Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/De la population des îles du grand Océan

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De la population des îles du grand Océan.

» Les hautes montagnes de Taïti, l’une des îles les plus grandes, les plus peuplées et les mieux cultivées du grand Océan, sont sans habitans ; et si on en excepte quelques vallées fertiles et bien arrosées, qui renferment un petit nombre de cabanes au milieu des montagnes, l’intérieur du pays est encore agreste, tel qu’il sortit des mains de la nature. Les habitations des insulaires se trouvent surtout au milieu des plaines qui entourent l’île, entre les montagnes et la mer ; on ne saurait voir de champs mieux cultivés et plus fertiles : le terrain est couvert de cocotiers et d’arbres à pain : on aperçoit partout des plantations de bananiers, de jeunes mûriers, qui servent à la fabrique des étoffes, et d’autres plantes utiles, telles que les ignames, les eddoës, les cannes à sucre, etc., etc. À l’ombre de ces charmans bocages, on contemple de toutes parts une multitude de maisons qui paraissent n’être que des hangars, mais qui suffisent pour mettre les naturels à l’abri de la pluie, de l’humidité et de l’inclémence de l’air : ces maisons sont remplies d’habitans, et les plus grandes contiennent plusieurs familles. De quelque côté que nous portassions nos pas, nous trouvions les chemins bordés d’insulaires, sans cependant qu’aucune des habitations fût déserte, et quoique nous eussions laissé d’ailleurs une foule nombreuse sur les rivages vis-à-vis du vaisseau. La population est extraordinaire dans cette métropole des îles du tropique, et tout concourt à l’augmenter.

» Le climat est doux et tempéré, et les brises de terre et de mer, en modérant l’action trop vive du soleil, excitent le développement des végétaux : cette heureuse combinaison est en quelque manière aussi favorable à l’organisation humaine. Telle est la profusion des excellens fruits qui y croissent sans culture, que personne n’est embarrassé de pourvoir à sa subsistance. La mer est d’ailleurs une immense ressource pour les habitans de cette île et pour ceux de toutes les îles de la Société : ils prennent une grande quantité de très-gros poissons, de coquillages, d’oursins de mer, d’écrevisses, et plusieurs espèces de mollusques le long des récifs, le jour et la nuit : ils vont souvent sur les Îles-Basses, situées à quelques lieues au large, pour en rapporter des cavallas (sorte de petits poissons), des tortues et des oiseaux aquatiques. Autour de chaque maison ou cabane on voit un chien, des coqs et des poules, souvent deux ou trois cochons. L’écorce du mûrier à papier, l’arbre à pain, et d’autres, fournissent la matière d’une étoffe légère et chaude, dont on fabrique différentes qualités que l’on teint de diverses couleurs, et dont on fait des vêtemens. Heureuse nation qui se procure avec tant de facilité ce qu’il lui faut pour se nourrir et se couvrir, les deux premiers besoins de l’homme, les seuls pour ces insulaires, qui n’ont encore aucun des besoins factices que le luxe, l’avarice et l’ambition ont introduits parmi les Européens !

» La nature rapproche de bonne heure les deux sexes dans cet agréable climat : très-jeunes encore, les hommes se choisissent une compagne ; il aiment à se voir reproduits dans une postérité nombreuse. Tant d’avantages comparés aux besoins infinis des peuples civilisés, les travaux qu’il nous faut supporter afin de pourvoir à ces besoins, les obstacles et les peines qui précèdent et accompagnent nos mariages suffiraient pour prouver que la population doit être considérable dans ces îles fortunées. Je vais mettre le lecteur en état de faire une estimation rapprochée de la population de cette île et de toutes celles des environs.

» Lors de notre seconde relâche à Taïti, au mois d’avril 1774, les habitans faisaient des préparatifs pour une grande expédition navale contre Moréa, canton de l’île d’Eiméo. Nous aperçûmes une flotte de pirogues de guerre et beaucoup de petits bâtimens ; nous vîmes les naturels préparer d’autres pirogues de guerre en quelques endroits : les rameurs et les guerriers s’exerçaient, et l’armement de deux cantons passait déjà en revue devant la maison du principal chef à O-parri. Le canton d’Atahourou est un des plus grands, et celui de Tittahah un des plus petits ; le premier avait équipé cent cinquante-neuf pirogues de guerre, et environ soixante-dix petits bâtimens destinés aux chefs, aux malades et aux blessés, et probablement aussi au transport des provisions ; le second district envoyait quarante-quatre pirogues de guerre, et vingt ou trente petites. Cette partie de Taïti, qu’on appelle T’Obréonou, et qui est la plus grande et la plus occidentale des deux péninsules, contient vingt-quatre cantons. Tierrebou, la plus petite péninsule ou l’orientale, en a dix-neuf : supposé que chaque district de T’Obréonou peut armer une quantité de pirogues de guerre, moyenne entre la plus grande et la plus petite de celles dont on vient de parler, cette quantité serait de cent. Pour faire un calcul plus modéré, supposons que chaque canton peut seulement envoyer cinquante pirogues de guerre et vingt-cinq petits navires de convoi, le nombre des pirogues de guerre de T’Obréonou sera de douze cents, et celui des petits bâtimens de six cents. Nous comptâmes cinquante hommes dans les grandes pirogues de guerre, en y comprenant les guerriers, les rameurs et ceux qui gouvernent, et environ trente sur les plus petites ; quelques-unes des pirogues de guerre exigeaient, à la vérité, cent-quarante-quatre rameurs, huit hommes pour gouverner, un pour commander les pagayeurs, et environ trente guerriers pour la plate-forme ; mais comme il y a seulement un ou deux bâtimens de cette grandeur à chaque île, ce n’est pas la peine de changer notre supposition en mettant vingt hommes sur chaque pirogue de guerre : or le nombre de ceux qu’il faut pour défendre et manœuvrer douze cents bâtimens sera de vingt-quatre mille. Chacun des petits navires de convoi contenait environ cinq hommes ; par conséquent les équipages de toutes les petites pirogues des vingt-quatre cantons (en comptant vingt-cinq bâtimens par chaque canton), forment un nombre de trois mille, qui, ajoutés au complément des pirogues de guerre, donnent vingt-sept mille. Supposons d’ailleurs que chacun de ces hommes est marié, et qu’il a un enfant, le nombre total des insulaires sera donc de quatre-vingt-un mille. On conviendra que ce calcul est porté aussi bas qu’il est possible, et que le nombre des habitans de T’Obréonou est au moins double. En effet, tous ces insulaires ne sont pas guerriers, tous ne travaillent pas à la manœuvre des pirogues ; plusieurs vieillards restent d’ailleurs dans les habitations, et ce n’est sûrement pas assez de donner un enfant à chaque époux ; ils en ont ordinairement beaucoup plus. J’en ai vu six à huit dans plus d’une famille : Happaï, père d’O-tou, roi actuel de T’Obréonou, en avait huit, dont sept vivaient quand nous relâchâmes à Taïti : plusieurs autres familles avaient de trois à cinq enfans.

» On demandera peut-être comment une si prodigieuse quantité d’hommes rassemblés sur un si petit espace peut trouver assez de subsistance ; voici ma réponse : nous avons souvent parlé avec étonnement de la fertilité de ces terres ; les naturels des îles de la Société nous ont répété fréquemment que trois gros arbres à pain suffisent pour nourrir un homme pendant la saison du fruit à pain, c’est-à-dire pendant huit mois. Les plus gros de ces arbres occupent, avec leurs branches, un espace de quarante pieds en diamètre ; par conséquent chaque arbre occupe seize cents pieds carrés, ou s’il est rond, douze cent quatre-vingt-six pieds deux tiers : un acre d’Angleterre contient quarante-trois mille cinq cent soixante pieds carrés ; il s’ensuit que plus de vingt-sept gros arbres à pain, et trente-cinq des moindres, trouveront place sur un acre ; leurs fruits nourrissent dix personnes durant huit mois dans le premier cas, et douze dans le second : durant les quatre mois d’hiver les naturels vivent de racines d’ignames, d’eddoës et de bananes, dont ils ont des plantations immenses dans les vallées des montagnes inhabitées ; ils font aussi une espèce de pâte aigre de fruit à pain fermenté, qui se garde plusieurs mois, et qui est saine et agréable pour ceux qui se sont une fois accoutumés à son goût acide. Comparons cette fertilité à la plus grande qu’on connaisse : en France, une lieue carrée, qui contient environ quatre mille huit cent soixante-sept arpens, ne peut nourrir que treize cent quatre-vingt-dix personnes dans les pays de labourage, et deux mille six cent quatre dans les pays de vignoble : dans les premiers, un homme a besoin pour vivre de trois arpens et demi ; et dans les derniers, il faut près de deux arpens pour la subsistance d’un individu : à Taïti, et aux îles de la Société, dix ou douze personnes vivent huit mois sur un espace de terre égal à un acre d'Angleterre, c’est-à-dire sur quarante-trois mille cinq cent soixante pieds carrés, au lieu que l’arpent qui est de cinquante-un mille cinq cent cinquante pieds carrés (mesure d’Angleterre), ne nourrit qu’un homme pendant six mois en France. D’après ce calcul, en prenant de part et d’autre les terrains les mieux cultivés, la population de Taïti est à celle de France à peu près comme dix-sept est à un ; de plus, supposons que sur toute l’île de Taïti quarante milles carrés anglais seulement soient plantés d’arbres à pain ; cette supposition n’est pas trop forte ; chaque mille étant composé de six cent quarante acres, quarante milles font vingt-cinq mille six cents acres : or dix à douze hommes vivent huit mois sur un acre, par conséquent trente-six hommes subsistent le même espace de temps sur trois acres, et vingt ou vingt-quatre trouveront leur subsistance pendant une année entière sur trois acres ; et sur toute l’étendue de vingt-cinq mille six cents acres, cent soixante-dix mille six cent soixante personnes, suivant la première supposition, ou deux cent trente-quatre mille huit cents, suivant la seconde, peuvent y vivre annuellement ; mais on a vu plus haut que le premier calcul ne suppose à Taïti que cent quarante-quatre mille cent vingt-cinq habitans ; ce qui est près de vingt-six mille cinq cent trente-cinq de moins que la terre ne peut en nourrir dans le premier cas, ou soixante mille six cent soixante-quinze dans le second.

» Tierrebou, qui a dix-neuf ou vingt cantons, est aussi bien cultivé et aussi peuplé que T’Obréonou ; car ses habitans ont non-seulement affronté toute la puissance de cette péninsule, ils ont même battu son armée et ravagé ses côtes ; on peut croire qu’elle est très-peu inférieure en ressources de guerre et en population à l’autre, si même elle ne l’égale pas : en n’y comptant que la moitié des habitans de T’Obréonou, on en trouvera quarante mille cinq cents.

» Eiméo est une île petite, mais très-bien cultivée, soumise au roi de T’Obréonou. Suivant ce que racontent les Taïtiens, elle a bravé et vaincu toutes les forces de Tierrebou ; et les armemens considérables que nous avons vus à T’Obréonou pour la réduction d’Eiméo prouvent que sa puissance n’est pas méprisée ; cependant nous n’y compterons que le quart de la population de T’Obréonou, c’est-

à-dire · · · · · · · · 20,250
qui, ajoutés aux · · 40,500 de Tierrebou, et
aux · · · · · · · · · 81,000 de T’Obréonou,
———
font · · · · · · · · · 141,750, pour le
nombre total des habitans de Taïti et d’Eiméo.

» Tous ces insulaires sont sujets d’O-tou, roi de T’Obréonou ; car quoique Tierrebou ait un roi particulier, ce prince est vassal d’O-tou : si donc on compte cent cinquante mille âmes à Taïti et à Eiméo, ce calcul ne sera pas trop fort.

» Les îles de Houaheiné, d’Oulietéa, d’Otaha, de Bolabola, de Maouroua, de Thaouamanou et de Maïtéa, sont certainement très-peuplées, car les trois que nous avons vues étaient bien cultivées et remplies d’insulaires ; et comme le roi de Bolabola a conquis Oulietéa et O-taha, il est très-probable que sa puissance, et par conséquent la population de Bolabola et de Maouroua doivent à peu près égaler celle des deux îles subjuguées ; et ce n’est pas trop de compter deux cent mille habitans pour ces sept îles.

» Les cinq îles des Marquésas sont aussi fort peuplées, car les naturels cultivent et habitent toutes les pentes des montagnes : entre ces îles et celles de la Société, on trouve un grand nombre d’îles basses remplies d’habitans : les terres qui sont à l’est et au sud-est de Taïti en ont encore une plus grande quantité. Nous avons découvert cinq îles en 1773, et au moins autant en 1774 : l’Endeavour en découvrit beaucoup d’autres, et les capitaines Wallis et Carteret en rencontrèrent aussi plusieurs : on peut supposer que toutes ces îles, jointes aux Marquésas, contiennent cent mille habitans.

» Plus loin, à l’ouest, on trouve le groupe des îles que nous avons appelées îles des Amis. Tongatabou, la plus considérable, est très-bien cultivée ; excepté les bords sablonneux de la mer et le chemin qui conduit à travers l’île, tout le reste semble appartenir en propriété à des particuliers : chacun des cantons est enfermé de haies, et habité par un peuple nombreux, industrieux et d’un bon caractère. Eouah, qui est d’une moindre étendue, n’est pas entièrement cultivée, non plus qu’Anamocka : ces deux îles contiennent cependant une population considérable : un groupe de petites îles très-bien peuplées entoure Anamocka ; et, d’après Tasman, le même archipel se continue au nord sous le nom d’îles du Prince Guillaume : j’évalue la population de toutes ces îles à environ deux cent mille âmes.

» Plus à l’ouest, les Nouvelles-Hébrides ne sont pas à beaucoup près aussi peuplées que les îles de la Société et des Amis ; mais leur grandeur compense cette différence. À Mallicolo, les insulaires se rassemblèrent en grand nombre à notre arrivée ; et, si on peut juger de la population d’Ambrym d’après sa culture, elle doit être au moins aussi peuplée ; les îles Aurore, des Lépreux, de la Pentecôte paraissent moins peuplées : la Terre du Saint-Esprit est vaste, et peut-être, en proportion de sa grandeur, a-t-elle beaucoup d’habitans. Les îles de Pe-oum, Épi, Three-hills, Shépherd, Montagne, Hinchinbrook et Sandwich, sont toutes habitées, et la dernière semble très-fertile et très-peuplée. Nous avons reconnu qu’Irromanga et Tanna le sont également ; et on nous a dit à Tanna que la population n’est pas moins grande sur les îles d’Immer et d’Anattom : on peut donc supposer sur toutes les Nouvelles-Hébrides au moins deux cent mille âmes.

» Si on en compte cinquante mille à la Nouvelle-Calédonie et sur les îles adjacentes, cette évaluation ne s’éloignera pas beaucoup de la vérité ; car, quoique ces terres ne soient pas aussi peuplées que d’autres du grand Océan, il faut remarquer qu’elles ont quatre-vingts lieues de longueur.

» L’île méridionale de la Nouvelle-Zélande est peu habitée ; mais la plus septentrionale, suivant ce que nous a appris le capitaine Cook, et suivant ce que nous avons vu dans différens cantons devant lesquels nous passâmes, est mieux peuplée, et même en quelques endroits elle l’est beaucoup : je compte cent mille âmes sur les deux îles.

À Taïti et à Eiméo. · · · 150,000 âmes.
Aux îles de la Société. · · · 200,000
Aux Marquésas et aux Îles-Basses. 100,000
Aux îles des Amis. · · · 200,000
Aux Nouvelles-Hébrides. · · 200,000
À la Nouvelle-Calédonie. · · 50,000
À la Nouvelle-Zélande. · · 100,000
———
La somme totale des insulaires

du grand Océan sera donc de

1,000,000

» La Terre du Feu a très-peu d’habitans : ils y vivent en si petites troupes, que je ne crois pas qu’en tout ils excèdent deux mille sur un pays au moins aussi étendu que la moitié de l’Irlande.

» J’ajouterai deux remarques à cet état de la population des îles du grand Océan que nous avons visitées. 1o. Je ne prétends pas que mes évaluations soient parfaitement exactes ; ce ne sont que des conjectures qui approchent de la vérité, autant que l’ont permis les données que nous avons eu occasion de recueillir ; elles sont plutôt fautives en moins qu’en plus ; et si quelques-unes le sont en plus, ce doit être celle de la Nouvelle-Calédonie. 2o. La population des pays augmente à proportion de la civilisation et de la culture : ce n’est pas que la civilisation et la culture soient véritablement des causes d’une plus grande population ; je crois plutôt qu’elles en sont les effets. Dès que le nombre d’hommes, dans un espace borné, augmente à un tel degré qu’ils sont obligés de cultiver des plantes pour leur nourriture, et que les productions spontanées ne suffisent plus, ils imaginent des moyens de faire ce travail d’une manière facile et commode ; ils sont contraints d’acheter d’autrui des graines et des racines, et de stipuler entre eux de ne pas détruire leurs plantations, de se défendre mutuellement contre les invasions, et de s’aider les uns les autres. Tel est l’effet des sociétés civiles ; elles produisent plus tôt ou plus tard les distinctions de rang et les différent degrés de puissance, de crédit, de richesse qui se remarquent parmi les hommes ; elles produisent même souvent une différence essentielle dans la couleur, le tempérament et le caractère de l’espèce humaine. Nous allons traiter plus au long de ces divers objets.