Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Causes des différences de l’espèce humaine

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Causes des différences de l’espèce humaine dans les îles du grand Océan.

» Telles sont les différences les plus remarquables qui forment les variétés des deux grandes races que nous avons observées dans les îles du grand Océan. Il reste à assigner les causes les plus probables qui produisent ces différences remarquables des deux races. L’exposition à l’air libre, l’action du soleil, la manière de vivre, le climat, la nourriture, enfin des coutumes particulières exercent une influence puissante sur la couleur, la taille, les habitudes et la forme du corps ; mais il faut convenir en même temps que ces causes ne sont pas les seules, et que le climat surtout ne produit pas seul des effets aussi extraordinaires ; car les Hollandais établis au cap de Bonne-Espérance depuis cent vingt ans sont toujours blancs et pareils aux Européens à tous égards : en les comparant avec les Hottentots, indigènes de cette partie du monde, on voit que la manière de vivre, et les alimens joints au climat ne suffisent pas même pour produire cette différence, puisque quelques-uns des fermiers hollandais les plus éloignés de la ville du Cap vivent presque de la même façon que les Hottentots leurs voisins. Ils ont de misérables huttes, mènent une vie errante, suivent tout le jour leurs troupeaux, se nourrissent de lait, du produit de leur chasse et de la chair de leurs bestiaux. Si donc le climat opère une altération essentielle, il faut un long espace de temps ; et nos connaissances sur les migrations des peuples étant si imparfaites, et toutes nos observations philosophiques sur cette matière très-modernes, nous ne pouvons guère donner que des conjectures.

» Il faut observer pourtant que, lorsque les peuples blancs du nord vont habiter les climats chauds du tropique, ils changent bientôt, ainsi que leurs enfans, et que peu à peu ils se rapprochent, par la couleur et par d’autres rapports, des anciens habitans ; il est cependant toujours aisé de les distinguer de ces peuplades aborigènes. D’un autre côté, il est vrai aussi que, si les nations nées près de la ligne sont transportées près du pôle, elles conservent leur couleur noire sans aucun changement. Mais dans ces comparaisons il faut toujours avoir égard aux mêmes circonstances ; car si deux Européens également blancs vont habiter sous le même climat chaud, et que l’un, bien vêtu, évite autant qu’il lui est possible de s’exposer à l’air ou au soleil, tandis que l’autre est obligé de travailler en plein air, ayant à peine quelques haillons pour se couvrir, bientôt ils différeront beaucoup de couleur. Si cette diversité dans la manière de vivre a lieu pendant plusieurs générations, les descendans de ces deux hommes ne se ressembleront plus guère.

» Dans le nord de l’Europe les Danois sont d’une blancheur remarquable ; ils ont des yeux bleus et des cheveux roux ou blonds : les Bohémiens, les Polonais, les Russes, et en général toutes les nations slaves ont le teint brun, les yeux noirs, et les cheveux châtains ou noirs, quoique quelques-uns de ces peuples habitent des latitudes plus hautes que les premiers. Il faut chercher ici l’origine de cette différence, non pas dans le climat, mais dans les migrations : les Goths sont sans doute les plus anciens habitans du nord, et par conséquent ils ont eu plus de temps pour se blanchir peu à peu que les tribus européennes des environs, et ils ont eu aussi moins d’occasions de former des mariages et des alliances avec les nations situées plus au sud, qui avaient le teint brun et les cheveux noirs. Les Slaves ou les Sauromates descendent des Mèdes qui habitaient jadis la Perse moderne : ils furent long-temps établis au nord du Caucase et de la mer Noire, pays très-chaud en été ; et au cinquième siècle ils étaient près du Danube, d’où ils se répandirent insensiblement dans les contrées qu’ils occupent aujourd’hui. S’ils conservent toujours le caractère d’une peuplade du sud, cette singularité s’explique par-là. Ils quittèrent le sud à une époque plus récente que les Goths et les autres peuplades teutones, et ils se sont mêlés davantage avec les tribus asiatiques d’un teint plus brun que les Danois et les Goths du nord.

» Il paraît donc s’ensuivre de cet exemple que les peuples plus blancs, exposés à un soleil vif dans les climats chauds, prennent bientôt un teint plus brun ; et quand ils ont une fois pris un caractère fixe, ils le conservent avec très-peu d’altération : mais je suppose qu’ils ne changent point leurs alimens, leur manière de vivre et de s’habiller, et qu’ils ne se mêlent pas avec les nègres, les mulâtres, et les autres peuplades des climats chauds, aborigènes ou mélangées ; autrement il y a tout lieu de croire que leur tempérament et leur teint dégénéreraient insensiblement.

» Si les nègres ou d’autres peuplades au teint noirâtre se transplantent dans des climats tempérés, ou presque froids, ils ne perdent pas aisément leur couleur : s’ils ne se marient pas hors de leur race, les premières générations offrent à peine des altérations parmi les enfans. Le passage du noir au blanc paraît en effet plus difficile que celui du blanc au noir ; l’épiderme admet les rayons du soleil et l’action de l’air, jusqu’à ce que la membrane réticulaire soit colorée de brun ; mais dès qu’elle l’est une fois, rien n’est assez fort pour en arracher la teinte foncée : l’expérience journalière paraît confirmer cette vérité. Un homme qui s’expose seulement un jour à un soleil ardent brunit beaucoup, et six ou huit mois de précautions et de soins ne suffisent pas quelquefois pour le blanchir : il est probable que les premiers germes de l’embryon tiennent de la couleur, de la taille, de la forme et du tempérament des parens, et que deux peuplades différentes venant à diverses époques et par plusieurs voies dans le même climat, mais gardant une manière opposée de vivre, et prenant des nourritures un peu dissemblables, conservent une différence visible dans le teint, la taille, la forme et l’habitude du corps.

» En appliquant cette induction aux deux espèces d’hommes du grand Océan, on supposera, avec assez de vraisemblance, qu’elles descendent de deux différentes races d’hommes : quoiqu’elles vivent à peu près dans le même climat, elles ont conservé une différence de couleur, de taille, de forme, d’habitude de corps et de tempérament. Tâchons de prouver qu’elles viennent réellement de deux différentes races d’hommes.

» Les meilleurs historiens ont toujours pensé que les nations qui en général parlent la même langue sont de la même race ou de deux races qui ont de l’affinité entre elles, à moins que le témoignage bien authentique d’un écrivain contemporain, ou qui a consulté des anciens monumens qui n’existent plus, ne déposent du contraire. Par la même langue, en général, je comprends les dialectes divers d’une langue : il est sûr, par exemple, que le hollandais, le bas-allemand, le danois, le suédois, le norwégien, l’islandais, l’anglais (dans les mots qui dérivent de l’anglo-saxon), le haut-allemand actuellement en usage, et les restes du gothique qui se trouvent dans le Nouveau-Testament d’Ulfila, sont les dialectes dérivés de la même langue primitive. Ces dialectes diffèrent pourtant à beaucoup d’égards ; chacun a des mots particuliers pour des idées que la nation a acquises après s’être séparée de la mère-tribu, et d’autres dont elle s’est enrichie par la conquête ou par ses liaisons avec un nouveau peuple. La plupart des mots, quoiqu’un peu altérés, conservent toujours assez de type original pour montrer aux étymologistes qu’ils appartiennent à la même langue-mère. Ainsi les cinq peuples du grand Océan que j’ai cités comme étant des branches de la première race parlent tous des dialectes qui ont une affinité frappante dans la plupart de leurs mots, et paraissent descendre originairement de la même nation.

» J’ai recueilli des mots de la langue de chaque peuple que nous avons visité, afin de pouvoir juger jusqu’à quel point ces différens langages se ressemblent. J’ai remarqué qu’en général les langues des cinq peuples désignés plus haut, et qui sont ceux des îles de la Société, des îles des Amis, des Marquésas, de l’île de Pâques et de la Nouvelle-Zélande, ne diffèrent qu’en un petit nombre de mots ; que la différence de la plupart de ces mots ne consiste que dans le changement d’un petit nombre de voyelles ou consonnes, et qu’il y en a beaucoup dans tous les dialectes qui sont restés absolument les mêmes. Ces nations descendent donc toutes de la même tribu. Les différences des dialectes proviennent seulement de la difficulté de prononcer des consonnes que quelques insulaires articulent plus aisément, tandis que d’autres les ont entièrement omises. Quand une race émigrante trouva dans sa nouvelle contrée de nouveaux poissons et de nouvelles plantes, il fallut leur donner de nouveaux noms, qui ne peuvent exister dans aucun des autres dialectes. Les qualités de ces animaux, les nouveaux végétaux dont on tirait de nouveaux alimens ou de nouveaux vêtemens exigeaient nécessairement d’autres noms.

» Pour prouver maintenant que les autres nations du grand Océan sont d’une race différente de celles des peuples que je viens de nommer, il suffit de recourir à leurs langages, qui non-seulement diffèrent en tout de l’idiome dont il a été question plus haut, mais qui sont aussi très-distincts l’un de l’autre ; on pourrait dire peut-être qu’ils descendent d’autant de nations différentes, s’il n’était pas inutile de les multiplier sans nécessité, puisqu’en effet on aperçoit quelque ressemblance dans les usages, dans la couleur, les formes et l’habitude du corps.

» Si le lecteur veut remonter jusqu’au continent ou jusqu’aux terres des environs pour trouver les races primitives de ces différens insulaires, il n’a qu’à jeter les yeux sur une carte du grand Océan, il verra que cette mer est bornée à l’est par l’Amérique ; à l’ouest par l’Asie, au nord par les îles de l’Inde, et au sud par la Nouvelle-Hollande. On est d’abord porté à croire que les habitans des îles du tropique viennent originairement d’Amérique parce que les vents d’est sont ceux qui dominent le plus dans ces parages, et que les misérables petites embarcations des naturels peuvent à peine naviguer contre le vent. Mais, après un moment de réflexion, on reconnaît que l’Amérique n’a pas été peuplée très-longtemps avant l’époque de sa découverte. On ne trouva sur cet immense continent que trois états ou royaumes qui fussent un peu considérables, et qui eussent fait des progrès un peu remarquables dans la civilisation. L’origine de ces gouvernemens ne remontait qu’à peu près à quatre cents ans avant l’arrivée de Colomb. Le reste du pays était occupé par quelques familles errantes, tellement dispersées sur cette vaste étendue de terre, que souvent il ne se trouvait pas plus de trente ou quarante personnes sur un espace de cent lieues, et de longs intervalles étaient même absolument déserts ; au contraire, quand les Espagnols découvrirent quelques-unes des îles du grand Océan, peu d’années après la découverte du continent de l’Amérique, ils les trouvèrent aussi peuplées qu’elles le sont aujourd’hui : il n’est donc pas probable que leur population vienne d’Amérique. Si on consulte d’ailleurs les vocabulaires du Mexique, du Pérou, du Chili, et ceux des autres langues américaines, on n’y aperçoit aucune ressemblance, même éloignée, avec les langues des îles du grand Océan. La couleur, les traits, les formes, le tempérament et les usages des peuples d’Amérique et de ses insulaires sont absolument différens. J’ajouterai que les distances de six cents, sept cents, huit cents, ou même mille lieues, qui sont entre le continent de l’Amérique et la plus orientale de ces îles, rapprochées de la petitesse et du peu de solidité de leurs pirogues, prouvent, suivant moi, d’une manière incontestable, que leurs habitans ne sont jamais venus d’Amérique.

» Voyons donc si la population des îles du grand Océan ne vient pas de l’ouest : commençons par la Nouvelle-Hollande. Tous les anciens navigateurs, et surtout le capitaine Cook, en 1770, ont trouvé cet immense continent très-peu habité. La petite taille de ses habitans, la singularité de leurs usages et de leurs habitudes, la privation totale des cocos, des bananes cultivées et des cochons, ainsi que l’état misérable de leurs huttes et de leurs pirogues, annoncent assez que les insulaires du grand Océan ne viennent pas de la Nouvelle-Hollande ; mais ce qui est encore plus convaincant, leur langue est entièrement différente, ainsi qu’on le voit par les vocabulaires.

» Du côté du nord, les îles du grand Océan se trouvent pour ainsi dire liées aux îles des Indes orientales. La plupart de ces dernières terres sont habitées par deux différentes races d’hommes : sur quelques-unes des Moluques on trouve une race noire qui a des cheveux laineux, qui est haute et mince, qui parle une langue particulière, et qui habite les montagnes de l’intérieur du pays : sur différentes îles, ces hommes sont appelés Alfouries ou Haraforas. Les côtes de ces îles sont habitées par une autre nation qui a le teint brun, des formes plus agréables, les cheveux longs et bouclés, et une langue différente, qui est un dialecte du malais. Les montagnes de l’intérieur de toutes les Philippines sont habitées par un peuple noirâtre, robuste, belliqueux, qui a les cheveux crépus, la taille haute, de l’embonpoint, et qui parle une langue différente de celle de ses voisins ; mais sur les bords de la mer habite une race infiniment plus blanche, qui a des cheveux longs, qui parle différens idiomes, et est connue sous des noms divers ; mais les Tagales, les Pampangos et les Bisayas, sont les principales tribus. Les montagnards sont probablement les plus anciens, et les autres sont de race malaise ; car ce peuple, avant l’arrivée des Européens dans ces mers, avait rempli toutes les îles des Indes orientales. La langue de ces tribus a également plusieurs rapports avec celle des Malais. L’île de Formose ou de Taï-ovan renferme aussi dans l’intérieur de ses montagnes une race d’hommes bruns, qui ont les cheveux crépus et la face large ; les Chinais occupent seulement les côtes du pays, surtout les cantons qui sont au nord. Les habitans de la Nouvelle-Guinée, de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Irlande, ont le teint noir : et, par les mœurs, les coutumes, le tempérament et les formes, ils ressemblent beaucoup aux insulaires de la Nouvelle-Calédonie, de Tanna et de Mallicolo, c’est-à-dire à la seconde race des insulaires du grand Océan ; et ces noirs de la Nouvelle-Guinée ont beaucoup de rapport avec ceux des Moluques et des Philippines. Les Ladrones et les Carolines, nouvellement découvertes, sont habitées par une race d’hommes qui a une grande ressemblance avec la première race du grand Océan ; leur taille, leur tempérament, leurs mœurs et leurs usages, tout annonce cette affinité ; et, suivant quelques écrivains, ils ressemblent presqu’à tous égards aux Tagales de Luçon ou de Manille ; de sorte qu’on peut suivre la ligne des migrations par une suite continuelle d’îles, dont la plupart ne sont pas éloignées de plus de cent lieues l’une de l’autre.