Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Des variétés de l’espèce humaine

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Des variétés de l’espèce humaine.

» Nous avons observé surtout deux principales variétés parmi les insulaires du grand Océan : l’une, plus blanche, a le corps musculeux, est grande, bien faite, a le caractère doux et bienfaisant ; l’autre, plus noire, a des cheveux laineux, presque crépus, et elle est plus petite et plus maigre, un peu plus vive, mais plus défiante. La première race habite Taïti et les îles de la Société, les Marquésas, les îles des Amis, l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande. La seconde se trouve à la Nouvelle-Calédonie, à Tanna et aux autres îles des Nouvelles-Hébrides, surtout à Mallicolo. Les Pécherais de la Terre du Feu ne me paraissent pas devoir être rangés parmi les insulaires du grand Océan ; car sans doute ils viennent originairement du continent d’Amérique. Chacune de ces deux races principales se sous-divise en plusieurs variétés, formant des gradations qui rapprochent les deux races ; c’est pourquoi quelques insulaires de la première sont presque aussi noirs et aussi minces que ceux de la seconde ; et dans celle-ci on voit des hommes forts et vigoureux qui pourraient presque le disputer à ceux de la première par la taille et la force ; mais, dans ces cas, les traits caractéristiques généraux font connaître à laquelle des deux divisions principales appartiennent tels ou tels insulaires.

» 1o. Taïti et les îles de la Société voisines offrent les plus beaux individus de la première race ; la nature semble s’y livrer, dans la formation des hommes, à cette richesse, à cette profusion et à cette variété que nous avons observées parmi les végétaux : elle ne se borne pas à un seule type ou modèle. Le bas peuple y est plus exposé à l’air et au soleil ; il fait toutes sortes d’ouvrages sales ; il déploie sa force dans les travaux de l’agriculture, de la pêche ; dans l’art de ramer et de construire des maisons et des pirogues ; enfin il n’a pas toujours des alimens à discrétion. Voilà pourquoi on y observe déjà une dégénération qui rapproche ces hommes de ceux de la seconde race ; néanmoins ils conservent toujours des restes du type original, qui se montre dans toute sa perfection parmi les chefs ou éris et les insulaires d’un rang distingué. Leur peau est moins basanée que celle d’un Espagnol, et n’est pas aussi jaune que celle d’un Américain. Elle est d’une nuance plus légère que le teint le plus blanc d’un habitant des Antilles ; en un mot, c’est un blanc mêlé d’un jaune brunâtre ; mais la teinte n’est point assez forte pour que, sur la joue de la plus blanche de leurs femmes, on n’aperçoive pas aisément si elle rougit. On voit ensuite toutes les nuances intermédiaires jusqu’au brun vif qui touche au teint brun-noir de la seconde race. Leurs cheveux sont communément noirs, forts ; ils flottent naturellement en boucles gracieuses, et l’huile parfumée de cocos qu’on y répand les rend très-luisans. J’en ai vu peu d’un brun jaunâtre ou couleur de sable : souvent les extrémités seules étaient jaunâtres, et les racines, d’un brun plus foncé. Je n’ai remarqué qu’un homme à O-taha dont les cheveux fussent parfaitement roux : son teint, plus blanc que celui de ses compatriotes, était parsemé de taches rousses.

» En général les Taïtiens ont les traits du visage réguliers, doux et agréables ; la partie inférieure du nez est un peu large. La physionomie des femmes est ouverte et gaie, et leurs yeux sont grands, vifs et étincelans : elles ont le visage plus rond qu’ovale, les traits d’une symétrie parfaite, et embellis par un sourire qu’il est impossible de décrire. Le corps, au-dessus de la ceinture, est bien proportionné ; les contours ont un charme et une grâce inexprimables. La plupart des éris et des manahaunés ont une stature athlétique ; mais ils ont toujours quelque chose d’efféminé : les pieds sont un peu larges, et ils s’écartent des proportions du reste du corps. Le bas peuple est aussi généralement bien fait et bien proportionné ; mais il est plus actif, ses membres et ses jointures ont plus de souplesse. Les femmes sont belles pour l’ordinaire, et elles ont même des formes délicates ; leurs bras, leurs mains et leurs doigts sont si bien faits, qu’ils ne dépareraient pas la Vénus de Médicis. Malheureusement l’habitude de marcher pieds nus leur gâte les jambes. En général la taille des éris est haute. J’en ai vu plusieurs de six pieds trois pouces, et un de six pieds quatre : on voit quelquefois parmi le bas peuple de ces hommes de stature gigantesque. Les femmes sont d’une petite taille : il en est peu d’aussi hautes que les hommes, quoique j’aie rencontré une fille de six pieds, et d’autres très-grandes.

» En général ces insulaires sont vifs et gais ; ils aiment à rire et à se divertir ; la bonté, la confiance forment le fond de leur caractère ; leur légèreté les empêche de prêter une longue attention à quelque chose. Il est impossible de fixer leur esprit sur le même sujet. Leur organisation, relâchée par un soleil ardent, produit en eux une extrême indolence et une aversion insurmontable pour le travail. Ceux qui sont riches et puissans mangent tout le jour, et leur vie n’est qu’une suite continuelle de voluptés : leur inactivité va jusqu’à ne pas porter eux-mêmes les alimens à leur bouche, et on leur donne à manger comme aux enfans. La quantité de nourritures succulentes, le charme du climat, la beauté de leurs femmes leur inspirent de l’ardeur pour les jouissances de l’amour. Ils commencent de bonne heure à se livrer à la débauche. Leurs chansons, leurs danses, leurs spectacles dramatiques respirent la volupté. L’hospitalité est d’ailleurs une de leurs vertus ; et s’ils aiment à voler les étrangers, c’est parce que les trésors qu’on offre à leurs yeux excitent chez eux des tentations violentes. À la guerre ils se battent avec bravoure ; en un mot, ils sont aussi aimables que peut l’être une nation sortie récemment de l’état de nature.

» 2o. Les habitans des Marquésas sont les plus beaux hommes du grand Océan, après ceux des îles de la Société : en général leur teint est plus basané, parce qu’ils vivent sous les 9° 57′ sud, par conséquent plus près de la ligne ; ils sont d’ailleurs plus accoutumés à ne point se couvrir le corps : on voit cependant parmi eux des individus un peu plus blancs : les femmes, qui sont communément couvertes, sont presque aussi blanches que celles des îles de la Société : en général les hommes sont forts, nerveux et bien faits ; mais aucun n’est aussi charnu que les Taïtiens. Cette différence provient, je crois, de ce qu’ils ont plus d’activité. Comme la plupart vivent sur les flancs et au sommet des hautes montagnes, où leurs habitations ressemblent à des repaires d’aigles placés sur les cimes inaccessibles des rochers, ils doivent naturellement avoir le corps grêle et mince, puisqu’ils gravissent souvent ces montagnes élevées, et qu’ils respirent un air fort vif dans des cabanes presque toujours enveloppées de nuages. Ils ont la barbe noire et de beaux cheveux. Les femmes et les jeunes gens ont des traits réguliers et agréables, et le visage ovale ; mais les hommes faits tatouent leur corps et leur visage en bandes, en cercles, en lignes, en échiquiers, et ils serrent ces figures si près les unes des autres, que, malgré leur régularité, elles les rendent laids. Les jeunes gens sont pour l’ordinaire très-beaux ; ils serviraient d’excellens modèles pour un Ganymède. La physionomie des femmes est douce et intéressante ; tout leur corps est de la symétrie la plus parfaite ; les extrémités des doigts, des épaules, et les contours de toutes leurs formes sont admirables ; leur taille égale la taille moyenne des hommes : il y en a très-peu, et peut-être n’y en a-t-il aucune qu’on puisse appeler petites. Ces insulaires nous ont paru affables, civils et hospitaliers : ils ont beaucoup de curiosité, et cette légèreté qui forme le caractère général des nations placées sous le tropique ; mais notre relâche parmi eux ayant été très-courte, nous ne pouvons pas donner des détails plus particuliers.

» Nous ne sommes restés qu’une demi-heure à Téoukéa, l’une des îles basses situées entre les Marquésas et Taïti, et nous avons observé que les naturels des deux sexes sont d’une couleur très-brune, de stature moyenne, robuste et bien proportionnée, et qu’ils ont des cheveux noirs : ils ont sur la poitrine, sur le corps, et quelquefois sur les mains, des figures tatouées. Ils nous firent un bon accueil ; et échangèrent des cocos et des chiens contre des clous. Quoique très-nombreux et bien armés, ils n’essayèrent pas de nous insulter. Je ne sais pas cependant ce qu’ils auraient fait si nous avions demeuré davantage à terre, car leur nombre augmentait à chaque moment.

» 3o. Les habitans des îles des Amis ne le cèdent guère ou même pas du tout à ceux des Marquésas pour la beauté. Leur teint est un peu plus brun que celui du bas peuple des îles de la Société : cette teinte d’un brun clair se rapproche beaucoup du rougeâtre ou de la couleur de cuivre, et ne peut par conséquent passer pour une nuance de noir ; les personnages les plus distingués, et la plupart des femmes ont un teint qui approche de celui des Taïtiens, qui l’ont le plus clair. Leur taille est plutôt au-dessus qu’au-dessous de la moyenne ; leurs traits sont mâles et réguliers ; les hommes ne laissent pas croître leur barbe très-longue : ils la coupent avec deux coquilles aiguisées ; leurs oreilles sont percées de deux trous dans lesquels ils placent un petit bâton : leur corps n’offre pas ces contours si beaux et presque féminins des chefs des îles de la Société, mais se distingue par les belles proportions et l’expression de la vigueur : un travail modéré procure à leurs muscles le degré de développement convenable. La taille des femmes est presque égale à celle des hommes ; il n’y a parmi eux personne d’aussi gras que dans les îles de la Société : leur teint brun convient à leurs traits réguliers, à leurs visages ronds, à leurs yeux grands et animés ; un sourire agréable égaie leur physionomie : leur taille est élégante, toutes leurs actions ont de l’aisance et de la liberté. Nous avons observé dans la foule, à Tongatabou, une jeune fille d’environ douze ans, qui avait des traits d’une régularité parfaite, le visage ovale et un charme inexprimable dans l’expression de la physionomie : ses yeux étaient vifs, brillans, pleins de vivacité ; ses longs cheveux frisés flottaient négligemment sur ses épaules ; des fleurs odoriférantes leur servaient de parure ; ses mouvemens étaient pleins de grâces : elle tenait dans ses mains cinq pommes qu’elle jetait et qu’elle rattrapait en l’air avec une habileté et une adresse étonnante.

» Le caractère de ce peuple est réellement aimable : sa conduite amicale à notre égard, quoique nous lui fussions absolument étrangers, ferait honneur à la nation la plus civilisée ; chaque famille nous présentait des alimens et de l’eau de coco avec une hospitalité vraiment patriarcale : toutes leurs actions annonçaient une âme généreuse et une charmante simplicité de mœurs ; ils ont cependant quelques-uns des petits défauts que nous avons observés parmi les Taïtiens. Leurs meubles, leurs armes, leurs manufactures, leur agriculture et leur musique supposent un esprit inventif et un goût délicat.

» 4o. Après cette nation, passons à une peuplade peu nombreuse, à celle de l’île de Pâques : elle n’est pas de plus de neuf cents individus, et est fort inférieure à tous égards aux insulaires dont j’ai déjà parlé, et à la race desquels elle appartient. La taille de ces insulaires est moyenne, c’est-à-dire de cinq à six pieds ; ils sont minces, mais bien proportionnés ; leurs traits ne sont pas beaux. Leur teint est brun, plus foncé que celui des naturels des îles des Amis. Les hommes se couvrent à peine les reins d’un morceau d’étoffe ; les femmes sont, pour l’ordinaire, un peu plus vêtues ; elles sont plus petites que les hommes et ont le visage plus agréable. Les hommes ont tout le corps tatoué, les oreilles percées d’une grande ouverture. Ce peuple est bienfaisant et pacifique ; quelques individus exercent l’hospitalité dans toute son étendue et avec toute la pureté des anciens temps : mais ils sont fort portés au vol. Sur le sol, qui est sec et stérile, on voit de vastes plantations de petites cannes à sucre, de bananes et d’eddoës ; mais le bois et l’eau sont très-rares dans ce pauvre pays. Des restes de plantations sur les montagnes, d’énormes colonnes ou masses de pierres érigées dans les cimetières à la mémoire de leurs chefs et de leurs héros morts, montrent que la population de cette île et la puissance de ces habitans ont dû être autrefois plus considérables qu’aujourd’hui. Quelques-uns de ces monumens ont vingt-sept pieds de haut ; de petits meubles sculptés avec délicatesse, qu’on voit chez cette nation, sont des preuves évidentes de son aptitude pour les arts et de son goût.

» 5o. Loin de cette terre et de toutes les autres îles du grand Océan, habitées par la première race d’hommes, on trouve, près de l’extrémité sud-ouest de cette vaste mer, les deux grandes îles de la Nouvelle-Zélande, peuplées par la même race. Le teint des insulaires est d’un brun jaunâtre, et rendu encore plus foncé par l’usage où ils sont de le tatouer, ou plutôt de le découper en sillons réguliers, qui empêchent souvent la barbe de croître. En général, ils sont d’une grande taille, robustes et formés pour la fatigue ; leurs membres sont vigoureux et bien proportionnés, excepté les genoux, qui sont un peu difformes, parce qu’ils s’appuient trop sur leurs jambes dans leurs pirogues. Les femmes sont communément maigres ; bien peu ont les traits supportables ; leurs genoux sont aussi gros que ceux des hommes ; elles sont maltraitées par leurs maris, qui les chargent de tous les travaux pénibles, comme chez tous les sauvages. Cette nation est hospitalière, sincère et généreuse ; les guerriers y sont intrépides et hardis ; leur inimitié est implacable et cruelle, et leur vengeance va jusqu’à manger leurs captifs. Ils paraissent au reste avoir beaucoup de bon sens, et n’être pas dépourvus de goût et d’industrie.

» Quant aux variétés des hommes de la seconde race des insulaires du grand Océan, elles sont toutes en dedans des tropiques.

» 1o. La Nouvelle-Calédonie, pays très-étendu, quoique proche du continent de la Nouvelle-Hollande, est habitée par une race d’hommes absolument différente des naturels de cette dernière terre, qui sont très-minces, et ils diffèrent à plusieurs égards de tous les insulaires appartenant à la première race répandue sur les îles orientales du grand Océan. La plupart des habitans de la Nouvelle-Calédonie sont grands et robustes ; il n’y en a point au-dessous d’une taille ordinaire ; mais les femmes, qu’on y soumet aux travaux les plus pénibles et les plus vils, sont communément petites. Tous ces insulaires ont le teint noirâtre, ou plutôt enfumé, les cheveux crépus, mais peu laineux ; la barbe touffue, les traits mâles et prononcés ; ils se fendent le bas de l’oreille, et ils l’élargissent comme les habitans de l’île de Pâques. J’ai vu un homme qui y portait dix-huit pendans d’écaille de tortue d’un pouce de diamètre et de trois quarts de pouces de largeur : de beaux contours dessinent leurs membres forts et nerveux. En général, les traits des femmes sont grossiers ; elles ont le visage rond, les lèvres épaisses, la bouche large ; très-peu ont la physionomie agréable ; elles ont cependant les dents belles, les yeux vifs, les cheveux bien bouclés ; le corps de celles qui n’ont pas fait d’enfans est bien proportionné. Ce peuple est d’un caractère doux, bienfaisant et obligeant pour les étrangers ; mais un sol ingrat, leur fournissant à peine une maigre subsistance, ne pouvait nous donner ni racines ni végétaux. Nous y avons laissé un chien et une chienne, avec un verrat et une truie. Ces animaux fourniront peut-être un jour de nouveaux alimens à ces insulaires.

» 2o. Le teint des habitans de Tanna, l’une des Nouvelles-Hébrides, est presque aussi noir que celui des insulaires dont on vient de parler ; quelques-uns seulement l’ont un peu plus clair. Les extrémités des cheveux de ceux-ci sont d’un brun jaunâtre ; les cheveux et la barbe des autres sont toujours noirs et crépus, et quelquefois laineux. En général, ces insulaires sont grands, robustes, bien faits, et ne sont nullement gros ; ils ont des traits mâles et remplis de hardiesse ; bien peu ont une physionomie désagréable. Le teint des femmes ne diffère pas de celui des hommes. Celles qui ne sont pas mariés sont bien faites ; mais presque toutes sont laides, quelques-unes même sont affreuses. Je n’en ai aperçu que deux qui eussent des traits passables et le visage riant ; les deux sexes ont les oreilles percées de grands trous, ils y portent plusieurs gros anneaux d’écailles de tortue : la cloison des narines est trouée aussi, et ils y placent un petit bâton ou une pierre blanchâtre cylindrique. Leurs cheveux sont frisés d’une manière particulière, ce qui fait ressembler leur tête au corps d’un porc-épic qui a redressé ses piquans. Les hommes sont tout nus, seulement ils enveloppent leurs parties naturelles de feuilles attachées par un lien à une corde qu’ils nouent autour de leur ceinture : ils gravent des figures sur leur poitrine et sur leurs bras, et ils y appliquent des plantes qui élèvent la cicatrice au-dessus du reste de la peau. Ils sont bons, paisibles et très-hospitaliers ; ils paraissent être braves dans les combats. Avant de connaître que nos armes étaient meilleures et plus meurtrières que les leurs, un seul homme, avec un dard ou une fronde, se plaçait souvent dans un sentier, et empêchait un détachement de huit ou dix d’entre nous de pénétrer plus avant. Ils furent d’abord défians et jaloux ; mais dès que nous sûmes quelques mots de leur langue, et que nous les eûmes convaincus que nous ne voulions pas leur faire de mal, ils nous laissèrent passer et repasser en liberté. J’ai fait plusieurs milles dans le milieu des terres, accompagné d’une ou deux personnes seulement ; je ne sache pas qu’ils nous aient jamais rien dérobé. Ils montraient quelquefois autant de légèreté que les autres nations du grand Océan, quoiqu’en général ils me paraissent plus sérieux ; mais ils sont vifs, animés, et prêts à rendre tous les services qui dépendent d’eux, et à donner toutes les informations qu’on demande.

» 3o. Les naturels de Mallicolo sont petits, agiles, minces, noirs et laids ; et de tous les hommes que j’ai vus, ce sont ceux qui approchent le plus des singes : leur crâne est d’une construction très-singulière ; depuis la racine du nez, en arrière, il est beaucoup plus déprimé que celui des autres peuples que nous avons eu occasion d’examiner : les femmes sont difformes et laides, et obligées, comme tant d’autres, de servir de bêtes de somme : elles portent les provisions de leurs maris fainéans, et elles soignent seules les plantations. Les Mallicolais ont généralement les cheveux laineux et crépus ; ils se percent les oreilles et le nez ; ils attachent de gros anneaux à leurs oreilles, et passent de petits bâtons ou des pierres dans leur nez ; ils ont le teint couleur de suie, les traits grossiers, les os des joues et la face larges, toute la physionomie extrêmement désagréable, les membres grêles, quoique d’une belle forme, et le ventre tellement serré par une corde, qu’aucun Européen ne pourrait supporter ce pénible état sans tomber malade ; les parties naturelles sont enveloppées et relevées vers la ceinture, suivant la méthode des habitans de Tanna et de la Nouvelle-Calédonie ; l’un de leurs bras est orné d’un bracelet, qu’on leur met quand ils sont jeunes, de manière qu’on ne peut plus l’ôter dans la force de l’âge. J’ai aperçu plusieurs individus couverts de poils sur tout le corps, sans excepter le dos, et j’ai observé la même particularité à Tanna et à la Nouvelle-Calédonie. Les Mallicolais sont agiles, vifs et remuans ; quelques-uns nous semblèrent méchans et malicieux, mais la plupart sont bons et paisibles. Ils aiment la joie et le plaisir, la musique, le chant et la danse. Quoique leurs traits empoisonnés n’aient pas tué les chiens sur lesquels nous les essayâmes, peut-être n’en sont-ils pas moins dangereux ; car ces insulaires nous retenaient la main avec beaucoup d’inquiétude et d’empressement quand nous voulions en essayer la pointe sur nos doigts. Je ne puis pas concevoir d’ailleurs pour quelle autre raison ils prendraient tant de soin de conserver la substance résineuse dont ils les enduisent. Quiros, qui vit la même nation, soupçonna aussi que leurs traits sont empoisonnés ; ce qui peut faire supposer qu’ils sont des ennemis cruels et implacables ; mais, pour leur rendre justice, j’observerai qu’ils se montrèrent envers nous pénétrés d’un sentiment de justice et d’humanité. La plupart d’entre eux prirent de grands soins pour ne pas nous donner des raisons de plaintes, et ils craignaient tellement que leurs compatriotes commençassent les hostilités, qu’ils nous ont paru sentir l’importance d’une première agression, qui pouvait entraîner des représailles de notre côté : de plus, ils ont employé souvent des précautions pour ne pas nous causer de l’ombrage.

» Quoique les habitans de la Terre du Feu n’appartiennent à aucune des races du grand Océan, et qu’ils descendent probablement des habitans de l’Amérique méridionale, nous ne pouvons pas nous dispenser d’en parler ; mais la plupart des voyageurs, et même des historiens, ayant souvent confondu les différens peuples des extrémités de l’Amérique méridionale, je tâcherai d’abord de les classer avec plus de précision.

» Le capitaine Wallis, qui a mesuré les habitans de l’entrée du détroit de Magellan, a trouvé que la plupart avaient de cinq pieds dix pouces à six pieds de haut, et plusieurs six pieds cinq pouces et six pieds six pouces, et un des plus grands avait six pieds sept pouces (mesure d’Angleterre) ; Bougainville n’en a vu aucun qui eût moins de cinq pieds cinq à six pouces (mesure de France), et aucun qui eût plus de cinq pieds neuf à dix pouces : mais l’équipage de l’Étoile en avait rencontré auparavant plusieurs de six pieds. M. de La Giraudais, qui commandait cette flûte, dit que le moindre de ceux qu’il aperçut, en 1766, avait cinq pieds sept pouces de France. M. Duclos-Guyot, qui commandait la frégate l’Aigle, nous apprend que les plus petits de ceux qu’il rencontra en 1766 avaient cinq pieds sept pouces de France, et que les autres étaient beaucoup plus grands. Si l’on en croit Pigafetta, compagnon de Magellan, il vit au port Saint-Julien un peuple haut de huit pieds d’Espagne, c’est-à-dire de neuf pieds quatre pouces d’Angleterre. Knivet, qui visita avec Cavendish, en 1592, le port Désiré, y trouva des hommes de seize palmes, c’est-à-dire de six pieds anglais, en comptant quatre pieds et un demi-pouce pour une palme. Richards Hawkins parle aussi, en 1593, des Américains du port Saint-Julien, qui étaient d’une si haute taille, que les voyageurs les prenaient souvent pour des géans. Quelques Espagnols ont prétendu que derrière le Chili il existe une peuplade haute de dix ou douze pieds ; mais comme ce témoignage est trop vague, et qu’il n’est appuyé sur aucune autorité, nous ne le compterons pour rien. Il paraît donc que sur le continent d’Amérique, près du cap des Vierges, il y a une nation dont les individus sont d’une taille et d’une force extraordinaires ; qu’aucun d’eux n’a moins de cinq pieds dix pouces (d’Angleterre) ; que plusieurs ont plus de six pieds ; qu’un individu mesuré avait six pieds sept pouces, et même que, suivant Pigafetta, quelques-uns ont sept pieds quatre pouces. Dans l’intérieur de l’Amérique méridionale, on trouve des peuplades d’une taille encore plus haute que celle que mesura le capitaine Wallis ; car Falkner, qui passa plusieurs années au milieu de ces nations, dit que le grand cacique Cangapol, qui résidait à Huichin, sur le Rio-Negro, avait sept pieds quelques pouces de haut. Falkner, en se levant sur la pointe de ses pieds, ne pouvait pas lui toucher le sommet de la tête : il ajoute qu’il ne se souvient pas d’avoir vu un Indien qui eût un pouce ou deux de plus que Cangapol : le frère de ce cacique avait environ six pieds : ces deux frères étaient de la tribu des Puelches. Ces peuplades vont rarement sur les bords de la mer, ou aux environs du détroit de Magellan, et par conséquent elles sont peu connues des navigateurs qui touchent sur ces côtes. C’est un étrange phénomène pour nous que de voir toute une nation conserver une taille d’une grandeur si remarquable ; dans nos sociétés, un commerce perpétuel avec des étrangers fait que les races ne se maintiennent pas pures ; la corruption et la débauche des peuples polis rend d’ailleurs la confusion des races encore plus fréquente. Cette dépravation est portée si loin, qu’O-maï lui-même est devenu l’objet de la convoitise de quelques Anglaises de haut rang. Les Puelches au contraire, et les autres Patagons, vivent dans un pays peu fréquenté par des nations différentes de la leur : leurs voisins, les Espagnols du Chili et du Rio-de-la-Plata, ayant très-peu de communication avec eux, ils ont le bonheur de n’être pas troublés par les incursions et les déprédations de ces dangereux ennemis. Ils tirent aisément leur subsistance de la chasse et de leurs nombreux troupeaux sur un sol fertile en pâturages, d’une étendue immense, borné par la mer, et séparé des autres nations par de hautes chaînes de montagnes : cette position empêche l’abâtardissement de leur noble race. Les mariages se faisant toujours parmi des individus d’une grande taille, la haute stature et la force du corps deviennent plus fixes, et déterminées d’une manière plus invariable ; il ne faut pas oublier que, comme la croissance du corps dépend aussi des alimens, du climat et de l’exercice, tout concourt à rendre les Patagons plus forts, plus robustes et plus grands. La chasse leur procure toute sorte de gibier ; le climat est assez doux, et ils ont d’ailleurs des vêtemens de peaux. Enfin ils sont rarement en repos ; ils rôdent dans les terrains immenses de l’Amérique méridionale au sud du Rio-de-la-Plata, jusqu’au détroit de Magellan : ils montent à cheval, ils vont à la chasse, ils se forment à l’usage de leurs armes : ces exercices leur donnent de la force, sans que des travaux trop prématurés et trop violens rapetissent leurs corps, et sans que la disette et la faim affaiblissent leurs organes. Le nord présente un exemple curieux de ces vérités. Les gardes du feu roi de Prusse, et même ceux du monarque actuel, qui sont d’une taille peu commune, vivent à Potsdam depuis plus de cinquante ans ; un grand nombre des bourgeois de cette ville sont aujourd’hui (en 1785) d’une très-haute taille, et on est surtout frappé de la stature gigantesque de beaucoup de femmes : cela provient sûrement des liaisons et des mariages des gardes avec les bourgeoises. D’après tous ces témoignages, il me paraît injuste et indécent de se moquer de ceux qui croient encore qu’il existe à l’extrémité de l’Amérique méridionale des peuplades d’une taille extraordinaire.

» Au sud du détroit de Magellan, sur la Terre du Feu, on rencontre une peuplade abâtardie, qui paraît avoir singulièrement dégénéré des nations du continent. Sa grosse tête, ses larges épaules, sa forte poitrine, même les traits de son visage, prouveraient qu’elle descend des Patagons, quand même Falkner, observateur intelligent et exact, ne nous aurait pas appris qu’elle appartient aux Yacanna-Cunnihs. Il paraît d’après les relations citées plus haut que tous les individus de la grande race vue par Byron, Wallis, Bougainville, La Giraudais et Duclos-Guyot, avaient des chevaux : les bourgades des Yacanna-Cunnihs n’en ont pas ; c’est même de là qu’ils tirent leur nom, car Yacanna-Cunnih signifie homme à pied ; et comme ceux qu’ont observés le capitaine Cook dans son premier voyage, et plusieurs navigateurs hollandais et français, n’avaient point de chevaux, et naviguaient ordinairement sur des canaux d’écorce, cette particularité confirme l’assertion de Falkner : il est cependant possible que les habitans des parties les plus occidentales de la Terre du Feu descendent des Key-yous, tribu des Huillichés, qui appartiennent à la nation des Moluchés, et qui sont petits de taille, mais trapus. Les individus que nous avons rencontrés dans la baie de Noël leur ressemblaient réellement un peu : ils étaient petits, trapus, avaient la tête grosse, le teint d’un brun jaunâtre, les traits grossiers, le visage large, les os des joues proéminens, le nez plat, les narines et la bouche grandes, la physionomie sans expression, les cheveux noirs et lisses qui pendaient autour de la tête d’une manière désagréable, la barbe peu fournie et courte, tout le haut du corps annonçant la force, les épaules et la poitrine larges, le ventre étroit et aplati, le scrotum très-long, les cuisses minces et maigres, les jambes pliées, les genoux larges, et les pointes du pied tournées en dedans ; les pieds ne sont point proportionnés aux parties supérieures : ces hommes sont absolument nus, et ne portent qu’un petit morceau de peau de phoque sur le dos : les femmes ont à peu près les mêmes traits, le même teint et les mêmes formes ; en général, elles ont de longues mamelles pendantes ; outre la peau de phoque ordinaire, un petit morceau de peau d’oiseau ou de phoque couvre leurs parties naturelles : la physionomie de tous ces Pecherais annonce la misère ; ils paraissent doux et pacifiques ; mais leur stupidité est extrême ; ils ne comprenaient aucun de nos signes, très-intelligibles d’ailleurs pour toutes les nations du grand Océan. De tous les mots qu’ils prononçaient nous n’avons distingué que celui de pesserei, qu’ils répétaient souvent de manière à mous faire croire qu’ils voulaient exprimer leur amitié pour nous, et qu’ils trouvaient une telle chose bien. Quand ils parlaient, j’observais que leur langue comprend l’r et l’l précédée d’un th anglais, et qui ressemble un peu à ll des habitans du pays de Galles, et plusieurs sons grasseyés. Ils sentaient l’huile de baleine, et exhalaient une puanteur insupportable, de manière que nous les sentions de loin ; dans les plus beaux jours ils tremblaient de froid. En un mot, la nature humaine ne paraît nulle part dégradée à un état si misérable que chez ces êtres pitoyables, malheureux et stupides.