Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/De la glace, et de sa formation

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De la glace, et de sa formation.

» Rien n’étonne davantage les navigateurs qui se trouvent dans les hautes latitudes que la première vue des masses immenses de glaces qui flottent au milieu de la mer ; et, quoique j’eusse lu un grand nombre de descriptions sur leur nature, leur forme et leur étendue, j’ai été vivement frappé au premier coup d’œil. La magnificence de ce spectacle surpasse de beaucoup l’idée que j’en avais : nous apercevions fréquemment des îles de glace d’un ou deux milles de longueur, et élevées de plus de cent pieds au-dessus de la surface des flots.

» Supposons qu’un corps de glace, dont les côtés sont parallèles, et qui flotte dans la mer, ne montre au-dessus de l’eau que la dixième partie de sa masse ; cette supposition n’est pas trop forte, puisque, suivant Mairan, la glace flottante dans de l’eau douce présente au dehors le quatorzième de sa masse ; et même le docteur Irving a plongé un morceau de la glace la plus solide dans une eau de neige fondue, et les quatorze quinzièmes de la masse sont tombés au-dessous du niveau. Une île de glace d’un mille seulement de longueur, d’un quart de mille de large, et de cent pieds au-dessus de l’eau, contient six cent quatre-vingt seize millions trois cent soixante mille pieds cubes de glace solide ; mais, comme on ne prend ici que la quantité de la glace qui se montre au dehors, il faut y ajouter neuf fois cette même quantité pour ce qui se trouve au-dessous de l’eau : toute la masse doit monter alors à six milliards cent soixante-neuf millions six cent mille pieds cubes de glace solide, et former par conséquent un corps prodigieux.

» La grosseur énorme de ces îles de glace n’est pas le seul objet digne de surprise ; leur nombre infini n’est pas moins étonnant. Le 26 décembre 1773, nous comptâmes cent quatre-vingt-six masses de glace du haut des mâts ; aucune n’était moindre que notre vaisseau : souvent nous étions environnés de toutes parts d’îles de glace, ou obligés de changer de route, parce que des plaines immenses de glace arrêtaient notre marche. Elles étaient précédées de petits morceaux de glace remplis de trous et spongieux, que le mouvement des glaces avait détachés et brisés : au delà nous découvrions des plaines solides d’une immense étendue, et par intervalles des îles d’une dimension étonnante, très-solides, et offrant les formes les plus bizarres de clochers, de rochers, etc. Ces glaces s’étendaient aussi loin que notre vue.

» Nous avons rencontré la glace plus tôt ou plus tard, suivant les différentes saisons et les différens parages. Le 10 décembre 1772 nous aperçûmes des glaces entre les 50e. et 51e. degrés de latitude sud. Le 12 décembre 1773, les premières que nous trouvâmes étaient par 62° ; et le 27 janvier 1775, les premières qui frappèrent nos regards étaient par 60°. Le 24 février nous retournâmes sous le même parage, où vingt-six mois auparavant nous avions été arrêtés par une masse de glace si impénétrable, que nous avions été obligés de faire route à l’est ; mais alors on n’en découvrait pas la moindre trace, non plus qu’à l’endroit où Bouvet a placé son cap de la Circoncision ; car nous avons navigué à diverses reprises sur l’espace qu’il a pris pour une terre. Nous n’avons pu nous tromper sur sa position, puisque nous sommes restés sous le même parallèle pendant un temps considérable.

» Une autre circonstance digne de remarque, c’est que toute la glace flottante en mer donne de l’eau douce quand elle est fondue : on doit cependant avoir soin de ne jamais prendre celle que l’agitation des vagues a rendue spongieuse, parce que cette espèce contient toujours une quantité considérable de saumure dans ses interstices et ses cavités poreuses, et elle n’est ni salubre ni bonne. À la forme et à la position de cette glace, on la distingue aisément de celles qui sont plus solides ; communément elle est en avant des grandes plaines de glaces, et par conséquent plus exposée à l’agitation des vagues : au contraire, sous le vent des grandes îles de glaces, on voit dériver pour l’ordinaire des morceaux flottans de différentes grosseurs ; les glaçons qui sont les plus proches de la grande masse sont en général les plus solides, et par conséquent les plus propres à fournir de l’eau à un vaisseau. On prend les morceaux qui peuvent se monter plus commodément dans la chaloupe ; on les empile ensuite sur le pont, où l’eau salée, qui adhère à la surface, s’écoule bientôt : l’atmosphère plus chaude du navire, et surtout la chaleur du pont, contribuent à dissoudre une partie de cette glace ; on en remplit une chaudière, afin qu’elle se fonde entièrement ; l’on brise les autres pour remplir avec plus d’aisance les pièces à l’eau ; et quand il n’y a plus de place, on met dans les interstices de l’eau tirée de la chaudière, qui fond en peu de temps ces petits morceaux.

» Nous avons toujours vu la mer tranquille sous le vent des portions étendues de glaces flottantes, ou de celles que les bâtimens qui font la pêche du Groënland appellent entassée, c’est-à-dire sur les bords de laquelle la mer et la pression de la glace entassent d’autres petits morceaux. Nous fîmes cette observation en entrant au milieu des glaces flottantes, le 17 janvier 1773, par 63° 15′ de latitude sud ; mais au vent de la glace nous éprouvâmes une grosse houle et un ressac considérable. Quand nous approchions d’une vaste plaine de glace solide, nous observions à l’horizon une réflexion blanche produite par la neige et la glace, et que les navigateurs du Groënland appellent le clignotement de la glace ; de sorte qu’à l’apparition de ce phénomène nous étions sûrs de rencontrer la glace à quelques lieues de distance ; c’était alors aussi que nous apercevions communément des volées de pétrels blancs de la grosseur des pigeons, que nous avons appelés pétrels de neige, et qui sont les avant-coureurs des glaces.

» Les grandes masses de glaces flottantes dans la mer refroidissent beaucoup l’air ; de sorte qu’aux environs on est affecté de ce changement de température. Le 11 décembre 1672, par un temps doux et clair, avant que nous eussions atteint une grande masse de glace d’environ un demi-mille de long, et de cent pieds de haut, le thermomètre sur le pont, attaché au cabestan, se tenait à 41 degrés. Quand nous fûmes sous le vent de la glace, il tomba à 37 degrés et demi ; et quand nous l’eûmes dépassée (il était environ cinq heures de l’après-midi), il remonta à 41 degrés. Le 13 décembre 1772, à la pointe du jour, le thermomètre était à peu près à 32 degrés ; il avait neigé toute la nuit, et il neigeait encore ; le matin, entre sept et huit heures nous approchâmes d’un grand nombre d’îles de glace, dont quelques-unes étaient d’une étendue surprenante. À huit heures, le thermomètre indiquait 31°  ; il se tenait à ce point au moment où nous étions sous le vent de la plus grande des îles ; et après que nous l’eûmes dépassée, le thermomètre ne s’éleva pas au-dessus de ce point, parce que le pont, étant humide de neige, causait une évaporation qui refroidissait l’air, et que nous étions d’ailleurs entourés de toutes parts de grandes masses de glace qui avaient refroidi l’atmosphère environnante. Ces deux exemples tendent donc a prouver que les masses de glace contribuent beaucoup à refroidir l’atmosphère.

» En été, la glace fond peu à peu, parce que la température de l’eau de la mer, dans laquelle elle flotte pendant cette saison, est à quelques degrés au-dessus du point de congélation : et comme la différence de la gravité spécifique de l’air commun à l’eau douce est de près de 0,001 ou 0,001 , à 1,000, en supposant l’un et l’autre de la même température il est évident que l’eau douce doit fondre la glace plus que l’air ordinaire, puisque les particules d’eau en contact avec elle sont plus pesantes ; et par la raison que l’eau de la mer est à l’eau douce comme 1,030 à 1,000, l’eau de la mer doit encore agir plus fortement sur la glace que l’eau douce[1]. Nous avons eu des occasions fréquentes de voir l’effet de l’eau de la mer sur la glace, quand elle en met en pièces de grosses masses qui avaient été rongées peu à peu au-dessous de la surface de l’eau : on entend alors un craquement qui n’est guère moins bruyant qu’un coup de canon ; quelquefois nous en étions si peu éloignés, que nous courions risque d’être écrasés par un rocher de glace qui éclatait brusquement en pièces, et dont les morceaux, se renversant sens dessus dessous, prenaient de nouveaux centres de gravité ; la glace fondue, mêlée avec l’Océan, doit aussi refroidir la température de l’eau de la mer dans les latitudes qui sont entre 50 et 60° sud, où nous avons observé ces différens phénomènes.

» Il paraît incontestable que la glace que nous avons trouvée en plein Océan par 50 et 67°, ou même 71° sud, se forme encore plus loin au sud ; car elle a son origine près de quelque terre, ou en pleine mer. Dans le premier cas, il est évident qu’elle vient d’une région qui est au delà de la route de nos vaisseaux, c’est-à-dire au delà de 60, 67 et 71° de latitude sud, parce que nous n’avons point découvert d’île où ces énormes quantités de glace aient pu prendre naissance. Dans le deuxième cas, si la glace s’est formée loin d’une terre, ce parage doit aussi être plus loin au sud que la route de nos vaisseaux, parce que nous n’avons jamais rencontré de glaces permanentes ; au contraire, elles étaient toujours en mouvement : les glaces flottantes entre 71 et 50° de latitude sud doivent au moins être venues de la glace solide qui est au delà de 71°, ou sous une latitude plus élevée. D’autres navigateurs ont rencontré comme nous des glaces dans les basses latitudes sud, c’est-à-dire par 49, 50, 51 et 52°, au commencement du printemps et de l’été ; il est donc évident qu’elles doivent y être venues d’un parage situé au delà de 60, 67 et 71° de latitude sud. Dans les mers du nord, on observe que presque toutes les années la glace se dirige vers les climats chauds. Ces exemples semblent prouver qu’il existe un fort courant, une attraction, ou quelque autre cause régulière qui porte ces grandes masses de glace des deux pôles vers la ligne équinoxiale.

  1. Cependant les grandes masses de glace ont besoin d’un long temps et d’un climat chaud pour se dissoudre entièrement. Quelquefois par 40° de latitude nord on a trouvé des îles de glace dans la mer Atlantique. Un officier qui a passé plusieurs années à Terre-Neuve et dans les environs m’a dit qu’une très-grosse île de glace vint échouer dans le détroit de Belle Île, qu’elle y resta tout un été, et qu’elle ne fut dissoute que dans l’été de l’année suivante.