n’était pas possible de résister à cette séduction.

» Nous fûmes bientôt récompensés de nos présens, surtout de la part des femmes, qui envoyèrent à l’instant leurs domestiques (teouteous) chercher de grandes pièces de leurs plus belles étoffes teintes en écarlate, en couleur de rose ou de paille, et parfumées de leur huile la plus odorante. Elles les mirent sur nos premiers habits, et elles nous en chargèrent si bien, qu’il nous était difficile de remuer. Après ces présens mutuels, elles firent toute sorte de questions sur Tabano (M. Banks), et sur Tolano (M. Solander), et très-peu sur Topia.

» Durant cette conversation, notre Écossais réjouit infiniment les Taïtiens en jouant de la cornemuse ; il les jeta dans l’admiration et le ravissement : le roi en particulier fut si charmé de ses talens, qui étaient bien médiocres, qu’il lui fit donner une grande pièce de l’étoffe la plus grossière.

» Comme cette visite n’était qu’une visite de cérémonie, nous retournâmes bientôt à notre chaloupe ; mais nous fûmes retenus un peu plus long-temps sur la côte par l’arrivée d’Happaï, père du roi. Cet homme était grand et maigre : il avait la barbe et les cheveux gris ; il paraissait âgé, mais il montrait encore de la force. Les relations des premiers voyageurs nous avaient déjà informé de cette étrange constitution en vertu de laquelle un enfant exerce la souveraineté pendant la vie de son père ; mais nous ne pouvions pas voir sans surprise le vieux et vénérable Happaï nu jusqu’à la ceinture en présence de son fils. Les sentimens de respect attachés universellement à la paternité ont donc été abolis pour donner plus de poids à la dignité royale ; un si grand sacrifice à l’autorité politique suppose plus de civilisation que les premiers navigateurs n’en ont attribué aux Taïtiens. Quoique Happaï ne jouît pas du suprême commandement, sa naissance et son rang lui attiraient les égards du peuple, et une protection spéciale du roi. La province ou le district d’Oparri était sous ses ordres immédiats, et fournissait à ses besoins et à ceux des personnes de sa suite. Nous prîmes congé du vieux chef et du roi, et nous retournâmes à bord de la pinasse, dont Maratata n’était pas sorti pendant toute l’entrevue : il était très-fier de ce qu’il semblait avoir des liaisons intimes avec nous.

» En arrivant aux vaisseaux, nous vîmes tout autour un grand nombre de Taïtiens : plusieurs étaient d’un rang distingué ; comme on permettait à ceux-ci d’entrer dans toutes les parties du bâtiment, ils nous suivaient partout en nous importunant de leurs demandes : les capitaines, pour se soustraire à leurs sollicitations, allèrent à terre ; nous les y accompagnâmes, afin d’examiner les productions naturelles du pays. Nous fîmes l’après-midi une seconde excursion dans la campagne ; mais, comme nous n’allâmes pas loin, nous ne découvrîmes que quelques plantes et quelques oiseaux, que nous n’avions pas vus à Oaïtépéha.

» Le 27, dès le grand matin, O-tou, avec une suite nombreuse, vint voir le capitaine Cook. Il envoya d’abord dans le vaisseau une grande quantité d’étoffes, des fruits, un cochon et deux gros poissons tout apprêtés. L’un était un cavalha (scomber hippos), l’autre une bonite d’environ quatre pieds de long. Le capitaine, s’avançant au côté du vaisseau, pria sa majesté d’entrer ; mais le prince ne se remua de dessus son siége qu’après que Cook eut été enveloppé d’une quantité prodigieuse des plus belles étoffes du pays, qui lui donnèrent une grosseur monstrueuse. Enfin il monta à bord, ainsi que sa sœur, un frère plus jeune que lui, et un cortége de plusieurs Taïtiens. On leur fit à tous des présens.

» Le monarque ne se hasarda qu’avec défiance sur le gaillard d’arrière, et embrassa le capitaine, qui prit, ainsi que ses officiers, tous les moyens possibles de calmer son inquiétude. Le gaillard était si plein des parens du prince, qu’on l’invita à venir dans la salle ; mais la descente entre les ponts était une entreprise si périlleuse, suivant ses idées, qu’il n’y eut pas moyen de l’y déterminer avant que son frère, jeune homme d’environ seize ans, qui mettait en nous une grande confiance, en eût fait l’essai : après avoir reconnu la salle, qu’il trouva de son goût, il vint faire son rapport au roi, qui alors ne craignit plus de descendre. Le capitaine Cook était toujours chargé de ses étoffes taïtiennes, et il commençait à avoir bien chaud. Sa majesté fut accompagnée, dans la grande chambre, de tous les insulaires de sa suite, qui avaient à peine assez de place pour se remuer. Chacun d’eux, comme je l’ai déjà dit, choisit parmi nous un ami particulier, et des présens réciproques furent le sceau de cette nouvelle liaison. Quand il fallut s’asseoir pour déjeuner, ils furent frappés de la nouveauté et de la commodité de nos chaises. Le roi fit beaucoup d’attention à notre déjeuner ; il était fort étonné de nous voir boire de l’eau chaude[5], et manger du fruit à pain avec de l’huile[6] ; il ne voulut goûter d’aucun de nos mets. Ses sujets ne furent pas si réservés.

» O-tou ayant vu, dit Forster, l’épagneul de mon père, qui était un très-beau chien, malgré la malpropreté qu’il avait prise à bord du vaisseau par le contact du goudron et du brai, témoigna un grand désir de l’avoir, et on le lui donna sur-le-champ. Il commanda à un de ses gentilshommes ou hoas, d’en avoir soin, et, conformément à ses ordres, cet homme porta toujours le chien derrière sa majesté.

» Dès qu’on eut déjeuné, le capitaine Cook prit dans sa chaloupe le roi, sa sœur, et autant de personnes qu’il put y en entrer, et il les ramena à Oparri. Le capitaine Furneaux offrit au roi deux chèvres, un mâle et une femelle. Nous avions très-bien fait comprendre à O-tou le prix des chèvres. Pendant le passage, il nous adressa beaucoup de questions sur ces animaux, qui absorbaient toute son attention. Nous lui répétâmes souvent de quoi ils se nourrissaient et comme il fallait les soigner. Dès que nous fûmes à terre, je lui montrai un coin de terre couvert d’herbe, à l’ombre de quelques arbres à pain, et je l’avertis de les laisser toujours dans de pareils endroits. Le rivage était couvert, à notre débarquement, d’une foule d’insulaires, qui témoignèrent par des acclamations leur joie de revoir leur souverain. Une vieille femme respectable, mère de Toutahah, vint à la rencontre du capitaine. Elle le prit par les deux mains, et versa un torrent de larmes en lui disant Toutahah tayo no touti maté Toutahah (Toutahah, votre ami, ou l’ami de Cook, est mort). Il fut si touché de son maintien et de sa tendresse, qu’il lui aurait été impossible de ne pas mêler ses larmes aux siennes, si O-tou, qui survint, ne l’avait pas éloigné d’elle. Il obtint de lui avec peine la permission de la revoir, et alors il lui donna une hache et quelques autres choses. Nous nous rendîmes ensuite à nos tentes sur la Pointe Vénus, où les insulaires vendaient à très-bas prix des végétaux de toute espèce ; car ils donnaient un panier de fruits à pain ou de cocos pour un grain de verroterie. Mon père, retrouva son ami O-ouahaou, qui lui offrit beaucoup de fruits, des poissons, des étoffes et des hameçons de nacre de perle. Ce présent méritait une récompense ; mais le généreux Taïtien ne voulut absolument rien recevoir : il dit qu’il faisait ce don comme ami et sans motif d’intérêt. Tout conspirait à nous donner une idée favorable de cette aimable nation.

» Nous retournâmes dîner à bord, et je passai l’après-midi à décrire et à dessiner des objets d’histoire naturelle. Sur ces entrefaites les ponts furent remplis de Tâïtiens des deux sexes, qui furetaient partout, et qui commettaient des vols dès qu’ils en trouvaient l’occasion. Le soir mes yeux furent frappés d’une scène nouvelle pour moi, mais familière pour ceux qui avaient déjà été à Taïti. Un grand nombre de femmes du peuple, retenues d’avance par nos matelots, restèrent à bord au coucher du soleil, après le départ de leurs compatriotes ; nous avions vu des exemples de prostitution parmi les femmes d’Oaïtépéha ; mais quelles que fussent leurs faiblesses pendant le jour, elles ne s’avisaient point de passer la nuit sur le vaisseau. Celles de Matavaï connaissaient mieux le caractère des matelots anglais ; elles savaient bien qu’en se fiant à eux, elles emporteraient les grains de verroterie, les clous, les haches, et même les chemises de leurs amans. La soirée fut consacrée à la joie et au plaisir aussi complètement que si on avait été à Spithead. Avant qu’il fût parfaitement nuit, les femmes s’assemblèrent sur le gaillard d’avant, et l’une d’elles jouant de la flûte avec son nez, les autres exécutèrent toutes sortes de danses du pays, la plupart fort indécentes. Comme la simplicité de leur éducation et de leur vêtement donne un caractère d’innocence à des actions qui sont blâmables en Europe, on ne peut pas les accuser de cette licence effrénée qu’on reproche aux femmes publiques des nations policées. Enfin elles se retirèrent sous les ponts, et celles dont les amans purent les régaler de porc frais soupèrent sans se gêner, quoiqu’elles eussent refusé auparavant de manger en présence de leurs compatriotes. La quantité de porc qu’elles consommaient est étonnante, et leur voracité prouvait bien qu’elles mangent rarement dans leur famille de cette viande délicieuse. Les marques de sensibilité qu’avaient montrées la mère de Toutahah et O-ouahaou, et les idées avantageuses que nous avions conçues de l’innocence et du bonheur des Taïtiens, étaient si récentes à nos esprits, que nous fûmes révoltés à l’aspect de ces malheureuses qui s’abandonnaient à toute la brutalité de leurs passions.

» Le lendemain, le prince, sa sœur et ses officiers vinrent le long du bord, et nous envoyèrent un cochon et une grande bonite ; la sœur du roi monta seule à bord. Ils allèrent ensuite sur l’Aventure offrir un pareil présent au capitaine Furneaux, qui fut obligé de se laisser charger d’étoffes, comme on l’a dit plus haut du capitaine Cook. M. Furneaux amena bientôt le monarque sur la Résolution, où Cook lui rendit en dons plus qu’il n’avait donné : il habilla sa sœur le plus élégamment qu’il lui fut possible ; elle se tenait couverte devant O-tou ce jour là, ainsi que son frère, et un ou deux de ses sujets. Toutes les femmes eurent grand soin de se découvrir les épaules devant Tedoua Toreouraï : on rendait les mêmes honneurs au jeune Tiéri Ouatô, qui était avec le roi son frère, et il nous parut que le titre d’éri, commun à tous les chefs de cantons et à la noblesse en général, se donne encore par excellence aux personnes de la famille royale. Lorsque le roi jugea à propos de s’en aller, Cook le reconduisit dans une chaloupe à Oparri ; les cornemuses (dont il aimait passionnément la musique) et les danses des matelots l’amusèrent pendant la route ; il ordonna, de son côté, à quelques-uns de ses gens de danser : ils ne firent guère que des contorsions ; plusieurs imitaient assez bien les matelots qui sautaient au son des cornemuses. En quittant le roi, il promit de revenir le lendemain ; mais il ajouta que le capitaine Cook devait lui faire une visite auparavant.

» Le lendemain au matin on alla voir O-tou à Oparri, comme il l’avait désiré : Cook était accompagné du capitaine Furneaux et de plusieurs officiers. On fit présent au roi de différentes choses qu’il ne connaissait pas encore, et entre autres d’un large sabre : la seule vue de cette arme l’effraya tellement, qu’on ne put lui persuader de l’accepter ni de la ceindre : il ne la porta que peu de temps à son coté ; il pria tout de suite le capitaine Cook de la détacher, et de permettre qu’on l’ôtât de devant ses yeux.

» On nous mena ensuite au théâtre, où on joua pour nous un héva, ou pièce dramatique mêlée de danses et de paroles. Cinq hommes et une femme, sœur du roi, étaient les acteurs. Il n’y avait d’autre musique que trois tambours : la comédie dura environ une heure et demie ou deux heures ; elle fut assez bien jouée. Il ne nous fut pas possible d’en deviner le sujet : quelques parties semblaient adaptées à la circonstance présente, car le nom de Cook y revenait souvent. D’autres n’avaient certainement aucun rapport à nous : elle ne nous parut différer que par la manière de jouer de celles que nous avions vues à Ouliétéa, dans notre premier voyage. Tedoua Toeouraï montra un talent extraordinaire, son habit de danse était le plus joli de tous : de longs glands de plumes pendaient de la ceinture en bas, et relevaient sa parure. Dès que tout fut fini, le roi lui-même nous pria de partir, et il envoya sur la chaloupe différentes espèces de fruits et de poissons tout apprêtés ; nous retournâmes ainsi à bord chargés de présens.

» Au commencement de septembre, nous quittâmes la baie de Matavaï pour nous rendre à Houaheiné, où les vaisseaux arrivèrent le 3.

» Un golfe profond sépare Houaheiné en deux péninsules, réunies par un isthme entièrement inondé à la haute marée. Ses collines sont moins élevées que celles de Taïti ; mais leur aspect annonce des restes de volcans. Le sommet de l’une d’elles ressemblait beaucoup à un cratère ; et on voyait sur un de ses côtés un rocher noirâtre et poreux, qui paraissait être de la lave. Au lever du soleil, nous aperçûmes quelques autres des îles de la Société, O-Rarétéa (Ouliétéa), O-Taha et Borabora (Bolabola). La dernière forme un pic comme Maïtéa, mais beaucoup plus élevé et plus considérable, au sommet duquel on reconnaissait aussi le cratère d’un volcan.

» L’aspect du pays est le même, mais en petit, que celui de Taïti. La circonférence de toute l’île n’a que sept ou huit lieues. Les plaines sont peu étendues ; un petit nombre de collines intermédiaires se trouvent entre elles et les montagnes les plus hautes, qui s’élèvent immédiatement des bords de la plaine. L’ile offrait cependant d’agréables points de vue.

» L’un des naturels qui vint à bord avait une rupture ou hernie effrayante, qui ne semblait pas l’incommoder beaucoup ; car il monta le long du vaisseau avec une grande agilité. Ces insulaires parlaient la même langue, avaient les mêmes traits, et portaient les mêmes vêtemens d’étoffes d’écorce d’arbre que les Taïtiens ; nous n’avions encore vu aucune de leurs femmes. Ils nous vendirent, entre autres choses, une douzaine de très-gros coqs d’un joli plumage ; mais ce qu’il y a de remarquable, ils ne nous apportèrent aucune poule.

» Ayant débarqué peu de temps après qu’on eut jeté l’ancre, je trouvai, dit Forster, deux plantes que nous n’avions pas encore vues, et je remarquai que les arbres à pain, dans cette partie, portaient déjà de jeunes fruits de la grosseur d’une petite pomme, et qui, à ce que me dirent les naturels, ne seraient mûrs que dans quatre mois. Le canton où je mis à terre semblait manquer de bananes. Les insulaires cependant nous en apportèrent quelques-unes qui venaient des autres cantons ; ce qui prouve qu’ils conduisent leurs vergers de manière à avoir des fruits dans les différentes saisons ; mais ces récoltes tardives, comme on le conçoit aisément, sont peu considérables, et réservées pour la bouche des chefs.

» Je retournai dîner à bord, et après midi je fis avec mon père et plusieurs de nos messieurs une seconde excursion sur la côte ; on nous apprit que les chefs de l’île paraîtraient le jour suivant. Les naturels ne nous importunaient pas beaucoup, et nous n’en eûmes que quinze ou vingt à notre suite. Si nous étions moins tourmentés ici qu’à Taïti, la petitesse de l’île était la principale cause de cette différence ; mais il faut ajouter que les habitans d’Houaheiné ne nous connaissaient pas assez pour espérer du profit à nous accompagner ; et, en général, ils ne montraient pas ce degré de curiosité et de frayeur naturel aux Taïtiens, qui avaient de bonnes raisons de craindre la puissance terrible de nos armes à feu.

» Notre ami Poréo, le Taïtien que nous avions embarqué, vint à terre avec nous : il avait un habit de toile et des culottes, et portait la poire à poudre et la gibecière du capitaine Cook. Il nous dit qu’il désirait passer pour un de nos gens, et pour cela il ne parlait jamais taïtien, mais il marmottait des mots inintelligibles qui en imposaient à la multitude : afin d’augmenter l’illusion, il ne voulait plus qu’on l’appelât du nom de Poréo, et demanda qu’on lui en donnât un anglais : les matelots le nommèrent sur-le-champ Tom, ce qui lui plut extrêmement ; il apprit bientôt le terme ordinaire sir (monsieur) qu’il rendait par yorro. Nous ne pouvions pas concevoir quel était son but en prenant ce déguisement, à moins qu’il ne se crût plus important sous le personnage d’un matelot anglais que sous celui d’un teouteou taïtien.

» Le lendemain, dit Cook, j’allai avec le capitaine Furneaux et M. Forster faire une première visite à Oréo, qui, à ce qu’on me dit, m’attendait. Un des insulaires nous conduisit à l’endroit où il était ; mais on ne nous permit pas de sortir de la chaloupe avant d’avoir accompli en partie la cérémonie suivante, que les habitans de cette île pratiquent ordinairement en pareille occasion. Le canot dans lequel on nous pria de rester aborda devant la maison du chef, située près du rivage ; on apporta à notre bord, les uns après les autres, et avec quelques simagrées, cinq petits bananiers, qui sont leurs emblèmes de paix ; trois petits cochons, dont les oreilles étaient ornées de fibres de cocos, accompagnèrent les trois premiers, et un chien accompagna le quatrième. Chacun avait son nom particulier, et un sens un peu trop mystérieux pour que nous l’entendissions ; enfin le chef m’envoya une inscription gravée sur un petit morceau d’étain, que je lui avais laissée en 1769 ; elle était dans le même sac où je la plaçai alors ; il s’y trouvait aussi une pièce fausse de monnaie anglaise et quelques grains de verroterie ; ce qui prouve qu’il avait eu bien soin du tout. Quand ils eurent mis à bord des bateaux les bananiers, les cochons, le chien, etc., notre guide, qui se tenait toujours près de nous, nous pria de décorer trois petits bananiers de miroirs, de clous, de médailles, de verroteries , etc. Nous obéîmes à l’instant, puis nous débarquâmes portant à la main les bananiers ainsi ornés, et on nous conduisit vers le chef à travers la multitude : les insulaires se rangèrent en haie sur notre passage. On nous fit asseoir à quelques pas du chef ; on nous ôta des mains nos bananiers, et on les posa devant lui l’un après l’autre, ainsi qu’on nous avait offert les précédens. L’un était destiné à l’Éatoua (ou Dieu) ; le second à l’éri (ou roi), et le troisième à tayo (l’amitié). Je voulus ensuite aborder le roi, mais on me dit qu’il allait s’avancer vers moi ; il vint effectivement se jeter à mon cou. Il n’observait plus de cérémonial ; les larmes coulaient abondamment sur ses joues vénérables ; il se livra à toute l’effusion de sa tendresse. Il me présenta ensuite ses amis, et je leurs fis à tous des présens. J’offris à Oréo ce que j’avais de plus précieux, car je regardais cet homme comme un père. Il me donna en retour un cochon et une grande quantité d’étoffes, et me promit de pourvoir à tous nos besoins : on verra bientôt avec quelle exactitude il tint sa parole. Enfin nous prîmes congé de lui, et nous retournâmes à bord. Bientôt après M. Pickergill revint avec quatorze cochons. Les échanges sur la côte et le long du vaisseau nous en procurèrent à peu près autant, outre des volailles et des fruits en abondance.

» Ce bon vieux chef vint me voir le jour suivant, dès le grand matin, avec un jeune enfant d’environ onze ans : il m’offrit un cochon et des fruits ; et de mon côté je ne manquai pas de lui faire de nouveaux présens. Il porta son amitié si loin, qu’il m’envoyait régulièrement chaque jour pour ma table une quantité de ses meilleurs fruits et de racines tout apprêtées. »

Forster continue ainsi le détail de ses observations : « Nous nous rendîmes par terre, le docteur Sparrman et moi, à la maison d’Oréo, et dans cette promenade nous vîmes un grand nombre de cochons, de chiens et de volailles : les poules erraient à leur gré au milieu des bois, et se juchaient sur des arbres fruitiers. Les cochons courent aussi en liberté ; mais on leur donne chaque jour des rations régulières d’alimens, que de vieilles femmes leur distribuent. Nous en remarquâmes une en particulier qui nourrissait un petit cochon avec le mahié : elle tenait le cochon d’une main, et lui offrait un morceau de couenne ; dès que l’animal ouvrait la bouche pour saisir cet appât, elle lui jetait un morceau de pâte. Sans cet expédient le petit cochon n’aurait pas mangé. Ces quadrupèdes, malgré leur stupidité, étaient réellement soignés et caressés par toutes les femmes, qui leur offraient à manger avec une affection ridicule. Nous fûmes témoins d’un exemple remarquable d’attachement : une femme peu âgée présenta ses mamelles pleines de lait à un petit chien accoutumé à la téter. Ce spectacle nous surprit tellement, que nous ne pûmes nous empêcher de témoigner notre dégoût ; mais elle sourit, et elle nous apprit qu’elle se laissait téter par de petits cochons. Nous reconnûmes ensuite qu’elle avait perdu son enfant ; cet expédient très-innocent était pratiqué jadis en Europe. Les chiens de toutes ces îles sont courts ; leur grosseur varie depuis celle d’un bichon jusqu’à celle d’un grand épagneul : ils ont la tête large, le museau pointu, les yeux très-petits, les oreilles droites, les poils un peu longs, lisses, durs et de différentes couleurs ; plus communément blancs et bruns. Ils aboient rarement ; ils hurlent quelquefois, et montrent beaucoup d’aversion pour les étrangers.

» Nous trouvâmes quelques-uns des oiseaux que nous avions déjà aperçus à Taïti, un martin-pêcheur à ventre blanc et un héron gris. J’en tuai plusieurs de chaque espèce ; quelques personnes répandues dans la foule attachaient une idée de sainteté à ces oiseaux, et ils les appelaient eatouas, c’est-à-dire du même nom qu’ils donnent à leurs dieux ; d’autres au contraire nous priaient de les tuer, et nous les montraient eux-mêmes à cet effet ; quand nous les avions tués, aucun ne donnait jamais la moindre marque de désapprobation : ils ne les regardent pas comme des divinités ; car les divinités, suivant eux, sont invisibles ; mais le nom d’eatoua, par lequel ils les distinguent, suppose une plus grande vénération que celle qu’ont les vieilles femmes en Angleterre pour les hirondelles et d’autres oiseaux. Dans cette circonstance, ainsi que dans plusieurs autres relatives aux institutions civiles, politiques et religieuses de ces insulaires, nous ne pouvons pas donner au lecteur des idées précises, parce qu’ayant resté peu de temps parmi eux, et ne connaissant pas leur langue, nous n’avons acquis que des connaissances imparfaites.

» Avec les acquisitions que nous avions faites, nous poursuivîmes notre marche jusqu’au bras septentrional du havre, où M. Smith, un des maîtres, veillait aux travaux de l’aiguade. Des insulaires lui vendaient plusieurs cochons ; mais les végétaux étaient si rares, que nous avions rarement des bananes, du fruit à pain et des cocos : nous nous contentions de quelques ignames, qui, bouillies, tenaient lieu de pain. À midi nous atteignîmes la maison d’Oréo. L’après-dîner nous retournâmes chez lui ; il était entouré de plusieurs des principaux personnages de l’île. Ces insulaires ressemblaient si parfaitement aux Taïtiens, que je n’y apercevais aucune différence. Je ne puis pas confirmer l’assertion des premiers navigateurs, qui disent que les femmes de Houaheiné sont en général plus blanches et plus belles ; peut-être n’avons-nous pu ni les uns ni les autres les juger en général. Elles ne demandaient pas avec autant d’importunité des grains de verroterie et des présens ; elles n’étaient pas si empressées d’accorder leurs faveurs aux nouveau-venus, quoiqu’à notre débarquement et à notre départ quelques-unes de la classe inférieure eussent fait des avances d’une manière très-marquée. Nous avons eu peu à nous louer de l’hospitalité de ces insulaires ; ils nous regardaient avec indifférence ; ils ne connaissent presque pas l’usage taïtien des présens réciproques ; dans nos promenades ils ne nous fatiguaient point de leur présence ; nous n’eûmes pas à nous plaindre d’eux, et dans quelques occasions nous avons dû être satisfaits de leur conduite envers nous.

» Le docteur Sparrman fit ensuite tout seul une autre promenade vers le côté septentrional de l’île ; il trouva une grande lagune d’eau salée, qui s’étendait à plusieurs milles parallèlement à la côte, et qui exhalait une puanteur insupportable, à cause d’une vase putride répandue sur ses bords. Il cueillit plusieurs plantes assez communes dans les îles et sur les côtes des Indes orientales, mais plus rares dans les autres iles du grand Océan. Un naturel qui l’accompagna, et auquel il confia le sac des plantes, fut extrêmement fidèle. Quand le docteur s’asseyait pour écrire, l’insulaire s’asseyait derrière lui, et prenait dans ses mains les deux poches de son habit, afin, disait-il, d’empêcher les voleurs de venir le dépouiller. Par cette précaution, le docteur Sparrman n’avait rien perdu quand il revint à bord : plusieurs Indiens cependant, qui semblaient le regarder comme un homme qui était en leur pouvoir, avaient jeté sur lui des regards de malveillance, et lui avaient dit des injures.

» Le 6, M. Sparrman ayant imprudemment pénétré seul dans l’intérieur du pays pour ses recherches de botanique, deux insulaires l’invitèrent à s’avancer plus loin : ils lui firent plusieurs protestations d’amitié, et répétèrent souvent le mot de tayo ; mais, profitant bientôt d’un moment où il regardait d’un autre côté, ils arrachèrent de sa ceinture une dague, la seule arme qu’il eût, et ils lui en donnèrent un coup sur la tête à l’instant où il se baissait pour s’armer d’un caillou. Ce coup le jeta par terre ; alors ils lui déchirèrent sa veste de satin noir, et enlevèrent par lambeaux une partie de son habit. Cependant il se débarrassa de leurs mains, et, s’enfuyant vers la grève, il les devançait ; mais des ronces embarrassèrent tellement sa marche, que les Indiens l’atteignirent. Ils lui appliquèrent alors sur les tempes et sur les épaules un grand nombre de coups qui l’étourdirent : ils lui relevèrent sa chemise sur la tête, et se préparaient à lui couper les mains, parce que des boutons la retenaient au poignet : heureusement il ouvrit la manche avec ses dents, et les voleurs s’enfuirent en emportant leur butin. À cent cinquante pieds de là, des Indiens qui dînaient l’invitèrent à s’arrêter ; mais il se hâta de gagner le rivage.

» Deux autres insulaires, le voyant ainsi dépouillé, ôtèrent sur-le-champ leurs vêtemens d’étoffe dont ils le couvrirent ; un d’eux le mena à la place du marché, où se trouvaient un grand nombre d’insulaires. Au moment où M. Sparrman parut dans l’état qu’on vient de décrire, ils prirent tous la fuite en grande hâte. Je conjecturai d’abord, dit Cook, qu’ils avaient volé quelque chose ; je fus bientôt détrompé par M. Sparrman, qui nous raconta son aventure. Je rappelai quelques Indiens, les assurant que je ne me vengerais point sur les innocens : j’allai me plaindre à Oréo de cet outrage, et j’emmenai l’homme qui était revenu avec M. Sparrman, afin d’appuyer mon témoignage. Dès que le chef eut entendu les détails de cette attaque, il pleura et poussa des cris ; plusieurs insulaires l’imitèrent. Les premiers transports de son chagrin calmés, il adressa des reproches à son peuple, et exposa (autant que nous pûmes le comprendre) que dans ce voyage ainsi que dans le précédent je l’avais traité de la manière la plus amicale, et qu’il était honteux de leur part de se conduire si mal envers nous. Il se fit donner le détail de ce qu’on avait volé à M. Sparrman, promit de mettre tout en œuvre pour le retrouver ; et, se levant, il me pria de l’accompagner à mon canot. Ses sujets, craignant, à ce que j’imagine, pour sa sûreté, employèrent tous les argumens imaginables afin de le dissuader de son projet, qui leur semblait téméraire. Il entra cependant sur mon bord malgré tout ce qu’ils purent dire ou faire. M. Forster père offrit de rester à terre pour otage ; Oréo n’y consentit pas : il se contenta de prendre avec lui un de ses parens. Dès que les insulaires aperçurent leur chef bien-aimé absolument en mon pouvoir, ils poussèrent un grand cri. Ils témoignèrent une douleur inexprimable ; ils étaient tous inondés de larmes ; ils priaient, ils suppliaient, et même ils entreprirent de l’arracher par force du canot. Je joignis alors mes prières aux leurs, car je souffrais trop de les voir dans une si cruelle affliction. Tout fut inutile. Il insista pour que je vinsse à bord près de lui, et quand j’y fus, il ordonna de mettre au large. Sa sœur, avec un courage égal au sien, fut la seule personne qui ne s’opposa pas à son départ. Comme son intention était de courir avec nous après les voleurs, nous suivîmes la côte aussi loin que ce fut possible ; ensuite ayant débarqué, nous parcourûmes quelques milles dans l’intérieur des terres, le chef nous servant de guide, et interrogeant tous ceux qu’il rencontrait. Enfin, il s’arrêta à une maison au bord du chemin, fit apporter des cocos, et lorsque nous eûmes pris un léger rafraîchissement, il voulut aller plus loin. Je m’y opposai, croyant qu’il nous mènerait peut-être à l’extrémité de l’île : les bagatelles que nous redemandions ne valaient presque pas la peine d’être emportées, quand on nous les aurait rendues. Oréo allégua bien des raisons pour me persuader de continuer notre route ; il me dit que mon canot pourrait faire le tour des côtes et venir à notre rencontre, ou qu’une de ses pirogues nous ramènerait à notre vaisseau, si je croyais que le chemin fût trop long pour retourner à pied. Mais j’étais décidé à m’en retourner, et il fut obligé de condescendre à ma volonté dès qu’il vit que je ne le suivrais pas davantage. Je le priai seulement d’envoyer quelqu’un des insulaires à la recherche de ce qu’on nous avait volé ; car je reconnus que les voleurs avaient tant d’avance sur nous, qu’en les suivant jusqu’aux cantons les plus éloignés de l’île, il nous eût été difficile même de les apercevoir. D’ailleurs, comme je me proposais d’appareiller le lendemain au matin, cet événement nous causait un grand préjudice, en arrêtant toute espèce de commerce : en effet, les insulaires étaient si effrayés, qu’aucun d’eux ne s’approchait de nous, excepté ceux qui accompagnaient Oréo. Il devenait donc encore plus nécessaire d’abandonner la poursuite, afin de rétablir les choses dans leur premier état. En arrivant à notre canot, nous y trouvâmes la sœur d’Oréo et plusieurs autres insulaires qui s’étaient rendus par terre à cet endroit. Sur-le-champ nous repartîmes pour le vaisseau, sans même dire à Oréo de nous accompagner. Il persista cependant à nous suivre, et il monta avec nous, en dépit de l’opposition et des prières des insulaires qui l’entouraient : sa sœur imita son exemple, et les larmes, les supplications de sa fille, âgée d’environ dix-huit ans, ne l’arrêtèrent point. Comme cette jeune personne, dans l’accès de sa douleur, se faisait des blessures à la tête avec des coquilles, sa mère fut obligée de les lui arracher des mains. Oréo s’assit à notre table, et dîna de bon cœur ; sa sœur, suivant la coutume, ne mangea rien. Après dîné, je payai par mes libéralités la confiance qu’ils avaient eue en moi ; je les mis tous deux à terre, au milieu de plusieurs centaines de leurs sujets qui les attendaient pour les recevoir : un grand nombre embrassèrent Oréo avec des larmes de joie. Tout respirait alors le contentement et la paix ; le peuple accourait en foule de tous les cantons avec des cochons, des volailles et des fruits, de sorte que nous en remplîmes deux canots. Oréo lui-même m’offrit un très-gros cochon et une grande quantité de fruits. On nous rapporta la dague (la seule chose de valeur que M. Sparrman eût perdue) avec un pan de son habit, et on nous assura que nous recevrions le reste le lendemain : on avait volé aussi différens effets à quelques-uns de nos officiers qui étaient à la chasse, on les rapporta de la même manière.

» Ainsi finit cette journée tumultueuse dont j’ai parlé avec détail, parce qu’elle montre la confiance extrême que ce brave chef avait en nous : on a peut-être droit d’en conclure que l’amitié est sacrée parmi eux. Nous étions, Oréo et moi, de véritables amis ; nous avions accompli toutes les cérémonies en usage dans sa patrie ; il semblait croire que personne ne pouvait briser ce respectable lien. Il me parut que c’était là le grand argument qu’il employa lorsque ses sujets voulaient l’empêcher d’entrer dans mon canot : « Oréo, leur disait-il (car c’est ainsi qu’il m’appelait toujours), et moi sommes amis ; je n’ai rien fait pour perdre son attachement, pourquoi n’irais-je pas avec lui ? » Nous pourrions cependant ne trouver aucun autre chef qui voulût agir de la même manière en pareille circonstance. Si l’on demande ce qu’il avait à craindre , je répondrai : Rien du tout ; car je ne voulais pas lui faire le moindre mal, ni le retenir un moment de plus qu’il ne le souhaiterait. Mais ses sujets et lui ne pouvaient pas le savoir : tout ce qu’ils voyaient, c’est que, dès qu’une fois il serait en mon pouvoir, toutes les forces de l’île ne suffiraient pas pour l’en arracher, et qu’ils seraient obligés de m’accorder pour sa rançon tout ce qu’il me plairait de leur demander. Ainsi ils avaient des motifs d’inquiétude sur sa sûreté et sur la leur.

» Le 7, de grand matin, tandis que les vaisseaux démarraient, j’allai, accompagné du capitaine Furneaux et de M. Forster, faire ma visite d’adieu à Oréo. Nous lui portâmes en présent des choses précieuses, et surtout utiles ; je lui laissai aussi la première inscription qu’il avait déjà si bien gardée, et j’y ajoutai quelques médailles avec une autre petite planche de cuivre, sur laquelle sont gravés ces mots : Les vaisseaux de sa majesté britannique, la Résolution et l’Aventure mouillèrent ici en septembre 1773. Je renfermai le tout dans un sac ; il me promit d’en prendre soin, et de le montrer aux premiers vaisseaux qui arriveraient. Ce bon vieillard m’embrassa les larmes aux yeux. On ne nous parla pas dans cette entrevue des habits de M. Sparrman : je jugeai qu’on ne les avait pas trouvés, et je n’en dis rien, de peur d’affliger Oréo au sujet de choses que je ne lui avais pas donné le temps de recouvrer, car il était de très-bonne heure.

» En arrivant aux vaisseaux, nous les trouvâmes entourés d’une foule de pirogues remplies de cochons, de volailles et de fruits que nous amenaient les insulaires, comme au premier jour de notre arrivée. À peine eus-je monté à bord, qu’Oréo lui-même vint m’annoncer que les voleurs étaient pris, et qu’il désirait que je me rendisse à terre, ou pour les punir, ou pour assister à leur châtiment ; mais cela était impossible, car la Résolution mettait à la voile, et l’Aventure était déjà hors du havre. Oréo resta avec nous jusqu’à plus d’une demi-lieue en mer, et il me fit ensuite de tendres adieux : il s’en retourna sur une pirogue manœuvrée par un seul homme et par lui-même : toutes les autres étaient parties. J’eus regret de ne pas descendre à terre avec lui, afin de voir de quelle manière ils punissent les coupables : je suis sûr que cette raison seule l’avait déterminé à venir à bord.

» Durant notre courte relâche à l’île fertile de Houaheiné, les deux vaisseaux achetèrent trois cents cochons, outre des volailles et des fruits ; nous en aurions obtenu bien davantage si nous y étions restés plus long-temps.

» Avant de quitter cette île, le capitaine Furneaux consentit à recevoir à son bord un jeune homme nommé O-maï, natif d’Ouliétéa, où il avait eu quelques biens, dont les insulaires de Bolabola venaient de le déposséder. Je m’étonnai d’abord qu’il se chargeât de cet Indien, qui, n’étant distingué ni par sa naissance ni par son rang, ni remarquable par sa taille, sa figure et son teint, ne pouvait, suivant moi, donner une idée juste des habitans de ces îles heureuses[7] : car les personnes du premier rang sont beaucoup plus blanches et plus intelligentes, et ont communément un meilleur maintien que les classes moyennes du peuple. Cependant, depuis mon arrivée en Angleterre, j’ai été convaincu de mon erreur : car, excepté son teint (qui est d’une couleur plus foncée que celle des éris ou grands, qui, comme dans les autres pays, mènent une vie plus sensuelle, et sont moins exposés à la chaleur du soleil), je ne sais pas si tout autre homme de son île se serait mieux conduit étant avec nous. O-maï a du bon sens, de la pénétration, de l’esprit et des principes honnêtes : sa bonne conduite le rendait agréable à la meilleure compagnie de l’Angleterre, et un noble sentiment d’orgueil lui apprenait à éviter la société des personnes d’un rang inférieur. Il est dominé par des passions comme les autres jeunes gens ; mais il a assez de jugement pour ne pas s’y abandonner. Je crois qu’il ne hait ni le vin ni les liqueurs fortes, et que, s’il s’était trouvé dans un repas où celui qui aurait bu le plus aurait été le plus fêté, il aurait aussi tâché de mériter des applaudissemens : mais, heureusement pour lui, il a remarqué que le bas peuple seul boit beaucoup ; et comme il étudiait avec soin les manières et la conduite des personnes de qualité qui l’honoraient de leur protection, il était sobre et retenu, et je n’ai pas ouï dire que, durant deux années de séjour en Angleterre, il se soit une seule fois pris de vin, ou qu’il ait jamais montré le moindre désir de passer les bornes les plus rigoureuses de la modération.

» Immédiatement après son arrivée à Londres, le comte de Sandwich, premier lord de l’amirauté, le présenta au roi, qui l’accueillit avec une bonté et une affabilité extrêmes. O-maï conçut dès lors pour ce monarque un sentiment profond de reconnaissance et de respect. Il a été choyé par les premiers personnages d’Angleterre, et n’a rien fait pour démériter dans leur estime, qui ne s’éteindra qu’avec sa vie. Ses principaux protecteurs ont été mylord Zandwich, M. Banks et le docteur Solander. Le premier a pensé qu’il était du devoir de sa place de prendre soin d’un habitant de cette contrée hospitalière, qui a fourni avec tant de générosité aux besoins des navigateurs anglais ; et les autres ont voulu reconnaître la réception amicale qu’on leur avait faite dans son pays. On observera que, quoique O-maï ait toujours vécu en Europe au milieu des amusemens, l’idée de retourner dans sa patrie n’est jamais sortie de son esprit : il n’était pas impatient de partir, mais il témoignait du contentement à mesure que le moment approchait. Il s’est embarqué avec moi sur la Résolution, lorsqu’elle a été armée pour un autre voyage. Il est parti chargé de présens, pénétré de reconnaissance des bontés dont il avait été l’objet, et après avoir subi heureusement l’inoculation de la petite-vérole[8].

» Au moment, dit Forster, où il partit d’Houaheiné, il semblait être un homme du peuple : il n’osait pas aspirer à la compagnie du capitaine, et préférait celle de l’armurier et des matelots. Mais quand il fut au Cap, où Cook l’habilla à l’européenne, et le présenta aux personnes les plus distinguées, il déclara qu’il n’était pas teouteou, et prit le titre d’hoà, ou d’officier du roi. On a raconté mille histoires fabuleuses sur cet Indien ; on a dit entre autres qu’il était prêtre du soleil, dignité qui n’a jamais existé dans les îles d’où on l’a amené.

» Il a passé pour très-stupide chez les uns, et très-intelligent chez les autres. Sa langue, qui n’a point d’aigres consonnes, et dont chaque mot finit par une voyelle, avait si peu exercé son organe, qu’il ne pouvait point du tout prononcer les sons anglais les plus compliqués ; on a fait beaucoup de remarques très-peu justes sur ce défaut physique, ou plutôt sur ce défaut d’habitude. À son arrivée à Londres, il a partagé les spectacles et les plaisirs les plus brillans de cette grande métropole ; il imita aisément la politesse élégante de la cour, montra beaucoup d’esprit et d’imagination, et fit des progrès étonnans dans le jeu d’échecs. La multiplicité d’objets qui affectèrent ses sens l’empêchait de s’occuper de ce qui pouvait être utile à lui-même et à ses compatriotes à son retour. Il était incapable d’embrasser d’un coup d’œil général tout notre système de civilisation, et d’en détacher ce qui est applicable au perfectionnement de son pays. La beauté, la symétrie, l’harmonie et la magnificence enchantaient ses sens. Accoutumé à obéir à la voix de la nature, il se livrait sans réserve à tous ses mouvemens. Passant ses jours dans un cercle continuel de jouissances, il manquait de temps pour penser à l’avenir : et comme il n’avait pas le génie ni les talens supérieurs de Topia, son entendement a fait peu de progrès. Ce qu’on aura peine à croire, il n’a jamais formé le moindre désir de s’instruire de notre agriculture, de nos arts et de nos manufactures ; il est vrai que personne n’a cherché à exciter en lui ce goût ou à perfectionner son caractère moral. Il a prouvé à son départ que les scènes de désordre dont il a été témoin n’ont pas corrompu les bonnes qualités de son cœur. Il emporta avec lui toute sorte d’habits, d’ornemens et de bagatelles, enfin tout ce qu’inventent chaque jour nos besoins factices. Son jugement était encore dans l’enfance ; et, comme un enfant, il désirait tout ce qui l’amusait et produisait sur lui des effets inattendus. C’est pour satisfaire ces goûts enfantins qu’on lui a donné une orgue portatif, une machine électrique, une cotte de mailles et une armure complète. Les lecteurs penseront peut-être qu’à son départ d’Europe il a embarqué des objets vraiment utiles à ses compatriotes ; je l’espérais moi-même, mais j’ai été trompé. Si nous ne renvoyons pas à sa patrie un citoyen bien formé, ou rempli de connaissances précieuses, qui pourraient le rendre le bienfaiteur et peut-être le législateur de son pays, j’aime à penser du moins que les vaisseaux, en partant pour de nouvelles découvertes, porteront aux heureux insulaires de Taïti différens animaux domestiques, qui ajouteront peut-être au bonheur de ses habitans.

» Le 8 septembre 1773, nous fîmes voile pour Ouliétéa. Nous archivâmes devant le havre d’Ohamanéno à la fin du jour.

» Cette île, observe Forster, est appelée O-Raietéa par tous les Taïtiens et dans toutes les îles de la Société ; je ne sais pourquoi les cartes du capitaine Cook la nomment Ouliétéa : par son aspect, elle ressemble beaucoup à celle de Taïti : elle est environ trois fois plus grande que Houaheiné ; ses plaines sont beaucoup plus larges et ses collines plus élevées.

» Orouhéra, un des chefs de Borabora (Bolabola), vînt à bord sur une pirogue. Il était très-robuste, mais il avait les mains très-petites : ses bras tatoués représentaient des figures carrées très-singulières ; de grandes raies noires lui traversaient la poitrine, le ventre et le dos. Ses reins et ses cuisses étaient noires partout. Il tenait à la main des branches vertes ; il offrit à mon père un petit cochon que plusieurs personnes de l’équipage avaient déjà dédaigné d’accepter : après qu’il eut reçu en retour quelques outils de fer, il descendit tout de suite dans sa pirogue, et fut ramené à terre ; mais il renvoya bientôt à son nouvel ami une seconde pirogue chargée de cocos et de bananes ; les domestiques qui vinrent les offrir de sa part ne voulurent emporter aucun présent. Nous fûmes très-touchés de cette marque de bienveillance.

» L’après-midi, un second chef de Bolabola vint à bord, et changea de nom avec mon père : il s’appelait Héréa : nous n’avons pas vu d’homme si gros dans les îles du grand Océan : il n’avait pas moins de cinquante-quatre pouces de circonférence à la ceinture ; une de ses cuisses en avait trente-un trois quarts. Ses cheveux le rendaient d’ailleurs remarquable : ils pendaient en longues tresses flottantes jusqu’au bas de son dos, et ils étaient si touffus, qu’ils donnaient à sa tête une grosseur extraordinaire. Sa corpulence, son teint, sa peau tatouée comme celle d’Orouhéra, annonçaient assez son rang ; car les grands de cette île vivent dans l’indolence et la sensualité, ainsi que ceux de Taïti. Mais il faut expliquer comment ces deux chefs, originaires de Bolabola, pouvaient avoir de l’autorité et des possessions à Ouliétéa. On lit, dans le premier Voyage du capitaine Cook, qu’O-pouny, roi de Bolabola, avait conquis les îles d’Ouliétéa et d’O-taha, que renferme un même récif, et Maouroua éloignée d’environ quinze lieues à l’ouest. Les guerriers qui servirent sous lui reçurent de très-vastes possessions pour leur récompense, et un grand nombre de ses sujets obtinrent des concessions de terre sur les îles conquises. O-ourou, roi d’Ouliétéa, fut cependant conservé sur le trône ; mais on borna son pouvoir au canton d’Opoa. O-pouny avait placé à O-taha un vice-roi nommé Boba, qui était son proche parent. La plupart des naturels des îles conquises étaient retirés à Houaheiné et à Taïti, aimant mieux subir un exil volontaire que de se soumettre au conquérant : ils espéraient délivrer un jour leur pays de l’oppression. Il paraît que ce motif engagea Topia et O-maï, originaires d’Ouliétéa, à s’embarquer sur des vaisseaux anglais : ils ont toujours témoigné l’un et l’autre le désir de se procurer une grande quantité d’armes à feu. Topia aurait peut-être exécuté son plan ; mais O-maï n’avait pas assez de capacité pour acquérir une idée complète de nos guerres, et l’adapter ensuite à la position de ses compatriotes. Cependant le projet de soustraire son pays au joug du peuple de Bolabola remplissait tellement son esprit, qu’il a dit souvent en Anglerre que, si le capitaine Cook ne l’aidait pas dans son entreprise, il empêcherait ses compatriotes de lui fournir des rafraîchissemens : il médita cette vengeance jusqu’au moment de son départ ; on lui persuada alors d’adopter des principes plus pacifiques. Nous avons peine à concevoir quel motif porta O-pouny et ses sujets à devenir conquérans ; car, si on les en croit, leur île est aussi fertile et aussi riche que celles dont ils se sont emparés : l’ambition seule a pu les animer ; mais cette ambition s’accorde mal avec leur simplicité et leur caractère généreux. Il est douloureux de penser que les sociétés humaines les plus heureuses entraînent encore de grandes imperfections.

» Le lendemain au matin nous fîmes une visite en forme à Oréo, chef de cette partie de l’île ; nous portions avec nous des présens convenables. On ne nous assujettit à aucune cérémonie au débarquement ; on nous mena tout de suite près de lui. Il était assis dans sa maison près du bord de l’eau : il nous y reçut, ainsi que ses amis, avec une extrême cordialité. Il témoigna beaucoup de joie de revoir le capitaine Cook, et lui demanda la permission de changer de nom. C’est la plus grande marque d’amitié qu’ils puissent donner à un étranger.

» Oréo était d’une taille moyenne, mais très-gros ; il avait une physionomie pleine d’expression et d’esprit, une barbe clair-semée, d’un brun rougeâtre. Bannissant la cérémonie et l’affectation, il badinait et riait avec nous de très-bon cœur. Sa femme était âgée ; cependant son fils et sa fille ne paraissaient avoir que douze ou quatorze ans : la fille était très-blanche ; ses traits, et en particulier ses yeux, assez semblables à ceux des Chinois, son nez très-bien fait, ne ressemblaient pas beaucoup à ceux du reste de la nation : elle était petite et mignarde ; toute sa personne, et en particulier ses mains, avaient de l’élégance et de la grâce ; seulement ses jambes et ses pieds étaient un peu grands ; ses cheveux courts nuisaient à sa figure ; mais rien de si engageant que ses manières ; quand elle sollicitait quelque chose, il n’était pas possible de rien refuser à sa voix douce et agréable. Au lieu de rester dans la maison, nous nous promenâmes au milieu des bocages, tirant quelques oiseaux et cueillant des plantes. Le bas peuple nous témoigna plus de familiarité et de confiance qu’à Houaheiné ; maïs il ne nous importunait point par ses demandes comme à Taïti. L’après-midi, nous tuâmes dans une autre excursion des martins-pêcheurs ; et au moment où je venais de tirer le dernier, nous rencontrâmes Oréo et sa famille qui se promenaient dans la plaine avec le capitaine Cook. Le chef ne remarqua pas l’oiseau que je tenais à ma main, mais sa fille déplora la mort de son éatoua, et s’enfuit loin de moi lorsque je voulus la toucher. Sa mère, et la plupart des femmes qui l’accompagnaient paraissaient aussi affligées de cet accident ; et, montant sur son bateau, le chef nous pria d’un air fort sérieux de ne pas tuer les martins-pêcheurs et les hérons de son île ; mais il nous donna en même temps la permission de tirer tous les autres oiseaux. Nous avons essayé ensuite de découvrir la nature de leur vénération, pour ces deux espèces d’oiseaux ; toutes nos recherches ont été infructueuses.

» Le 10, Oréo nous invita à la représentation d’un héva. Le spectacle se donna sur un terrain d’environ soixante-quinze pieds de long et de trente de large, renfermé entre deux édifices parallèles l’un à l’autre. L’un était un bâtiment spacieux capable de contenir un grand nombre de spectateurs, l’autre une simple hutte étroite ; soutenue sur une rangée de poteaux, ouverte du côté où l’on jouait la pièce, mais parfaitement fermée d’ailleurs avec des nattes et des roseaux. L’un des coins était clos de toutes parts : c’est là que s’habillaient les acteurs. Toute la scène était revêtue de trois grandes nattes du travail le plus fini, et rayées en noir sur les bords. Dans la partie ouverte de la petite hutte nous vîmes trois tambours de diverses grandeurs, c’est-à-dire trois troncs de bois, creusés et couverts d’une peau de requin : quatre ou cinq hommes, qui en jouaient sans cesse avec les doigts seulement, déployaient une dextérité étonnante. Le plus grand de ces tambours, haut d’environ trois pieds, en avait un de diamètre. Nous étions assis depuis quelque temps sous l’amphithéâtre parmi les principales femmes de l’île quand les actrices parurent : l’une était Poyadéa, fille du chef Oréo ; l’autre, grande et bien faite, avait des traits agréables et un très-beau teint. Leur habillement, très-différent de celui qu’elles mettaient ordinairement, consistait en une pièce d’étoffe brune de la fabrique du pays, ou une pièce de drap bleu européen, serré avec soin autour de la gorge ; une espèce de vertugadin de quatre bandes d’étoffe, alternativement rouges et blanches, posait sur leurs hanches, et de là pendait jusqu’aux pieds ; enfin une toile blanche qui formait un ample jupon, et qui, traînant par terre de tous côtés, semblait devoir les embarrasser dans leurs mouvemens : le cou, les épaules et les bras étaient découverts ; mais la tête était ornée d’une espèce de turban, élevé d’environ huit pouces, fait de plusieurs tresses de cheveux qu’ils appellent tamoaou, et placées les unes sur les autres en cercles qui s’élargissent vers le sommet : on avait laissé au milieu un creux profond rempli d’une quantité prodigieuse de fleurs très-odorantes de gardénia ou jasmin du Cap ; tout le devant du turban était embelli de trois ou quatre rangs de petites fleurs blanches qui formaient de petites étoiles, et qui produisaient sur les cheveux très-noirs des danseuses le même effet que des perles. Elles se mirent à danser au son des tambours ; et, suivant toute apparence, sous la direction d’un vieillard qui dansait avec elles, et prononçait plusieurs mots, que, d’après le son de sa voix, nous prîmes pour une chanson. Leurs attitudes et leurs gestes étaient très-variés, et quelquefois nous aurions pu les trouver lascifs. Le mouvement de leurs bras est très-gracieux, et l’action continuelle de leurs doigts a quelque chose d’extrêmement élégant : mais ce qui blessa nos idées de grâce et d’harmonie, c’est l’odieuse coutume de tordre la bouche d’une si étrange manière, qu’il nous fut impossible de les imiter : elles la retirent d’abord de travers, et ensuite elles jettent tout à coup leurs lèvres en avant avec des ondulations qui ressemblent à des convulsions subites.

» Après avoir dansé environ dix minutes, elles se retirèrent dans la partie de la maison où elles s’étaient habillées, et cinq hommes, revêtus de nattes, prirent leur place et jouèrent une espèce de drame composé d’une danse indécente et d’un dialogue qui avait de la cadence : quelquefois ils se mettaient à crier en prononçant tous ensemble les mêmes mots. Ce dialogue semblait lié à leurs actions. L’un d’eux s’agenouilla, un second le battit, le prit par la barbe, et en fit autant aux deux autres ; mais enfin le cinquième le saisit et le frappa d’un bâton. Ensuite ils se retirèrent tous, et les tambours donnèrent le signal du second acte de la danse, que les deux femmes exécutèrent presque de la même manière que le premier.

» Les hommes reparurent de nouveau, les femmes les remplacèrent, et finirent le quatrième acte. Elles s’assirent pour se reposer : elles paraissaient très-lasses, car elles suaient beaucoup. L’une d’elles, ayant de l’embonpoint et de la vivacité dans le teint, ses joues étaient couvertes d’un incarnat charmant. La seconde fille d’Oréo excita l’admiration par son jeu, quoiqu’elle se fût fatiguée la veille à jouer le matin et le soir. »

Le 15, l’après-midi, on représenta encore une pièce dont Forster donne les détails suivans :

« On nous admit derrière la scène, et nous vîmes les actrices s’habiller : elles obtinrent de nous des grains de verroterie, et nous imaginâmes de les placer nous-mêmes ; elles furent enchantées de nos soins. Nous observâmes parmi les spectateurs les plus jolies femmes du pays ; l’une d’elles était remarquable par le teint le plus blanc que j’aie aperçu dans ces îles. La couleur de son visage ressemblait à celle d’une cire blanche un peu ternie ; mais elle paraissait en parfaite santé, ses beaux yeux et ses beaux cheveux noirs formaient un si charmant contraste, qu’elle excita notre admiration ; elle reçut d’abord un grand nombre de petits présens ; cet hommage qu’on rendait à sa beauté ne fit qu’accroître davantage le
goût de nos colifichets ; elle ne cessa pas de nous importuner tant qu’elle crut qu’il nous en restait un seul. Un de nos messieurs tenant à sa main un petit cadenas, elle le lui demanda tout de suite. Après avoir refusé pendant quelque temps ; il consentit à le lui donner, et le mit à son oreille, en l’assurant que c’était là sa véritable place. Elle en fut joyeuse pendant quelques minutes ; mais le trouvant trop pesant, elle le pria de l’ouvrir et de l’ôter. Il jeta la clef au loin, en lui faisant comprendre que, lui ayant accordé ce qu’elle désirait, si elle en était embarrassée elle devait supporter cette peine comme un châtiment de son importunité. Elle devint inconsolable, pleurant amèrement, elle s’adressa à nous tous en particulier, et nous conjura d’ouvrir le cadenas : quand nous l’aurions voulu, nous ne le pouvions pas. Elle recourut alors au chef qui, ainsi que sa femme, son fils et sa fille, joignirent leurs prières aux siennes. Enfin on trouva une petite clef pour l’ouvrir ; ce qui termina les lamentations de la pauvre Indienne, et rétablit la paix et la tranquillité parmi tous ses amis. Cette malice de notre part produisit un bon effet, car elle guérit les femmes de l’île de la vile habitude de mendier.

» Quelques circonstances survenues le lendemain matin 15 prouvent clairement la timidité de ce peuple. Nous fûmes surpris, dit Cook, qu’aucun insulaire ne vint à bord. Deux hommes de l’Aventure, ayant manqué à mes ordres, et passé toute la nuit à terre, je conjecturai d’abord que les insulaires les avaient dépouillés, et qu’ils craignaient de s’approcher de nous, de peur que je ne vengeasse cette insulte. Afin d’éclaircir cette affaire, nous nous rendîmes, le capitaine Furneaux et moi, à la maison d’Oréo ; il n’y avait personne ; il s’était enfui avec toute sa famille, et tout le voisinage était, en quelque sorte, désert. Les deux hommes de l’Aventure reparurent enfin, et nous apprirent que les Indiens les avaient traités civilement ; mais qu’ils ne pouvaient pas rendre raison de leur fuite précipitée. Le petit nombre de ceux qui osaient s’avancer vers nous nous dirent cependant que nos fusils en avaient tué plusieurs et blessé d’autres ; ils nous indiquaient les endroits du corps par où étaient entrées les balles, etc. Ce récit me donna de l’inquiétude sur nos gens qui étaient allés à O-taha ; je craignais qu’il ne fût arrivé quelque trouble dans cette île. Pour m’en assurer, je résolus de voir le chef lui-même. Je montai la chaloupe avec un des naturels, et je marchai le long de la côte au nord, vers l’endroit où on nous dit qu’il s’était retiré. Nous l’aperçûmes bientôt sur une pirogue ; il débarqua avant que je pusse l’aborder. Nous mîmes à terre immédiatement après lui ; mais il avait déjà quitté les bords de la mer pour s’enfoncer dans l’intérieur du pays. Nous fûmes cependant reçus par une troupe immense d’insulaires qui me prièrent de les suivre. Un Indien s’offrit même à me porter sur son dos. Comme toute cette histoire me semblait cependant plus mystérieuse que jamais, et que j’étais absolument sans armes, je ne voulus pas m’écarter de la chaloupe ; j’y remontai de nouveau, et je continuai d’aller à la piste du chef. J’arrivai bientôt à un endroit où notre guide nous dit qu’il était : la chaloupe échoua à quelque distance de la côte ; une femme âgée, d’un air respectable , et qui était l’épouse du chef, vint à notre rencontre : elle se jeta dans mes bras, et pleura tellement, qu’il ne fut pas possible de lui arracher une seule parole. Je donnai le bras à cette femme, et je descendis à terre, contre l’avis de mon jeune Taïtien, qui semblait plus effrayé que nous, et qui probablement croyait tout ce que les habitans du pays avaient raconté. Il s’approcha en hâte d’un de mes domestiques, lui rendit la poire à poudre qu’il avait portée jusqu’alors, et dit qu’il allait revenir. Nous l’attendîmes assez long-temps en vain, et nous fûmes obligés de retourner à bord sans lui. Nous ne l’avons pas revu durant notre séjour dans l’île. Les naturels nous donnèrent peu d’éclaircissemens sur sa fuite. Craignant qu’ils ne s’alarmassent de nouveau, si je faisais des recherches sur ce point, j’eus soin de n’en pas parler. Je trouvai le chef assis à l’ombre d’une maison devant laquelle s’étendait une vaste cour, et entouré d’une foule d’insulaires. Dès que je l’abordai, il jeta ses bras autour de mon cou et fondit en larmes : toutes les femmes et quelques hommes pleurèrent aussi, de sorte que les lamentations devinrent générales. L’étonnement seul m’empêcha de verser des pleurs de mon côté. Il se passa un peu de temps avant qu’aucun d’eux voulût ouvrir la bouche : enfin, après bien des questions, tout ce que j’appris, c’est que l’absence de nos canots les alarmait : ils pensaient que les Anglais qui les montaient avaient déserté des vaisseaux, et que j’emploierais des moyens violens pour les reprendre. Quand je leur protestai que les chaloupes reviendraient, ils parurent joyeux et satisfaits, et ils convinrent tous, sans exception, que personne n’avait été blessé, ni de leurs compatriotes, ni des nôtres : nous reconnûmes ensuite la vérité de ce dernier aveu. Je ne sais pas si ces alarmes eurent le moindre fondement ; et malgré mes recherches, je n’ai pas découvert comment cette consternation universelle prit naissance : après un séjour d’environ une heure, je retournai à bord ; trois des naturels m’accompagnèrent : à mesure que nous avancions le long de la côte, ils annonçaient à tous ceux de leurs compatriotes qu’ils rencontraient que la paix était faite.

» Ainsi se rétablit la tranquillité ; et le lendemain au matin les Indiens se rendirent aux vaisseaux comme à l’ordinaire. Après le déjeuner, le capitaine Furneaux et moi nous fîmes une visite au chef. Nous le trouvâmes dans sa maison, calme, et même gai ; il vint dîner à notre bord avec quelques-uns de ses amis. J’appris seulement alors que Poréo, mon jeune Taïtien, m’avait quitté. J’ai déjà dit plus haut qu’il était avec nous quand je courais après Oréo, et qu’il me conseilla de ne pas aller à terre. Il eut alors une telle frayeur, qu’il resta dans la chaloupe jusqu’à ce qu’il apprît que tout était concilié. Il descendit enfin à terre, où il rencontra bientôt une jeune femme pour laquelle il avait conçu de l’attachement ; il s’en alla avec elle.

» L’après-midi nos bateaux revinrent d’Otaha chargés de bananes, fruits dont nous manquions le plus. Nos compagnons avaient fait le tour de l’île, conduits par Boba, un des éris ; les naturels les reçurent amicalement, les logèrent et leur donnèrent des vivres : mais la seconde nuit leur repos fut troublée par des insulaires qui les volaient : ils recoururent au droit de représailles, et de cette manière ils recouvrèrent la plus grande partie de ce qu’ils avaient perdu.

» Ils avaient débarqué dans une belle baie, sur le côté oriental appelé O-haméné : le pays et ses habitans ressemblent parfaitement aux autres îles de cet archipel ; en général, les productions végétales et animales y sont les mêmes ; quelques-unes seulement y sont plus ou moins abondantes. Ainsi, par exemple, le monbin est très-commun à Taïti, extrêmement rare à Ouliétéa et à Houaheiné, et peu abondant à O-taha ; les volailles, rares à Taïti, sont abondantes dans les autres îles de la Société ; les rats, qui infestent Taïti par myriades, ne sont pas si nombreux à O-taha ; ils le sont encore moins à Ouliétéa ; on en trouve très-peu à Houaheiné.

» En allant chez O-tah, les Anglais rencontrèrent une grande foule qui s’y rendait pour assister à un héva : ils aperçurent aussi de loin une femme revêtue d’un habit singulier, et toute noire. On leur dit qu’elle accomplissait les rites funéraires, et qu’elle pleurait un mort. Ils trouvèrent l’éri, qui était un vieillard, assis sur un escabeau de bois ; il en offrit la moitié à M. Forster père. La danse fut bientôt commencée par trois jeunes filles, dont la plus âgée n’avait que dix ans, et la plus jeune cinq. Trois tambours composaient, comme à l’ordinaire, la musique ; et, dans les intervalles de la danse, trois hommes jouèrent une espèce de pantomime qui représentait des voyageurs endormis, et des voleurs enlevant adroitement leurs effets.

» Pendant la pièce, la foule ouvrit un passage à plusieurs insulaires, qui s’avancèrent deux à deux vers la maison, mais qui s’arrêtèrent à l’entrée. Ils étaient bien habillés ; ils avaient des ceintures rouges autour de leurs reins, des bandes de cheveux tressés entouraient leur tête ; toute la partie supérieure de leur corps était nue et ointe d’huile de coco. Les uns étaient des hommes faits, et les autres des enfans. O-tah les appelait odaouiddi[9] ; et d’après les gestes qu’il fit pour s’expliquer, nos messieurs les prirent pour des pleureurs. Le terrain, à l’entrée, fut couvert d’une étoffe, qu’on ôta bientôt, et qu’on donna aux tambours. L’un de ces tambours se querella avec un autre naturel ; ils s’arrachèrent les cheveux et se donnèrent des coups. Pour que le spectacle ne fût pas interrompu, l’on appela un autre tambour, et les deux combattans furent chassés de la maison. Vers la fin de la danse, les spectateurs ouvrirent un passage, et les odaouiddi parurent encore une fois ; mais ils restèrent debout, sans faire de cérémonies particulières.

» Un grand nombre de pirogues étaient rangées le long de la côte, devant la maison du chef : dans l’une, couverte d’un toit, se trouvait un mort dont on célébrait les funérailles. Nos messieurs furent donc obligés de placer leurs canots un peu plus loin : ils couchèrent à leur bord. »

Le lendemain, les Anglais doublèrent la pointe septentrionale de l’île, toujours accompagnés d’O-tah, et ils virent sur leur route, en dedans du récif, de longues îles basses couvertes de palmiers, et d’autres arbres : ils achetèrent d’excellentes bananes, et dînèrent un peu plus au sud, près de la maison de Boba, grand chef de l’île, qui la gouvernait en qualité de vice-roi d’O-pouny. Après dîné, les Anglais n’ayant pas trouvé un sac qui contenait des clous, quelques miroirs et de la verroterie, les officiers résolurent d’user de représailles, afin de forcer les Indiens à la restitution ; ils commencèrent à prendre un cochon, des nacres de perles et des étoffes ; mais il fallut pour cela menacer les insulaires des armes à feu. Ils se partagèrent ensuite ; une troupe garda les canots, une autre les choses saisies ; et plusieurs, avec le lieutenant à leur tête, s’avancèrent dans le pays pour faire des saisies plus considérables. Le vieux chef O-tah les suivit tout effrayé. Les insulaires s’enfuyaient devant eux, emmenant leurs cochons au milieu des montagnes. L’officier tira trois coups de fusil pour les épouvanter ; alors un chef, qui avait une jambe et un pied monstrueusement enflés par l’éléphantiasis, vint offrir ses cochons et plusieurs balles d’étoffes. M. Pickersgill se rendit ensuite à la maison de Boba, où il enleva deux boucliers et un tambour. O-tah les quitta le soir ; mais il revint bientôt avec le sac volé, la moitié des clous et de la verroterie, et passa la nuit avec les Anglais. Le lendemain, dès le grand matin, on annonça aux Indiens qu’on leur rendrait tout ce qui avait été saisi, s’ils rapportaient ce qui manquait encore. O-tah, et l’autre chef à la grosse jambe, qui marchait cependant très-bien, apportèrent le fer et les bagatelles qui avaient été cachés parmi des buissons ; on rendit alors les étoffes, les cochons et les boucliers. M. Pickersgill récompensa le maître de la hutte où il avait passé la nuit, et reconnut aussi par des présens la fidélité et l’amitié du vieux chef. Les marchandises qu’il recouvra le mirent eu état d’acheter des bananes dans le canton d’Héréroua, et ensuite au fond de la baie appelée d’A-potopoto, où l’on vit une des maisons les plus vastes de toutes les îles de la Société. Elle était remplie d’habitans qui en occupaient avec leurs familles différentes parties ; elle semblait plutôt un bâtiment public élevé pour servir d’asile aux voyageurs, comme les caravanserais de l’Orient, qu’une habitation particulière.

« Ayant à bord une bonne quantité de provisions, dit Cook, je me décidai à remettre en mer, et j’en informai Oréo, qui me promit de me voir encore avant mon départ. À quatre heures nous commençâmes à démarrer ; dès qu’il fit jour, Oréo, son fils et quelques-uns de ses amis vinrent à bord, avec plusieurs pirogues chargées de fruits et de cochons. Les Indiens nous disaient : Tayo boa atoï. Je suis votre ami, prenez mon cochon et donnez-moi une hache. Mais nos ponts étaient déjà si remplis, que nous pouvions à peine nous remuer : nous avions à bord des deux vaisseaux près de quatre cents cochons. En comprenant ceux que nous avions mangés et salés, on nous en avait fourni plus de quatre cents dans cette île. Les uns pesaient cent livres, et davantage ; mais les autres pesaient, en général, de quarante à soixante livres. Il n’est pas aisé de dire combien nous en aurions acheté, si nous avions eu de la place pour tous ceux qu’on nous offrit.

» La fille d’Oréo, qui jusqu’alors n’avait jamais osé nous faire visite, vint à bord pour demander la couverture verte de mon canot, qu’elle désirait ardemment. Elle reçut quantité de présens ; mais je ne pus lui accorder ce qu’elle souhaitait.

» Le chef et ses amis, ajoute-t-il, ne nous quittèrent que quand nous fûmes sous voile ; avant de s’en aller, il me pria instamment de lui dire si je reviendrais, et dans quel temps : question que me faisaient journellement plusieurs insulaires.

» Un grand nombre d’insulaires d’Ouliétéa s’offrirent d’eux-mêmes à me suivre. Je jugeai à propos d’en prendre à bord un seul âgé de dix-sept à dix-huit ans ; il s’appelait Oedidi ; il était natif de Bolabola, et proche parent d’O-pouny, chef de cette île.

» Comme la relation de mon premier voyage traite fort en détail des productions des îles de la Société, des mœurs et des coutumes des habitans, je me bornerai à raconter de nouveaux faits, ou à corriger les erreurs que je puis avoir commises.

» J’avais quelques raisons de croire que, dans leurs cérémonies religieuses, ils font des sacrifices humains : j’allai un jour, avec le capitaine Furneaux, visiter un moraï à Matavaï : nous étions accompagnés, comme dans toutes les autres occasions, d’un homme de mon équipage qui savait assez bien leur langue, et de plusieurs naturels du pays ; j’y trouvai un tépêpotou , sur lequel était un cadavre et des viandes ; de sorte que tout promettait du succès à mes recherches. Je proposai diverses questions relatives aux différens objets que j’avais sous les yeux : si les bananes étaient destinées à l’éatoua ; s’ils sacrifiaient à l’éatoua des cochons, des chiens, des volailles, etc. L’un des insulaires, qui annonçait de l’intelligence et du bon sens, me répondit que oui. Je lui demandai ensuite s’ils sacrifiaient des hommes à l’éatoua. Il me répondit, taata eno, c’est-à-dire, qu’ils immolaient les méchans hommes, tiparrahi, en les battant jusqu’à la mort. Je lui demandai en outre s’ils mettaient aussi à mort les hommes bons ; il répondit non : s’ils immolaient des éris ; il me dit qu’ils avaient des cochons à donner à l’éatoua, et il répéta de nouveau, taata eno : s’ils immolaient à l’éatoua les teouteous (les domestiques ou les esclaves), qui n’ont ni cochons, ni chiens, ni volailles, mais qui sont des hommes bons ; il me répondit non, mais seulement les hommes méchans. Ses réponses à beaucoup d’autres questions que je lui fis semblaient toutes tendre à ce point, que des hommes, pour certains crimes, sont condamnés à être sacrifiés aux dieux, s’ils n’ont pas de quoi se racheter. Il en résulte, ce me semble, qu’en certaines occasions, ils jugent les sacrifices humains nécessaires ; qu’ils prennent surtout pour victimes les hommes qui, dévoués à la mort par les lois du pays, sont pauvres et de la classe inférieure du peuple.

» L’insulaire à qui je proposai mes demandes prit beaucoup de peine afin de m’expliquer les détails de cette coutume ; mais nous ne savions pas assez la langue pour le comprendre parfaitement. O-maï m’a appris depuis qu’ils sacrifient des hommes à l’Être suprême. Suivant lui, les victimes dépendent du caprice du grand-prêtre, qui, dans les assemblées solennelles, se retire seul au fond de la Maison-de-Dieu, et y passe quelque temps. En sortant, il annonce au peuple qu’il a vu le grand Dieu et conversé avec lui (ce pontife jouit seul de ce privilége) ; qu’il demande un sacrifice humain, et qu’il désire une telle personne présente, contre laquelle le prêtre a vraisemblablement de la haine. On tue sur le-champ cet infortuné, et il périt ainsi victime du ressentiment du grand-prêtre, qui sans doute, au besoin, a assez d’adresse pour persuader que le mort était un méchant. Si j’en excepte les cérémonies funéraires, j’ai recueilli de la bouche d’autrui tout ce que je sais de leur religion ; et comme les Européens qui se croient les plus habiles dans leur langue ne l’entendent qu’imparfaitement, l’on n’a pas encore de notions positives sur cette matière.

» La liqueur qu’ils font avec la plante appelée ava ava, s’exprime de la racine, et non des feuilles, comme le dit la relation de mon premier voyage. La manière de la préparer est aussi simple qu’elle est dégoûtante pour un Européen. Plusieurs personnes mâchent ces racines jusqu’à ce qu’elles soient amollies ; ensuite elles les crachent dans un même plat de bois ou dans un autre vase ; quand on en a mâché une quantité suffisante, on y met plus ou moins d’eau, suivant que la racine est plus ou moins forte ; dès que le jus est ainsi délayé, on le passe à travers une étoffe fibreuse qui tient lieu de pressoir : la liqueur est ainsi potable : elle se fait toujours au moment où on veut la boire. Elle a une saveur poivrée ; mais elle est un peu insipide. Quoiqu’elle soit enivrante, je ne l’ai vue qu’une fois produire cet effet : les naturels en prennent communément avec modération et peu à la fois. Ils mâchent souvent cette racine comme les Européens mâchent du tabac, et ils avalent leur salive : plusieurs mangèrent devant nous des morceaux de cette racine.

» Les habitans d’Ouliétéa cultivent une grande quantité de cette plante, et ceux de Taïti une très-petite. Je pense qu’elle croît dans presque toutes les îles de cette mer ; les Indiens en font le même usage ; car Le Maire dit que les insulaires de Horn tirent d’une plante une liqueur de la manière que je viens de décrire.

» Ceux qui ont représenté les femmes de Taïti et des îles de la Société comme prêtes à accorder les dernières faveurs à tous ceux qui veulent les payer ont été très-injustes envers elles ; c’est une erreur : il est aussi difficile dans ce pays que dans aucun autre d’avoir des privautés avec les femmes mariées et avec celles qui ne le sont pas, si on en excepte toutefois les filles du peuple ; plusieurs même, parmi ces dernières, sont chastes. Il est très-vrai que dans ces îles, ainsi que partout ailleurs, il se trouve des prostituées ; leur nombre y est peut-être plus grand ; telles étaient les femmes qui venaient à bord de nos vaisseaux ou dans le camp que nous avions sur la côte. En les voyant fréquenter indifféremment les femmes chastes et celles du premier rang, on est d’abord porté à croire qu’elles ont toutes la même conduite, et qu’il n’existe entre elles d’autre différence que celle du prix ; c’est que, dans leur opinion, une prostituée ne commet pas un crime assez noir pour perdre l’estime et la société de ses compatriotes. Au reste, un étranger qui arrive en Angleterre pourrait, avec autant de justice, accuser d’incontinence toutes nos femmes, s’il les jugeait d’après celles qu’il voit à bord des vaisseaux, dans un de nos ports ou dans les environs de Covent-Garden ou de Drury-Lane. Je conviens que toutes les Taïtiennes sont fort versées dans l’art de la coquetterie, et qu’elles se permettent toutes sortes de libertés dans leurs propos : il n’est donc pas étonnant qu’on les ait accusées de libertinage. »

En quittant Ouliétéa, Cook fit route vers le sud-ouest, afin de sortir de la route des premiers navigateurs, et d’entrer dans le parallèle des îles de Middelbourg et Amsterdam.

« Oedidi, le jeune insulaire que nous avions pris sur notre bord (c’est Forster qui parle), fut vivement attaqué du mal de mer dès que nous fûmes au large ; cependant, comme nous regardions le pic élevé de Bolabola, il eut assez de force pour nous dire : Je suis né sur cette île, et je suis proche parent d’O-pouny, le grand roi qui a conquis Otaha et Ouliétéa. Il nous apprit en même temps que son véritable nom était Mahiné ; mais qu’il l’avait changé pour celui d’Oedidi, avec un chef d’Eiméo : usage commun dans toutes ces îles, ainsi qu’on l’a remarqué ailleurs. O-pouny était alors, suivant ce qu’il nous apprit, à Maouroua, île que nous passâmes l’après-midi : elle est composée d’une seule montagne de forme conique, qui s’élève en pointe aiguë ; et, d’après le rapport des habitans d’Ouliétéa, ses productions sont les mêmes que celles des autres îles de ce groupe.

» Notre jeune ami ne recouvra son appétit que le lendemain ; il mangea un morceau d’un dauphin qui pesait vingt-huit livres, et qui venait d’être pris. Ou lui proposa de le lui apprêter tout de suite ; il nous assura qu’il était beaucoup meilleur cru : on lui donna un vase rempli d’eau de mer, dans lequel il trempa la chair comme dans une sauce, et mangea avec un grand plaisir : en place de pain, il mordait alternativement dans une pelote de mahié ou de pâte de fruit à pain.

» Avant de s’asseoir pour prendre son repas, il eut soin de séparer deux petits morceaux de poisson et de mahié, qu’il offrit à l’eatoua ou à la divinité, prononçant en même temps quelques mots qui nous parurent une courte prière. Il fit la même cérémonie deux jours après quand il mangea du requin cru ; ce qui prouve que ses compatriotes ont des principes de religion.

» Le 23 septembre, à dix heures du matin, on eut connaissance d’une terre composée de trois ou quatre petits îlots réunis par des récifs, comme la plupart des îles basses. Ils ont une forme triangulaire, et environ six lieues de circuit. Ils sont couverts de bois, parmi lesquels on remarque plusieurs cocotiers. À l’aide de nos lunettes, nous observâmes que la côte était sablonneuse, mais revêtue ça et là de verdure, et probablement de lianes, communes à ces climats.

» Rien n’annonçait des habitans ; Cook croit qu’il n’y en a point. La position de cette île ne diffère pas beaucoup de celle que Dalrymple assigne à la Dezéna. Mais comme il n’est pas aisé de reconnaître si c’est la même, on la nomme île d’Hervey, en l’honneur du capitaine Hervey, un des lords de l’amirauté, et depuis comte de Bristol.

» Le 1er. octobre 1773, on découvrit l’île de Middelbourg, où nous arrivâmes le lendemain. Nous apercevions des plaines au pied des collines, et des plantations de jeunes bananiers dont les feuilles, d’un vert éclatant, contrastaient avec les teintes diverses des arbrisseaux et la couleur brune des cocotiers, qui semblait être l’effet de l’hiver. Le jour ne faisant que poindre, la lumière était si faible, que nous vîmes plusieurs feux briller entre les bois ; peu à peu nous distinguâmes les insulaires qui marchaient le long du rivage. Les collines, basses et moins élevées au-dessus du niveau de la mer que l’île de Wight, étaient ornées de petits groupes d’arbres épars ; et l’espace intermédiaire paraissait couvert de gazon. Bientôt les habitans lancèrent leurs pirogues à la mer, et ramèrent de notre côté. Un Indien arriva à bord, nous présenta une racine de poivrier enivrante ; et, après, avoir touché nos nez avec cette racine en signe d’amitié, il s’assit sur le pont sans proférer un seul mot. Le capitaine lui offrit un clou, et à l’instant il le tint élevé au-dessus de sa tête, en prononçant sagafataï, mot que nous prîmes pour un terme de remercîment. Il était nu jusqu’à la ceinture ; mais de là jusqu’aux genoux il était enveloppé d’une pièce d’étoffe pareille à celles de Taïti, enduite d’une couleur brune, et d’un apprêt qui la rendait raide et propre à résister à la pluie ; il était d’une taille moyenne et d’un teint châtain, assez semblable à celui des Taïtiens du commun[10] ; ses traits avaient de la douceur et de la régularité. Il portait sa barbe coupée ou rasée, ses cheveux noirs et frisés en petites boucles, et brûlés à la pointe. On distinguait sur chacun de ses bras des taches circulaires à peu près de la grandeur d’un écu, composées de plusieurs cercles concentriques de points tatoués à la manière des Taïtiens, mais qui n’étaient pas noirs. On remarquait encore d’autres piqûres noires sur son corps. Un petit rouleau était suspendu à chacun des trous de son oreille ; le petit doigt manquait à sa main gauche. Il garda long-temps le silence ; d’autres insulaires qui arrivèrent après lui furent plus communicatifs ; ayant accompli la cérémonie de toucher les nez, ils parlèrent un langage inintelligible pour nous.

» Les navires étaient entourés par les pirogues, chacune montée par trois ou quatre hommes, qui faisaient beaucoup de bruit et montraient ce qu’ils avaient à vendre, en appelant pour attirer des acheteurs. Leur langage n’était pas désagréable ; mais ils prononçaient sur une espèce de ton chantant tout ce qu’ils disaient. Plusieurs vinrent sur le pont ; un entre autres que nous reconnûmes pour un chef à l’autorité qu’il semblait avoir sur les autres. Cook lui donna une hache, des clous et d’autres choses qui lui causèrent une grande joie ; il gagna ainsi l’amitié de ce chef, qui se nommait Tiouny.

» Il admirait beaucoup nos étoffes et nos toiles anglaises ; mais il donna ensuite la préférence à nos outils de fer. Sa conduite était aisée et confiante ; car il entra dans la chambre, et partout où nous jugeâmes à propos de le conduire.

» Je m’embarquai bientôt, dit Cook, avec plusieurs hommes sur deux canots, accompagné de Tiouny, qui nous conduisit dans une petite crique, formée par les rochers, directement en face des vaisseaux ; le débarquement y était très-facile, les canots s’y trouvaient à l’abri de la lame. Une foule immense d’Indiens poussèrent des acclamations à notre arrivée sur le rivage. Aucun n’avait ni bâton ni une arme quelconque à la main, signe indubitable de leurs dispositions pacifiques. Ils se serraient de si près autour de nos embarcations, en offrant d’échanger des étoffes de leur pays, des nattes, etc., contre des clous, qu’il fallut un peu de temps avant de trouver de la place pour débarquer. Ils semblaient plus empressés à donner qu’à recevoir ; car ceux qui ne pouvaient pas s’approcher assez nous jetaient, par-dessus les têtes des autres, des balles entières d’étoffes, et se retiraient sans rien demander ni rien attendre.

» Un grand nombre d’hommes et de femmes, parfaitement nus, nageaient à côté de nous, en élevant d’une main des anneaux d’écaille de tortue, des hameçons de nacre de perle, etc., qu’ils voulaient vendre.

» Enfin le chef fit ouvrir la foule à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il y eût assez de place pour effectuer notre descente. Ils nous portèrent hors de nos chaloupes sur leur dos. Le chef nous mena ensuite à son habitation, agréablement située à environ neuf cents pieds de la mer, à l’extrémité d’une belle prairie, et à l’ombre de quelques chaddecks. On voyait en face la mer et les bâtimens à l’ancre ; derrière et de chaque côté, de jolies plantations qui annonçaient la fertilité et l’abondance. Dans un coin de la maison se trouvait une cloison mobile d’osier ; les signes des habitans nous firent comprendre qu’elle séparait les lieux où ils couchent. Le plancher était couvert de nattes sur lesquelles nous nous assîmes ; les naturels s’assirent aussi en dehors, en formant un cercle autour de nous. On avait apporté nos cornemuses ; j’ordonnai d’en jouer. Le chef, de son côté, commanda à trois jeunes femmes de chanter, ce qu’elles firent de bonne grâce. Comme nous leur offrîmes à chacune un présent, toutes les autres se mîrent à l’instant à les imiter. Leur chant était simple, harmonieux ; il n’avait rien de dur ni de désagréable, comme l’est celui des Taïtiens. Les chanteuses battaient la mesure en frappant le second doigt sur le pouce, tandis que les trois autres doigts restaient élevés. L’un de nos officiers nota un de leurs airs :

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c4\( c4\) a4\( a4\) c2 

d4\( d4\) c4 e2
	
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» La musique est en mineur, ajoute Forster ; les femmes variaient les quatre notes sans jamais aller plus bas que la, ni plus haut que mi. Durant ce concert, un vent léger embauma l’air d’un parfum délicieux. Nous ne découvrîmes pas d’abord d’où il provenait ; mais, apercevant enfin des arbres touffus derrière la maison, nous reconnûmes qu’étant de l’espèce des orangers et couverts de fleurs, ils répandaient cette odeur suave. Bientôt on nous présenta des fruits de ces arbres.

» Après être restés assis quelque temps, continue Cook, nous demandâmes à être menés dans une des plantations voisines où le chef avait une autre maison. On nous y donna à manger des bananes et des cocos, et on nous offrit à boire une liqueur extraite devant nous du jus d’éva. On nous présenta d’abord des morceaux de racines à mâcher ; mais, ayant prié qu’on nous dispensât de prendre part à cette opération, d’autres la firent pour nous. Quand ils eurent assez mâché de racines, ils les mirent dans un grand vase de bois, ensuite ils y versèrent de l’eau ; dès que la liqueur exprimée fut potable, ils plièrent des feuilles vertes, et fabriquèrent ainsi des coupes qui tenaient près d’une demi-pinte ; chacun de nous en reçut une entièrement pleine. Je fus le seul qui en goûtai ; la façon dont on venait de la préparer avait éteint la soif de mes compagnons. La jatte cependant fut bientôt vidée, car les hommes et les femmes y puisaient. Je remarquai qu’ils ne se servaient pas deux fois de la même coupe, et que deux personnes ne burent jamais dans la même.

» Cette maison était située à un coin de la plantation, et avait en avant une espèce de cour où nous nous assîmes. Des arbres fruitiers étendaient leurs branchages tout autour, et formaient un ombrage charmant.

» Les naturels, observe Forster, venaient de nous accueillir au rivage avec la plus grande amitié ; un peuple qui aurait connu nos bonnes intentions ne nous aurait pas reçus d’une façon plus cordiale. Ces bons insulaires n’avaient jamais vu d’Européens ; une tradition très-imparfaite pouvait seule leur rappeler le voyage de Tasman. Toute leur conduite annonçait un caractère franc et généreux, sans basse défiance : les femmes, de leur côté, ne nous montrèrent pas moins de bienveillance ; elles nous témoignèrent par leurs regards et leur sourire que nous étions les bien-venus.

» Tandis que le capitaine parcourut les environs de la maison du chef, je fis avec quelques personnes une promenade assez avant dans la campagne. Une haie formée de roseaux entrelacés diagonalement, et d’une jolie forme, entourait la prairie. Deux portes composées de plusieurs planches, et appendues à des gonds, donnaient entrée dans la plantation. Nous nous séparâmes, afin d’examiner ce beau pays, et à chaque pas nous eûmes lieu d’être enchantés de nos découvertes. Les portes étaient disposées de manière qu’elles se fermaient d’elles-mêmes : les clôtures étaient couvertes de plantes grimpantes, et surtout d’une liane qui avait des fleurs d’un bleu de ciel. Nous apercevions partout des jardins et des maisons dans des bocages ; nous cueillîmes beaucoup de plantes que nous n’avions jamais vues dans les îles de la Société. Les insulaires semblaient plus actifs et plus industrieux que ceux de Taïti ; au lieu de nous suivre en foule, ils nous laissaient passer seuls, à moins que nous ne les priassions de nous accompagner. Nous pouvions marcher nos poches ouvertes, à moins qu’il n’y eût des clous ; car ils les estiment tant, qu’ils résistaient difficilement à la tentation.

» Nous traversâmes ainsi plus de dix plantations ou jardins séparés par des enclos et communiquant les uns avec les autres par les portes dont je viens de parler. À l’extrémité des jardins nous trouvions communément une maison dont les propriétaires étaient absens. Leur attention à séparer les propriétés suppose un degré de civilisation plus avancé que nous ne l’imaginions. Leurs arts, leurs manufactures et leur musique sont plus perfectionnés que dans les îles de la Société : mais les Taïtiens semblent avoir plus d’étoffes, plus d’opulence, ou plutôt plus de luxe, des maisons plus spacieuses et plus commodes. Si nos nouveaux hôtes ne jouissent pas des dons de la nature avec autant de profusion que les Taïtiens, ils en jouissent peut-être avec plus d’égalité.

» Les vieillards et les jeunes gens, les hommes et les femmes nous prodiguaient les plus tendres caresses : ils nous embrassaient, ils baisaient nos mains avec l’effusion la plus cordiale, et les mettaient sur leur sein en jetant sur nous des regards d’affection qui nous attendrissaient.

» Leur corps est très-bien proportionné, et le contour de leurs membres fort agréable : ils sont cependant plus musculeux que les Taïtiens, peut-être parce qu’ils font plus d’usage de leurs forces dans les travaux de l’agriculture et des arts. Leurs traits, qui ont de la douceur et de la grâce, diffèrent de ceux des Taïtiens en ce qu’ils sont plus oblongs qu’arrondis ; leur nez est aussi plus aquilin, et leurs lèvres moins grosses. En général, la taille des femmes est moindre de quelques pouces que celle des hommes ; mais elles ne sont pas aussi petites que les femmes du peuple de Taïti et des îles de la Société. De la tête à la ceinture, leur corps pourrait servir de modèle aux artistes ; leurs mains et leurs bras ont toute la délicatesse de ceux des Taïtiens ; mais elles ont, comme elles, les jambes et les pieds trop gros. Nous n’étions pas frappés de cette différence de teint et de grosseur qui nous indiquaient sur-le-champ à Taïti les personnes d’un rang élevé. Le chef qui nous vint voir à bord avait le même habillement que le peuple ; rien d’ailleurs ne le distinguait ; nous ne reconnûmes sa supériorité que par l’obéissance avec laquelle on accomplissait ses ordres.

» Leur peau était tatouée et noircie comme celle des autres insulaires de ces mers ; mais, ce qui nous étonna, ils font subir cette opération aux parties les plus délicates du corps : ce qui doit être fort pénible, et même fort dangereux sur les extrémités glanduleuses.

» Parmi les hommes qui n’étaient pas entièrement nus, les uns avaient un morceau d’étoffe autour des reins ; d’autres portaient un vêtement qui ressemblait à peu près à celui des femmes, c’est-à-dire, une longue pièce d’étoffe peinte, soit en échiquier, soit comme nos étoffes à fleurs. Plusieurs se couvraient, en place d’étoffe, de nattes extrêmement bien travaillées. Une coquille de nacre de perle attachée à un collier pendait souvent sur la poitrine des hommes : les femmes avaient aussi des colliers de plusieurs rangs de petits coquillages entremêlés de graines ou de dents de poisson ; les oreilles de la plupart étaient percées chacune de deux trous garnis de nacre de perle, ou bien de petits rouleaux de roseaux peints et vernissés en rouges, ou de différentes couleurs, mais par compartimens réguliers.

» Ils se servaient de peignes extrêmement propres et extrêmement ornés, composés de petites dents plates d’environ cinq pouces de long, d’un bois jaune pareil au buis, et jointes très-artistement ensemble par un tissu de libres de cocos de couleur naturelle ou teintes en noir.

» Les petits bancs qui leur servent de coussins étaient aussi plus communs qu’à Taïti : j’y remarquai une grande quantité de vases aplatis dans lesquels ils mettent leurs alimens, et de spatules avec lesquelles ils fouettent la pâte du fruit à pain. Ils étaient faits de bois massue (casuarina equisetifolia), auquel on a donné ce nom, parce qu’il fournit des armes à tous les insulaires du grand Océan.

» Ils ont des massues de toutes sortes de façons, et la plupart si pesantes, que nous pouvions à peine les soulever d’une main : la forme la plus commune est la quadrangulaire ; elles présentent alors un rhomboïde à l’extrémité, en s’arrondissant ensuite graduellement du côté du manche. Plusieurs étaient plates, pointues, ou ressemblaient à une spatule ; d’autres avaient de longs manches, etc., etc. La plupart offraient différens modèles de ciselure et de sculpture, ouvrages d’un long travail et d’une patience incroyable. Chaque compartiment était remarquable par une régularité qui nous surprenait, et la surface des massues aussi polie que si elles eussent été faites en Europe avec les meilleurs outils. Leurs lances étaient du même bois, et travaillées aussi soigneusement. La construction des arcs et des traits est particulière. L’arc, long de six pieds, et à peu près de l’épaisseur du petit doigt, forme une légère courbe quand il est relâché ; la partie convexe est cannelée d’un sillon profond dans lequel la corde se place, et qui est quelquefois assez large pour contenir le trait fait de bambou, long de six pieds, et dont la pointe est d’un bois dur. Quand ils veulent bander l’arc, au lieu de le tirer de manière à augmenter sa courbure naturelle, ils le tirent en sens contraire, de façon qu’il devient parfaitement droit, et qu’il forme ensuite la courbe de l’autre côté. Ainsi la corde n’a jamais besoin d’être tendue : le trait acquérant une force suffisante par le changement de la position naturelle de l’arc, le recul n’est jamais assez violent pour faire mal au bras. Nos matelots, ne connaissant point la nature de ces armes, en brisèrent plusieurs, parce qu’ils voulaient les tirer comme les autres arcs.

» L’immense quantité d’armes que nous aperçûmes répond très-mal au caractère pacifique qu’annonçait la conduite des insulaires à notre égard, et leur empressement à nous les vendre. Il est probable qu’ils ont des querelles entre eux, ou qu’ils font la guerre aux îles voisines ; mais leur conversation ou leurs signes ne nous ont rien appris qui puisse jeter du jour sur ce sujet.

» Ils nous vendirent tout ce que nous voulûmes pour de petits clous, et même pour de la verroterie ; mais leur goût diffère de celui des Taïtiens ; car ceux-ci préfèrent celle qui est transparente, tandis que les insulaires de Middelbourg ne prenaient que des grains noirs ou opaques à raies rouges, bleues et blanches.

» Nous rencontrâmes plusieurs insulaires couverts d’une lèpre de la plus mauvaise espèce. Nous aperçûmes aussi une femme dont le visage à demi rongé était extrêmement dégoûtant. Je ne me souviens pas d’avoir rien vu de si horrible : ces malades cependant paraissaient peu affligés de leur état ; ils faisaient des échanges avec autant d’activité que les autres, et ils nous offraient des provisions à acheter.

» À midi nous retournâmes dîner à bord avec le chef. Il s’assit à table, mais il ne mangea rien ; ce qui était d’autant plus extraordinaire, que nous avions du porc frais rôti. Après dîner nous allâmes une seconde fois à terre, où nous fûmes encore reçus par une foule d’Indiens. »

Forster père fit ensuite une promenade dans l’intérieur du pays ; il en parle ainsi : « Les insulaires poussèrent des cris de joie à notre débarquement, comme le matin ; la foule était aussi nombreuse. On fit beaucoup d’échanges ; mais les provisions étaient rares, et nous ne trouvions point de chaddecks, parce que la saison n’était pas assez avancée. M. Hodges et moi, suivis d’un domestique et de deux insulaires qui voulurent bien nous servir de guides en cas de besoin, nous gravîmes une colline, afin d’examiner de nouveau l’intérieur du pays. Nous traversâmes de riches plantations ou jardins, enfermés, comme on l’a dit ci-dessus, par des haies de bambou ou des haies vives d’erythrina. Arrivés à un petit sentier entre deux enclos, nous vîmes des ignames et des bananiers plantés des deux côtés avec autant d’ordre et de régularité que nous en mettons dans nos jardins. Ce sentier conduisait dans une belle et grande plaine, couverte de riches pâturages : à l’autre extrémité commençait une allée délicieuse d’environ un mille de long, formée de quatre rangs de cocotiers, qui aboutissaient à un autre sentier bordé de plantations très-régulières, entourées de chaddecks, etc. Ce sentier menait par une vallée cultivée, à un endroit où plusieurs chemins se croisaient ; une jolie prairie, revêtue d’un gazon verdoyant et très-fin, et ceinte de toutes parts de grands arbres touffus, s’offrit à nos regards : une maison occupait un des côtés ; nous n’y vîmes personne ; les maîtres étaient probablement sur le rivage. M. Hodges s’assit pour dessiner ce paysage charmant : nous respirions un air délicieux, embaumé de parfums exquis ; la brise de mer jouait avec nos cheveux, et nous rafraîchissait ; une foule de petits oiseaux gazouillaient de tous côtés, et les colombes amoureuses roucoulaient au fond du bocage. Les racines de l’arbre qui nous couvrait étaient remarquables ; elles s’élevaient à près de huit pieds au-dessus du sol ; ses gousses avaient d’ailleurs plus de trois pieds de long, et deux à trois pouces de large. Ce lieu solitaire et si fertile nous donna l’idée des bosquets enchantés sur lesquels les romanciers répandent tous les agrémens imaginables. Il ne serait pas possible de trouver en effet un coin de terre plus favorable à la retraite, s’il y coulait une fontaine limpide ou un ruisseau ; mais l’eau est la seule chose qui manque à cette île charmante. Je découvris à notre gauche une promenade couverte, qui menait à une autre prairie, à l’extrémité de laquelle nous aperçûmes un monticule et deux huttes. Des bambous plantés en terre à la distance d’un pied l’un de l’autre entouraient la colline ; on voyait sur le devant plusieurs casuarinas. Les naturels qui nous accompagnèrent ne voulaient point en approcher : après nous être avancés seuls, nous regardâmes avec beaucoup de peine dans les huttes, parce que l’extrémité du toit n’était pas à plus d’une palme du sol. L’une renfermait un cadavre qu’on y avait déposé depuis peu, l’autre était vide. Ainsi le casuarina désigne les cimetières à Middelbourg comme aux îles de la Société. Sa couleur gris-brun, ses branches longues et touffues, dont les feuilles minces et clair-semées se penchent tristement vers la terre, conviennent à ces lieux mélancoliques autant que le cyprès. Il est probable que les mêmes idées qui ont consacré le dernier arbre sur la tombe des morts dans une partie de l’ancien monde, engagent les habitans de ces régions à employer les premiers au même usage. La colline où se trouvaient les huttes était formée de fragmens de rocher de corail semblables au gravier, accumulés sans aucun ordre.

» En avançant un peu plus loin, nous vîmes des plantations aussi agréablement disposées, et des maisons semblables à celles que nous avions rencontrées. Nos Indiens nous firent entrer dans une de ces maisons, nous prièrent de nous asseoir, et nous donnèrent des cocos extrêmement rafraîchissans.

» Dans toute notre promenade, nous ne rencontrâmes que quelques insulaires qui passèrent près de nous sans trop nous regarder. L’explosion et l’effet de nos fusils n’excitèrent ni leur admiration ni leur crainte. Ils ne montraient à notre égard aucun autre sentiment que celui de la bienveillance et de la politesse. Les femmes, réservées en général, repoussaient d’abord avec dégoût les entreprises indécentes des matelots : quelques-unes cependant se montrèrent plus faciles, et appelèrent nos gens à elles par des gestes lascifs. »

Le 3 octobre, tandis que les vaisseaux mettaient sous voile, Cook avec le capitaine Furneaux et Forster, allèrent prendre congé du chef : il vint à leur rencontre sur le rivage. On s’assit sur l’herbe, et on y passa environ une demi-heure, au milieu d’une foule considérable d’insulaires. « Après avoir présenté au chef différentes graines de jardin, on tâcha, observe Forster, de lui faire comprendre que nous nous en allions ; ce qui ne parut pas du tout l’émouvoir. Il monta dans notre chaloupe, accompagné de deux ou trois de ses sujets, afin de nous ramener au vaisseau ; mais voyant la Résolution sous voile, il appela une de ses pirogues ; il continua à échanger des hameçons contre des clous, et il s’appropria à lui seul tout le commerce ; mais quand il était à terre, on ne le vit jamais faire le moindre échange.

» Nous ne pûmes guère converser que par signes avec les naturels ; nous rassemblâmes cependant un certain nombre de mots ; et, guidé par les principes de la grammaire universelle et des dialectes, je m’aperçus bientôt que leur langue a une grande affinité avec celle de Taïti et des îles de la Société. O-maï et Oedidi déclarèrent d’abord que ce langage était absolument nouveau et inintelligible pour eux ; cependant, quand je leur expliquai la ressemblance de plusieurs mots, ils saisirent à l’instant les modifications particulières de ce dialecte, et causèrent avec les insulaires beaucoup mieux que nous ne l’aurions pu faire après un long séjour parmi eux. Cette île les charmait ; cependant ils remarquèrent bientôt ses inconvéniens, et nous avertirent qu’il y avait peu de fruits à pain, de cochons, de volailles, et point de chiens. D’un autre côté, ils aimaient la grande abondance de cannes à sucre, et de ce poivre enivrant dont on a parlé plus haut.

» De Middelbourg ou Eouâh, nous nous rendîmes à Amsterdam ou Tongatabou. Dès que nous en eûmes découvert la côte occidentale, plusieurs pirogues, montées chacune par trois hommes, vinrent à notre rencontre. Les Indiens s’avancèrent hardiment le long des bâtimens ; ils nous présentèrent quelques racines d’éva, et montèrent ensuite à bord sans autre cérémonie ; ils nous invitaient par tous les signes d’amitié qu’ils purent imaginer d’aller dans leur île, et nous indiquaient un mouillage, du moins à ce que nous imaginâmes. Après avoir couru un petit nombre de bordées, nous mouillâmes dans la rade Van-Diémen, près des brisans qui bordent la côte. Une foule d’Indiens remplissaient alors nos navires : les uns étaient venus en pirogues ; d’autres accouraient à la nage ; ainsi que ceux d’Eouâh, ils apportèrent des étoffes, des nattes, des outils, des armes et des ornemens que nos matelots échangèrent contre leurs propres habits. Comme l’équipage devait probablement ressentir bientôt les suites de ce trafic, le capitaine, afin de l’arrêter et de nous procurer les rafraîchissemens nécessaires, défendit d’acheter aucune curiosité.

» Cet ordre produisit un bon effet ; car les naturels, voyant que nous ne voulions absolument que des comestibles, nous apportèrent des bananes et des cocos en abondance, des volailles et des cochons ; il les échangèrent contre de petits clous et des étoffes d’Europe : ils donnaient un cochon ou une volaille pour les plus mauvaises guenilles. »

Après avoir pris ces arrangemens et nommé des surveillans afin de prévenir les disputes, Cook descendit à terre accompagné du capitaine Furneaux, de Forster, de plusieurs officiers, et d’Attago, chef indien, qui s’était attaché à lui dès le premier moment de son arrivée à bord, avant que l’on eût mouillé.

« J’achetai, continue Forster, plusieurs jolis perroquets, des pigeons et des tourterelles très-bien apprivoisés. Oedidi achetait de son côté, avec beaucoup d’empressement, des plumes rouges, qui, à ce qu’il nous assura, auraient une valeur extraordinaire à Taïti et aux autres îles de la Société ; elles étaient communément attachées à des tabliers de danse, ou à des diadèmes de feuilles de bananier. Il nous protesta avec un air d’extase tout-à-fait admirable que la plus petite de ces plumes, large de deux ou trois doigts, suffirait pour payer le plus gros cochon de son île.

» Pendant toute la journée, nous parcourûmes les campagnes, et nous n’arrivâmes à bord qu’au coucher du soleil : les vaisseaux étaient entourés de pirogues, et les naturels nageaient tout autour en faisant un grand bruit. Une quantité considérable de femmes jouaient dans l’eau comme des animaux amphibies : on leur persuada aisément de monter à bord toutes nues. Elles ne montrèrent pas une plus grande chasteté que les femmes du commun de Taïti et des autres îles de cet archipel. Les matelots, profitant de ces dispositions, renouvelèrent à nos yeux les scènes des temples de Cypre. Les femmes de Tongatabou se vendaient sans honte pour une chemise, un petit morceau d’étoffe ou quelques grains de verroterie. Leur lubricité cependant n’était point générale ; nous présumons que pas une seule femme mariée ne se rendit coupable d’infidélité. Si nous avions connu la distinction des rangs comme à Taïti, il est probable que nous n’aurions observé des prostituées que dans la dernière classe du peuple.

» Aucune de ces femmes n’osa rester à bord après le coucher du soleil ; elles retournèrent à terre, ainsi que la plupart des hommes, passer la nuit à l’ombre d’un bois qui bordait la côte. Ils allumèrent beaucoup de feux : on les entendit causer durant la plus grande partie de la soirée. Il paraît que leur empressement à faire des échanges avec nous ne leur permit pas de retourner à leurs maisons, qui étaient probablement situées dans la partie la plus éloignée de l’île. Nos marchandises étaient très-précieuses à leurs yeux. Ils donnaient volontiers une volaille ou un monceau de bananes et de cocos pour un clou, qu’ils enfonçaient dans leurs oreilles, ou qu’ils portaient suspendu à leur cou. Leurs volailles sont d’un goût excellent : en général, le plumage en est très-luisant, avec un mélange agréable de rouge et de jaune. Nos matelots en achetèrent beaucoup, afin de jouir du barbare plaisir de les faire combattre. Depuis notre départ de Houaheiné, ils s’étaient amusés chaque jour à tourmenter ces pauvres oiseaux, à leur couper les ailes et à les exciter l’un contre l’autre. Ils réussirent si bien, que quelques poules de Houaheiné combattirent avec autant de fureur que les coqs d’Angleterre ; mais celles de Tongatabou furent moins complaisantes et moins furieuses.

» Quatre jours après notre débarquement, nous reçûmes sur le rivage la visite du principal chef de l’île. On nous apprit qu’il s’appelait Ko-haghi-tou fallango[11]. Je ne puis pas dire si c’était son nom ou son titre ; mais ils convinrent tous qu’il était eriki[12], ou roi. D’autres fois, en parlant de ce chef, ils le nommaient Latou-Nipourou ; nous en conclûmes que le mot latou signifie un titre, parce que Schouten et Le Maire reconnurent en 1616 qu’il avait cette signification aux îles des Cocos, des Traîtres et de Horn, situées dans ces parages, seulement à quelques degrés plus au nord. Ce qui confirme cette opinion, c’est que les vocabulaires que ces navigateurs intelligens nous ont laissés ont beaucoup de rapport avec la langue qu’on parle à Tongatabou, et qu’il existe une conformité parfaite dans le caractère et les usages de ces différens insulaires.

» Je trouvai ce roi assis avec une gravité si stupide et si sombre, dit Cook, que malgré ce qu’on m’en avait dit, je le pris pour un idiot que le peuple adorait d’après quelques idées superstitieuses. Je le saluai et je lui parlai ; mais il ne me répondit point : il ne fit pas même attention à moi, et je n’aperçus pas le moindre changement dans les traits de sa physionomie. J’allais le quitter, lorsqu’un naturel, jeune et intelligent, entreprit de me détromper ; il s’expliqua de manière à ne me laisser aucun doute que c’était le roi ou le principal personnage de l’île. Je lui offris en présent ce que je destinais au vieux chef, une chemise, une hache, un morceau d’étoffe rouge, un miroir, quelques clous, des médailles et des verroteries. Il les reçut, ou plutôt il souffrit qu’on les mît sur sa personne et autour de lui sans rien perdre de sa gravité, sans dire un mot et sans tourner la tête ni à droite ni à gauche : il fut constamment immobile comme une statue. Je le laissai dans la même position quand je retournai à bord, et il se retira bientôt après. À peine fus-je arrivé au vaisseau, qu’on vint me dire que ce chef avait envoyé une grande quantité de provisions. Une chaloupe alla les prendre sur le rivage : elles consistaient en vingt paniers de bananes grillées, en ignames et fruits à pain, et un cochon rôti d’environ vingt livres. Mon détachement allait se rembarquer quand on apporta ces provisions au bord de l’eau : les insulaires dirent que c’était un présent de l’ériki, c’est-à-dire, du roi de l’île, à l’ériki du vaisseau. Je fus alors convaincu de la dignité de ce chef imbécille.

» Parmi les insulaires qui l’environnaient, nous reconnûmes, ajoute Forster, un prêtre qui, le lendemain de notre arrivée, nous avait conduits dans une espèce de temple ou cimetière : il prenait une quantité prodigieuse de boisson enivrante, qu’on lui servait dans de petites coupes carrées de feuilles de bananier pliées d’une manière curieuse ; il nous présenta poliment de ce délicieux breuvage, et par civilité nous en goûtâmes : son insipidité et son âcreté nous donnèrent des envies de vomir. Le saint homme en prenait chaque soir de si grandes doses, qu’il s’enivrait complètement. Il ne faut pas s’étonner si la mémoire lui manquait quand il récitait des prières, s’il était maigre, si sa peau était écaillée, et enfin s’il avait le visage ridé et les yeux rouges. Il paraissait jouir de beaucoup d’autorité sur le peuple, et était toujours suivi d’un certain nombre de domestiques chargés de remplir ses coupes. Il gardait les dons qu’il recevait de nous, au lieu qu’Attago et plusieurs autres chefs donnaient à leurs supérieurs tout ce que nous leur offrions.

» Ce prêtre était accompagné de sa fille, à laquelle nous fîmes tous des présens. Elle avait des traits extrêmement réguliers, et était plus blanche que la plupart des femmes de l’île, qui semblaient lui montrer des égards. Quand on se nourrit des meilleurs fruits d’un pays, et qu’on passe sa vie loin des ardeurs du soleil, dans l’indolence et les plaisirs, on a naturellement le teint plus clair et les traits du visage plus délicats que ceux qui mènent une vie plus dure. Ne peut-on pas en conclure que le luxe commence à s’établir dans cette île sous le voile de la religion, et que l’on y pourra voir un jour cette nation soumise aux jongleries indécentes de ses prêtres ?

» L’obéissance et la soumission de ce peuple pour ses chefs montrent bien que le gouvernement, sans être tout-à-fait despotique, est loin d’être populaire ; cette espèce de constitution politique semble d’ailleurs faciliter la naissance du luxe. Cette observation paraît aussi applicable à la plupart des îles dans la partie occidentale du grand Océan, puisque les descriptions de Schouten et Le Maire, et de Tasman, correspondent sur tous les points principaux avec nos remarques.

» La réception amicale que les étrangers ont généralement éprouvée dans toutes les îles dépendantes de ce groupe nous a engagés à leur donner le nom d’îles des Amis. Les chaloupes de Schouten furent attaquées, il est vrai, aux îles des Cocos, des Traîtres, de l’Espérance, et de Horn ; mais ces attaques furent peu considérables, quoique sévèrement punies par le navigateur hollandais, qui, après le premier trouble à l’île de Horn, y passa cependant neuf jours en parfaite intelligence avec les naturels du pays. Tasman, vingt-sept ans après, découvrit plusieurs îles à au sud de celles qu’avait visitées Schouten ; il fut reçu avec toute sorte de démonstrations de paix et de bienveillance ; je ne sais pas si c’est parce que les habitans de Tongatabou et d’Anamocka avaient appris des insulaires des Cocos, de l’Espérance et de Horn, la force supérieure des étrangers et leurs ravages, ou si c’était une suite de leur caractère pacifique : je serais porté à adopter la première opinion. Les îles vues par le capitaine Wallis en 1767, et qu’il a nommées îles de Boscawen et de Keppel, sont probablement les îles des Cocos et des Traîtres ; mais son équipage ne fit d’autre mal aux naturels que de les effrayer par l’explosion d’un seul coup de fusil. Bougainville vit quelques-unes des îles les plus nord-est de ce groupe, et en général, il y reconnut le même caractère. Il leur donna le nom d’Archipel des Navigateurs, avec assez de raison, puisque plusieurs vaisseaux les avaient rencontrées. Depuis le voyage de Tasman, aucun autre Européen n’était abordé à Tongatabou. Durant un espace de cent trente ans, ces peuples n’ont donc pas changé de mœurs, d’habillemens, de manière de vivre, de caractère, etc. Si nous avions su leur langue, nous aurions eu des preuves positives qu’ils conservent par tradition le souvenir des premiers Européens qui les visitèrent ; ils avaient encore des clous que leur apporta sans doute Tasman. Nous en achetâmes un très-petit, et presque consumé par la rouille : on le voit maintenant au Muséum à Londres, sur un manche de bois ; il leur servait probablement de gouge ou de vrille. Nous achetâmes aussi de petits pots de terre parfaitement noirs, couverts de suie en dehors : je pensai que c’étaient des monumens du voyage de Tasman ; mais dans la suite j’eus lieu de croire que les insulaires les fabriquent eux-mêmes.

» Nous pouvons assurer, comme Schouten, Tasman et Bougainville, que les naturels commettent des vols avec beaucoup de dextérité. Tasman et le capitaine Wallis ont aussi remarqué l’usage de se couper le petit doigt ; et, suivant les relations circonstanciées de Schouten et Le Maire, les naturels de l’île de Horn avaient autant de soumission pour leur roi que ceux de Tongatabou. Comme ils venaient d’éprouver la force supérieure des étrangers, ils furent respectueux jusqu’à l’humiliation envers les Hollandais : le roi se prosternait lui-même devant un munitionnaire, et les chefs plaçaient leur cou sous ses pieds. Ces témoignages excessifs de vénération semblent annoncer de la bassesse et de la lâcheté ; nous ne leur avons reconnu aucun de ces vices. Leur conduite à notre égard avait ordinairement cette liberté et cette hardiesse qu’inspire la droiture des intentions.

» Ici cependant, ainsi que dans toutes les autres sociétés humaines, on trouve des exceptions au caractère général, et nous avons eu lieu de déplorer les vices de quelques individus. Ayant quitté la grève où le latou attirait l’attention de tout notre monde, nous entrâmes dans le bois, le docteur Sparrman et moi pour chercher des objets d’histoire naturelle. Je tirai un oiseau, et l’explosion amena près de nous trois insulaires, avec lesquels nous conversâmes autant que le permit notre connaissance superficielle de leur langue. Bientôt après, le docteur Sparrman fouilla un buisson pour y chercher une baïonnette qui était tombée du bout de son fusil. Un des insulaires, entraîné par une tentation irrésistible, saisit mes armes et se battit avec moi, en s’efforçant de me les arracher. J’appelai le docteur, et les deux autres naturels s’enfuirent, ne voulant pas être complices de cette attaque. Pendant le combat, nos pieds s’étant embarrassés dans un arbrisseau, nous tombâmes tous deux, mais l’insulaire, voyant qu’il ne gagnait rien, et craignant peut-être l’arrivée de mon camarade, se leva avant moi, et, profitant de cette occasion, il prit la fuite. Mon ami me joignit sur-le-champ, et nous convînmes que, s’il y avait de la perfidie et de la méchanceté dans la conduite du voleur, d’un autre côté, notre séparation avait été imprudente.

» Après avoir marché encore quelque temps sans aucun autre événement fâcheux, nous retournâmes au marché sur la grève, où nous trouvâmes presque tous ceux que nous y avions laissés. La plupart étaient assis en groupes composés de personnes de différens âges, qui semblaient être autant de familles séparées. Ils parlaient tous ensemble, sans doute de l’arrivée de nos vaisseaux ; plusieurs femmes s’amusaient à chanter ou à jouer à la balle. Une jeune fille, qui avait les traits d’une régularité remarquable, les yeux étincelans de feu, le corps bien proportionné, et, ce qu’il y a de plus remarquable, de longs cheveux noirs et bouclés, tombant avec grâce sur ses épaules, jouait avec cinq gourdes, de la grosseur d’une petite pomme et parfaitement rondes ; elle les jetait sans cesse en l’air l’une après l’autre, et y mit tant de dextérité, que pendant un quart d’heure, elle ne manqua pas une seule fois de les ressaisir. Les musiciennes chantaient le même air que nous avions déjà entendu à Eouâh : chaque voix faisait sa partie en harmonie avec les autres, et toutes se réunissaient quelquefois en chœur.

» Quoique je n’aie jamais vu les naturels de ces îles danser, il paraît qu’ils connaissent cet amusement, d’après les gestes qu’ils firent, en nous vendant des tabliers ornés de toutes sortes d’enjolivemens. Ces gestes mêmes donnent lieu de penser que leurs danses sont dramatiques et publiques, comme celles des îles de la Société, dont on a parlé plus haut. Ce que disent Schouten et Le Maire des danses de l’île de Horn confirme aussi cette supposition.

» En général, il paraît que les coutumes et la langue de ces insulaires ont beaucoup d’affinité avec celles des Taïtiens : il ne serait donc pas singulier de trouver de la ressemblance même dans leurs amusemens. Toutes les différences qu’on remarque entre les deux tribus, qui originairement doivent être sorties de la même souche, proviennent de la nature et de la position différente de ces îles. Celles de la Société sont remplies de bois, et les sommets de leurs montagnes couverts de forêts inépuisables. Aux îles des Amis, le bois est beaucoup plus rare ; le terrain (du moins de celles que nous avons vues) est presque tout en plantations. Il s’ensuit naturellement que les maisons sont élevées et d’une immense étendue dans le premier groupe d’îles, mais beaucoup plus petites et moins commodes dans le second. Dans l’un, les pirogues sont en grande quantité, je pourrais presque dire innombrables, et la plupart d’une vaste dimension ; dans l’autre, elles sont très-peu nombreuses, et beaucoup plus petites. Les montagnes des îles de la Société attirent continuellement les vapeurs de l’atmosphère, et plusieurs ruisseaux descendent des rochers dans la plaine, où ils serpentent doucement jusqu’à la mer. Les habitans, qui profitent de ce don de la nature, boivent une eau salubre, et se baignent si souvent, qu’aucune tache ne peut adhérer long-temps à leur peau : un peuple au contraire qui ne jouit point de cet avantage, et qui est obligé de se contenter d’une eau de pluie, putride ou stagnante dans des citernes sales, est obligé de recourir à d’autres expédiens pour conserver un certain degré de propreté et prévenir différentes maladies. Ils coupent donc leurs cheveux, ils rasent ou taillent leur barbe, ce qui leur donne une figure plus dissemblable de celle des Taïtiens qu’ils ne l’auraient d’ailleurs. Ces précautions ne sont pas même suffisantes ; car, n’ayant pas d’eau douce à boire, leurs corps sont très-sujets à la lèpre, qu’excite peut-être encore davantage l’usage de l’eau de la racine de poivre, ou éva : de là proviennent aussi cette brûlure ou ces vésicatoires sur les os des joues, que nous avons observés si généralement parmi les membres de cette tribu, qu’à peine un seul individu en était exempt : cette étrange opération doit être un remède contre quelques maladies. Le sol des îles de la Société, dans les plaines et les vallées, est fertile, et les ruisseaux qui l’arrosent y entretiennent un degré d’humidité convenable. Il y croît donc toutes sortes de végétaux, dont la culture exige peu de soins. Cette profusion est devenue la source de ce grand luxe qu’on ne remarque pas à Tongatabou : le rocher de corail y est couvert seulement d’une couche légère de terreau qui nourrit difficilement un petit nombre d’arbres ; et à moins qu’une bonne pluie ne pénètre et ne fertilise la terre, l’arbre à pain, le plus utile de tous, ne produit point de fruits, parce que l’île manque d’eau : les naturels travaillent donc plus que les Taïtiens ; voilà pourquoi leurs plantations sont si régulières, et leurs propriétés divisées avec tant d’exactitude ; c’est pour cela aussi qu’ils attachent plus de prix à leurs provisions qu’à leurs outils, instrumens, habits, ornemens et armes, qui leur coûtent cependant plus de temps et d’application. Ils sentent avec raison que les subsistances sont leur principale richesse, et qu’ils ne suppléeraient pas aisément à cette perte. Si on remarque que leurs corps sont plus grêles et leurs muscles plus forts que ceux des Taîtiens, c’est une suite de l’usage plus fréquent qu’ils font de leurs membres. Ils deviennent industrieux par la force de l’habitude ; et lorsque l’agriculture ne les occupe pas, ils emploient leurs heures de loisir à fabriquer cette multitude d’outils et d’instrumens qui annoncent tant de patience et de sagacité. Ce caractère actif a conduit leurs arts à plus de perfection que ceux des Taïtiens. Graduellement, ils ont imaginé de nouvelles inventions ; ils ont introduit l’activité même dans leurs plaisirs, et ils les animent par l’enjoûment.

» Leur caractère content ne s’altère point sous une constitution politique qui ne paraît pas très-favorable à la liberté ; mais on n’est point obligé d’aller chercher si loin un pareil phénomène, puisqu’une des nations les moins libres de l’Europe passe pour la plus joyeuse et la plus gaie de l’univers. Il faut cependant convenir que le roi de Tongatabou ne semble exiger d’eux rien qui les prive des premiers besoins de la nature, ou qui puisse les rendre misérables.

» Quoi qu’il en soit, il paraît sûr que leur gouvernement politique et religieux, autant que nous pouvons juger de sa ressemblance avec celui des Taïtiens, provient d’une origine commune, peut-être de la mère-patrie où ces colonies ont pris naissance. Des coutumes et des opinions différentes se sont ensuite mêlées à ces idées primitives, suivant les caprices des peuples, ou suivant les circonstances où ils se sont trouvés. L’affinité entre leurs langages est une preuve encore plus décisive ; la plus grande partie de ce qui est nécessaire à la vie, les parties du corps, en un mot, les idées les plus simples et les plus universelles s’expriment, aux îles de la Société et aux îles des Amis, par les mêmes mots. On ne retrouve pas dans le dialecte de Tongabatou l’harmonie sonore de celui de Taïti, parce que les habitans de la première île ont adopté les F, les K et les S, de sorte que leur langue est plus remplie de consonnes. Cette dureté est compensée par le fréquent usage des liquides L, M, N, et des voyelles E et I, et par une espèce de ton chantant qu’ils conservent même dans les conversations ordinaires.

» Tandis que les vaisseaux démarraient, j’allai à terre, ajoute Cook, avec le capitaine Furneaux et M. Forster, afin de reconnaître par nos libéralités le présent que le roi m’avait fait la veille. En débarquant, nous trouvâmes Attago, à qui je demandai des nouvelles du monarque ; il entreprit de nous servir de guide ; mais je ne sais pas s’il se méprit sur l’homme que nous cherchions, ou s’il ignorait où il était. Il est sûr qu’il nous fit prendre une mauvaise route : dès que nous eûmes fait quelques pas, il s’arrêta ; et, après une petite conversation avec un autre insulaire, nous rebroussâmes chemin : le roi, accompagné de sa suite, parut bientôt. Dès qu’Attago le vit approcher, il s’assit sous un arbre, en nous priant d’imiter son exemple. Le roi s’assit aussi sur un tertre, à environ quinze à vingt pieds de nous, et nous nous regardâmes les uns les autres pendant quelques minutes. J’attendais qu’Attago nous menât auprès du prince ; mais comme il ne se levait pas, nous allâmes saluer le monarque, le capitaine Furneaux et moi, et nous nous plaçâmes près de lui. Je lui offris une chemise blanche (que je mis sur son dos), quelques aunes d’étoffe rouge, une bouilloire de cuivre, une scie, deux grands clous, trois miroirs, une douzaine de médailles, et des cordons de verroterie. Sa physionomie et son maintien annonçaient toujours de la stupidité ; il semblait ne pas voir ou ignorer ce que nous faisions ; ses bras restaient immobiles et pendus à ses côtés ; il ne les éleva pas même lorsque nous lui passâmes la chemise. Je lui dis par mots et par signes que nous allions quitter l’île ; il ne daigna point me répondre sur ce sujet, non plus que sur aucun autre. Je demeurai près de lui afin d’observer ses actions. Il entra en conversation avec Attago et une vieille femme que je jugeai être sa mère. Je ne compris rien du tout à cet entretien ; mais je remarquai qu’il riait en dépit de sa gravité factice ; je l’appelle factice, parce que je n’en ai jamais vu de pareille : il ne pouvait pas suivre en cela son caractère (à moins qu’il ne fût idiot), car ces insulaires, ainsi que ceux que nous avions visités récemment, ont beaucoup de légèreté ; et d’ailleurs il était jeune. Enfin il se leva et se retira accompagné de sa mère et de deux ou trois autres personnes.

» Nous cherchâmes en vain de l’eau douce dans cette île. Le maître, qui avait été envoyé à l’est reconnaître la baie Maria et les îles basses qui abritent ce havre, trouva la position de ces îles telle qu’elle est marquée dans les cartes de Tasman, navigateur dont on ne peut trop louer l’exactitude ; sur l’une de celles où il débarqua il vit un nombre étonnant de serpens d’eau tachetés, à queue plate, qui ne font point de mal, et que Linné distingue sous le nom de coluber laticaudatus.

» Nos recherches d’histoire naturelle, continue Forster, ne furent pas infructueuses à Tongatabou : cette île nous procura plusieurs nouvelles plantes, et entre autres une espèce de quinquina, qui serait peut-être aussi efficace que celui du Pérou, et en outre plusieurs oiseaux inconnus auparavant ; nous en achetâmes quelques-uns en vie, surtout des perroquets et des pigeons : les naturels paraissent être de fort habiles oiseleurs. Mais nous n’avons pas reconnu que les pigeons que plusieurs insulaires portaient sur des bâtons crochus fussent des marques de distinction, quoique Schouten dise qu’il en est ainsi à l’ile de Horn, où règne le même usage.

» En levant le câble de la maîtresse ancre, il rompit au milieu de sa longueur, ayant été rongé par les rochers. Cet accident nous en fit perdre une moitié ainsi que l’ancre. Le second câble souffrit aussi du frottement des rochers. Nous sortîmes de ce mouillage le 8 octobre 1773. Je me procurai dans cette île environ cent cinquante petits cochons, deux fois autant de volailles, des ignames, et autant de bananes et de cocos que nous eûmes de place pour les mettre. Si notre séjour avait été plus long, sans doute j’en aurais acheté davantage, ce qui montre la fertilité du sol.

» Tasman découvrit le premier ces îles en 1642 et 1643, et il les appela Amsterdam et Middelburg ; mais les naturels du pays donnent à la première le nom de Ton-ga-ta-bou, et à la seconde celui d’Eouâh. Elles sont situées entre 21° 29′, et 21° 3′ de latitude sud, et d’après les observations faites sur les lieux, entre 174° 40′ et 175° 15′ de longitude ouest.

» Eouâh, la plus méridionale, a environ dix lieues de tour, et elle est assez haute pour qu’on la voie à douze lieues. La plus grande partie des bords de cette île est couverte de plantations et surtout sur les côtes sud-ouest et nord-ouest. L’intérieur est peu cultivé, quoique très-propre à l’être. Ses campagnes en friche accroissent cependant la beauté du pays ; car on y voit un mélange agréable de cocotiers et d’autres arbres, des prairies revêtues d’une herbe épaisse, çà et là des plantations et des chemins qui conduisent à chaque partie de l’île, dans un si joli désordre, que l’œil aime à se reposer sur ces points de vue.

» Le mouillage, que j’ai nommé la rade anglaise, parce que la Résolution et l’Aventure ont été les premiers vaisseaux qui y aient laissé tomber l’ancre, gît à la côte nord-ouest. Le fond est d’un sable grossier ; c’est un banc qui s’étend à deux milles de la terre, et sur lequel la profondeur de l’eau est de vingt à quarante brasses d’eau. Tongatabou a la forme d’un triangle isocèle, dont les plus longs côtés sont de sept lieues, et le plus court de quatre. Elle est presque partout d’une hauteur égale, un peu basse, car elle ne s’élève pas à p]us de soixante à quatre-vingts pieds au-dessus du niveau de la mer. Un récif de rochers de corail, qui s’étend environ cinq cents pieds au large de la côte, la met, ainsi qu’Éouâh, à l’abri des lames, dont la violence se brise sur ce rocher avant qu’elles atteignent la terre. Telle est en quelque sorte la position de toutes les îles que je connais dans cette mer entre les tropiques ; c’est ainsi que la nature les a soustraites aux usurpations des flots, quoique la plupart ne soient que des points en comparaison du vaste Océan. La rade Van-Diémen, où nous mouillâmes, est à la partie nord-ouest. Un récif de rochers sur lequel la mer brise continuellement est en dehors de cette rade. Le banc ne s’étend pas à plus de trois encâblures de la côte ; au-delà, la profondeur de l’eau ne peut se mesurer. La perte d’une ancre et les avaries que souffrirent nos câbles prouvent assez que le fond n’est pas des meilleurs.

» Tongatabou est remplie de plantations où la nature étale ses plus riches trésors, tels que les arbres à pain, les cocotiers, les bananiers, les chaddecks, les ignames, et quelques autres racines, la canne à sucre, et un fruit semblable au brugnon, que les insulaires nomment figheha, et les Taïtiens ahéya. En un mot, on y voit la plupart des productions des îles de la Société, et plusieurs qu’elles n’ont pas. J’ai probablement accru la quantité de leurs végétaux en y laissant toutes les graines de nos jardins, etc. Le fruit à pain n’y était pas de saison, non plus que dans les autres îles ; et ce n’était pas le temps des racines et des chaddecks. Nous ne nous procurâmes de ces derniers fruits qu’à Éouâh.

» Les productions et la culture d’Éouâh sont les mêmes qu’à Tongatabou, avec cette différence, qu’une partie seulement de la première est cultivée, et que la seconde l’est en entier. Les sentiers et les chemins nécessaires pour parcourir l’île sont coupés d’une manière si judicieuse, qu’il existe une communication libre et facile d’une partie à l’autre. On ne voit ni bourgs ni villages ; la plupart des maisons sont bâties dans les plantations, sans autre ordre que celui qui est prescrit par la convenance. Les habitations sont construites proprement, mais sur le même plan que celles des autres îles, et composées de matériaux semblables : on observe seulement une petite différence dans la disposition de la charpente. Le plancher est un peu élevé et couvert de nattes épaisses et fortes : d’autres nattes de la même espèce les ferment du côté du vent ; le reste est ouvert. On voit devant la plupart de ces habitations un terrain entouré d’arbres ou d’arbrisseaux à fleurs qui parfument l’air qu’on y respire. Des vases de bois, des coques de cocos, des coussins de bois de la forme d’escabeaux à quatre pieds : voilà tous les meubles des insulaires. Le vêtement qu’ils portent et une simple natte leur servent de lit. Nous achetâmes deux ou trois vases de terre, les seuls que nous ayons aperçus parmi eux : l’un ressemblait à une bombe, il était percé de deux trous opposés l’un à l’autre ; le second et le troisième, à nos pots de terre ; ils contiennent cinq à six pintes ; ils avaient été au feu. Je crois qu’on les a fabriqués dans quelque autre île ; car nous n’avons remarqué que ceux-là : je ne puis pas supposer qu’ils viennent de Tasman ; des vaisseaux si fragiles auraient dû se casser depuis cette époque.

» Les cochons et les poules sont les seuls animaux domestiques que nous ayons observés. Les cochons sont de l’espèce de ceux des autres îles de cette mer ; mais les volailles sont beaucoup meilleures, de la grosseur des plus belles que nous ayons en Europe, et leur chair est au moins aussi bonne. Nous n’avons trouvé aucun chien : je crois que ce quadrupède est inconnu aux habitans ; car ils désiraient avec ardeur ceux qui étaient sur nos bords. Je donnai à mon ami Attago un mâle et une femelle ; l’un venait de la Nouvelle-Zélande, et l’autre d’Ouliétéa. Ils appellent les chiens koréis ou gouréis, comme à la Nouvelle-Zélande ; ce qui prouve qu’ils ne leur sont pas absolument inconnus. Je pense qu’il n’y a pas de rats dans ces îles ; nous y ayons vu de petits lézards. Les oiseaux de terre sont : les pigeons, les tourterelles, les perroquets, les perruches, les chouettes, lespoules sultanes, différens petits oiseaux, et de grosses chauves-souris en abondance. Nous connaissons peu les productions de la mer ; il est raisonnable de supposer qu’elle offre les mêmes poissons qu’aux autres îles. Les instrumens de pêche y sont aussi les mêmes, c’est-à-dire, des hameçons de nacre de perle, des fourches à deux ou trois pointes, et des filets dont les mailles, d’un fil très-fin, sont faites exactement comme les nôtres. Mais rien ne démontre mieux leur industrie que leurs pirogues, qui, pour la propreté et le fini du travail, surpassent tout ce que j’ai jamais vu. Elles sont composées de différentes pièces jointes ensemble par un bandage d’une manière si adroite, qu’il est difficile, en dehors, d’en apercevoir les jointures. Toutes les attaches sont en dedans : elles passent dans des coches ou derrière des bosses préparées exprès sur les bords et aux extrémités des planches qui forment le bâtiment.

» Leurs outils sont de pierre, d’os, de coquillages, comme dans les autres îles ; et lorsqu’on voit les ouvrages qui sortent de leurs mains, l’industrie et la patience de l’ouvrier frappent d’admiration : quoiqu’ils connaissent peu l’utilité du fer, ils préfèrent cependant les clous à la verroterie et à d’autres bagatelles ; quelques-uns, mais en très-petit nombre, donnaient un cochon pour un grand clou ou pour une hache. Les vieux habits, les chemises, les morceaux de draps d’Europe, bons ou mauvais, avaient plus de prix à leurs yeux que les meilleurs des instrumens tranchans que nous pouvions leur offrir ; de sorte que nous leur avons laissé peu de haches, excepté celles qu’ils ont reçues en présent. Mais en joignant les clous échangés par les officiers et les équipages des deux vaisseaux contre les curiosités du pays à ceux qui nous ont servi à payer les rafraîchissemens, ils doivent en avoir plus de cinq cents livres. Nous n’avons trouvé parmi eux, ainsi qu’on l’a vu plus haut, d’autre morceau de fer qu’un clou dont ils avaient fait une petite alène.

» Les hommes et les femmes sont de la même taille que les Européens : leur teint est d’une légère couleur de cuivre, et il est plus égal que parmi les habitans de Taïti et des îles de la Société. Quelques-uns de nous prétendaient que la race des insulaires d’Éouâh et de Tongatabou est beaucoup plus belle qu’à Taïti : plusieurs soutenaient le contraire ; et j’étais de ce dernier avis : quoi qu’il en soit, leur taille est bien prise ; ils ont des traits réguliers ; ils sont vifs, gais et actifs : je n’ai rencontré nulle part de femmes si enjouées : elles venaient babiller à nos côtés sans la moindre invitation : dès que l’un de nous semblait les écouter, elles ne s’embarrassaient pas si on comprenait ce qu’elles disaient, pourvu qu’on eût l’air d’être content d’elles. En général elles paraissaient avoir de la modestie, quoiqu’un grand nombre fussent très-libres ; et comme il y avait encore des vénériens à bord, je pris toutes les précautions possibles pour que l’île ne nous reprochât pas de l’avoir infectée. Les naturels ont montré dans toutes les occasions une forte propension au vol : ils sont presque aussi habiles filous que les Taïtiens.

» Leurs cheveux sont communément noirs, et surtout ceux des femmes. Nous en avons vu de différentes couleurs sur la même tête, car ils y mettent une poudre qui les teint en blanc, en rouge et en bleu. Les deux sexes les portent courts (je n’ai observé que deux exceptions à cet usage) ; la plupart les relèvent avec un peigne. Ceux des petits garçons sont ordinairement coupés très-ras : on leur laisse seulement une simple touffe au sommet de la tête et de chaque côté de l’oreille. Les hommes coupent ou rasent leur barbe très-près : cette opération se fait avec deux coquilles. Ils conservent leurs dents jusqu’à un âge avancé. La coutume de se tatouer est universelle : les hommes sont tatoués depuis le milieu de la cuisse jusqu’au-dessus des hanches : les femmes ne le sont que sur les bras et les doigts, et même très-légèrement.

» Le vêtement des deux sexes est une pièce d’étoffe ou de natte qui enveloppe la ceinture et qui descend au-dessous du genou. De la ceinture en haut, les hommes et les femmes sont communément nus ; il paraît qu’ils oignent cette partie du corps tous les matins. Mon ami Attago ne manquait jamais de le faire ; mais je ne puis pas dire si c’était par égard pour moi, ou afin de se conformera l’usage. Je crois qu’en cela il observait la coutume ; car j’en ai remarqué d’autres qui s’oignaient comme lui.

» Les ornemens communs aux deux sexes sont des amulettes, des colliers et des bracelets d’os, de coquillages, de nacre de perle, d’écaille de tortue, etc. Les femmes mettent d’ailleurs à leurs doigts des anneaux d’écaille très-bien faits, et à leurs oreilles des rouleaux de la même matière, et de la grosseur d’une petite plume : quoiqu’elles aient toutes les oreilles percées, en général elles y portent peu de pendans. Elles se parent aussi quelquefois d’un tablier fait des fibres extérieures de la coque de coco, et parsemé d’un certain nombre de petits morceaux d’étoffe joints ensemble, de manière qu’ils forment des étoiles, des demi-lunes, des carrés, etc. Il est en outre garni de coquillages et couvert de plumes rouges ; il produit un effet agréable. Ils fabriquent la même étoffe et de la même matière qu’à Taïti, quoiqu’ils n’en aient pas autant d’espèces différentes, et qu’elle ne soit pas si fine ; mais leur méthode de la vernir est plus durable, et elle résiste quelque temps à la pluie ; avantage que n’a pas celle de Taïti. Ils la teignent en noir-brun, pourpre, jaune et rouge ; ils tirent leurs couleurs des végétaux. Ils font différentes nattes ; les unes d’une très-belle texture, dont ils se vêtent communément ; d’autres, plus grossières et plus épaisses, sur lesquelles ils se couchent, et qu’ils emploient à la voilure de leurs pirogues, etc. Au nombre de leurs meubles utiles il faut compter les paniers ; les uns de la même matière que leurs nattes, et d’autres de fibres de cocos entrelacées. Ils s’usent peu et sont très-beaux, ordinairement de diverses couleurs, et embellis de coquillages ou d’ossemens. Leurs ouvrages montrent qu’ils ont du goût pour le dessin, et qu’ils ont l’adresse d’exécuter tout ce qu’ils entreprennent.

» Je ne puis pas dire comment ces peuples s’amusent dans leurs heures de loisir, car nous n’avons pas appris grand’chose sur leurs divertissemens. Les femmes nous égayaient souvent par des chansons assez agréables : elles battaient la mesure en faisant claquer leurs doigts, comme on l’a déjà dit. D’après différentes observations particulières, nous conclûmes que leurs voix et leur musique sont très-harmonieuses, et que leurs notes occupent beaucoup d’étendue. Je n’ai remarqué que deux instrumens de musique : une grande flûte de bambou, qu’ils jouent avec le nez, comme à Taïti, mais, à quatre trous, tandis que celle des Taïtiens n’en a que deux ; et une autre composée de dix ou onze petits roseaux de longueur inégale, joints aux côtés l’un de l’autre, comme la flûte dorique des anciens : l’extrémité ouverte de tous ces roseaux, dans laquelle ils soufflent avec la bouche, est à égale hauteur, ou sur la même ligne. Ils ont aussi des tambours qu’on peut comparer justement à un tronc d’arbre creux : celui que j’ai examiné avait cinq pieds six pouces de long, et trente pouces de circonférence ; d’une extrémité à l’autre s’étendait en dehors une fente large d’environ trois pouces, au moyen de laquelle on avait creusé l’intérieur. Ils battent sur le côté de ce tronc avec deux baguettes, et ils produisent un bruit sourd qui n’est pas même aussi musical que celui d’un tonneau vide.

» La méthode ordinaire de se saluer est de toucher ou de frotter avec son nez celui de la personne qu’on aborde, comme à la Nouvelle-Zélande. Ils déploient un pavillon blanc en signe de paix à l’égard des étrangers : mais les insulaires qui vinrent les premiers à bord apportèrent des plantes de poivre ; et avant de monter, ils les envoyèrent dans le vaisseau, témoignage de bienveillance le plus solennel que l’on puisse désirer. Leur franchise, lorsqu’ils montèrent sur nos bords et nous reçurent à terre, me fait penser que des alarmes étrangères ou domestiques ne troublent pas souvent la paix dont ils jouissent ; ils ont cependant des armes formidables, des massues et des piques de bois dur, des arcs et des traits. La forme de leurs massues, de trois à cinq pieds de long, varie beaucoup. Leurs arcs et leurs traits sont assez mauvais : les premiers sont très-minces, et les seconds d’un faible roseau, garnis de bois dur à la pointe. Quelques-unes de leurs piques ont plusieurs barbes, et elles doivent être fort dangereuses quand elles portent coup.

» Ils observent un singulier usage ; ils mettent sur leur tête tout ce qu’on leur donne ; nous pensâmes que c’est une manière de remercier. On les exerce à cette politesse dès l’enfance ; car, lorsque nous offrions quelque chose aux petits enfans, la mère élevait la main de l’enfant au-dessus de sa tête. Ils suivaient même cette coutume dans leurs échanges avec nous ; ils portaient toujours à leur tête ce que nous leur vendions, comme si nous le leur avions accordé pour rien ; quelquefois ils examinaient nos marchandises, et ils les rendaient si elles ne leur convenaient pas ; mais quand ils les portaient à leur tête, le marché était irrévocablement conclu. Très-souvent les femmes me prenaient la main, la baisaient et l’élevaient au-dessus de leur tête. Il s’ensuit de là que cette habitude, qu’ils appellent fagafati, a différens objets suivant les circonstances, mais que c’est toujours une marque de politesse.

» Nous avons observé qu’un petit doigt et souvent les deux manquaient à la plupart des hommes et des femmes : cette mutilation est commune à tous les rangs, à tous les âges et à tous les sexes : elle n’a pas lieu non plus à une époque fixe de la vie, car j’ai vu des jeunes et des vieux, etc., à qui on venait de la faire ; excepté quelques enfans très-petits, j’ai trouvé fort peu d’insulaires qui eussent les mains entières. Elle est plus universelle cependant parmi les vieillards que parmi les jeunes gens : du moins chacun de nous fit cette remarque. M. Wales rencontra un jour un homme très-âgé à qui il ne manquait aucun de ses doigts. Comme on avait déjà coupé le petit doigt aux enfans que nous voyions courir nus, nous demandâmes à connaître la cause de cette mutilation : nos recherches furent d’abord inutiles ; mais nous apprîmes ensuite qu’elle se fait à la mort de leurs parens et de leurs amis, ainsi que chez les Hottentots, les Guaranis du Paraguay, et les Californiens.

» Je n’ai remarqué parmi eux ni malades, ni boiteux, ni estropiés : ils paraissent tous sains, forts et vigoureux ; preuve de la bonté du climat qu’ils habitent.

» J’ai souvent parlé d’un roi, ce qui suppose que le gouvernement est administré par une seule personne, quoique je n’en sois pas absolument sûr. On nous indiqua l’homme qui passait pour le seul maître ; nous n’eûmes aucune raison d’en douter. Cette circonstance, jointe à plusieurs autres, donne lieu de croire que le gouvernement ressemble beaucoup à celui de Taïti, c’est-à-dire, qu’un ériki, roi ou chef suprême, a sous lui des chefs ou gouverneurs, qui sont peut-être les seuls propriétaires de certains cantons, et pour lesquels le peuple montre beaucoup d’obéissance. J’ai remarqué un troisième rang de chefs qui jouissent d’une assez grande autorité sur le peuple : mon ami Attago était de cette classe. Je pense que toutes les terres à Tongatabou appartiennent en propriété à des particuliers, et qu’il y a, comme à Taïti, une classe de serviteurs ou d’esclaves qui n’en possèdent point. Il serait déraisonnable de supposer que tout est en commun dans un pays aussi cultivé que celui-ci. L’intérêt étant le principal ressort de l’industrie, peu d’hommes se donneraient la peine de cultiver et de planter, s’ils ne s’attendaient pas à recueillir le fruit de leur travail. J’ai vu souvent des troupes de six, huit ou dix insulaires apporter au marché des fruits, etc., à vendre : un homme ou une femme veillait à cette vente, il ne se faisait aucun échange que de son consentement ; tout ce que nous donnions en paiement passait à cette personne ; preuve que le tout lui appartenait, et que les autres étaient seulement ses serviteurs. Quoique la nature ait été prodigue de ses richesses envers ces îles, on peut dire cependant que les habitans gagnent leur pain à la sueur de leur front. Le degré de perfection où ils ont porté la culture doit leur avoir coûté d’immenses travaux ; ils en sont bien récompensés aujourd’hui par les riches productions qui semblent être le partage de la nation. Personne ne manque de ce qui est nécessaire aux premiers besoins de la vie. La joie et le contentement se peignent sur chaque visage. L’aisance et la liberté sont en effet répandues dans toutes les classes du peuple ; les besoins qu’ils éprouvent, ils peuvent les satisfaire, et ils vivent sous un climat où le froid ni la chaleur ne sont excessifs. Si la nature leur a refusé quelque chose, c’est l’eau douce : comme elle est renfermée dans les entrailles de la terre, ils sont obligés de creuser beaucoup pour s’en procurer. Nous n’avons aperçu qu’un puits à Tongatabou, et pas un seul ruisseau courant. À Éouâh, nous n’avons vu d’eau que dans les vases des insulaires : mais comme elle était douce et fraîche, sûrement ils l’avaient puisée dans l’île, et sans doute proche de l’endroit qu’ils habitaient.

» Nous connaissons si peu leur religion, que j’ose à peine en faire mention. Les bâtimens appelés a-fiatoucas y ont certainement quelque rapport. Plusieurs de nous pensèrent que ce sont simplement des cimetières. Je puis assurer par expérience que ce sont des lieux où les insulaires revêtus d’une fonction spéciale prononcent des harangues étudiées, que je pris pour des prières, ainsi qu’on l’a déjà dit. Je suis porté à croire que ce sont tout à la fois des temples et des cimetières comme à Taïti, ou comme en Europe. Mais je ne pense pas que les statues grossières que nous y vîmes soient des idoles ; d’autant plus que M. Wales m’informa que les insulaires l’engagèrent à tirer un coup de fusil sur l’une d’elles, qu’ils posèrent exprès au milieu d’un champ.

» Une circonstance nous fit connaître que, pour un objet ou pour un autre, les naturels se rendent souvent à ces a-fiatoucas : quoique le grand espace qui est devant ces édifices fût tapissé d’un gazon, l’herbe y était très-courte. Il ne paraissait pas qu’on l’eût coupée ; mais il me sembla qu’en s’y asseyant, ou qu’en la foulant, on l’avait empêchée de croître.

» Il ne serait pas raisonnable de supposer que, dans un intervalle de quatre ou cinq jours, nous eussions acquis des connaissances bien exactes de leur police civile et religieuse, surtout si l’on veut se ressouvenir que nous entendions très-peu leur langage : les deux insulaires qui étaient sur notre vaisseau n’y purent d’abord rien entendre ; mais, en devenant plus familiers avec ce peuple, ils trouvèrent que sa langue est, à très-peu de chose près, la même que celle de Taïti et des îles de la Société. Les dialectes n’en sont pas plus différens que ceux des provinces septentrionales et méridionales de l’Angleterre.

» Le 7 octobre 1773, nous dîmes adieu aux îles de la zone torride, et nous fîmes route une seconde fois vers la Nouvelle-Zélande. Quatre mois s’étaient écoulés depuis notre départ de cette île ; et dans cet intervalle nous avions traversé le grand Océan par des latitudes moyennes, au milieu de l’hiver : nous avions examiné un espace de plus de 40 degrés en longitude entre les tropiques, et rafraîchi les équipages à Taïti, aux îles de la Société et aux îles des Amis pendant trente-un jours. La saison de continuer nos découvertes dans les hautes latitudes méridionales s’avançait, et les rochers sauvages de la Nouvelle-Zélande devaient nous prêter une seconde fois un asile, aussi long-temps qu’il le faudrait pour préparer nos voilures et nos agrès à affronter les tempêtes et les rigueurs des climats glacés.

» Dès que nous eûmes quitté la zone torride, des troupes d’oiseaux de mer suivirent les vaisseaux, et voltigèrent sur les flots autour de nous. Le 12 octobre, nous aperçûmes un albatros : ces oiseaux, qui n’osent jamais passer le tropique, rôdent de ce point jusqu’au cercle polaire.

» La nuit du jour suivant, plusieurs méduses passèrent près du vaisseau : nous les reconnûmes à leur lueur phosphorique. Elles étaient si lumineuses, que le fond de la mer semblait contenir des étoiles plus brillantes que le firmament.

» Le 21, à cinq heures du matin, nous eûmes connaissance de la côte orientale de la Nouvelle-Zélande. Je souhaitais ardemment, dit Cook, avoir quelque communication avec les habitans de cette partie de l’île, aussi loin au nord qu’il me serait possible, c’est-à-dire dans les environs des baies de Pauvreté et de Tolaga, où je crois qu’ils sont plus civilisés qu’autour du canal de la reine Charlotte. Je voulais leur donner des cochons, des poules, des graines, des racines, etc., dont je m’étais pourvu.

» Les côtes sont blanches et escarpées du côté de la mer ; on découvrit les huttes et les forteresses des naturels placées sur le sommet des rochers, comme les nids des aigles. Nous aperçûmes les habitans sur le rivage, et nous restâmes en panne quelque temps, pour qu’ils se rendissent à notre bord, et pour attendre l’Aventure ; mais ils ne paraissaient pas vouloir nous accoster : il est vrai qu’alors l’impétuosité du vent les aurait seule empêchés de le tenter. Aussitôt que nous eûmes rallié l’Aventure, nous fîmes voile pour le cap Kidnappers, que nous doublâmes à cinq heures du matin, et nous continuâmes de côtoyer le rivage jusqu’à neuf heures. Quelques pirogues se détachèrent du rivage ; je fis mettre en travers, afin de leur laisser le loisir d’arriver au vaisseau ; mais je donnai le signal à l’Aventure de suivre sa route, ne voulant perdre que très-peu de momens.

» La première pirogue qui nous aborda n’avait à bord que des pêcheurs, qui nous vendirent du poisson pour des pièces d’étoffe et des clous. La seconde était montée par deux Indiens, que leur vêtement et leur démarche me firent prendre pour des chefs. Nous les engageâmes à monter sur le pont, en leur présentant des clous et d’autres objets. Ils recherchaient les clous avec un empressement qui montrait assez qu’on ne pouvait rien leur offrir de plus précieux. Je donnai à celui de ces deux hommes qui me parut le plus distingué les cochons, les poules, les semences et les racines. Je crois qu’il n’imaginait pas d’abord que je voulusse les lui laisser, car il y fit peu d’attention, jusqu’au moment qu’il ne douta plus que ce ne fût pour lui. Ce qui est assez singulier, un pareil don ne le jeta pas dans le même ravissement qu’un grand clou que je lui offris. Néanmoins je remarquai qu’en s’éloignant, il considérait avec plaisir les cochons et les poules qu’il venait de recevoir. Il rangeait ces animaux les uns à côté des autres, et il veillait à ce qu’on ne les lui enlevât pas. Il me promit de n’en tuer aucun ; et s’il tient sa parole, et qu’il en ait quelque soin, l’île entière pourra bientôt s’en trouver peuplée ; car je lui laissai deux truies, deux verrats, quatre poules et deux coqs. Les graines étaient de celles qui auraient pour eux le plus d’utilité, telles que du froment, des fèves, des haricots, des pois, des choux, de grosses raves, des ognons, des carottes, des panais, des ignames, etc. Ces insulaires n’avaient pas oublié l’Endeavour ; car les premières paroles qu’ils prononcèrent furent matao no te pou pou (nous avons peur des canons). Comme ils ne pouvaient point ignorer ce qui était arrivé au cap Kidnappers dans mon premier voyage, ils connaissaient, par expérience, les effets terribles de ces instrumens meurtriers.

» L’un de ces deux Indiens était d’une grande taille et d’un moyen âge : il avait un vêtement élégant de phormium, d’une forme nouvelle pour nous : ses cheveux, arrangés suivant la dernière mode du pays, étaient attachés au haut de la tête, huilés et garnis de plumes blanches. Il portait à chaque oreille un morceau de peau d’albatros couverte de son duvet blanc ; son visage était tatoué en lignes courbes et spirales.

» Ayant observé, dit Forster, que le capitaine Cook tirait les clous qu’il lui donnait de l’un des trous du cabestan, où on les avait mis, il tourna en entier le cabestan, et il examina chacun des trous, comme pour voir s’il n’y en avait plus ; ce qui prouve le prix qu’ils attachent aux outils de fer depuis le premier voyage de l’Endeavour ; car, lors de cette première expédition, les Zélandais voulaient à peine les recevoir.

» Oedidi, qui ne comprit pas d’abord la langue des Zélandais comme Topia, apprenant de nous que ce peuple n’a point de cocos ni d’ignames, alla en chercher pour les offrir au chef ; mais quand nous l’assurâmes que le climat n’était pas favorable à la culture des palmiers, il ne lui présenta que les ignames ; et il lui fit sentir en même temps par une harangue tout le prix des cochons, des volailles, des semences, etc., qu’il recevait de nous. Après que notre compagnon de voyage eut bien parlé, le Zélandais, par reconnaissance, nous laissa sa hache de bataille toute neuve ; la tête, bien sculptée, était ornée de plumes rouges de perroquet, et de poils blancs de chien.

» Les deux Indiens, avant de partir, nous donnèrent le spectacle d’un heva, ou d’une danse guerrière : ils frappèrent du pied, ils brandirent leurs courtes massues et leurs piques, et firent des contorsions de visage, tirant la langue et beuglant d’une manière épouvantable.

» Après qu’ils nous eurent quittés, continue Cook, nous fîmes voile au sud. Le 22 on découvrit le cap Turn-Again, et le jour suivant, le cap Paliser ; ce cap est la pointe septentrionale d’Ihoï-nomaoui. Les coups de vent et les tempêtes furent si continus et si terribles, qu’il fut impossible d’y aborder avant le 2 novembre. Pendant cet intervalle, l’Aventure joignit la Résolution, et bientôt après elle se sépara encore de nous, et on ne la revit plus. » Forster retrace ainsi la situation où se trouva l’équipage durant cette tourmente.

« Quoique nous fussions au-dessous d’une côte élevée et montagneuse, cependant les vagues s’élevaient très-haut, et se prolongeaient à une grande distance : la violence de la bourrasque les dispersait en vapeurs qui couvraient de brumes la surface de la mer, et comme le soleil brillait sur un ciel sans nuage, l’écume blanche éblouissait nos yeux. Nous roulions ça et là à la merci des flots ; nous embarquions souvent de grosses lames qui se précipitaient sur les ponts avec une vitesse prodigieuse ; et enlevaient tout ce qu’elles rencontraient. Les secousses continuelles qu’essuyait le bâtiment relâchaient les cordages et les manœuvres, et dérangeaient d’ailleurs tout ce qui était dans le vaisseau, de manière que les yeux n’apercevaient qu’une scène générale de bouleversement et de confusion. Dans un de ces énormes roulis, la caisse d’armes posée sur le gaillard d’arrière fut arrachée de sa place, et renversée contre la lisse de bâbord. L’un des volontaires, M. Hood, qui se trouva devant elle, échappa heureusement en se baissant, lorsqu’il la vit se détacher ; il ne reçut aucune contusion, parce qu’il eut l’adresse de se placer dans l’angle que fit la caisse avec la lisse. Le désordre des élémens n’écarta pas de nous tous les oiseaux. De temps en temps un pétrel noir, ou oiseau de tempête, voltigeait sur la surface agitée de la mer, et résistait adroitement à la force de la tourmente, en restant à l’abri du sommet des lames soulevées. L’aspect de l’Océan était alors superbe et terrible : tantôt, au sommet d’une vague énorme, nous contemplions au-dessous de nous une vaste étendue de mer sillonnée par un nombre infini de profonds canaux ; d’autres fois la vague se brisait subitement sous nous, et nous plongeait dans une vallée profonde, tandis qu’une nouvelle montagne s’élevait à nos côtés, et de sa tête écumeuse et chancelante menaçait de nous engloutir. La nuit amena de nouvelles horreurs, surtout pour ceux qui n’étaient pas accoutumés à la mer dès leur enfance. On ôta les vitres de la chambre du capitaine, et on mit des volets en place, pour prévenir l’embarquement des lames lorsqu’on virait de bord. Cette opération troubla dans sa retraite un scorpion caché au fond d’une crevasse : il était probablement entré à bord avec les fruits que nous avions pris sur les îles. Notre ami Oedidi nous assura qu’il ne faisait point de mal, mais sa figure seule nous inspirait la crainte. L’eau remplissait les lits de toutes les cabanes, et d’ailleurs le mugissement épouvantable des vagues, le craquement des membrures et le roulis nous privaient du repos. Ce qui mettait le comble à cette scène d’horreur, c’est que nous entendions de temps en temps les voix des matelots, plus fortes que les vents ou que la mer en fureur, vomissant des imprécations affreuses. Il est impossible d’imaginer quels juremens variés, bizarres et horribles, leur emportement leur suggérait, sans motif, contre toutes les parties du bâtiment. Endurcis aux dangers dès le bas-âge, l’image de la mort n’arrêtait point leurs blasphèmes. »

Le 2 novembre on gagna enfin le rivage d’Iheïnomaoui. Cook ayant découvert, au côté est du cap Tiéréouiti, une nouvelle baie qu’il n’avait point remarquée en 1770, y jeta l’ancre.

« Cette baie est entourée de montagnes noirâtres et pelées, d’une grande élévation, presque entièrement dénuées de bois et d’arbrisseaux ; elles forment de hautes masses de rochers aigus en se prolongeant dans la mer. La baie semblait s’étendre fort avant entre les montagnes, et sa direction laissait en doute si la terre sur laquelle gît le cap Tiéréouiti, n’est pas une île séparée d’Iheï-nomaoui. Ce misérable pays était cependant habité.

» À peine fut-on à l’ancre, qu’on vit arriver trois pirogues, dont deux venaient d’un côté du rivage, et une de l’autre. Il ne fallut pas faire aux Indiens de vives instances pour en attirer trois ou quatre à bord. Les clous furent, de tout ce qu’on put leur présenter, ce qui leur fit le plus de plaisir.

» Ils portaient des manteaux vieux et sales, auxquels ils donnaient le nom de boghi. La fumée qu’ils respirent continuellement dans leur misérables cabanes, et un amas d’ordures qu’ils n’avaient peut-être jamais lavé depuis leur naissance, cachent entièrement la couleur de leur teint et répand sur leur visage un jaune noir. La saison de l’hiver, qui allait finir, les avait probablement forcés à manger des poissons pouris, ce qui, joint à l’huile rance dont ils graissent leurs cheveux, les rendait d’une puanteur si insupportable, que nous les sentions et qu’ils nous dégoûtaient de très-loin. Le lendemain nous mouillâmes dans l’anse du canal de la Reine Charlotte appelée Shipcove, d’où nous étions partis le 7 juin, près de cinq mois auparavant. Aussitôt nous reçûmes la visite des habitans, parmi lesquels le capitaine en reconnut plusieurs qu’il avait vus en 1770. Chacun, de son côté, renouvela les connaissances qu’il avait faites pendant la première relâche : nous les appelâmes par leurs noms, ce qui leur causa une grande joie : sans doute qu’ils crurent que nous nous intéressions à eux, puisque nous les portions dans notre pensée. Le temps était beau et l’air chaud pour la saison ; mais ces Indiens étaient tous couverts de ces manteaux déguenillés dont ils se couvrent pendant l’hiver. Nous leur fîmes plusieurs questions sur la santé de ceux de leurs compatriotes que nous ne voyions pas et que nous connaissions.

» Teirêtou, le chef qui avait prononcé une longue harangue le 4 juin, était au nombre des insulaires qui vinrent nous voir. Il portait alors de vieux habits, ou, pour parler le langage des gens polis, il était en déshabillé ; il n’avait plus de nattes brodées en peau de chien ; ses cheveux, rattachés négligemment, au lieu d’être peignés, étaient couverts d’une huile puante. En un mot, d’orateur, de chef d’une troupe de guerriers, il était devenu un simple pêcheur. Nous eûmes peine à le reconnaître sous ce déguisement : à la fin cependant on lui rendit quelques honneurs, on le mena dans la grand’chambre, et on lui donna des clous. Nos outils de fer et nos étoffes de Taïti lui parurent si précieuses, ainsi qu’à ceux qui l’accompagnaient, qu’ils résolurent de s’établir près de nous, afin de profiter des premiers des avantages que leur offrait notre commerce, et peut-être de nous voler tout ce qu’ils pourraient.

» Nous allâmes à terre le matin et l’après-midi, et nous nous ouvrîmes un passage à travers un labyrinthe de lianes entrelacées d’un arbre à l’autre. Oedidi, qui était avec nous, erra, de son côté, au milieu de ces forêts touffues ; il fut fort surpris d’y trouver un grand nombre d’oiseaux différens dont le chant était agréable et le plumage très-joli. Une quantité prodigieuse d’autres oiseaux suçaient les fleurs, et quelquefois arrachaient la tige des radis et des turneps dans un de nos jardins. Nous en tuâmes plusieurs, et Oedidi, qui de sa vie n’avait manié des armes à feu, en tua aussi un au premier coup. Les sens des peuples qui ne sont pas très-policés sont infiniment meilleurs que les nôtres, affaiblis par mille accidens. Nous fûmes surtout bien convaincus de cette vérité à Taïti : les naturels nous montraient très-souvent de petits oiseaux dans l’épaisseur des arbres, ou des canards au fond des roseaux, tandis qu’aucun de nous ne pouvait les apercevoir.

» Nos plantations, abandonnées aux soins de la nature, étaient dans un état florissant. L’hiver doit être fort doux dans cette partie de la Nouvelle-Zélande, puisqu’il ne gela pas assez pour faire périr des plantes qui meurent chez nous aux mois de janvier et de février. Les radis et les navets étaient déjà en graine ; les choux et les carottes, les ognons et le persil croissaient à merveille ; les pois et les fèves étaient entièrement perdus ; il paraissait que les rats les avaient détruits. Les plantes indigènes du pays n’étaient pas si avancées. Les arbres et les arbrisseaux commençaient seulement à reverdir. Mais le phormium, dont les naturels préparent leurs cordages, était en fleur, ainsi que quelques autres espèces qui poussent de bonne heure.

» Les matelots renouvelèrent leur premières amours avec les Zélandaises. L’une de celles qui prodiguaient leurs charmes avait des traits assez réguliers, et quelque chose de doux et de tendre dans les yeux. Ses parens la donnèrent formellement en mariage à un des contre-maîtres que ces insulaires chérissaient parce qu’il leur montrait de l’intérêt et de l’affection, ce qui ne peut qu’exciter l’attachement même des peuples sauvages. Toghiri, car c’est ainsi que s’appelait cette fille, fut aussi fidèle à son mari que si c’eût été un Zélandais ; elle repoussait impitoyablement les sollicitations des autres matelots, en disant qu’elle était mariée (tirra tanè). Quelque goût que l’Anglais eût pour sa femme zélandaise, il ne tenta jamais de l’amener à bord, concevant qu’il serait malhonnête de nous rapporter la vermine qui remplissait ses habits et ses cheveux. Il allait donc la voir à terre, et seulement pendant le jour ; il la régalait de biscuit pouri que nous avions jeté comme inutile, mais qu’elle aimait beaucoup. Oedidi était si accoutumé, dans sa patrie, à se livrer à tous les mouvemens de la nature, qu’il n’hésita pas à satisfaire ses désirs à la Nouvelle-Zélande, quoiqu’il vît très-bien que les femmes n’y valaient pas celles de son pays. La force de l’instinct triomphait de sa délicatesse. Eh ! faut-il s’en étonner, puisque des Européens civilisés lui en donnaient l’exemple ? Sa conduite envers les Zélandais mérite des éloges. Il découvrit bientôt que leur existence actuelle est fort misérable en comparaison de celle des naturels des îles du tropique, et il en témoigna souvent de la pitié en faisant l’enumération de tout ce qui leur manquait. Il distribua des racines d’ignames à ceux qui vinrent à bord du bâtiment ; et il accompagna toujours le capitaine quand il allait planter ou semer un terrain dans ce havre. Il n’entendait pas assez bien leur langage pour converser aisément avec eux ; mais il ne tarda pas à le comprendre mieux qu’aucun de nous, à cause de la grande affinité qui existe entre ce dialecte et le sien. Notre séjour aux îles du tropique avait cependant rendu plus intelligible pour nous le langage de la Nouvelle-Zélande, et nous reconnaissions qu’il ressemble beaucoup à celui des îles des Amis que nous venions de quitter. On peut seulement tirer de là des conjectures sur la route par laquelle un pays situé aussi loin au sud que la Nouvelle-Zélande a probablement été peuplé.

» Le 14, le capitaine et MM. Forster allèrent à l’observatoire à terre avec les télescopes, pour observer l’émersion d’un des satellites de Jupiter. D’après un grand nombre d’observations faites à différens temps par le savant et infatigable astronome M. Wales, la longitude de la rade de la Reine Charlotte est de 174° 25′ à l’est du méridien de Greenwich.

» Le 21 au matin, deux pirogues montées par des femmes vinrent de la côte : elles témoignèrent beaucoup de frayeur sur le sort de leurs maris, qui, à ce qu’elles nous dirent, étaient allés combattre. D’après la direction qu’elles semblaient indiquer, nous conclûmes que leurs ennemis habitaient du côté de la baie de l’Amirauté.

» Le lendemain, en retournant au bâtiment, nous rencontrâmes sept ou huit pirogues qui arrivaient du nord, et qui, sans faire aucune attention à nous, allèrent directement dans une anse, tandis que d’autres insulaires vinrent à bord avec une grande quantité de vêtemens et d’armes de toute espèce qu’ils nous vendirent. Dans cette seconde relâche, nous ne les avions jamais vus si bien vêtus. Leurs cheveux étaient attachés au haut de la tête, et leurs joues peintes en rouge. Nous ne doutâmes plus alors qu’ils ne fassent allés combattre, ainsi que les femmes nous l’avaient dit la veille, car ils se parent dans ces occasions le mieux qu’il leur est possible. Je crains bien que notre présence n’ait ranimé de malheureux différens entre les tribus. Les officiers de notre équipage, peu satisfaits d’acheter les haches de pierre, les patou-patous, les haches de bataille, les étoffes, les pierres vertes, les hameçons, etc., qu’on nous apportait, en demandaient sans cesse davantage, et nous montrions aux insulaires des pièces d’étoffes si précieuses pour eux, que sûrement elles excitaient leurs désirs. Il est vraisemblable que, dès que ces fantaisies s’emparent de l’esprit des Zélandais, ils pensent que le moyen le plus court de les satisfaire, est d’aller dépouiller leurs voisins de ces richesses recherchées par les étrangers. La grande quantité d’armes, d’ornemens et d’étoffes qu’ils étalèrent alors, semblait prouver qu’ils venaient d’exécuter l’infâme dessein dont je parle, et sûrement ils n’en était pas venus à bout sans verser du sang.

» En revenant des bois, mon père, dit Forster, fut témoin d’un fait qui prouve la férocité de mœurs de cette nation sauvage. Un petit garçon d’environ six ou sept ans demanda un morceau de pingouin grillé que sa mère tenait à la main ; comme elle ne le lui accorda pas tout de suite, il prit une grosse pierre qu’il lui jeta à la tête. La femme se mit en colère, et courut pour le châtier ; mais dès qu’elle lui eut donné le premier coup, son mari s’avança, la battit impitoyablement, la renversa à terre et la foula aux pieds, parce qu’elle avait voulu punir un enfant dénaturé. Ceux de nos gens qui remplissaient les futailles dirent à mon père qu’ils voyaient souvent de pareils exemples de cruauté, et surtout des fils qui frappaient leur mère, tandis que le père la guettait pour la battre, si elle entreprenait de se défendre ou de châtier son enfant. Le sexe le plus faible est maltraité chez toutes les nations sauvages ; on n’y connaît d’autre loi que celle du plus fort. Les femmes sont des esclaves qui font tous les travaux, et sur lesquelles se déploie toute la sévérité du mari. Il semble que les Zélandais portent cette tyrannie à l’excès : on apprend aux garçons, dès leur bas âge, à mépriser leur mère.

» Quelques officiers descendus à terre pour s’amuser avec les habitans virent au milieu de la plage la tête et les entrailles d’un jeune homme tué depuis peu, et le cœur, enfilé à un bâton fourchu, arboré à l’avant d’une de leurs grandes pirogues.

» M. Pickersgill acheta la tête pour un clou : elle a été déposée à Londres dans le cabinet de Hunter, célèbre anatomiste, et membre de la Société royale. Les Zélandais qui vinrent à bord tandis que tout l’équipage examinait cette tête, témoignèrent un grand désir de l’avoir ; ils firent remarquer par des signes très-clairs qu’elle était délicieuse : on ne jugea pas à propos de la leur accorder ; mais on consentit à leur couper un morceau de la joue ; ils en parurent fort satisfaits, et nous prièrent de le cuire : on le grilla, et ils le mangèrent en présence de tout le monde.

» À la vue de cette tête sanglante, et en apprenant l’affreuse scène qui venait de se passer, dit Cook, je fus d’abord pénétré d’horreur et d’indignation contre ces cannibales. Mais, considérant que c’était un mal sans remède, la curiosité l’emporta sur la colère ; et, voulant être témoin d’un fait que tant de gens révoquent en doute, j’ordonnai qu’on fît griller un morceau de cette chair, et qu’on le portât sur le gaillard d’arrière. Ce mets détestable ne fut pas plus tôt offert aux Zélandaîs, qu’un des anthropophages le mangea avec une avidité surprenante. À cet odieux spectacle, les uns, en dépit de l’horreur que nous inspire l’éducation pour la chair humaine, ne semblèrent pas fort éloignés de partager ces mets, et ils essayèrent de faire de l’esprit en comparant les batailles des Zélandais à des chasses. D’autres étaient si furieux, qu’ils voulaient qu’on massacrât tous ces cannibales, étant prêts à devenir de détestables assassins pour punir le crime imaginaire d’un peuple qu’ils n’avaient aucun droit de condamner : plusieurs vomirent comme s’ils avaient pris de l’émétique ; le reste déplorait la brutalité de la nature humaine.

» Oedidi en fut tellement affecté, qu’il devint immobile, et parut pétrifié ; son visage exprimait l’horreur. Son agitation se peignit dans tous ses traits d’une manière impossible à décrire. Revenu de cet état, il fondit en larmes, et continua de pleurer et de faire de vifs reproches aux Zélandais, en les traitant d’hommes méprisables, et leur disant qu’il n’était pas ni ne serait jamais leur ami. Il ne souffrit pas même qu’ils le touchassent. II tint le même langage à celui qui avait coupé le morceau de chair, et ne voulut point accepter le couteau qui avait servi à cette opération.

» Il se retira dans la grand’chambre, et là il se livra à tout l’accablement et à tout le désordre de sa douleur. J’allai l’y voir, et je le trouvai entièrement baigné de larmes ; il me parla beaucoup de l’affliction des parens infortunés de la victime qu’il avait vu manger. Cette preuve nous donna la meilleure opinion de son cœur. Son trouble dura plusieurs heures, et dans la suite il ne nous a jamais entretenus sur ce sujet sans émotion.

» Il fut impossible de découvrir la cause qui avait porté les Zélandais à cette expédition ; tout ce qu’on put découvrir, c’est qu’ils étaient allés à la baie de l’Amirauté, et que là ils s’étaient battus contre leurs ennemis, dont plusieurs restèrent sur la place. Ils disaient en avoir tué cinquante, ce qui n’est guère probable, puisque eux-mêmes ne formaient pas un corps plus nombreux.

» Que les habitans de la Nouvelle-Zélande soient anthropophages, c’est donc un fait qu’il n’est plus permis de révoquer en doute. J’avais cité dans mon premier voyage, dit Cook, des détails assez circonstanciés de cette coutume ; mais j’ai appris depuis qu’ils avaient été regardés comme douteux par plusieurs personnes qui sans doute n’ont jamais sérieusement réfléchi sur l’état de l’homme sauvage, ou même de l’homme un peu civilisé. Les Nouveaux-Zélandais ne sont plus dans la première barbarie. Leur conduite envers nous était courageuse et douce ; ils montraient de l’empressement à nous obliger dans toutes les occasions. Ils ont parmi eux des arts qui supposent beaucoup de jugement et une patience infatigable, et sont généralement moins enclins au vol que les autres insulaires du grand Océan. Je crois que ceux d’une même tribu, ainsi que les tribus qui sont en paix, se comportent humainement entre eux et vivent en bonne intelligence. La coutume de manger leurs ennemis tués dans un combat (car je suis persuadé qu’ils n’en mangent point d’autres), est indubitablement de toute antiquité ; et chacun sait que ce n’est pas une chose aisée de faire renoncer une nation à ses anciens usages, quelque atroces et quelque sauvages qu’ils puissent être, particulièrement si cette nation n’a aucun commerce avec d’autres peuples. Ce n’est que par l’effet de communications mutuelles que la plus grande partie du genre humain s’est civilisée ; et les habitans de la Nouvelle-Zélande sont privés de ces avantages par leur position. Le commerce des étrangers adoucirait leurs mœurs et polirait leur esprit farouche ; ou même, s’ils étaient réunis sous une forme fixe de gouvernement, ils auraient moins d’ennemis, et conséquemment cet usage, moins pratiqué, pourrait s’abolir avec le temps. Ils ont maintenant peu d’idées de cette première maxime de la loi naturelle, traite les autres comme tu voudrais être traité toi-même ; ils les traitent comme ils s’attendent à en être traités. Si j’ai bonne mémoire, un des argumens qu’ils firent le plus valoir à Topia, qui souvent leur adressait de sanglans reproches sur cette horrible coutume, fut qu’il n’y a pas de mal à tuer et à manger un homme qui en ferait autant ; car, disent-ils, quel mal peut-il y avoir à manger des ennemis que nous avons tués dans une bataille ? Nos ennemis ne feraient-ils pas la même chose de nous ? Je les ai souvent vus prêter une extrême attention aux discours de Topia ; mais je n’ai jamais observé qu’ils fussent satisfaits de ses argumens, ni que toute sa rhétorique en persuadât un seul de l’injustice de cet usage, et quand Oedidi et quelques autres en montrèrent de l’horreur, ils riaient de leur simplicité.

» Entre différentes raisons alléguées sur l’origine de cette effroyable coutume, on a cité le défaut de nourriture animale ; mais je ne sais pas si on peut déduire cette raison des faits et des circonstances rapportées par les voyageurs. Sur tous les points de la côte où j’ai abordé, la pêche est si abondante, que les insulaires prenaient toujours une quantité de poissons plus que suffisante pour leur consommation et pour la nôtre. Ils élèvent beaucoup de chiens ; ils savent tuer très-adroitement un grand nombre d’oiseaux sauvages. On ne peut donc alléguer ni la faim, ni le besoin d’aucune espèce d’alimens pour une des causes qui les rendent anthropophages. Mais quelle qu’en soit la raison, il n’est que trop évident, je pense, qu’ils ont beaucoup de goût pour la chair humaine. »

Forster croit que ces sauvages reconnaissent un Être Suprême et quelques divinités inférieures ; mais il n’a observé parmi eux aucune cérémonie qui ait rapport à une religion. « Nous n’y avons vu, dit-il, ni prêtres, ni jongleurs d’aucune espèce ; ce qui explique pourquoi ils sont si peu superstitieux. Lorsqu’une société a acquis les aisances de la vie, c’est alors que des individus sont assez adroits pour raffiner sur les idées de religion, afin de jouir de quelques avantages particuliers, et les Zélandais ne sont pas encore dans ce cas. »

Le 23 octobre, les deux vaisseaux avaient été séparés par un coup de vent dans les environs du cap Turagain. Cook, après être sorti du canal de la Reine Charlotte, le 25 novembre, rangea de très-près la côte au-dessous du cap Teraouité, et tira plusieurs coups de canon pour avertir l’Aventure de son approche, dans le cas où ce bâtiment aurait été mouiller dans un des ports voisins. Entre ce cap et le cap Palliser, il découvrit une baie qui paraît très-convenable pour un établissement européen, si l’eau y est assez profonde. « Tout alentour, dit Forster, est une grande étendue de terre qu’il serait aisé de cultiver et de défendre. On y trouve une quantité prodigieuse de bois ; et, suivant toute apparence, il y coule une rivière considérable. Enfin le pays ne semble pas très-peuplé ; de sorte que l’on ne courrait pas le danger d’avoir des querelles avec les naturels, avantages qui se rencontrent rarement réunis dans les divers cantons de la Nouvelle-Zélande.

» Le phornium, dont les naturels font leurs vêtemens, leurs nattes, leurs cordages, leurs filets, est luisant, élastique et fort, de manière qu’il pourrait devenir un objet de commerce avec les Indes, où l’on manque de cordages et de toiles à voiles. Dans les siècles futurs, lorsque les puissances de l’Europe auront perdu leurs colonies d’Amérique, on pensera peut-être à faire de nouveaux établissemens dans ces régions plus éloignées ; et si jamais il est possible aux Européens d’avoir assez d’humanité pour traiter en frères les insulaires du grand Océan, ils pourraient former à la Nouvelle-Zélande des établissemens qui ne seront pas souillés par le sang de nations innocentes.

» Le 26 novembre, après avoir doublé le cap Palliser, nous quittâmes enfin la Nouvelle-Zélande (c’est Forster qui continue), et nous fîmes route au sud-sud-est. Nous allions commencer cette nouvelle campagne en bonne santé, suivant les apparences ; mais peut-être que les fatigues et les travaux continuels que nous venions d’essuyer avaient réellement affaibli nos corps. Nous entreprenions cette navigation au milieu de plusieurs difficultés qui n’existaient pas auparavant ; nous n’avions plus à bord autant d’animaux vivans qu’en quittant le cap de Bonne-Espérance ; le peu de provisions choisies qu’on servait aux officiers commençaient à nous manquer, et nous n’étions pas mieux nourris que les simples matelots. L’espoir de rencontrer de nouvelles terres s’était évanoui. Jusqu’aux sujets ordinaires de conversation, tout était épuisé. Cette campagne au sud ne promettait rien de nouveau à l’imagination, et ne se présentait à notre esprit qu’environnée d’horreurs et de périls. Nous venions de jouir de quelques beaux jours entre les tropiques ; les productions des îles avaient couvert nos tables de mets exquis, et le spectacle de beaucoup d’objets nouveaux chez des nations différentes nous avait procuré du plaisir ; mais ce moment agréable allait être remplacé par un long période de brumes, de gelées, de jeûnes, et surtout par une ennuyeuse monotonie. L’abbé Chappe, dans son Voyage à la Californie, observe que la seule variété a des charmes pour le voyageur qui passe d’un pays à un autre ; et la philosophie exalte tellement son imagination, que, suivant lui, la vie qu’on mène en mer n’est ennuyeuse et uniforme que pour ceux qui ne sont pas accoutumés à regarder autour d’eux, et qui voient la nature avec indifférence. Si l’abbé Chappe avait eu le bonheur de faire un voyage au cercle antarctique, sans ces milliers de volailles grasses qui entretenaient sa bonne humeur durant sa petite traversée de Cadix à la Vera-Cruz, il n’aurait peut-être pas parlé ainsi.

» Je quittai les côtes de la Nouvelle-Zélande avec des idées très-différentes de ce voyageur ; j’étais uniquement consolé par l’espoir d’achever le tour du monde, près du pôle austral, dans une latitude élevée, et d’être de retour en Angleterre dans huit mois. Cet espoir contribuait à ranimer le courage de tout le monde pendant que le mauvais temps continua ; mais il finit par s’évanouir comme un songe, et la seule pensée qui put le remplacer fut d’être certain de passer une autre saison dans les îles heureuses de la zone torride.

» Le 8 décembre, nous cessâmes de voir les manchots et les phoques, et nous en conclûmes qu’ils s’étaient retirés vers les parties méridionales de la Nouvelle-Zélande.

» Le 10, à midi, nous étions par 59° de latitude sud sans avoir rencontré de glaces, quoique l’année précédente nous en eussions trouvé le 10 décembre entre le 50 et le 51e degré. Il est difficile de rendre raison de cette différence. Peut-être l’hiver qui précéda notre première campagne avait accumulé plus de glaces que l’année suivante ; ce qui est d’autant plus probable, que nous apprîmes ensuite au Cap que l’hiver y avait été plus froid qu’à l’ordinaire. Une tempête violente brisa peut-être la glace du pôle, et la chassa au nord jusqu’à l’endroit où elle frappa nos regards : peut-être aussi que cet effet fut produit par ces deux causes, et par plusieurs autres encore.

» Le 12 au matin, à quatre heures, par 62° 10′ de latitude, et 172° de longitude ouest, on vit la première île de glace, 11° plus au sud qu’on ne l’avait trouvée l’année auparavant, après notre départ du cap de Bonne-Espérance. On aperçut en même temps un pétrel antarctique, quelques albatros gris, des damiers et des pétrels bleus.

» Le 13, le thermomètre était à 31° : nous cinglâmes à l’est avec un vent assez fort, quoiqu’il tombât une quantité prodigieuse de neige, qui remplissait tellement l’atmosphère, que nous ne voyions pas à trente pieds devant nous. Oedidi avait déjà témoigné sa surprise en observant les jours précédens de petites ondées de neige et de grêle : ce phénomène est absolument inconnu dans son pays. Ces pierres blanches qui se fondaient dans ses mains étaient miraculeuses pour lui ; et, malgré nos efforts pour lui expliquer que le froid contribuait à leur formation, je crois que ses idées sur cette matière n’étaient pas fort claires. Les flocons de neige qui ne cessèrent de tomber ce jour-là le surprirent plus que tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. Après en avoir considéré long-temps les qualités singulières, il nous dit qu’il l’appellerait de la pluie blanche, quand il serait de retour dans son île. Il n’aperçut pas les premières glaces, parce que nous les dépassâmes de trop bonne heure dans la matinée ; mais deux jours après, à environ 65° de latitude, il fut frappé d’étonnement en voyant un des plus gros glaçons ; et lorsqu’il découvrit le lendemain une immense plaine de glace qui nous empêchait d’avancer plus loin au sud, il témoigna un grand plaisir, parce qu’il croyait que c’était une terre. Nous lui dîmes qu’il se trompait, et qu’il n’avait que de l’eau sous les yeux ; mais nous ne pûmes le lui persuader qu’en lui montrant la glace qui s’était formée dans les futailles sur le pont. Il nous répondit cependant qu’à tout événement il voulait lui donner le nom de terre blanche, afin de la distinguer de tout le reste. Il avait rassemblé à la Nouvelle-Zélande un certain nombre de petites baguettes dont il faisait soigneusement un paquet, ce qui lui tenait lieu de journal. À chaque île qu’il avait vue et visitée, après son départ des îles de la Société, il avait ajouté une petite baguette ; de sorte que sa collection montait alors à neuf ou dix, dont il se rappelait très-bien les noms dans l’ordre que nous les avions vues ; et la terre blanche, ou ouhennoua-téatéa, était la dernière. Il demandait souvent à combien d’autres pays nous aborderions en allant en Angleterre ; et, d’après quelques noms que nous lui dîmes, il forma un paquet séparé qu’il étudiait chaque jour avec autant de soin que le premier. L’ennui de cette partie de notre voyage le rendait probablement si empressé d’en connaître la fin ; les provisions salées, et la froideur du climat contribuèrent à le dégoûter. Son amusement ordinaire était de détacher les plumes rouges des tabliers de danse qu’il avait achetés à Tongatabou, et d’en faire un panache de huit ou dix. Il passait le reste de son temps à se promener sur le pont, à parler avec les officiers et les bas-officiers, et à se chauffer dans la chambre du capitaine. Nous profitâmes de l’occasion pour nous instruire davantage de sa langue : nous corrigeâmes peu à peu le vocabulaire que nous avions fait aux îles de la Société, et nous acquîmes ainsi sur son pays et sur les îles voisines des connaissances qui nous portèrent à y faire diverses recherches durant notre seconde relâche.

» Les plaines de glace se montrèrent autour de nous à divers points de l’horizon, dans la matinée du 15 ; nous étions en quelque sorte affalés, et ne voyant pas la possibilité d’aller plus loin vers le sud, nous fîmes route au nord-nord-est pour nous dégager. Le temps, qui était déjà brumeux, le devint encore plus vers midi, ce qui rendit notre position au milieu d’un grand nombre de rochers de glace flottante extrêmement dangereuse. Vers une heure, tandis que l’on était à dîner, nous fûmes alarmés par l’apparition soudaine d’une grande île de glace, à l’avant à nous. Il était absolument impossible de virer de bord, vent devant ou vent arrière, à cause de l’extrême proximité de cet énorme glaçon ; notre seule ressource fut de serrer le vent autant que nous pourrions, et d’essayer d’éviter le danger. Nous fûmes pendant quelques momens dans l’alternative la plus affreuse ; enfin nous réussîmes à passer au vent de cet écueil mobile ; mais nous n’en étions éloignés que de la longueur du bâtiment. Malgré les périls continuels auxquels nous étions exposés, l’équipage était moins inquiet que je ne l’aurais cru ; et, de même que dans une bataille le spectacle de la mort devient familier et souvent indifférent, de même, nous trouvant chaque jour en danger de périr, nous étions aussi tranquilles que si nous n’avions rien eu à craindre des flots, des vents et des rochers de glace. Ces glaces étaient de toutes sortes de formes, comme celles que nous avions vues l’été précédent, et nous apercevions un grand nombre de pyramides, d’obélisques et de clochers, dont la hauteur n’était pas fort inférieure à celle que nous avions observée parmi les premières îles de glace en 1772 ; beaucoup d’autres aussi leur ressemblaient, en ce quelles étaient très-étendues, et parfaitement unies au sommet.

» La quantité d’oiseaux que nous avions rencontrés jusqu’ici aurait persuadé d’autres navigateurs que nous étions proche de terre ; mais nous ne formions là-dessus aucune espérance.

» Le temps, extrêmement humide et d’un froid désagréable, fut funeste aux colombes et aux pigeons que plusieurs de nos gens avaient achetés aux îles de la Société et à celles des Amis, ainsi qu’aux oiseaux chantans que nous avions eu tant de peine à prendre en vie à la Nouvelle-Zélande. J’avais, à mon départ de ce pays, cinq colombes ; mais elles moururent l’une après l’autre, avant le 16 décembre, parce qu’elles étaient plus exposées au froid dans nos cabanes que dans le poste des matelots. Le thermomètre ne se tenait, dans nos cabanes, jamais qu’à 5° plus haut qu’en plein air sur le pont.

» Le 20, le temps qui s’éclaircit, et le vent qui tourna au nord-ouest, m’engagèrent à faire route au sud ; bientôt il fallut faire le sud-est, parce que le vent passa au nord-est, et que le ciel se couvrit dans l’après-midi : le vent devint furieux ; un brouillard épais, de la neige, du verglas, de la pluie, rendaient le temps affreux. Nos manœuvres étaient si chargées de glace, que nous eûmes beaucoup de peine à amener nos huniers pour les serrer. À sept heures du soir, par 147° 40′ de longitude ouest, le vaisseau coupa une seconde fois le cercle antarctique ; on continua de naviguer au sud-est jusqu’à six heures du lendemain matin : étant alors par 67° 5′ de latitude, on rencontra tout à coup un groupe de très-grosses îles de glace, et une grande quantité de glaçons flottans ; et, comme la brume était extrêmement épaisse, on eut toutes les peines du monde à en sortir. Les îles de glace étaient très-hautes et très-escarpées, et formaient à leurs sommets divers pics, au lieu, que la plupart de celles qu’on avait aperçues auparavant étaient plates au haut et moins élevées : plusieurs de celles-ci avaient cependant deux ou trois cents pieds d’élévation, et deux ou trois milles de circuit, avec des côtés perpendiculaires qui inspiraient la frayeur quand on les regardait. De tous les oiseaux qui avaient accompagné la Résolution, il ne restait que les albatros gris et quelques pétrels antarctiques.

» Le 22, un coup de vent du nord, qui souffla par rafales, déchira la voile de perroquet d’artimon, et le mit hors d’état de servir. À six heures du matin, le vent tourna vers l’ouest : j’étais par 67° 31′ de latitude, la plus haute où nous fussions encore parvenus ; je fis route à l’est.

» Le 23, à midi, l’on voyait vingt-trois îles de glace de dessus le pont, et deux fois autant du haut des mâts ; cependant notre horizon ne s’étendait pas à plus de deux ou trois milles. À quatre heures de l’après-midi, nous rencontrâmes une quantité si prodigieuse de glaces en plaine, ou de glaces flottantes, qu’elles couvraient la mer dans toute l’étendue du sud à l’est ; et elles étaient si épaisses et si serrées, qu’elles obstruaient entièrement notre passage. Le vent étant assez modéré et la mer tranquille, je mis en travers le long du bord extérieur de la glace, et j’envoyai deux canots pour ramasser quelques glaçons. Sur ces entrefaites, on en prit de grands morceaux flottans le long du bâtiment, et on les hala à bord avec les palans à croc : l’enlèvement de la glace fut si pénible à cause du froid, que les canots restèrent jusqu’à huit heures pour faire deux voyages. Je portai ensuite à l’ouest, sous les huniers et les basses voiles, tous les ris pris, avec un fort vent du nord, accompagné de neige et de verglas, qui, se gelant sur les agrès en tombant, rendait les cordages aussi durs que du fil d’archal, et les voiles raides comme des planches de bois ou des plateaux de métal. Les roues étaient d’ailleurs si fortement gelées dans les poulies, qu’il fallait faire les derniers efforts pour amener ou pour hisser un hunier ; le froid était si vif, qu’à peine pouvait-on le supporter : des glaces couvraient en quelque sorte toute la mer.

» Dans une position si pénible, il était naturel de penser à retourner au nord, puisqu’il n’y avait ni probabilité de trouver une terre dans ces parages, ni possibilité de s’avancer plus loin au sud. J’aurais eu tort de faire route à l’est dans cette latitude, non-seulement à cause de la glace, mais parce que j’aurais laissé au nord, sans le reconnaître, un espace de mer de 24° de latitude, où il pouvait y avoir une grande terre. Le seul moyen de décider si une telle supposition avait quelque fondement, était de visiter cette étendue de mer.

» Tandis qu’on ramassait de la glace, nous prîmes deux pétrels antarctiques. Ils sont à peu près de la taille d’un gros pigeon ; les plumes de la tête, du dos, et une partie du coté supérieur des ailes, sont d’un brun clair, le ventre et le dessous des ailes blanc, les plumes de la queue blanches aussi, mais brunes à la pointe : nous prîmes en même temps un nouveau pétrel plus petit que le premier, mais, comme les autres, d’un plumage gris sombre. Je remarquai que ces oiseaux avaient un plumage plus épais que ceux que nous avions vus dans des latitudes moins hautes, tant la nature a pris soin de les vêtir suivant le climat qu’ils habitent. Nous aperçûmes aussi des albatros couleur de chocolat : nous n’avons trouvé ces oiseaux que parmi les glaces, ainsi que les pétrels dont on a parlé plus haut ; d’où l’on pourrait conjecturer avec raison qu’il y a une terre au sud. S’il n’y en a pas, je demanderai où nichent ces oiseaux ; question qui, je crois, ne sera jamais décidée ; car jusqu’à présent, si ces terres existent, nous les avons trouvées absolument inaccessibles. Indépendamment de ces oiseaux, nous découvrîmes un très-gros phoque, qui joua autour de nous pendant quelques minutes. Un de nos matelots, qui avait été au Groënland, l’appela morse ; mais tous les autres qui le virent le prirent pour un phoque. Depuis que nous avions rencontré des glaces, le thermomètre était à 33 et 34° à midi.

» Plusieurs personnes étaient alors affligées de rhumatismes violens et de maux de tête ; d’autres avaient les glandes enflées et des fièvres catarrhales, qu’on attribuait à l’usage de l’eau de glace. M. Forster père, qui se plaignait d’un rhume depuis quelques jours, fut obligé de garder le lit : sa maladie semblait provenir de l’humidité de sa cabane, dans laquelle tout pourissait. Le froid y fut si sensible ce jour-là, que le thermomètre ne s’y soutint qu’à 2 degrés et demi plus haut que sur le pont.

» Le 24, le vent diminua en tournant au nord-ouest ; le ciel s’éclaircit : nous étions par 67° de latitude, et 138° 15′ de longitude ouest. Comme nous avancions vers le nord-est avec un bon vent du nord-ouest, les îles de glace se multiplièrent tellement, qu’à midi nous en avions près de cent autour de nous, indépendamment d’une immense quantité de petits glaçons. M’apercevant que le calme allait probablement survenir, je conduisis le vaisseau dans un parage aussi net qu’il me fut possible : la Résolution dériva avec la glace ; et, profitant de chaque léger souffle de vent, on l’empêcha de tomber sur quelques-unes de ces îles flottantes. Nous passâmes ainsi la soirée de Noël à peu près de la même manière que l’année précédente. Heureusement il n’y avait point de nuit, et le temps était clair ; car, avec la brume des derniers jours, il aurait fallu un miracle pour conserver le vaisseau.

» Le capitaine, suivant la coutume, dit Forster, invita les officiers et les maîtres à dîner, et l’un des lieutenans régala les sous-officiers. On donna aux matelots une double portion de poudding ; et ils burent l’eau-de-vie qu’ils avaient épargnée quelques mois d’avance sur leur ration pour le jour de Noël ; mettant ainsi le plus grand soin pour s’enivrer. La vue d’une quantité innombrable d’îles de glace, au milieu desquelles on était entraîné par le courant, en risquant de faire naufrage à chaque moment, ne les empêcha pas de se livrer à leur passe-temps favori : tant qu’il leur resta de l’eau-de-vie, ils firent Noël en bons chrétiens. La longue habitude de la mer leur inspire du mépris pour les périls ; la fatigue et l’inclémence du ciel, durcissant leurs muscles et leurs nerfs, rendent leur esprit insensible. On conçoit aisément que des hommes qui ne s’occupent pas même de leur sûreté s’intéressent peu au bien-être des autres : assujettis à des ordres stricts, ils exercent une autorité tyrannique sur ceux que la fortune met en leur pouvoir ; et, accoutumés à combattre l’ennemi, ils ne respirent que la guerre. Par la force de l’habitude, le meurtre est tellement devenu une passion de leur âme, que pendant notre voyage je les ai vus montrer plusieurs fois un horrible empressement de tirer sur les Indiens pour le plus léger prétexte. En général, la vie qu’ils mènent les prive des consolations domestiques, et de grossiers besoins remplacent chez eux des affections délicates. Quoique membres d’une société civilisée, on peut les regarder en quelque sorte comme un corps d’hommes grossiers, passionnés, vindicatifs ; mais d’ailleurs braves, sincères, et vrais les uns envers les autres.

» L’observation méridienne donna 66° 22′ de latitude. Nous venions donc de repasser le cercle polaire antarctique. Tant que nous étions restés sous la zone glaciale, continue Forster, nous avions à peine eu de la nuit, et je trouve dans le journal de mon père plusieurs articles écrits, quelques minutes avant minuit, à la lueur du soleil. Cet astre était si peu de temps au-dessous de l’horizon, qu’un crépuscule très-fort ne cessait point de nous éclairer. Ce phénomène frappa d’étonnement Oedidi, qui voulait à peine en croire ses sens. Nous fîmes en vain des efforts pour le lui expliquer, et il nous assura que ses compatriotes le traiteraient de menteur quand il leur parlerait de la pluie pétrifiée et du jour perpétuel. Les premiers Vénitiens qui reconnurent l’extrémité septentrionale du continent de l’Europe ne furent pas moins surpris de ce que le soleil ne quittait point l’horizon, et ils racontent qu’ils ne pouvaient distinguer le jour de la nuit que par l’instinct d’un oiseau de mer qui allait se jucher sur la côte pendant quatre heures. Comme nous étions probablement fort éloignés de terre, cette indication nous manqua, et nous avons souvent observé un grand nombre d’oiseaux voltiger autour de nous pendant toute la nuit, et en particulier de grosses troupes de différentes espèces jusqu’à quatre heures.

» Le 26 au matin, toute la mer, dit Cook, était en quelque sorte couverte de glaces ; dans une étendue de quatre ou cinq milles, limites de notre horizon, nous vîmes plus de deux cents grandes îles, outre une quantité innombrable de morceaux plus petits : cependant il n’y en avait pas de moins gros que la carcasse du bâtiment.

» On croyait voir, dit Forster, les débris d’un monde fracassé : au milieu de ce bouleversement, on entendait retentir de toutes parts les imprécations et les juremens des matelots qui n’étaient pas encore sortis de leur ivresse.

» Mon père et douze autres personnes, continue Forster, furent de nouveau attaqués de rhumatismes et obligés de garder le lit. Le scorbut ne se montrait pas encore sous un aspect effrayant ; mais tous ceux qui en avaient les plus légers symptômes (j’étais du nombre), burent deux fois par jour du moût de bière frais bien chaud, et s’abstinrent, autant qu’il leur fut possible, de viandes salées. La langueur générale et l’air maladif de presque tout le monde semblaient nous menacer de suites plus funestes. Le capitaine Cook lui-même était pâle et maigre ; il avait perdu l’appétit, et éprouvait une constipation continuelle.

» Le 31, un petit vent de l’ouest avec un temps beau et clair, dit Cook, nous fournit l’occasion d’aérer les voiles de rechange, de nettoyer et de fumer les entreponts. À midi, notre latitude était de 59° 4′ sud, et notre longitude de 135° 11′ ouest. L’observation de ce jour donna lieu de conjecturer que nous avions un courant du sud ; en effet, c’était tout ce que l’on pouvait raisonnablement supposer pour expliquer comment des masses si énormes de glaces venaient du sud. L’après-midi, un calme de quelques heures, suivi d’un vent de l’est, nous mit en état de reprendre notre route vers le nord-ouest.

» Le 1er. janvier 1774, le vent ne resta pas long-temps à l’est ; mais, tournant par le sud à l’ouest, il souffla grand frais, et fut suivi de neige. Le soir, nous étions par 58° 39′ de latitude : nous perdîmes les glaces de vue. Nous eûmes alternativement du vent et des calmes. Je continuai à faire route au nord-ouest, afin d’examiner une partie du grand espace de mer entre nous et notre route au sud.

» Le 3 à midi, étant par 56° 46′ de latitude, et 138° 45′ de longitude ouest, le temps devint beau, et le vent tourna au sud-ouest. Nous aperçûmes de petits plongeurs (comme nous les appelions) de la classe des pétrels, que nous jugeâmes être de ceux qu’on voit ordinairement près de terre, surtout dans les baies et sur la côte de la Nouvelle-Zélande. Je ne sais que penser de ces oiseaux. S’il y en avait eu davantage, je serais porté à croire que nous n’étions pas alors très-éloignés de terre, car je n’en avais jamais vu à une si grande distance des côtes. Ceux-ci avaient probablement été amenés de si loin par quelques bancs de poisson : en effet, il devait y en avoir autour de nous, puisque nous étions environnés d’un grand nombre de pétrels bleus, d’albatros, et d’autres oiseaux qu’on voit communément dans le grand Océan ; tous, ou presque tous, nous quittèrent avant la nuit : nous vîmes aussi deux ou trois morceaux de goémon ; mais il était vieux et gâté.

» À huit heures du soir, étant par 56° de latitude sud, et 140° 31′ de longitude ouest, le vent, se fixant dans l’ouest, m’obligea de gouverner nord-est, et m’empêcha de reconnaître un espace à l’ouest de près de 40° de longitude, et de 20 de latitude. Si le vent avait été favorable, je projetais de courir 15 ou 20° de longitude à l’ouest, dans le parallèle où nous étions, et de retourner ensuite à l’est par le cinquantième parallèle. Cette route aurait tellement coupé l’espace mentionné ci-dessus, qu’il serait à peine resté un motif à la simple supposition d’une terre dans ces parages ; nous avons peu de raisons de penser qu’il s’y en trouve une. Nous sommes portés plutôt à croire le contraire ; car nous avons eu pendant plusieurs jours une grosse mer de l’ouest et du nord-ouest, quoique le vent ait soufflé d’une direction opposée la plus grande partie de ce temps ; preuve qu’entre ces deux rumbs nous n’étions couverts par aucune terre.

» Plusieurs personnes de l’équipage avaient encore une fièvre légère, effet des rhumes. Heureusement les remèdes les plus simples la dissipaient ; il ne fallait pour cela que quelques jours. Nous n’avions pas plus d’un ou deux hommes à la fois sur la liste des malades.

» Nous fîmes route au nord-est quart-nord jusqu’au 6 à midi. Nous étions alors par 52° de latitude sud, et 135° 32′ de longitude ouest, et environ deux cents lieues de notre route à Taïti ; or, tout bien considéré, il n’est pas probable que dans cet espace il y ait une terre étendue ; il est moins vraisemblable encore qu’il y en ait une à l’ouest, puisque nous avions eu, et que nous avions encore de ce point des lames d’une force et d’une longueur prodigieuse ; en conséquence, je gouvernai nord-est, avec un vent frais de l’ouest-sud-ouest.

» Le 9, étant par 48° 17′ de latitude, et 187° 10′ de longitude ouest, je mis le cap à l’est, avec un bon vent frais de l’ouest, accompagné d’un temps clair et agréable, et d’une grosse houle, qui venait de la même direction que le vent.

» L’équipage commençait à supporter ces climats froids avec d’autant plus de peine, qu’il n’y avait pas d’espérance de retourner en Angleterre cette année. D’abord les visages parurent annoncer du découragement, parce que je n’avais voulu faire part de mes desseins à personne ; mais peu à peu les matelots se résignèrent à leur sort.

» Le matin du 10, comme il y avait peu de vent, on mit un canot en mer, et plusieurs officiers allèrent tuer des oiseaux : ils rapportèrent des pétrels, et d’autres qu’on voit ordinairement à toutes les distances possibles de terre. Nous n’apercevions rien d’ailleurs qui pût nous donner la moindre espérance d’en trouver aucune ; etle lendemain à midi étant par 47° 51′ de latitude sud, et 122° 12′ de longitude ouest, et à un peu plus de deux cents lieues de la route que je suivis en allant à Taïti en 1769, je changeai de direction, et je gouvernai sud-est avec un vent frais d’ouest-sud-ouest.

» Je fis route plus au sud jusqu’au soir du 31 que notre latitude fut de 53° sud, et notre longitude de 118° 3′ ouest. Le vent soufflait alors violemment du nord-ouest, avec une brume épaisse et de la pluie ; ce qui rendait dangereuse une navigation au large : je me rapprochai donc du sud-ouest, et je continuai cette route jusqu’à midi du lendemain.

» Le 14, ajoute Forster, une lame énorme frappa le vaisseau et inonda les ponts. L’eau de la mer retombait par-dessus nos têtes, et éteignait nos lumières, de sorte que nous croyions quelquefois être engloutis et tomber dans l’abîme. Tout était à flot dans les cabanes ; notre situation était des plus tristes, même pour ceux qui avaient conservé leur santé, et insupportable pour les malades, à qui leurs membres perclus causaient des douleurs excessives. L’aspect de l’Océan était épouvantable ; on eût dit qu’il se mettait en colère de ce que de présomptueux mortels osaient pénétrer si loin. Tout portait l’empreinte de la tristesse ; un silence affreux régnait autour de nous. Ceux mêmes qui étaient accoutumés à la mer depuis leur enfance avaient du dégoût pour les nourritures salées : l’approche de l’heure du dîner nous faisait de la peine ; et dès que l’odeur des alimens frappait nos sens, il nous était impossible d’en manger.

» Ce voyage ne peut être comparé à aucun autre pour les fatigues et les peines multipliées que nous avons essuyées. Les navigateurs qui ont parcouru le grand Océan ayant nous naviguaient en dedans du tropique, ou du moins sous la zone tempérée. Ils jouissaient presque toujours d’un ciel doux et serein, et ils voyageaient à la vue des terres qui leur fournissaient des rafraîchissemens. De pareilles campagnes sont des parties de plaisir à côté des nôtres. Les objets nouveaux et attrayans soulagent l’esprit, égaient la conversation, et raniment le corps : mais au contraire les mêmes points de vue frappaient sans cesse nos regards ; la glace, la brume, les tempêtes, et la surface de la mer sans cesse agitée formaient une scène lugubre que n’égayaient jamais les rayons du soleil : enfin le climat était rigoureux, et notre nourriture détestable ; en un mot, nous végétions plutôt que nous ne vivions. II semblait que notre être se détruisait, et nous devenions indifférens à tout ce qui anime la vie en d’autres temps. Nous faisions le sacrifice de notre santé, de nos sentimens, de nos jouissances, à la gloire de faire une navigation dans des parages inconnus jusqu’alors.

» La situation des matelots était aussi affligeante que celle des officiers par un autre cause. Leur biscuit, qu’on avait trié à la Nouvelle-Zélande, cuit de nouveau, et ensuite encaissé, était aussi gâté qu’auparavant ; ce qui provenait de ce que, dans le triage, on en conserva de mauvais, et de ce que les tonneaux n’avaient été ni assez fumés ni assez séchés. L’équipage ne recevait d’ailleurs que les deux tiers de sa ration ordinaire ; mais une si petite quantité de biscuit étant à peine suffisante quand il est bon, était bien loin de l’être alors qu’il y en avait la moitié de pouri. Les hommes ne se plaignaient point : ce jour cependant le premier aide du maître vint dire avec amertume au capitaine que ni lui ni ses camarades n’avaient de quoi se rassasier ; et lui montra en même temps des restes de son pain pouris et puans. Ses remontrances eurent de l’effet, et tout l’équipage reçut une ration ordinaire. Le capitaine sembla recouvrer ses forces à mesure que nous avançâmes vers le sud ; mais ceux qui étaient attaqués de rhumatismes se trouvaient aussi indisposés que jamais. »

Cook continue ainsi : « Le vent ayant tourné au nord, et la brume continuant, je courus à l’est, sous les basses voiles et les huniers, tous les ris pris. Mais nous ne pûmes pas long-temps porter ces voiles ; car, avant huit heures du soir, le vent, qui devint une tempête, nous obligea de mettre en travers sous le perroquet d’artimon, jusqu’au matin du 16 ; le vent ayant alors beaucoup diminué et passé à l’ouest, on hissa les basses voiles et les huniers, tous les ris pris, et je fis route au sud. Bientôt le ciel s’éclaircit, et soir notre latitude fut de 56° 48′ sud, et notre longitude de 119° 10′ ouest.

» Nous continuâmes ainsi jusqu’au 18, que nous courûmes au sud-ouest, avec un vent de sud-est, étant par 61° 9′ de latitude sud, et 116° 7′ de longitude ouest. À dix heures du soir, il y eut un calme qui dura jusqu’à deux heures du lendemain au matin : le vent qui s’éleva du nord fraîchit bientôt, et se fixa au nord-est ; j’en profitai pour gouverner au sud, jusqu’à midi du 20, que nous étions par 62° 34′ de latitude, 116° 24′ de longitude ouest ; un nouveau calme survint.

» Dans cette position, nous avions en vue deux îles de glace, dont l’une semblait aussi large que la plus grande de celles que nous avions rencontrées jusqu’ici : elle n’avait pas moins de deux cents pieds de hauteur ; elle se terminait par un pic ressemblant à la coupole de l’église cathédrale de Saint-Paul de Londres. Comme une grosse houle venait de l’ouest, il n’était pas probable qu’il y eût une terre entre nous et le méridien, de 133° 30′, qui était notre longitude sous cette latitude, quand nous fîmes le nord. Durant toute cette route, nous n’avions rien vu qui pût nous porter à croire que nous étions dans les environs d’une terre. À la vérité, nous avions aperçu souvent du goémon ; mais je suis sûr que ce n’est pas un signe assuré de la proximité de terre, puisqu’on en rencontre sur toutes les parties de l’Océan. Après un calme de quelques heures, nous eûmes un vent de sud-est ; mais il fut très-incertain, et accompagné de grosses ondées de neige : enfin il se fixa au sud-sud-est, et nous forçâmes de voiles à l’est. Le vent fut d’un froid perçant, et accompagné de neige avec du verglas.

» Du 22 au 25, je m’avançai du 62e. degré 5′ au 66e. degré 20′ de latitude sud, et du 112e. degré 24′ au 109e. degré 31′ de longitude ouest. On vit deux îles de glace, des pétrels et d’autres oiseaux, en faisant cette route au sud-sud-ouest ; mais rien ne donnait l’espoir de découvrir terre ; le vent soufflait du nord et de l’ouest ; le 25, je naviguai au sud : le vent venait du nord ; le temps était doux et assez agréable, nous n’apercevions pas un seul morceau de glace, ce qui nous parut extraordinaire, car, un mois auparavant, et à environ deux cents lieues à l’est, nous avions été en quelque sorte enfermés par de grandes îles de glace dans cette même latitude. Nous vîmes un pétrel damier, des pétrels bleus, et un petit nombre d’albatros bruns. Nous avions alors neuf petites îles en vue ; et bientôt après nous entrâmes, pour la troisième fois, en dedans du cercle polaire antarctique, par 109° 31′ de longitude ouest. À midi, voyant quelque chose qui ressemblait à une terre au sud-est, on orienta les voiles à l’instant, et je portai dessus. Bientôt nous ne découvrîmes plus rien ; mais je suivis la même route jusqu’à huit heures du lendemain, que nous fûmes bien assurés que ce n’étaient que des nuages, ou une brume épaisse ; je remis le cap au sud avec un joli vent du nord-est, accompagné d’une brume épaisse, de neige et de pluie mêlée de neige.

» Les îles de glace devinrent alors plus fréquentes qu’auparavant, et par 69° 38′ de latitude, et 108° 12′ de longitude ouest, nous rencontrâmes un banc de glaces flottantes. Comme nous commencions à avoir besoin d’eau, on mit deux canots en mer, et on en prit des morceaux, qui donnèrent environ dix tonneaux d’eau douce. Les matelots qui travaillèrent à cette opération eurent froid ; mais ils étaient accoutumés à ces fatigues. Je courus ensuite de petites bordées dans le parage où nous étions, car une brume épaisse nous empêchait de voir à six cents pieds autour de nous ; et, comme nous ne connaissions pas l’étendue des glaces flottantes, je n’osais pas gouverner au sud avant que le temps s’éclaircît. Nous passâmes ainsi la nuit, ou plutôt cette partie des vingt-quatre heures qui répondait à la nuit ; car il n’y avait d’autre obscurité que celle qu’occasionaient les brouillards.

» À quatre heures du matin du 29, la brume se dissipa, et le jour devenant clair et serein, je gouvernai de nouveau au sud, avec un joli vent du nord-est et du nord-nord-est. Je parvins à 70° 23′ de latitude, étant par 108° 5′ de longitude ouest. La déclinaison de l’aiguille aimantée fut de 24° 81′ est. Bientôt le ciel s’embruma, et l’air devint très-froid. Je continuai ma route au sud, laissant derrière nous un morceau de goémon couvert de bernacles, qu’un albatros brun mangeait. À dix heures, nous dépassâmes une île de glace, qui n’avait pas moins de trois ou quatre mille de circonférence. On en voyait plusieurs autres à l’avant. Le temps, devenant brumeux, je serrai le vent au nord ; mais en moins de deux heures le ciel s’éclaircit et je remis le cap au sud.

» Le 30, à quatre heures du matin, nous observâmes que les nuages au-dessus de l’horizon au sud étaient d’une blancheur de neige extraordinairement brillante. Nous savions que cet indice annonçait une plaine de glace : bientôt on la découvrit du haut des mâts ; et à huit heures nous étions près de ses bords ; elle s’étendait à l’est et à l’ouest, fort au-delà de la portée de notre vue ; et dans la position où nous étions, la moitié méridionale de notre horizon était éclairée par les rayons de lumière qu’elle réfléchissait jusqu’à une hauteur considérable. Je comptai distinctement en dedans de la plaine quatre-vingt-dix-sept montagnes de glace, outre celles qui étaient en dehors, la plupart très-grandes ; elles ressemblaient à une chaîne dont les sommets s’élèvent les uns sur les autres et se perdent dans les nues. Le bord extérieur ou septentrional de cette immense plaine était composé de glaces flottantes ou brisées, empilées et serrées les unes contre les autres de manière qu’aucun corps ne pouvait y pénétrer ; cette bordure avait environ un mille de large : par-derrière, la glace solide ne formait plus qu’une seule masse très-compacte À l’exception des endroits où elle s’élevait en montagnes, la glace était basse et plate ; mais sa hauteur semblait s’augmenter en allant vers le sud ; et de ce côté on n’en apercevait pas l’extrémité. On n’a jamais vu, je pense, de montagnes comme celles-ci dans les mers du Groënland, du moins je ne l’ai lu nulle part, et je ne l’ai point ouï dire ; de sorte qu’on ne doit pas établir une comparaison entre les glaces du nord et celles de ces parages. Il faut convenir que ces montagnes prodigieuses ajoutent un si grand poids aux plaines qui les renferment, qu’il est bien différent de naviguer sur cette mer glacée ou sur celle du Groënland.

» Je ne dirai pas qu’il était partout impossible d’avancer plus loin au sud ; mais la tentative aurait été dangereuse et téméraire ; et, dans ma position, aucun navigateur, je crois, n’y aurait pensé. À la vérité, c’était mon opinion, ainsi que celle de la plupart des officiers, que cette glace s’étendait jusqu’au pôle, ou que peut-être elle touchait à quelque terre, à laquelle elle est fixée dès les temps les plus anciens ; qu’au sud de ce parallèle se forment d’abord toutes les glaces que nous trouvions éparses au nord, qu’elles en sont ensuite détachées par des coups de vent, ou par d’autres causes, et enfin poussées au nord par les courans, qui, sous les latitudes élevées, ainsi que nous l’avons toujours observé, portent dans cette direction.

» En approchant, nous entendîmes des manchots, mais nous n’en vîmes point, et nous n’aperçûmes qu’un petit nombre d’autres oiseaux, et rien autre chose qui pût nous donner lieu d’en conclure la proximité d’une terre. Je crois cependant qu’il doit y en avoir une au sud de cette glace ; et, dans ce cas, les oiseaux ou d’autres animaux ne peuvent habiter que sur la glace elle-même, dont elle doit être entièrement couverte. Comme j’avais l’ambition, non-seulement d’aller plus loin qu’aucun autre navigateur, mais même aussi loin qu’il est possible à un homme de s’avancer, je ne fus pas fâché de rencontrer cet obstacle, qui, en quelque sorte, venait à notre secours, et au moins abrégeait les dangers et la fatigue inséparable de la navigation des parages du pôle austral. Puisque donc il ne me restait aucun moyen d’avancer d’un pouce plus au sud, je virai de bord, et je remis le cap au nord : nous étions alors par 71° de latitude, et 106° 54′ de longitude ouest.

» Heureusement le temps était clair quand nous rencontrâmes cette glace, et nous la découvrîmes assez tôt ; car, dès que j’eus reviré de bord, une brume épaisse nous enveloppa. Le vent était à l’est et soufflait grand frais ; ainsi je pus retourner une seconde fois sur un espace que nous avions déjà examiné. À midi, le mercure, dans le thermomètre, était à 32° et demi ; l’air fut extrêmement froid. Une brume épaisse continua avec des ondées de neige ; et nos agrès furent couverts d’une croûte de glace de près d’un pouce d’épaisseur. L’après-midi du lendemain, la brume s’éclaircit par intervalles ; mais le ciel était sombre et nébuleux, et l’air excessivement froid : cependant dans notre horizon il n’y avait point de glace sur la mer.

» Je continuai à porter au nord avec un vent d’est, jusqu’à l’après-midi du 1er février ; lorsque, rencontrant des glaces flottantes, détachées d’une île au vent, je mis deux canots en mer ; après qu’on en eut pris des morceaux, je poursuivis ma route au nord, et au nord-est, avec de jolis vents du sud-est, accompagnés de beau temps, et quelquefois de neige et de pluie mêlée de neige.

» Le 4, nous étions par 65° 42′ de latitude, et 99° 44′ de longitude ouest. Le lendemain, la force et la position du vent varièrent beaucoup ; il tomba de la neige et de la pluie mêlée de neige. Enfin le 6, après un calme de quelques heures, nous eûmes un vent du sud, qui bientôt fraîchit, se fixa à l’ouest-sud-ouest, et fut suivi de neige et de pluie mêlée de neige.

» Je formai alors la résolution de faire route au nord, et de passer l’hiver suivant en dedans du tropique, si je ne découvrais point de terre avant d’y arriver. J’étais bien persuadé qu’il n’y a point de continent dans cette mer, à moins qu’il ne soit si loin au sud, que les glaces le rendent inaccessible ; et si j’en découvrais un dans l’Océan atlantique austral, il était nécessaire d’employer tout l’été à le reconnaître. D’un autre côté, en supposant qu’il n’y a point de terre dans l’Océan atlantique austral, nous pouvions arriver au cap de Bonne-Espérance en avril, et terminer ainsi l’expédition, du moins relativement à ce continent, premier objet du voyage. Mais, en quittant à cette époque le grand Océan austral, avec un bon bâtiment envoyé expressément pour faire des découvertes, et un équipage en bonne santé, ayant des provisions et des munitions de toute espèce, j’aurais manifesté un défaut de constance, et on aurait pu m’accuser de peu de jugement, puisque je supposais par-là que le grand Océan a été si bien reconnu qu’il n’y reste plus rien à découvrir. Je ne pensais pas ainsi : en effet, quoique j’eusse prouvé qu’il ne peut y avoir de continent que fort loin au sud, il restait encore de la place pour de très-grandes îles dans des parages qui n’avaient pas été entièrement examinés. Plusieurs de celles qu’on y a trouvées jadis n’étaient d’ailleurs qu’inparfaitement reconnues, et leurs positions mal déterminées. Je croyais en outre qu’une campagne plus longue au milieu de cette mer avancerait les progrès de la navigation, de la géographie, et peut-être de l’histoire naturelle, etc. J’avais plusieurs fois communiqué mes idées sur cette matière au capitaine Furneaux ; mais comme alors l’exécution de ces projets dépendait entièrement de notre navigation au sud, qui pouvait durer plus ou moins, suivant les circonstances, je ne pus le lui recommander par mes instructions, pour ne pas courir le risque de manquer le principal objet de l’expédition.

» Puisqu’il ne m’était encore rien arrivé qui m’empêchât de remplir ces vues, je me proposai d’abord de rechercher la terre qu’on dit avoir été découverte par Juan Fernandès il y a environ deux siècles, sous le trente-huitième parallèle ; si je ne la retrouvais pas, de chercher l’île de Pâques ou la terre de Davis, dont on connaît si peu la position, que les tentatives faites dernièrement pour la trouver n’ont pas réussi. Je projetais ensuite de rentrer en dedans du tropique, et de m’avancera l’ouest, en relâchant aux îles que je rencontrerais jusqu’à notre arrivée à Taïti, où je m’arrêterais pour apprendre des nouvelles de l’Aventure. Je pensais aussi à naviguer à l’ouest jusqu’à la terre australe du Saint-Esprit, découverte par Quiros, et que Bougainville appelle les grandes Cyclades. Quiros parle de cette terre comme étant considérable, ou située dans le voisinage de quelque terre étendue ; et comme Bougainville n’a ni confirmé ni réfuté ce dernier point, je crus qu’il valait la peine d’en être éclairci. De cette terre, mon dessein était de gouverner au sud, et de retourner à l’est, entre le cinquante ou le soixantième parallèle sud, me proposant, s’il était possible, de gagner les parages du cap de Horn, au mois de novembre suivant, temps où nous aurions devant nous la meilleure partie de l’été pour reconnaître la portion australe de l’Océan atlantique. Quelque grande que parût cette entreprise, son exécution me semblait possible ; et quand je la communiquai aux officiers, j’eus la satisfaction de voir qu’ils l’adoptèrent avec joie. Je ne leur rendrais pas justice, si je ne déclarais ici qu’ils ont toujours montré beaucoup d’empressement à exécuter toutes les mesures que je jugeais convenables de prendre. Il est à peine besoin de dire que les matelots, de leur côté, donnèrent toujours des preuves d’obéissance et d’activité ; et en cette occasion, ils furent si loin de désirer la fin du voyage, qu’ils se réjouirent de le voir prolonger d’un an, et d’arriver bientôt dans un climat plus doux.

» Je gouvernai alors au nord-nord-est. Le soir, nous fûmes accueillis par une furieuse tempête de l’ouest-sud-ouest, accompagnée de neige et de pluie mêlée de neige. Elle s’éleva si subitement, qu’avant que nous pussions serrer les voiles, deux vieux huniers que nous avions envergués furent mis en pièces, et le reste de la voilure fut fort endommagé. Le coup de vent dura sans la moindre interruption jusqu’au lendemain matin qu’il commença à diminuer ; mais il souffla cependant très-frais jusqu’à midi du 12, qu’il y eut calme.

» Nous étions par 50° 14′ de latitude sud, et 95° 18′ de longitude ouest. Le thermomètre était à 48 degrés. Comme plusieurs oiseaux voltigeaient autour du bâtiment, je profitai du calme pour mettre un canot en mer. Les chasseurs en tuèrent quelques-uns, que nous mangeâmes le lendemain. L’un était de l’espèce de goêland appelé goêland brun ou cordonnier, à peu près de la grosseur d’un corbeau, d’un plumage brun foncé, excepté au-dessous de chaque aile, où il y a des plumes blanches. Les autres oiseaux étaient des albatros et des coupeurs d’eau.

» Nous eûmes une brise du nord-ouest, après un calme de quelques heures, et nous forçâmes de voiles au sud-ouest pendant vingt-quatre heures ; durant cette route, nous vîmes un morceau de bois, un paquet de goêmon et un pétrel plongeur. Le vent ayant tourné plus à l’ouest, je virai de bord, et je forçai de voile au nord jusqu’au 15. »

Forster observe qu’à cette époque un grand nombre de personnes continuaient à être attaquées de violens rhumatismes qui les privaient de l’usage de leurs membres ; mais le sang des malades était si appauvri, qu’ils avaient peu de fièvre. « Quoique l’usage de la chou-croûte eût empêché le scorbut de se manifester pendant le froid, cependant, comme elle est composée de choux, elles n’était pas, dit-il, assez nourrissante pour que nous pussions nous passer de biscuit et de bœuf salé : mais le premier étant pouri, et l’autre presque consumé par le sel, cette nourriture ne rendait pas au corps sa force et sa vigueur. Mon père, qui avait éprouvé des douleurs extrêmes durant la plus grande partie de notre campagne au sud-est, eut des maux de dents, les joues enflées, des maux de gorge, et un malaise par tout le corps, jusqu’au milieu de février, qu’il put monter sur le pont ; il était d’une maigreur effrayante. La chaleur, qui lui était salutaire, fut funeste au capitaine Cook ; sa maladie bilieuse semblait avoir disparu ; mais il manquait toujours d’appétit. En retournant au nord, il fut attaqué d’une obstruction dangereuse qu’il voulut cacher à tout l’équipage : en s’efforçant de manger comme les autres, il accrut le mal au lieu de le guérir. La douleur augmenta tellement, qu’il fut contraint de garder le lit et de recourir à une médecine qui, au lieu de produire l’effet qu’on en espérait, lui causa un vomissement très-fort. Il eut bientôt un hoquet alarmant qui dura plus de vingt-quatre heures, et qui nous fit désespérer de sa vie. On essaya tous les remèdes, et tous les remèdes étaient inutiles. Il passa une semaine entière dans le danger le plus imminent. Notre domestique tomba malade en même temps que le capitaine, et nous manquâmes de le perdre. Mais, depuis cette époque, il devint si faible, qu’il ne put nous être d’aucun service pendant notre route entre les tropiques.

» Comme nous avancions au nord, continue Cook, le changement de l’air nous affecta d’une manière plus sensible. Le 20 février, à midi, nous étions par 39° 58′ de latitude, et 94° 37′ de longitude ouest. Le ciel était clair et agréable ; ce fut le seul jour d’été que nous eussions eu depuis notre départ de la Nouvelle-Zélande. Le thermomètre s’éleva à 66°.

» Nous continuâmes à gouverner au nord, parce que le vent restait dans son ancien point et le lendemain, à midi, nous étions à 37° 54′ de latitude, c’est-à-dire, dans le parallèle où l’on place l’île découverte par Juan Fernandès. Rien cependant n’annonçait une terre dans notre voisinage. »

Le lendemain, à midi, le vent tourna au sud-sud-est, et mit en état de gouverner ouest-sud-ouest. Cook pensa qu’en suivant cette direction, il trouverait plus probablement la terre qu’il cherchait, et cependant il n’avait aucune espérance de réussir, car les lames longues et hautes venaient du même point. Il suivit cependant cette route jusqu’au 25, que, le vent ayant passé de nouveau à l’ouest, il abandonna ses recherches, et navigua au nord, afin d’atteindre la latitude de l’île de Pâques : on était alors par 37° 52′ de latitude sud, et 101° 10′ de longitude ouest.

« J’étais bien assuré, dit Cook, que la terre découverte par Juan Fernandès, si jamais elle a existé, ne peut être qu’une petite île ; car ces parages offrent peu d’espace pour une grande terre, ainsi qu’on le voit clairement par les routes de Wallis et de Bougainville, et par celles de l’Endeavour et de la Résolution. Si l’on veut lire des détails sur la découverte dont il est ici question, on les trouvera dans la Collection des Voyages à la mer du Sud, par Dalrymple[13]. Cet écrivain place la terre sous le méridien de 90°, où je crois qu’elle ne peut pas y être, puisque Bougainville semble avoir reconnu les parages situés sous ce méridien, et nous avions alors exploré le grand Océan depuis le 94e jusqu’au 101e méridien. Il n’est pas probable qu’elle gise à l’est du 90e degré, parce que, dans ce cas, elle aurait été aperçue par les vaisseaux qui vont des parties nord aux parties méridionales de l’Amérique. Pingré, dans un petit Traité sur le passage de vénus[14], donne des détails sur une terre qu’on dit avoir été découverte par les Espagnols en 1714, à 38° de latitude sud, et à cinq cent cinquante lieues de la côte du Chili ; c’est-à dire à 110 ou 111° de longitude ouest, et à 1 ou de la route de l’Endeavour ; il est donc difficile que ce soit là sa position. En un mot, elle ne peut être qu’aux environs du 106e ou du 108e méridien ouest, et alors ce n’est qu’une petite île, ainsi que je l’ai déjà observé.

» Comme une colique bilieuse me retint alors au lit, M. Cooper, le premier officier sous moi, eut la conduite du vaisseau ; je fus fort satisfait de lui. Les symptômes les plus dangereux de ma maladie ne se dissipèrent qu’après bien des soins. M. Patten, chirurgien de la Résolution, me donna des preuves d’habileté comme médecin, et d’une affection sincère, car il fut pour moi comme une garde compatissante ; je reconnaîtrais mal ses soins, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance d’une manière authentique. Quand je commençai à me porter un peu mieux, un chien appartenant à Forster, qui l’aimait beaucoup, fut la victime sacrifiée à la faiblesse de mon estomac. Nous n’avions aucune autre viande fraîche à bord ; je trouvai du goût à cette chair, ainsi que pour le bouillon qu’on en fit, tandis que je ne pouvais supporter aucune autre nourriture : ce mets, qui aurait rendu la plupart des Européens malades, me donna de la force et avança ma convalescence : tant il est vrai que la nécessité ne connaît point de loi.

» Le 28, étant par 33° 7′ de latitude sud, et 102° 33′ de longitude ouest, nous commençâmes à voir des poissons volans et des noddis, qui, à ce qu’on dit, ne s’éloignent pas à plus de soixante ou quatre-vingts lieues de terre ; mais on n’en est pas bien certain. Personne ne sait à quelle distance les oiseaux de mer s’écartent des côtes ; quant à moi, je ne crois point qu’il y en ait un seul sur lequel on puisse compter pour annoncer avec certitude le voisinage de la terre.

» À 30° 30′ sud, et 101° 45′ ouest, nous commençâmes à voir des frégates : un degré plus près de la ligne nous eûmes calme pendant près de deux jours ; et durant cet intervalle la chaleur fut insupportable ; mais une très-grosse houle du sud-ouest se fit sentir. Le scorbut faisait de grands progrès ; Forster fils en eut une forte atteinte. Des taches livides, les gencives gâtées, l’enflure de ses jambes, jointes à des douleurs violentes, l’affaiblirent extrêmement dans l’espace de peu de jours ; son estomac était dérangé ; il ne put pas prendreassez de moût de bière pour dissiper le mal. Beaucoup d’autres personnes, qui se traînaient péniblement sur les ponts, étaient dans le même cas, et le chirurgien même eut une maladie bilieuse qui fit craindre pour ses jours.

» Cependant on rencontrait déjà un grand nombre d’oiseaux, tels que des frégates, des pailles-en-cul, des noddis, des fauchets, etc. On vit plusieurs morceaux d’éponge et d’une petite feuille sèche ressemblant à une feuille de laurier ; bientôt après, un serpent de mer pareil à celui qu’on avait découvert auparavant aux iles du tropique, et une grande multitude de poissons. On prit quatre bonites, qui furent très-agréables à l’équipage, et surtout au capitaine, qui sortait de maladie. La moindre pesait vingt-trois livres. On n’avait pas mangé de poisson frais depuis cent jours.

» Le 11 mars, à huit heures du matin, on vit du haut des mâts une terre dans l’ouest ; et à midi on l’observa de dessus le pont à la distance d’environ douze lieues.

» Il est difficile de décrire la joie que ressentit l’équipage. On avait passé trois mois et demi sans voir terre ; les tempêtes, les calmes, les changemens de climat, la mauvaise nourriture et les fatigues de toute espèce avaient affaibli tout le monde. Chacun reprenait son courage et sa gaieté.

» Je ne doutai point, dit Cook, que ce ne fut la terre de Davis ou l’île de Pâques ; car son aspect, du point où nous étions, correspondait parfaitement à ce qu’en dit Wapfer. Elle se montrait comme une masse noire peu agréable à la vue. On s’amusa à prendre des requins, dont plusieurs nageaient autour du vaisseau, et se jetaient avidement sur l’hameçon, qui était amorcé de porc ou de bœuf salé.

» En approchant de l’île nous découvrîmes des habitans à l’aide de nos lunettes. À mesure que nous avancions, la terre ne semblait pas très-fertile : elle offrait peu de verdure, et on y voyait à peine quelques buissons ; mais, dans notre situation, le rocher le plus stérile était un charmant spectacle. Ce qui attirait davantage nos regards, c’étaient les statues que l’équipage de Roggeween prit pour des idoles[15]. Nous vîmes plusieurs feux allumés auprès de ces statues. Les Hollandais, qui en aperçurent aussi, les prirent pour des sacrifices aux idoles ; mais il paraît plus probable qu’ils étaient uniquement destinés à cuire les alimens des insulaires. Nous passâmes la nuit à courir des bordées, afin de nous tenir au vent de l’île, et aussi près que nous le pourrions, pour chercher un mouillage le lendemain. Nous eûmes en même temps l’occasion de remarquer l’exactitude avec laquelle notre vaisseau trouvait la longitude. Nous étions arrivés directement à cette île, quoique plusieurs autres navigateurs, tels que Byron, Carteret, Wallis et Bougainville, l’eussent manquée, après avoir pris leur point de départ d’une île aussi peu éloignée que celle de Juan Fernandès. Il paraît que le capitaine Carteret s’égara uniquement à cause d’une latitude fautive dans les tables géographiques qu’il consulta. Nous admirions avec raison la construction ingénieuse de nos deux montres marines. Malheureusement celle de M. Arnold s’arrêta immédiatement après avoir quitté la Nouvelle-Zélande, au mois de juin 1773 ; mais celle de M. Kendall a marché parfaitement jusqu’à notre retour en Angleterre. Il semble cependant que dans une longue route il faut plus compter sur les observations des distances de la lune au soleil et aux étoiles, si elles sont faites avec de bons instrumens, que sur les garde-temps. La méthode de déduire la longitude d’après les distances du soleil et de la lune, ou de la lune et des étoiles, une des découvertes les plus précieuses qu’ait faites la navigation, doit immortaliser ses premiers inventeurs. Tobias Mayer, professeur allemand à Gottingen, fut le premier qui entreprit la tâche laborieuse de calculer des tables à cet effet ; et le parlement d’Angleterre a accordé une récompense à ses héritiers. Depuis sa mort, de nouveaux calculs ont rendu sa méthode si facile, que la longitude en mer ne sera peut-être jamais déterminée avec plus de précision par aucun autre moyen.

» La latitude de l’île de Pâques correspond, à une ou deux minutes près, avec celle qui est marquée dans le journal manuscrit de Roggeween, et sa longitude n’est fautive que d’un degré. La latitude que lui donnent les Espagnols et aussi exacte ; mais ils se trompent d’environ trente lieues sur la longitude.

» À la pointe méridionale de cette île le rivage s’élève brusquement ; il est composé de roches brisées, dont l’aspect poreux et la couleur noire et ferrugineuse annonçaient des restes d’un feu souterrain. Nous observâmes surtout deux rochers isolés et situés à environ un quart de mille au large de cette pointe : la forme de l’un était singulière ; il ressemblait à une colonne ou obélisque énorme, et tous les deux étaient habités par une quantité innombrable d’oiseaux de mer, dont les cris discordans assourdissaient nos oreilles. Bientôt nous découvrîmes une autre pointe à peu près à dix milles de distance de la première, et à mesure que nous avancions nous remarquions que le terrain s’inclinait doucement vers la mer. À l’aide de nos lunettes nous aperçûmes sur cette pente plusieurs plantations : cependant la surface de l’île paraissait en général aride et sèche, et ces plantations étaient si clair-semées, qu’elles ne nous donnaient pas l’espoir de trouver d’abondantes provisions. Mais nos yeux, privés si long-temps du doux spectacle de la verdure, se portaient sans cesse sur cette île, où nous découvrions les habitans presque nus qui descendaient précipitamment du haut des collines pour se rendre sur le bord de la mer. Nous ne vîmes pas qu’ils eussent des armes, ce qui nous fit bien augurer de leurs dispositions pacifiques.

» Bientôt, dit Forster, une pirogue montée par deux hommes s’approcha de nous ; ils apportaient une provision de bananes mûres. Dès qu’ils furent près de nous ils demandèrent une corde, afin d’y attacher les bananes, et prononcèrent les mêmes mots dont les Taïtiens se servent. Ce fut un singulier spectacle que celui qu’offrait tout l’équipage, qui s’approcha pour contempler les bananes. Chacun désirait manger de ces beaux fruits. Toutes les physionomies respiraient la joie. Au moins cinquante d’entre nous s’efforcèrent de commencer une conversation avec les insulaires de la pirogue ; et comme tout le monde leur parlait à la fois, ils ne pouvaient répondre. Le capitaine Cook leur jeta des rubans, des médailles et de la verroterie, pour les remercier de leurs présens. Ils parurent les admirer beaucoup, et les emportèrent sur-le-champ à terre. En nous quittant, ils attachèrent à une ligne de pêche, qui pendait à l’un des côtés du bâtiment, une petite pièce d’étoffe de la même écorce que celle des Taïtiens, et peinte en jaune. D’après quelques paroles qu’ils proférèrent, nous conclûmes que leur langue est un dialecte du taïtien, qui est ainsi répandu jusqu’aux deux extrémités du grand Océan ; tout d’ailleurs en eux confirmait cette opinion, et annonçait que les deux peuples ont une origine commune. Ils étaient d’une stature moyenne, mais un peu mince ; leurs traits ressemblaient à ceux des Taïtiens, mais ils étaient moins agréables ; l’un d’eux avait une barbe d’environ un demi-pouce ; l’autre ne paraissait pas âgé de plus de dix-sept ans. Ils étaient tatoués comme les naturels des îles de la Société, des îles des Amis et de la Nouvelle Zélande ; mais ce qui nous frappa le plus, ce fut la grandeur de leurs oreilles, dont l’extrémité inférieure était si allongée, qu’elle posait presque sur l’épaule, et percée d’un très-grand trou où l’on aurait pu mettre aisément quatre ou cinq doigts. Leur pirogue à balancier, composée de différentes petites pièces qui n’avaient pas plus de quatre ou cinq pouces de large, et deux ou trois pieds de long, était d’environ dix ou douze pieds de longueur : chaque homme tenait une pagaie, dont la pale était aussi de plusieurs pièces. Tous ces faits sont d’accord avec ce que dit le Voyage de Roggeween.

» Le 13 mars, dit Cook, on jeta l’ancre, tandis que dans un canot le maître sondait le mouillage : un insulaire qui s’approcha de lui à la nage demanda instamment d’être amené au bâtiment, où il passa deux nuits et un jour. La première chose qu’il fit après avoir monté à bord, fut de mesurer la longueur du navire, depuis le couronnement jusqu’à l’avant, et nous remarquâmes que, pour compter les brasses, il exprimait les nombres par les mêmes termes que les Taïtiens : son langage était d’ailleurs inintelligible pour nous.

» Dès que les insulaires avaient observé notre canot en mer, ils s’étaient rassemblés sur le rivage, près de l’endroit où notre détachement semblait vouloir aborder. Au milieu d’une foule d’hommes, nous en vîmes quelques-uns revêtus d’une brillante étoffe jaune, ou plutôt couleur d’orange, et nous les prîmes pour des chefs. Nos yeux débrouillaient aussi l’aspect des maisons, qui paraissaient très-basses et longues ; elles ressemblaient beaucoup à un canot retourné la quille en haut.

» L’insulaire que le maître amena à bord avait environ cinq pieds huit pouces, et beaucoup de poil sur la poitrine et sur tout le corps. Son visage était brun foncé, sa barbe forte, mais coupée court, et noire comme les cheveux de sa tête, coupés de même très-court. Le tatouage de ses jambes offrait des compartimens d’un goût que je n’ai remarqué nulle part. Tout son vêtement consistait en un ceinturon auquel pendait un réseau trop clair pour rien cacher à la vue ; un os plat, à peu près de la forme d’une langue, et d’environ cinq pouces de long, tenait à un collier et tombait sur sa poitrine. Il nous dit que c’était un os de marsoin (ivi-toharra), et il se servait précisément des mêmes mots qu’aurait employés un Taïtien. Afin de se faire mieux entendre, il lui donna aussi le nom d’ivi-ieka ; nous reconnûmes que ces mots signifiaient l’os d’un poisson[16].

» Le maître nous raconta que dès que l’Indien se fut assis dans la chaloupe il se plaignit du froid, et qu’il fit des gestes très-intelligibles ; on lui donna une veste ; on lui mit un chapeau sur la tête : ce fut dans cet équipage qu’il parut sur le pont. Nous lui offrîmes des clous, des médailles et des cordons de verroterie ; il nous pria de lui attacher ces derniers autour du front. Il montra d’abord de la crainte et de la défiance, et demanda si nous le tuerions comme un ennemi (matté-toa). Mais quand nous l’eûmes assuré qu’on le traiterait fort amicalement, il se crut en sûreté, et au lieu de témoigner de l’inquiétude, il ne parla que de danser (héva). Nous eûmes peine à le deviner au premier moment ; mais après lui avoir fait nommer différentes parties du corps, nous reconnûmes bientôt que son langage approchait de celui des îles de la Société. Lorsque nous prononcions un mot qu’il n’entendait pas, il le répétait plusieurs fois, avec des regards qui exprimaient fortement son ignorance. À l’approche de la nuit, il dit qu’il voulait aller dormir, et se plaignit encore du froid. Forster père lui donna une étoffe de Taïti, de l’espèce la plus épaisse ; il s’en couvrit, en disant qu’il la trouvait assez chaude. On le mena ensuite à la chambre du maître ; il s’y coucha sur une table, et dormit tranquillement toute la nuit.

» Oedidi, qui avait déjà montré de l’impatience d’aller à terre, fut très-charmé de trouver que les habitans de cette île parlaient presque sa langue ; il entreprit plusieurs fois de converser avec l’insulaire qui était à bord ; mais il fut interrompu par les questions que d’autres personnes du vaisseau adressaient à notre hôte.

» Comme nous avions mouillé trop près des bords d’un banc de sable, dit Cook, une brise de terre nous chassa en mer le 14 à trois heures du matin. Tandis que l’on revenait jeter l’ancre moins près du bord, j’allai à terre avec les savans et le Taïtien pour examiner l’île et ses productions. Nous débarquâmes au milieu de cent insulaires rassemblés, et si impatiens de nous voir, que quelques-uns se jetèrent à la nage pour venir au-devant des canots. Ayant compris par mes signes que nous voulions manger, ils nous apportèrent des patates, des bananes et des cannes à sucre qu’ils échangèrent contre des clous, des miroirs et des morceaux de drap.

» Ils se montrèrent bientôt habiles voleurs, et aussi escrocs dans leurs marchés qu’aucun des peuples que nous avions vus jusqu’alors. Il était difficile de conserver nos chapeaux sur nos têtes, et de garder ce que nous avions dans nos poches, pas même ce qu’ils nous avaient vendu ; car ils saisissaient la première occasion de nous l’enlever ; de sorte que nous achetions deux ou trois fois les mêmes choses, et que nous finissions par ne pas les avoir.

» Avant mon départ d’Angleterre, j’appris qu’un bâtiment espagnol avait visité l’île de Pâques en 1769. Nous en vîmes des preuves chez les habitans : un homme avait un assez bon chapeau européen à rebord, un autre une veste, un troisième un mouchoir de soie rouge. Ils semblaient aussi connaître l’usage des armes à feu et en avoir peur.

» Les vêtemens de ces insulaires, dit Forster, consistent en un ceinturon, d’où pend un morceau d’étoffe ou un réseau. Un petit nombre ont des manteaux peints en jaune qui descendent jusqu’aux genoux : on leur vit peu d’armes ; quelques-uns avaient des lances armées, à pointe triangulaire, de cette lave noirâtre qu’on appelle agate d’Islande, et des massues sculptées à une extrémité. Leur figure annonçait la stérilité du pays ; on n’en vit pas un seul de grande taille ; leur avidité montrait leur pauvreté ; leur corps et leur visage étaient tatoués : les femmes avaient des piqûres en place de mouches ; elles s’étaient barbouillé le visage avec de la craie rouge et du blanc ; leurs traits sont minces et comme resserrés, mais non sauvages ; leur nez est un peu aplati entre les yeux ; leurs lèvres sont moins épaisses que celles des nègres, leurs yeux petits, d’un brun foncé, leurs cheveux noirs, courts et bouclés : les femmes les portent longs. Les hommes mettent sur leur tête une couronne d’herbe, couverte d’un grand nombre de longues plumes noires, ou d’énormes chapeaux de plumes de goêland brun, ou d’un cercle de bois entouré de plumes blanches. Les femmes ont un grand et large chapeau pointu en avant et fait de nattes ; elles ont des colliers et des pendans d’oreilles de coquillage. Elles ne brillent pas par leur chasteté ; leur nombre est petit relativement à celui des hommes.

» Après avoir passé quelque temps sur le rivage parmi les insulaires, nous pénétrâmes dans l’intérieur des terres. Toute la campagne était couverte de rochers et de pierres de différentes grandeurs, qui, par leur couleur noirâtre et leur aspect poreux, semblaient avoir été exposés à un grand feu. Deux ou trois espèces de plantes chétives croissaient au milieu de ces pierres, ce qui donnait un air de vie à ce pays inanimé d’ailleurs. À environ cinquante pieds du lieu du débarquement, nous vîmes une muraille perpendiculaire de pierres de taille d’environ un pied et demi ou deux pieds de long, et d’un pied de large : sa plus grande hauteur était d’environ huit pieds ; mais elle diminuait insensiblement en pente des deux côtés ; toute la longueur était d’environ soixante pieds. On est surpris de voir que ces pierres sont jointes d’après les règles les plus précises de l’art, et s’emboîtent de manière à former un morceau d’architecture durable. Le grain n’en est cependant pas très-dur ; c’est une lave noirâtre, brune, poreuse et cassante. Le terrain s’élève tellement du bord de la mer vers le centre de l’île, qu’une seconde muraille parallèle à la première, dont elle n’était éloignée que de soixante pieds, n’avait pas plus de deux ou trois pieds de hauteur. Du terreau et des herbages remplissaient tout l’espace entre les deux murailles. Cent cinquante pieds plus loin, au sud, nous trouvâmes un autre espace élevé, dont la surface était pavée de pierres semblables à celles qui formaient les murailles ; une colonne d’une seule pierre, placée au milieu de cet emplacement, représentait une figure humaine à mi-corps, d’environ vingt pieds de haut, et de plus de cinq de large. La grossièreté du travail de cette figure annonce l’enfance des arts. Sur une tête grossièrement dessinée on aperçoit à peine les yeux, le nez et la bouche : les oreilles excessivement longues, suivant la coutume du pays, sont moins mal représentées que le reste. Le cou est gros et court, et on ne distingue presque pas les épaules et les bras. Sur le sommet de la tête s’élève un énorme cylindre de pierre, de plus de cinq pieds de diamètre et de hauteur, placé tout droit. Ce chapiteau, qui approche de celui que des figures de divinités égyptiennes portent sur leur tête, est d’une pierre différente du reste de la colonne, et plus rougeâtre. La tête et ce qui la surmonte font la moitié de toute la figure. Nous n’avons pas remarqué que les naturels rendent aucun culte à ces colonnes ; ils paraissent cependant avoir pour elles de la vénération ; car ils témoignaient du mécontentement lorsque nous marchions sur l’espace pavé, ou sur les piédestaux, ou que nous en examinions les pierres.

» Un petit nombre d’insulaires nous accompagnèrent plus loin dans le pays, près de quelques buissons, où nous espérions rencontrer de nouvelles plantes ; ce n’était qu’une petite plantation de mûriers à papier. Nous découvrîmes aux environs des groupes d’hibiscus populneus, qui se trouve aussi dans les îles de la Société, où les insulaires l’emploient dans leur teinture jaune ; enfin nous vîmes un mimosa, le seul arbrisseau qui fournisse des massues, et du bois assez gros pour raccommoder les pirogues.

» À mesure que nous avancions la surface du pays devenait plus stérile et plus hérissée de rochers épars, dans le désordre du chaos. Il paraît que le petit nombre d’habitans qui nous reçurent au débarquement formait le gros de la nation : car nous n’en rencontrâmes pas d’autres dans notre promenade : nous n’aperçûmes même que dix ou douze cabanes, quoique notre vue embrassât une grande partie de l’île ; l’une des plus jolies était située sur un monticule, à environ un demi-mille de la mer, et nous y montâmes. Sa construction annonçait la pauvreté et la misère de ses propriétaires, tant elles sont basses et grossièrement construites. Je me traînai à quatre pâtes pour y entrer : l’intérieur de la case était absolument vide ; je n’y vis pas même de l’herbe sur laquelle on put se coucher. Je ne pus me tenir droit dans aucune partie, excepté au point précis du milieu : tout était sombre et triste. Les insulaires nous dirent que la nuit ils occupent ces cases : ils doivent y être entassés les uns sur les autres, puisque le nombre de ces maisons est si peu considérable ; à moins que le bas-peuple ne couche en plein air, et ne laisse ces misérables huttes à ses chefs.

» La cabane que j’examinai était entourée d’une plantation de cannes à sucre et de bananiers en fort bon état, vu la qualité pierreuse du terrain. Les bananiers croissaient tous dans des trous d’un pied de profondeur, faits, à ce que nous supposâmes, pour recueillir la pluie et la conserver plus long-temps autour de la plante. Sur ce mauvais terrain, les cannes à sucre poussent cependant des tiges de neuf ou dix pieds, et contiennent un suc très-doux. Un insulaire que nous trouvâmes le matin nous offrit de ce jus, quand nous lui demandâmes quelque chose à boire. Nous en conclûmes que l’île est dépourvue d’eau ; mais de retour au lieu de débarquement, nous rencontrâmes le capitaine que les naturels avaient conduit très-près de la mer à un puits creusé dans le rocher et rempli d’ordures ; l’eau y était dégoûtante ; et cependant les insulaires en burent avec beaucoup d’avidité. Le capitaine faisait des échanges avec les naturels, dont le nombre était diminué de moitié ; les autres étaient probablement allés dîner : nous remarquâmes de nouveau que la quantité des femmes n’était pas du tout proportionnée à celle des hommes. Le matin elles étaient tout au plus au nombre de quinze ; alors il n’en restait que sept. Elles n’étaient ni réservées ni chastes ; et pour un petit morceau d’étoffe les matelots assouvissaient leur passion. Leurs traits avaient assez de douceur ; mais leurs grands chapeaux pointus leur donnaient l’air des prostituées de profession.

» Quelques officiers, dit Cook, quittèrent le rivage vers neuf heures du matin, et prirent un sentier qui les conduisit vers la partie sud-est de l’île ; ils furent suivis d’une foule nombreuse d’insulaires qui se pressaient autour d’eux. Ils ne s’étaient pas encore avancés bien loin, lorsqu’un homme d’un moyen âge, le visage barbouillé d’une peinture blanche, parut tenant une lance à la main ; il s’avança près de nous, et fit signe à ses compatriotes de se tenir éloignés, et de ne pas inquiéter nos gens. Après y être parvenu, il mit au bout de sa lance un morceau d’étoffe blanche, et conduisit la marche avec ce signal de paix. La plus grande partie du terrain, le long du chemin, parut stérile. Il était composé d’argile dure, et partout couvert de pierres ; néanmoins plusieurs espaces considérables étaient plantés de patates. On vit quelques allées de bananiers qui n’avaient pas de fruits. Vers la partie la plus élevée de l’extrémité méridionale de l’île, le sol, de couleur rougeâtre, paraissait beaucoup meilleur ; l’herbe y était plus longue, et l’on n’y voyait pas autant de pierres que dans les autres endroits ; cependant on n’y aperçut ni maisons ni plantations.

» En nous promenant le long de la côte ajoute Forster, nous découvrîmes la même espèce de céleri qui abonde sur les rivages de la Nouvelle-Zélande, et deux autres petites plantes communes à cette contrée. Je ne puis pas dire si ces plantes sont indigènes dans l’île, ou si elles ont été produites par des semences qu’ont transportées le courant de la mer ou les oiseaux. Nous trouvâmes aussi une plantation d’ignames. Les traits, les coutumes, et la langue du peuple de l’île de Pâques nous rappelant ce que nous avions observé sur les autres îles du grand Océan, nous espérions y voir les animaux domestiques de Taïti et de la Nouvelle-Zélande ; mais, après les recherches les plus soigneuses, je n’y ai remarqué que des poules très-petites et d’un plumage peu fourni ; deux ou trois noddis si apprivoisés, qu’ils se plaçaient sur les épaules des naturels, frappèrent aussi nos regards ; mais on ne peut pas en conclure qu’ils aient un grand nombre de ces oiseaux.

» Vers le coucher du soleil, nous quittâmes l’aiguade pour aller à l’anse où notre canot était mouillé. À l’ouest de l’anse, on voyait trois colonnes placées sur une plate-forme ou piédestal très-élevé. Les naturels donnaient à cette rangée le nom d’hangaroa, et à la colonne seule, celui d’obéena. Dix ou douze Indiens étaient assis à peu de distance de la dernière, autour d’un petit feu auquel ils grillaient des patates. Ils nous offrirent une partie de leur souper. Cette hospitalité nous surprit dans un pays si pauvre, et nous pensâmes aux peuples civilisés qui en pareil cas n’ont presque plus de commisération pour les besoins de leurs semblables.

» Sur le côté est, près de la mer, continue Cook, nos gens rencontrèrent trois plates-formes, ou plutôt les ruines de trois plates-formes de maçonnerie. Il y avait eu sur chacune d’elles quatre grandes statues ; trois étaient tombées ; la chute en avait brisé ou mutilé deux ; de sorte qu’il n’en restait plus qu’une debout ; et une seconde couchée, mais entière. M. Wales mesura celle-ci ; il lui trouva quinze pieds de longueur et six pieds de large au-dessus des épaules. Chaque statue portait sur sa tête une grosse pierre cylindrique d’une couleur rouge, parfaitement ronde : l’une de ces pierres, qui n’était pas la plus grande, avait cinquante-deux pouces d’élévation et soixante-six de diamètre. La partie supérieure de quelques cylindres était enlevée ; mais plusieurs étaient entiers.

» De cet endroit ils suivirent la direction de la côte au nord-est : l’homme qui leur servait de guide marchait toujours le premier, agitant son pavillon. Ils trouvèrent le pays très-stérile l’espace d’environ trois milles, et, en quelques endroits, manquant totalement de terreau, de manière qu’il n’offrait qu’un rocher nu, qui semblait être une mauvaise espèce de minerai de fer. Au-delà, ils parvinrent à la partie la plus fertile de l’île : ce canton était entremêlé de plantations de patates, de cannes à sucre et de bananiers, moins hérissé de pierres que ceux qu’ils venaient de passer, mais sans eau ; les insulaires leur en apportèrent cependant à deux ou trois reprises différentes ; et comme ils avaient une soif ardente ils la burent, quoiqu’elle fût saumâtre et puante. Ils passèrent aussi devant des huttes dont les propriétaires vinrent à leur rencontre, et leur offrirent des patates grillées et des cannes à sucre, et, se mettant devant le premier de nos Anglais, qui marchaient de file pour profiter du sentier, ils leur en donnèrent à chacun une. Ils observèrent la même méthode dans la distribution de l’eau. Ils eurent soin que les plus altérés n’en bussent pas trop, de peur qu’il n’en restât point pour les derniers. Mais tandis que ces généreux insulaires s’efforçaient d’apaiser la faim et la soif des étrangers, d’autres tâchaient de leur enlever tout ce qu’ils avaient reçu en présent. Pour prévenir des suites plus funestes, nos gens furent obligés de tirer un coup de fusil chargé à petit plomb sur l’un d’eux, qui eut l’audace d’arracher un de nos sacs. Le plomb l’atteignit au dos ; alors il abandonna le sac, fit quelques pas en s’enfuyant, et ensuite tomba ; mais il se releva bientôt et marcha.

» Ils observèrent en passant un grand nombre d’Indiens rassemblés sur une colline, tenant des piques à la main, mais qui se dispersèrent à la voix de leur compatriote, excepté cinq ou six, l’un desquels semblait être un homme d’importance : il était robuste et bien fait, d’une physionomie ouverte, avait le visage peint, le corps tatoué, portait un hahou ou vêtement meilleur que celui des autres, et un grand chapeau de longues plumes noires ; il aborda nos gens ; et, pour les saluer, il étendit ses bras avec les deux mains fermées qu’il éleva au-dessus de sa tête, les ouvrit ensuite le plus qu’il lui fut possible, et les laissa retomber peu à peu sur ses côtés. Le porte-étendard donna son pavillon blanc à cet homme, qui paraissait être le chef de l’île ; celui-ci le remit à un autre, qui le porta devant eux le reste du jour.

» Avant l’arrivée de cet homme, les insulaires avaient averti les Anglais de l’approche de leur eri ou eriki. Comme en nous faisant des présens, continue Forster, ils avaient prononcé le mot héo[17], ce qui signifie ami, nous allâmes offrir des dons à l’eri en prononçant héo. Nous demandâmes son nom, et on nous dit qu’il s’appelait Ko-Tohétaï. Nous voulions savoir s’il était chef seulement d’un canton ou de tout le pays, et sur cela il étendit son bras comme pour embrasser l’île entière, et dit ouaïhou. Afin de lui montrer que nous le comprenions, nous mîmes nos mains sur la poitrine, nous l’appelâmes par son nom, et nous ajoutâmes le titre de roi d’Ouaïhou, ce qui lui fit beaucoup de plaisir. Alors il se mit à causer pendant long-temps avec ses compatriotes. On ne remarqua pas qu’aucun des insulaires lui montrât des égards ou du respect. Dans une contrée si pauvre, le chef ne peut guère s’approprier des honneurs sans empiéter sur les droits naturels de ses camarades, et sans s’exposer à des dangers. Il parut mécontent de ce que nous désirions continuer notre marche, et nous pria de retourner sur nos pas, en nous promettant de nous accompagner ; mais voyant que nous étions déterminés à aller plus avant, il finit ses supplications, et il nous suivit.

» On remarqua que cette partie de l’île était remplie des mêmes statues gigantesques dont on a déjà parlé ; quelques-unes placées en groupes sur des plates-formes de maçonnerie, d’autres isolées et peu enfoncées en terre ; en général, ces dernières sont beaucoup plus grosses que les autres. L’une d’elles, qui était tombée, avait près de vingt-sept pieds de long, et plus de huit pieds au-dessus de la poitrine ou des épaules, et cependant elle paraissait bien moindre qu’une qui était debout : son ombre, un peu après deux heures, suffisait pour mettre à l’abri des rayons du soleil toute la troupe, composée de près de trente personnes.

» La campagne était hérissée partout de pierres irrégulières, poreuses, spongieuses, brunes, noires et rougeâtres, monumens incontestables d’un volcan. Des deux côtés, le terrain était revêtu d’une, graminée vivace de la Jamaïque (paspalum), qui croissait en touffes, et si glissante, que nous ne pouvions pas nous y soutenir.

» Dans un petit enfoncement, sur la partie la plus élevée de l’île, M. Pickersgill rencontra des cylindres pareils à ceux qui couronnent les têtes des statues. Ceux-ci semblaient plus larges qu’aucun des autres ; mais il était trop tard pour s’arrêter à les mesurer. M. Wales pense qu’il existe une carrière d’où l’on a originairement tiré ces pierres, et qu’il n’a pas été très-difficile de les rouler en bas de la colline après qu’elles ont été taillées. Cette conjecture me paraît fort raisonnable.

» L’île de Pâques, ajoute Cook, fut découverte par l’amiral Roggeween en avril en 1722 : quoique la description qu’il en donne ne soit plus d’accord avec l’état actuel du pays, c’est incontestablement la même ; c’est peut-être aussi celle que vit le capitaine Davis en 1686 ; car, en l’apercevant de l’est, elle répond parfaitement à ce qu’en dit Wapfer. Si ce n’est pas la terre qu’il découvrit, celle-ci ne peut pas être située loin de la côte d’Amérique, puisque ce parallèle a été bien reconnu depuis le 80e. jusqu’au 100e. méridien. Le capitaine Carteret la plaçait beaucoup plus loin ; mais, sa route semble avoir été un peu trop au sud. Si j’avais trouvé de l’eau douce, je me serais proposé de passer quelques jours à chercher l’île Basse-Sablonneuse que rencontra Davis, ce qui aurait terminé la question : mais comme il me restait un long chemin à faire avant d’être sûr de remplir les pièces à eau, et comme d’ailleurs j’avais besoin de rafraîchissemens, je n’exécutai pas cette entreprise. Le plus petit délai pouvait entraîner des conséquences fâcheuses pour l’équipage : plusieurs matelots étaient déjà affectés plus ou moins du scorbut.

» Aucune nation ne doit se faire un titre d’honneur de la découverte de cette île ; car aucune contrée n’est d’une moindre ressource aux marins ; point de mouillage sûr, point de bois à brûler, point d’eau douce. La nature a répandu ses faveurs avec bien de la réserve sur ce coin de terre. Puisque rien n’y croît qu’à force de travail, on ne peut pas supposer que les insulaires fassent des plantations au delà de ce qui leur est nécessaire ; et leur population étant peu considérable, ils sont incapables de fournir aux besoins des navigateurs.

» L’île produit des patates douces, des ignames, des racines de tara ou eddy, des bananes, et des cannes à sucre : tout cela est assez bon, surtout les patates, les meilleures que j’aie jamais mangées ; il y croît aussi des citrouilles, mais en si petit nombre, que rien n’était, dans leur opinion, si précieux que l’écale d’un coco. On y voit des coqs et des poules, petits, mais d’un bon goût. Je crois que ces insulaires mangent des rats ; car, ayant rencontré un homme qui en tenait de morts à sa main, il ne voulut pas me les donner, et me fit entendre qu’il se proposait de s’en nourrir. À peine trouve-t-on quelques oiseaux de terre ; ceux de mer sont en petit nombre ; j’y aperçus des frégates, des pailles-en-cul, des noddis, des hirondelles de mer, etc. La côte ne paraît point abonder en poisson, du moins nous n’en avons pas pris un seul à l’hameçon ni à la ligne, et nous en avons aperçu bien peu parmi les naturels.

» L’île de Pâques, ou terre de Davis, nommée par ses habitans Ouhaïou, gît par 27° 5′ 30″ de latitude sud, et 109° 40′ 20″ de longitude ouest. Sa circonférence est d’environ dix ou douze lieues, sa surface montueuse et pierreuse, sa côte escarpée. Les montagnes sont si élevées, qu’on les voit à quinze ou seize lieues : les pointes nord et est de l’île s’élèvent directement de la mer à une hauteur considérable. Entre ces deux pointes, sur la partie sud-est, la côte forme une baie ouverte, dans laquelle je crois que les Hollandais mouillèrent. Je jetai l’ancre à l’ouest de l’île, trois milles au nord de la pointe méridionale. Cette rade est très-bonne avec les vents d’est, mais dangereuse avec ceux de l’ouest, et l’autre, sur la côte sud-est, doit être périlleuse par les vents d’est.

» D’après ces inconvéniens, ainsi que beaucoup d’autres, un navigateur ne touchera jamais à cette île, à moins qu’il n’y soit contraint ou qu’il ne se détourne pas de sa route ; alors la relâche serait avantageuse, car les insulaires vendent avec empressement et à bon marché les rafraîchissement qu’ils ont. Le petit nombre de ceux que nous achetâmes nous fut utile ; mais dans ces parages les vaisseaux doivent avoir besoin d’eau, et l’on n’en trouve point dans l’île. Il fut impossible de faire usage de celle que nous y prîmes ; ce n’était que de l’eau salée qui avait filtré à travers la grève pierreuse dans un puits de pierre. Les insulaires ont exprès construit ce puits, un peu au sud de la grève sablonneuse dont on a fait mention si souvent ; et l’eau y entre par le flux et le reflux avec la marée. Nous en avons vu plusieurs boire de l’eau de la mer.

» L’île est si stérile, qu’on n’y trouve pas plus de vingt espèces différentes de plantes ; et la plus grande partie ne croîtrait pas sans culture. L’espace qu’occupent les plantations est peu considérable en comparaison de celui qui reste en friche. Enfin le sol est pierreux, et partout brûlé par le soleil.

» Quand on considère la misère de ces insulaires, on est étonné qu’ils vendent des provisions dont la culture a dû leur coûter beaucoup de peine et de travail. La mauvaise qualité du sol, la privation d’animaux domestiques, de pirogues et d’ustensiles propres à la pêche, rendent leur subsistance très-difficile et très-précaire. Mais leur goût pour les bagatelles et les curiosités que nous apportions parmi eux, donnant à leurs désirs une force irrésistible, les empêchait de réfléchir sur les besoins pressans que bientôt ils éprouveraient.

» Les habitans de cette île ne semblent pas être plus de six ou sept cents. Ils n’ont que peu de femmes parmi eux, ou bien ils ne leur permirent point, durant notre relâche, de se montrer.

» Ils ont tant d’affinité par le teint, les traits et le langage, avec les habitans des îles du grand Océan situées plus à l’ouest, que l’on est naturellement porté à leur attribuer une origine commune. Il est extraordinaire que la même nation se soit répandue sur toutes les îles, dans ce vaste océan, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’à l’île de Pâques, c’est-à-dire sur presqu’un quart de la circonférence du globe. La plupart de ces peuples ne se connaissent les uns les autres que par de vieilles traditions ; et le laps de temps en a fait en quelque sorte des nations différentes ; chacune a adopté des coutumes, des manières particulières, etc. Un observateur attentif y aperçoit cependant encore de la ressemblance.

» En général les insulaires d’Ouaïhou sont d’une race faible. Je n’ai pas vu un homme de six pieds ; ce ne sont donc pas des géans, comme l’assure une des relations du voyage de Roggeween. Ils sont vifs et actifs ; leurs traits sont assez bien, et leur extérieur n’est pas désagréable : ils sont bons et hospitaliers envers les étrangers, mais aussi portés au vol que les habitans des îles de la Société.

FIN DU VINGT-CINQUIÈME VOLUME.
  1. Les Anglais donnent à cette espèce de sapin d’Amérique le nom de spruce (abies nigra).
  2. Voyez ses Expériences sur l’Électricité. In-4.
  3. Il avait d’abord été décidé que les vaisseaux partiraient dès le mois de mars.
  4. J’en excepte les sauvages de la Nouvelle-Zélande.
  5. Du thé.
  6. Du beurre.
  7. Il était d’une grande taille, mais très-mince, et Forster observe qu’il avait les mains d’une petitesse remarquable.
  8. Cette maladie a, comme on l’a vu précédemment, fait périr Aotourou, le Taïtien que Bougainville avait amené en France, et qui reçut à peu près la même éducation qu’O-maï.
  9. Oédidi et O-maï les appelaient hé-biddhi ; ils disaient que ce mot signifie parens.
  10. Comme les insulaires dont on parlera dans la suite seront souvent comparés aux habitans de Taïti et des îles de la Société, il est à propos d’observer que, les naturels de cet archipel se ressemblant parfaitement sous plusieurs rapports, les usages communs seront indifféremment appelés usages taïtiens ou usages des îles de la Société.
  11. Ko est l’article dans ces îles et à la Nouvelle-Zélande ; il répond à l’O ou l’E de Taïti.
  12. Le même mot, dans le dialecte de Taïti, se prononce eri.
  13. Ce livre a été traduit en français sous ce titre : Voyages dans la mer du Sud par les Espagnols et les Portugais. Paris, 1774, 1 vol. in-8. Voyez page 125, etc. Cette traduction est quelquefois infidèle.
  14. Il est intitulé : Mémoire sur les découvertes faites dans la mer du Sud avant les derniers voyages des Anglais et des Français autour du monde, Paris, 1778, 1 vol. in-4o.
  15. Voyez la relation de ce voyage, qui est intitulée : Histoire de l’Expédition des trois vaisseaux envoyés par la Compagnie des Indes occidentales des Provinces-Unies aux Terres australes en 1721, par M. du B*** (Behrens). La Haye, 1739, 2 vol. in-12.
  16. Ieya à Taïti, et Iké à la Nouvelle-Zélande et aux îles des Amis, signifient un poisson.
  17. Hoa aux îles de la Société, et oua à celle des Amis.