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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXX/Cinquième partie/Livre II/Suite 3e voyage de Cook/Chapitre V

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Abrégé de l’histoire générale des voyages
(30p. 1-180).

CHAPITRE V.

Seconde relâche aux îles Sandwich. Récit de la mort du capitaine Cook. Remarques sur ces îles et sur leurs habitans.

« Dès que les habitans s’aperçurent que nous voulions mouiller dans la baie (c’est le capitaine King[1] qui parle), ils vinrent près de nous : la foule était immense. Ils témoignèrent leur joie par des chants et des cris, et ils firent toutes sortes de gestes bizarres et extravagans. Ils ne tardèrent pas à couvrir les côtés, les ponts et les agrès des deux vaisseaux ; une multitude de femmes et de petits garçons, qui n’avaient pu se procurer des pirogues, arrivèrent à la nage, en formant sur la surface de la mer de vastes bancs. La plupart, ne trouvant point de place à bord, passèrent la journée entière à se jouer au milieu des vagues.

» Parmi les chefs qui vinrent sur la Résolution, nous distinguâmes un jeune homme appelé Paria ; nous reconnûmes bientôt qu’il jouissait d’une grande autorité. Lorsqu’il se présenta devant le capitaine Cook, il dit qu’il était djakani[2] du roi de l’île ; que le prince était occupé à une expédition militaire à Mooui, et qu’il devait arriver dans trois ou quatre jours. Quelques présens l’attachèrent complètement à nos intérêts, et il nous servit beaucoup pour contenir ses compatriotes. Nous aperçûmes bientôt que la Découverte, surchargée d’insulaires, penchait trop d’un côté, et que son équipage ne pouvait écarter la foule nombreuse qui continuait à y entrer. Le capitaine Cook, craignant les suites de cet empressement, fit part de ses inquiétudes à Paria. Celui-ci se rendit sur-le-champ auprès du capitaine Clerke ; il chassa un assez grand nombre de ses compatriotes, et il obligea les pirogues à se tenir à une certaine distance.

» Cet incident nous fit juger que les chefs ont sur le bas peuple un pouvoir très-despotique : nous en eûmes le même jour un autre exemple arrivé à bord de la Résolution. La foule y était si considérable que les matelots ne pouvaient faire le service, et nous fumes obligés de recourir au chef Kaninê, qui, ainsi que Paria, s’était attaché au capitaine Cook. Lorsque nous lui eûmes expliqué l’embarras où nous nous trouvions, il ordonna tout de suite à ses compatriotes de sortir du vaisseau et nous fûmes très-surpris dé les voir sauter à la mer sans hésiter un moment. Un seul homme ayant essayé de se cacher, et ne paraissant pas disposé à obéir, Kaninê le prit de force et le précipita au milieu des vagues.

» Ces deux chefs étaient d’une stature forte et bien proportionnée, et d’une, physionomie très-agréable ; Kaninê surtout était un des plus beaux hommes que j’aie jamais vus. Il avait environ six pieds de haut, des traits réguliers et pleins d’expression, des yeux vifs et noirs, le maintien aisé, ferme et gracieux.

» Les habitans s’étaient jusqu’à ce moment conduits avec beaucoup de loyauté et de droiture envers nous, et n’avaient pas montré la plus légère disposition au vol. Nous en avions été d’autant plus étonnés, que nous ne communiquions guère qu’avec des gens des dernières classes, c’est-à-dire avec des domestiques et des pêcheurs. Il n’en fut plus de même. La multitude immense des insulaires qui remplissait chaque partie des vaisseaux leur procura des occasions fréquentes de nous piller sans risque d’être découverts ; et comme ils étaient très-supérieurs en nombre, ils espéraient sans doute que leurs vols demeureraient impunis, si nous venions à nous en apercevoir. Nous attribuâmes d’ailleurs ce changement de conduite à la présence et à l’encouragement de leurs chefs ; car, en général, nous trouvâmes dans les mains des grands personnages de l’île les choses qu’on nous avait dérobées, et nous eûmes bien des raisons de croire que les larcins avaient été commis à leur instigation.

» La Résolution fut à peine au mouillage, que nos deux amis Paria et Kaninê amenèrent à bord un troisième chef nommé Koah, qui, selon ce qu’on nous dit, était prêtre, après avoir été dans sa jeunesse un guerrier distingué. C’était un petit vieillard fort maigre ; il avait les yeux très-rouges et très-malades, et le corps couvert d’une gale blanche, lépreuse, effet d’un usage immodéré de l’a va. On le conduisit dans la grande chambre, et il s’approcha avec beaucoup de respect du capitaine Cook ; il lui jeta sur les épaules un morceau d’étoffe rouge qu’il avait apporté ; il fit quelques pas en arrière, et il lui présenta un petit cochon, qu’il tint dans ses mains en prononçant un long discours. Cette cérémonie fut souvent renouvelée renouvelée durant notre séjour à Oouaïhy, et nous parut, d’après plusieurs circonstances, une sorte d’adoration religieuse. Nous vîmes toujours leurs idoles revêtues d’une étoffe rouge pareille à celle qu’on avait mise sur le capitaine Cook, et ils offraient ordinairement de petits cochons aux eatouas. D’ailleurs ils récitaient leurs discours ou leurs prières avec une prestesse et une volubilité qui semblaient indiquer un formulaire établi.

» Quand cette cérémonie fut achevée, Koah dîna avec le capitaine Cook ; il mangea avidement tout ce qu’on lui servit. Aussi réservé que les autres habitans des îles de Ces mers, nous ne pûmes le déterminer à goûter une seconde fois de notre vin ou de nos liqueurs fortes. Le capitaine alla le soir à terre, et nous l’accompagnâmes M. Bayley et moi. Nous débarquâmes sur la grève, et nous fûmes reçus par quatre hommes qui portaient des baguettes garnies de poil de chien à l’une des extrémités ; ils marchèrent devant nous en déclamant a haute voix une phrase très-courte, dans laquelle nous ne distinguâmes que le mot orono[3] La foule qui s’était assemblée sur le rivage se retira dès qu’elle nous vit approcher, et nous n’aperçûmes personne, si j’en excepte un petit nombre d’insulaires prosternés la face contre terre aux environs des huttes du village voisin.

» Avant de parler des hommages religieux qu’on rendit au capitaine, et des cérémonies singulières avec lesquelles il fut reçu sur cette île funeste, il est nécessaire de décrire le moraï situé à la côte méridionale de la plage de Kakoua. C’était une construction de pierre, solide et carrée, d’environ cent vingt pieds de long, de soixante de large, et de quarante de hauteur ; le sommet, aplati et bien pavé, était entouré d’une balustrade de bois, sur laquelle on voyait les crânes des captifs sacrifiés à la mort des chefs du pays ; le centre de l’édifice offrait un vieux bâtiment de bois tombant en ruine, et réuni de chaque côté à la balustrade par un mur de pierre qui divisait en deux parties l’espace vide. Le côté qui faisait face à l’intérieur du pays présentait cinq poteaux de pins de vingt pieds d’élévation, qui soutenaient un échafaud d’une forme irrégulière : il y avait au côté parallèle à la mer deux petites maisons communiquant l’une à l’autre par un chemin qu’un pavillon défendait des injures de l’air.

» Koah nous mena au sommet de cet édifice par un chemin d’une pente douce, qui commençait au bord de la grève, et aboutissait à iangle nord-ouest de la cour du bâtiment. Nous aperçûmes à l’entrée deux grosses figures de bois dont les traits du visage offraient des contorsions bizarres ; une longue pièce de bois sculptée en forme de cône renversé s’élevait du sommet de leurs têtes, et le corps était enveloppé d’une étoffcrouge. Nous y rencontrâmes un jeune homme d’une haute taille, qui avait la barbe fort longue ; il présenta ces figures au capitaine, et, après avoir chante, de concert avec Koah, une espèce d’hymne, il nous conduisit à l’extrémité du moraï, où étaient les cinq poteaux dont j’ai parlé. Douze figures étaient rangées en demi-cercle au pied de ces poteaux, et devant la figure du milieu s’élevait une haute table qui ressemblait exactement aux ouhattas des Taïtiens. Sur cette table était étendu un cochon pouri, et au-dessous on voyait des morceaux de cannes à sucre, des cocos, du fruit à pain, des bananes et des patates. Koah, ayant placé le capitaine sous la table, prit le cochon entre ses mains ; et, après avoir adressé a notre commandant un second discours aussi long que le premier, et prononcé avec beaucoup de véhémence et de rapidité, il laissa tomber le cochon par terre. Il engagea ensuite le capitaine à monter sur l’échafaud ; ils y montèrent l’un et l’autre, non sans avoir couru de grands risques de se laisser tomber. Dix hommes qui apportaient un cochon en vie et une grande pièce d’étoffe rouge, arrivèrent alors en silence et en procession à l’entrée du sommet du moraï ; ils s’arrêtèrent lorsqu’ils eurent fait quelques pas, et ils se prosternèrent. Kaïrikia, le jeune homme dont je parlai tout à l’heure, alla à leur rencontre : et ayant reçu l’étoffe rouge, il l’apporta à Koah, qui en revêtit le capitaine, et qui lui offrit ensuite un cochon en observant le même cérémonial.

Tandis que notre commandant était sur l’échafaud, emmaillotté dans l’étoffe rouge, et ayant peine à se tenir sur des morceaux de bois pouris, Kaïrikia et Koah chantèrent quelquefois tous deux ensemble, et d’autres fois alternativement Cette partie de la cérémonie fut très-longue. Koah laissa enfin tomber le cochon, et descendit avec le capitaine. Il le mena auprès des douze figures ; et, après avoir dit quelque chose à chacune d’un air ricaneur, et devant elles, il le conduisit à celle du centre, pour laquelle les naturels semblaient avoir plus de respect que pour les autres, puisqu’elle était couverte d’une étoffe rouge. Il se prosterna devant cette figure, et il la baisa. Le capitaine, à qui on dit d’en faire autant, se conforma à tout ce que lui prescrivit Koah,

» On nous ramena à l’autre division du moraï, où il y avait un espace de dix ou douze pieds en carré, creusé d’environ trois pieds au-dessous du niveau du terrain de l’emplacement. Nous y descendîmes, et on assit le capitaine entre deux idoles de bois ; Koah soutint l’une de ses bras, et moi je soutins l’autre. Nous vîmes arriver une seconde procession des insulaires ; ils apportèrent un cochon cuit au four, un poudding, du fruit à pain, des cocos et des légumes. Lorsqu’ils furent près de nous, Kaïrikia se mit à leur tête, et ayant présenté le cochon à notre commandant avec les cérémonies que j’ai déjà décrites, il commença des chants pareils à ceux que nous avions déjà entendus, et ses camarades répondirent à chacun de ses versets. Nous observâmes que la longueur des versets et des répons diminua peu à peu ; que, vers la fin, Kaïrikia ne disait plus que deux ou trois mots, et que les autres lui répondaient seulement par l’expression d’orono.

» Quand cette offrande, qui dura un quart d’heure, fut terminée, les insulaires s’assirent en face de nous ; ils se mirent à découper le cochon, à peler les végétaux et à casser les cocos. Quelques-uns firent de l’ava : ils suivent dans la composition de cette liqueur le procédé des habitans des îles des Amis. Kaïrikia prit ensuite une portion de l’amande d’un coco, qu’il mâcha, et, l’ayant enveloppée d’un morceau d’étoffe rouge, il en frotta le visage, le derrière de la tête, les mains, les bras et les épaules du capitaine. L’ava fut ensuite servie à la ronde ; et lorsque nous en eûmes goûté, Koah et Paria divisèrent la chair du cochon en petits morceaux, qu’ils nous mirent dans la bouche. Je n’avais point de répugnance à souffrir que Paria, qui était très-propre, me donnât à manger ; mais le capitaine, à qui Koah rendait le même office, se souvenant du cochon pouri, ne put avaler un seul moreeau. Le vieillard, voulant redoubler de politesse, essaya de lui donner des morceaux tout mâchés, et l’on imagine bien que le dégoût de notre commandant ne fit que s’accroître.

» Après cette cérémonie, à laquelle le capitaine mit fin dès qu’il put le faire décemment nous quittâmes le moraï. Nous ne manquâmes pas de distribuer parmi les insulaires quelques morceaux de fer et d’autres bagatelles dont ils firent enchantés. Les hommes qui portaient des baguettes nous reconduisirent à nos canots en répétant les phrases et les mots qu’ils avaient débités lors de notre débarquement. Le peuple se retira, et le petit nombre de ceux qui ne s’en allèrent pas se prosterna la face contre terre à mesure quen ous cô toy âmes le rivage. Nous nous rendîmes sur-le-champ à bord, l’esprit tout occupe de ce que nous avions vu, et extrêmement satisfaits des dispositions amicales des habitans. Je ne pourrais donner que des conjectures très-incertaines et très-inexactes sur le but des diverses cérémonies que leur nouveauté et leur singularité m’ont engagé à décrire en détail ; il paraît clair toutefois qu’elles annonçaient un grand respect de la part des insulaires, et nous jugeâmes qu’elles étaient bien voisines d’une adoration-religieuse envers notre commandant. J’allai à terre le lendemain avec une garde de huit soldats de marine, y compris le caporal et le lieutenant. Le capitaine m’avait ordonné d’établir l’observatoire à l’endroit qui me semblerait le plus commode pour surveiller et protéger ceux de nos gens chargés de remplir les futailles, ainsi que les autres détachemens de travailleurs qu’on enverrait dans l’île. Tandis que j’examinais au milieu de la bourgade un emplacement qui me paraissait convenir à l’usage que nous voulions en faire, Paria, toujours disposé à montrer son pouvoir et sa bonne volonté, proposa d’abattre quelques cabanes qui auraient gêné nos observations. Je ne crus pas devoir accepter son offre, et je choisis un champ de patates voisin du moraï. On nous l’accorda volontiers, et les prêtres, afin d’en écarter les insulaires, le consacrèrent en établissant des baguettes autour de la muraille qui l’enfermait.

» Ils donnent à cette espèce d’interdit religieux le nom de tabou, mot que nous entendîmes répéter souvent durant notre séjour ici. Nous reconnûmes qu’il a des effets très-puissans et très-étendus. J’en parlerai d’une manière détaillée dans la description générale de ces îles, lorsque je traiterai de la religion des insulaires ; il suffit d’observer maintenant que l’opération du tabou nous procura une tranquillité plus grande que nous ne l’aurions pu désirer » Les pirogues du pays ne s’avisèrent jamais de débarquer près de nous ; les naturels s’assirent sur la muraille, mais aucun d’eux n’osa pénétrer dans l’espace consacré, sans en avoir obtenu notre permission. Les hommes se rendirent à nos prières, et ils consentirent à traverser avec des provisions le terrain sur lequel nous étions établis ; mais nous essayâmes vainement de déterminer les femmes à nous approcher. Nous leur offrîmes en vain des présens ; Paria et Koah, qui joignirent leurs sollicitations aux nôtres, ne réussirent pas davantage. Elles nous répondirent constamment qu’elles seraient tuées par l’éatoua et par Terriobou (c’est le nom de leur roi). Elles ne craignaient cependant point d’approcher de eeux de nos camarades qui se trouvaient à bord. Une foule d’insulaires, et de femmes en particulier, arrivaient sans cesse aux vaisseaux ; on était obligé de les chasser presqu’à toutes les heures, afin de laisser aux équipages la place nécessaire pour le service. Deux ou trois cents femmes alors se jetaient souvent à la mer toutes à la fois ; elles continuaient à nager et à se jouer au milieu des vagues en attendant qu’elles pussent remonter sur la Résolution ou la Découverte ; elles nous procuraient ainsi un spectacle très-amusant.

» Il n’arriva rien d’important à bord depuis le 19 jusqu’au 24, époque à laquelle Paria et Koah nous quittèrent pour se rendre auprès de Terriobou, qui venait de débarquer sur une autre partie de l’île. Les calfats travaillèrent aux côtés des vaisseaux : on examina soigneusement et on répara les agrès. Le capitaine s’occupait surtout constamment de la salaison des cochons que nous voulions embarquer.

» Nous étions établis à l’observatoire depuis peu de temps, lorsque nous découvrîmes dans potre voisinage une société de prêtres, dont le service régulier au moraï avait excité notre curiosité. Leurs cabanes étaient autour d’un étang, environnées d’un bocage de cocotiers qui les séparait de la grève et du reste du village, et qui donnait à ce lieu un air de retraite religieuse. Le capitame, que j’instruisis de ces détails, résolut d’aller les voir.

» Dès qu’il fut sur la grève, on le conduisit a un édifice sacré, appelé Harre nouoono, ou la maison de l’Orono ; on lui dit de s’asseoir a entrée au pied d’une, idole de bois, pareille a celles que nous avions vues au moraï. On ma chargea de nouveau de soutenir un de ses bras : on l’emmaillotta une seconde fois dans une étoffe rouge, et Kaïrikia, accompagné de douze prêtres, lui présenta un cochon, en observant le cérémonial accoutumé. On étrangla ensuite le cochon ; on alluma du feu, et on jeta l’animal dans des cendres chaudes ; lorsqu’on en eut enlevé les soies, on vint le présenter de nouveau à notre commandant, avec les chants, l’appareil et la pompe de la première offrande. On le tint quelques momens sous son nez, on le déposa ensuite à ses pieds, ainsi qu’un coco et les acteurs de la cérémonie s’assirent. On fit de l’ava, et on distribua cette boisson à la ronde : on apporta alors un cochon gras, bien cuit, et on nous en mit des morceaux dans la bouche, ainsi que les insulaires l’avaient déjà fait à notre premier débarquement.

» Depuis cette époque, toutes les fois que le capitaine descendit à terre, il fut accompagné de l’un des prêtres, qui marchait devant lui, qui avertissait qu’Orono avait débarqué et il ordonnait au peuple de se prosterner la face contre terre. L’un d’eux ne manqua jamais non plus de l’accompagner sur son canot : il se tenait à l’arrière, une baguette à la main, et il avertissait de l’approche de notre commandant les insulaires qui se trouvaient dans leurs pirogues : les rameurs abandonnaient à l’instant leurs pagaies, et ils se couchaient jusqu’à ce qu’il eût passé. S’il s’arrêtait à l’observatoire, Kaïrikia et ses confrères arrivaient tout de suite avec des cochons, des cocos, du fruit a pain, etc., qu’ils lui offraient en observant le cérémonial ordinaire. Ce fut dans ces occasions que des chefs inférieurs nous demandèrent souvent la permission de présenter une offrande à l’Orono : lorsque nous le leur permettions, ils offraient un cochon d’un air qui annonçait la timidité et la frayeur : sur ces entrefaites, Kaïrikia et les prêtres chantaient leurs hymnes.

Les politesses de cette société de prêtres ne se bornèrent pas cependant à de pures cérémonies et à de vaines parades ; ils donnèrent chaque jour des cochons et des végétaux à ceux d’entre nous qui se trouvaient à terre et ils envoyaient avec la même exactitude diverses pirogues chargées de provisions. Ils ne demandèrent jamais rien en retour, et jamais ils n’insinuèrent d’une façon indirecte qu’ils désiraient quelques présens de notre part. La régularité des leurs annonçait plutôt l’accomplissement d’un devoir religieux que la simple libéralité ; et lorsque nous voulûmes savoir quel était l’individu ou le corps qui nous traitait avec tant de magnificence, on nous répondit qu’un grand personnage, appelé Kaou, chef des prêtres, et aïeul de Kaïrikia, qui voyageait avec le roi, faisait tous ces frais.

» L’affreux malheur qui nous arriva dans cette île devant inspirer beaucoup d’intérêt au lecteur sur tout ce qui est relatif au caractère et à la conduite de ce peuple, il est à propos de dire que nous n’avions pas lieu d’être aussi contens des chefs guerriers ou des éris que des prêtres. Dans toutes les occasions, nous reconnûmes que les premiers s’occupaient de leurs propres intérêts, et outre les vols habituels qu’ils se permettaient, et qu’on peut excuser en quelque sorte, vu l’universalité de ce défaut parmi les insulaires du grand Océan, nous les trouvâmes coupables de quelques artifices aussi déshonorans. Je ne citerai qu’un délit, dont notre ami Koah était le principal complice. Comme les chefs qui nous apportaient des présens de cochons s’en retournaient toujours avec une récompense honnête, nous en recevions pour l’ordinaire une quantité plus considérable que celle que nous pouvions consommer. Koah, qui alors ne manquait jamais d’arriver près de nous, avait coutume de demander des choses dont nous n’avions pas besoin, et il était sûr de les obtenir. Un homme, qu’il nous présenta comme un chef qui voulait nous rendre ses devoirs, nous offrit un jour un petit cochon ; nous reconnûmes que ce cochon avait été donné à Koah un moment auparavant. Cette observation nous donnait lieu de soupçonner du manège ; nous sûmes, après quelques recherches, que ce prétendu chef était un homme du peuple, et ce fait, rapproché de plusieurs autres pareils, nous donna lieu de penser que nous avions déjà été trompés de la même manière.

« Nos affaires demeurèrent jusqu’au 24 dans la même position : nous fûmes très-surpris, ce jour-là, de voir qu’on ne permettait à aucune embarcation de partir de la côte, et que les naturels se tenaient près de leurs cabanes. Après quelques heures d’attente nous apprîmes que l’arrivée de Terriobou avait fait tabouer la baie, et défendre toute espèce de communication avec nous. Nous n’avions pas prévu les incidens de cette espèce, et les équipages de la Résolution et de la Découverte n’eurent pas ce jour-là les végétaux qu’on leur servait ordinairement Nos gens employèrent le lendemain les menaces et les promesses afin de déterminer les naturels à venir le long des vaisseaux : quelques-uns eurent enfin la hardiesse de se mettre en route ; mais nous aperçûmes un chef qui s’y opposa. Ne voulant pas qu’il exécutât son projet, nous tirâmes tout de suite un coup de fusil qui produisit l’effet que nous en espérions, et bientôt après nous pûmes acheter des rafraichissemens. Nous reçûmes l’après-midi la visite de Terriobou ; il n’avait avec lui qu’une pirogue, dans laquelle se trouvait sa femme et ses enfans. Il demeura à bord jusqu’à près de dix heures, et il retourna au village de Kaouroua,

» Le 26, à midi, le roi s’embarqua sur une grande pirogue, et, étant parti du village avec deux autres de sa suite, il prit en pompe la route des vaisseaux. Son cortège avait de la grandeur et une sorte de magnificence. La première embarcation était montée par Terriobou et ses chefs, revêtus de leurs casques et de leurs riches manteaux de plumes, et armés de longues piques et de dagues : la seconde portait des prêtres, le respectable Kaou, un de leurs chefs, avec des idoles chamarrées d’étoffes rouges. Ces idoles étaient des bustes d’osier d’une proportion gigantesque, chargés de petites plumes de diverses couleurs, travaillées de la même manière que leurs manteaux : de gros morceaux de nacre de perle, et une noix noire fixée au centre, représentaient les yeux ; leurs bouches étaient garnies d’une double rangée de dents incisives de chien, et l’ensemble de la physionomie offrait des contorsions bizarres. Des cochons et divers végétaux remplissaient la troisième pirogue. Durant la marche, les prêtres, occupant la pirogue du centre, chantaient des hymnes avec beaucoup de gravité ; et, après avoir pagayé autour des vaisseaux, ils ramèrent vers la plage, où j’étais à la tête de mon détachement, au lieu d’aller à bord comme nous nous y attendions.

» Dès que je le vis approcher, j’ordonnai à ma petite troupe de se mettre en bataille pour recevoir le roi. Le capitaine ayant remarqué que ce prince venait à terre, le suivit, et il arriva près qu’au même instant. Je les conduisis dans la tente ; ils y furent à peine assis que le prince se leva, et jeta d’une manière gracieuse sur les épaules de notre commandant le manteau qu’il portait ; il lui mit aussi un casque de plumes sur la tête et un éventail curieux dans les mains, et étendit ensuite à ses pieds cinq ou six manteaux très-jolis et d’une grande valeur. Les gens de son cortège apportèrent alors quatre gros cochons, des cannes à sucre, des cocos et du fruit à pain. Le roi termina cette partie de la cérémonie en changeant de nom avec le capitaine ; ce qui, parmi tous les insulaires du grand Océan, est réputé le témoignage d’amitié le plus fort que l’on puisse donner. Une procession de prêtres, menée par un vieillard d’une physionomie vénérable, parut alors ; elle était suivie d’une longue file d’hommes qui amenaient de gros cochonsen vie, et d’autres qui portaient des bananes, des patates, etc. Je jugeai, d’après les coups d’ceil et les gestes de Kaïrikia, que le vieillard était le supérieur de la communauté des prêtres que j’ai indiquée plus haut, dont la générosité avait fourni si long-temps à notre subsistance. Il tenait dans ses mains une pièce d’étoffe rotige avec laquelle il emmaillotta les épaules du capitaine, auquel il offrit un petit cochon, selon le cérémonial accoutumé. On luifitune place à côté du prince : Kaïrikia et ses confrères commencèrent leurs discours ou leurs prières, et Kaou et les chefs leur répondirent par intervalles.

» Je fus surpris en reconnaissant le roi pour un vieillard infirme et maigre, qui était venu à bord de la Résolution quand nous étions à louvoyer devant la côte nord-est de l’île de Mooui. Nous découvrîmes bientôt parmi les hommes de sa suite la plupart des insulaires qui alors avaient passé une nuit entière sur notre bord ; entre autres, deux fils cadets du monarque, dont le plus âgé avait seize ans, et Mêbamêha, son neveu, que nous eûmes d’abord un peu de peine à reconnaître, parce qu’il avait les cheveux chargés d’une pâte et d’une poudre brune, qui achevaient de défigurer sa physionomie, la plus sauvage que j’aie jamais rencontrée »

» Dès que le cérémonial de l’entrevue fut terminé, le capitaine conduisit à bord de la Résolution Terriobou, et autant de chefs que la pinasse put en contenir. Ils y furent reçus avec toutes les marques de respect qu’on put leur donner, et notre commandant, en retour du manteau de plumes, revêtit le roi d’une chemise, et l’arma de sa propre épée. Kaou et six autres vieux chefs restèrent à terre, et se logèrent dans les maisons des prêtres. Durant tout cet intervalle, nous n’aperçûmes pas une pirogue dans ïa baie, et les naturels se tinrent dans leurs cabanes, ou la face prosternée contre terre. Avant que le roi quittât la Résolution, le capitaine obtint pour les insulaires la permission de venir aux vaisseaux, et d’y faire des échanges ; mais les femmes, par des raisons que nous ne pûmes découvrir, demeurèrent soumises au tabou, c’est-à-dire qu’il leur fut toujours défendu de sortir de leurs habitations et d’avoir aucune communication avec nous.

» La tranquillité et l’hospitalité généreuse des naturels ayant dissipé toutes nos craintes, nous n’hésitâmes pas à nous mêler au milieu d’eux, et nous les fréquentâmes sans inquiétude à tout moment et dans toutes les occasions. Les officiers des deux vaisseaux parcoururent chaque jour l’intérieur du pays en petites troupes, et même seuls, et ils y passèrent souvent des nuits entières. Je ne finirais pasj si je voulais raconter les marques sans nonpre d’amitié et de politesse que nous recevions alors des insulaires : partout où nous allions, le peuple se rassemblait en foule autour de nous ; il s’empressait à nous offrir les divers secours qui dépendaient de lui, et était très-satisfait, si nous acceptions ses services. On mettait en usage plusieurs petites ruses pour attirer notre attention et différer notre départ. Quand nous traversions les villages, les jeunes garçons et les jeunes filles couraient devant nous ; ils s’arrêtaient à chacun des endroits où il y avait assez de place pour former un groupe dé danseurs : tantôt ils nous invitaient à nous reposer dans leurs cabanes, à y boire du lait de coco, ou à y prendre quelque autre rafraîchissement ; tantôt ils nous plaçaient au milieu d’un cercle de jeunes femmes qui déployaient leurs talens et leur agilité, afin de nous divertir par leurs chansons et leurs danses.

» Le plaisir que nous causaient leur hospitalité et leur douceur fut néanmoins fréquemment troublé par leur disposition au vol, vice commun chez tous les autres peuples de ces mers. Cet inconvénient nous chagrina d’autant plus, qu’il nous obligea quelquefois à les traiter durement, ce que nous aurions évité bien volontiers, si la nécessité ne nous en eût imposé la loi. Nous découvrîmes un jour quelques-uns de leurs nageurs les plus habiles qui arrachaient les clous du doublage ; ils exécutaient cette opération d’une manière très-adroite, à l’aide d’un bâton court, garni d’un caillou à l’une de ses extrémités. Comme ils mettaient nos bâtimens en danger, nous tirâmes d’abord à petit plomb sur les coupables ; mais en plongeant par— dessous la cale, ils se placèrent bientôt hors de la portée de nos coups, et nous nous vîmes contraint d’en fouetter un à bord de la Découverte.

» À peu près à la même époque, un parti nombreux d’officiers des deux vaisseaux fit une course dans l’intérieur du pays pour en examiner les productions. Cette petite excursion, je le dis avec plaisir, offrit à Kaou une nouvelle occasion de montrer sa bienveillance et sa générosité envers nous ; car, dès qu’il fut instruit de leur départ, il leur envoya une quantité considérable de vivres ; il enjoignit aux habitans des cantons par où ils devaient passer, de leur donner tous les secours qui dépendraient d’eux ; et, ce qui achève de prouver la délicatesse et le désintéressement de sa conduite, on ne put faire accepter le plus léger présent aux hommes qu’il envoya. Nos voyageurs revinrent après six jours d’absence ; ayant manqué de guide, et le pays n’offrant pas de chemins tracés, ils n’avaient pas pénétré au delà de vingt milles.

» La tête du gouvernail de la Résolution se trouvant très-ébranlée, et la plupart des éguillots étant relâchés ou brisés, on le détacha et on l’envoya à terre le 27 au matin ; en même temps les charpentiers pénétrèrent dans l’intérieur de l’île sous la conduite de quelques-uns des gens de Kaou, afin d’y couper le bois dont nous avions besoin.

» Le capitaine Clerke, que sa mauvaise santé retenait presque toujours à bord, alla le 28 faire sa première visite à Terriobou : il le trouva dans sa cabane, et il fut reçu de la même manière et avec les mêmes cérémonies que le capitaine Cook l’avait été. Lorsqu’il reprit le chemin de la Découverte, quoique la visite eût été bien inattendue, il reçut trente gros cochons et autant de fruits et de racines que son équipage pouvait en consommer dans une semaine.

» Jusqu’ici nous n’avions vu aucun de leurs divertissemens ou de leurs exercices gymnastiques ; à la demande de quelques-uns de nos officiers, ils nous donnèrent le soir le spectacle d’un combat à coups de poings. Ces jeux furent, pour l’appareil et la magnificence, ainsi que pour l’adresse et la force des athlètes, inférieurs à ceux dont nous avions été témoins aux îles des Amis ; mais, comme ils en diffèrent à quelques égards, je les décrirai en peu de mots. Nous trouvâmes un immense concours de peuple assemblé sur une plaine à peu de distance de notre petit camp. Le milieu de cette foule offrait un long espace vide, à l’extrémité supérieure duquel étaient assis les juges, au-dessous de trois étendards, d’où pendaient des bandes d’étoffe de diverses couleurs, des peaux de deux oies sauvages, de petits oiseaux et des panaches de plumes. Lorsque tout fut prêt, les juges donnèrent le signal, et au même instant deux champions parurent dans l’arène. Ils s’avancèrent d’un pas lent ; ils élevaient à une grande hauteur leur pied de derrière, et passaient leurs deux mains sur la plante de ce pied. À mesure qu’ils approchaient, ils se regardaient souvent de la tête aux pieds d’un air de dédain ; ils jetaient des œillades de mépris sur les spectateurs ; ils tendaient leurs muscles, et ils faisaient un grand nombre de gestes affectés. Quand ils furent à la portée l’un de l’autre, ils tinrent leurs deux bras sur une ligne parallèle devant leur visage, endroit où devaient se porter tous les coups. Ils se frappèrent par un développement complet du bras, et d’une mamère qui nous parut maladroite ; ils n’essayaient point de parer, mais ils éludaient l’attaque de leur’adversaire en inclinant le corps ou en se retirant. Le combat se décidait promptement ; car, si l’un d’eux était renversé, ou si un accident quelconque le faisait tomber, il passait pour vaincu ; et le vainqueur annonçait son triomphe par une multitude de gestes qui ordinairement excitaient de grands éclats de rire parmi les spectateurs. Il attendait ensuite un second antagoniste ; s’il triomphait de nouveau, il en attendait un troisième, jusqu’à ce qu’il fût battu à son tour. On observe dans ces combats une règle singulière ; tandis que les deux athlètes se préparent, un troisième peut s’avancer sur l’arène et défier l’un d’eux : celui qu’on ne défie pas est obligé de se retirer. Trois ou quatre champions se suivaient ainsi quelquefois avant qu’il y eût des coups de donnés. Si le combat durait plus long-temps qu’à l’ordinaire, ou si on le jugeait trop inégal, l’un des chefs venait le terminer en mettant un bâton entre les deux athlètes. Nous y remarquâmes d’ailleurs la gaieté et la bonne humeur que nous avions admirées parmi les naturels des îles des Amis. Nous avions demandé ces jeux, et tous les insulaires croyaient que nous entrerions dans la lice ; mais ils pressèrent en vain nos gens, qui, se souvenant trop bien des coups qu’ils avaient reçus aux îles des Amis, n’écoutèrent point les défis qu’on leur adressa,

» Guillaume Watman, l’un des aides du canonnier, mourut le 28 : j’entrerai dans quelques détails sur cet événement, parce que jusqu’alors ils avaient été très-rares. Il était vieux, et singulièrement attaché à notre commandant.-Après avoir été vingt-un ans soldat de marine, il s’embarqua en 1772 sur la Résolution, en qualité de matelot, et il fit le voyage au pôle austral. Lorsqu’il fut de retour, le capitaine l’installa à l’hôpital de Greenwich le même jour où il y fut admis lui-même ; mais, quand il vit le capitaine Cook chargé de la conduite d’un troisième voyage autour du monde, décide à suivre la fortune de son bienfaiteur, il quitta l’asile qu’on lui avait accordé. Il avait été sujet à de petits accès de fièvre depuis notre départ de l’Angleterre, et il était convalescent lorsque nous atteignîmes la baie de Karakakoua : on l’envoya à terre. Quand il y eut passé quelques jours, il se crut parfaitement guéri, et demanda à revenir abord : mais, le lendemain de son retour, il eut une attaque de paralysie qui l’emporta en quarante-huit heures,

» On l’enterra au moraï, selon les désirs du roi de l’île, et la cérémonie se fit avec tout, l’appareil que comportait notre situation. Kaou et les autres prêtres y assistèrent ; ils gardèrent un silence profond, et ils montrèrent une attention extrême pendant qu’on lut l’office des morts. Du moment où nous commençâmes à remplir la fosse, ils en approchèrent d’une manière très-respectueuse ; ils y jetèrent un cochon mort, des cocos et des bananes. Durant les trois nuits qui suivirent les funérailles, ils vinrent y sacrifier des cochons, et y chanter des hymnes et des prières qui duraient jusqu’au point du jour.

» Nous clouâmes sur un poteau dressé à la tête de la fosse une planche sur laquelle on inscrivit le nom du défunt, son âge et le jour de sa mort. Les insulaires nous promirent de ne pas l’enlever, et nous iumes persuadés qu’elle resterait en place aussi long-temps que le permettrait la matière fragile dont elle est composée.

» Nos vaisseaux ayant un grand besoin de bois à brûler, le capitaine me chargea, le 2 février, de négocier avec les prêtres l’achat de la balustrade qui environnait le sommet du moraï. Je dois avouer que j’eus d’abord quelque doute sur la bienséance de cette proposition ; je craignais qu’un seul mot sur cette matière ne fût regardé comme un trait d’impiété révoltante : je me trompais néanmoins. Ma demande ne leur causa pas la plus légère surprise ; ils y souscrivirent très-volontiers, et il ne fut pas question de ce que je leur donnerais en retour. Tandis que les matelots enlevaient la balustrade, je remarquai que l’un d’eux emportait une figure sculptée, et cette observation ayant produit des recherches de ma part, je reconnus qu’ils avaient conduit aux canots le demi— cercle entier. Quoique ceci se fut passé sous les yeux des insulaires, qui, loin de témoigner du ressentiment, avaient aidé nos gens dans ce transport, je crus devoir en parler à Iiaou : il me parut très —indifférent,

et me pria seulement de lui rendre la figure du centre : je la lui remis, et il l’emporta dans une des cabanes des prêtres.

» Terriobou et les chefs de sa suite nous faisaient depuis quelques jours beaucoup de questions sur l’époque de notre départ. Cette circonstance m’avait inspiré une vive curiosité de connaître l’opinion que les habitans de l’île s’étaient formée de nous, et ce qu’ils pensaient des motifs et du but de notre voyage ; mais je ne découvris rien, sinon qu’ils nous supposaient originaires d’un pays où les subsistances avaient manqué, et que nous étions venus les voir uniquement pour remplir nos ventres. La maigreur de quelques personnes de l’équipage, l’appétit avec lequel nous mangions leurs provisions fraîches, les soins extrêmes que nous prenions pour en acheter et en embarquer une quantité considérable devaient en effet leur inspirer ces idées. Ils remarquèrent d’ailleurs avec étonnément que nous n’avions point de femmes à bord ; que notre conduite était paisible, et que nous n’étions pas bruyans comme les guerriers ; ils trouvèrent dans ces remarques de nouvelles preuves de la justesse de leur opinion. Il était assez plaisant de les voir toucher les flancs et tapoter les ventres des matelots (qui prirent réellement de l’embonpoint durant notre courte relâche dans cette île), et les avertir par signes ou verbalement qu’il était temps de nous en aller, mais que, si nous voulions revenir à la saison prochaine du fruit à pain, ils seraient plus en état de pourvoir à nos besoins. Nous étions depuis seize jours dans la baie ; et si l’on songe à la quantité énorme de cochons et de végétaux que nous consommâmes, on ne sera pas surpris qu’ils fussent impatiens de nous voir partir. Il est probable toutefois que les questions de Terriobou n’avaient alors d’autre but que de préparer, pour le moment où nous le quitterions, des présens proportionnés aux égards et à l’amitié avec lesquels ils nous avaient reçus ; car, lorsque nous lui eûmes dit que nous appareillerions le surlendemain, nous observâmes qu’il publia tout de suite dans les bourgades une espèce de proclamation qui enjoignait aux naturels d’apporter des cochons et des végétaux qu’il voulait donner à l’Orono à l’instant de son départ.

» Les bouffonneries de l’un des insulaires nous divertirent beaucoup durant cette journée. Il tenait un instrument de musique : il portait au cou des morceaux de plantes marines, et autour de chaque jambef un filet très-fort d’environ neuf pouces d’épaisseur, sur lequel une multitude de dents de chien flottaient en lignes parallèles. Il dansa sur le rivage d’une manière absolument burlesque : il accompagnait ses pas d’étranges grimaces ; et nous remarquâmes sur sa physionomie des contorsions qui ne manquaient ni d’énergie ni d’expression, quoiqu’elles fussent du comique le plus bas.

» Il y eut le soir des combats de lutte et de pugilat ; et, afin d’amuser les insulaires à notre tour, nous tirâmes le peu de pièces d’artifice qui nous restaient. Rien n’était plus propre que ce spectacle à exciter leur admiration et à leur inspirer une haute opinion de notre supériorité. Le capitaine a déjà décrit les effets extraordinaires des feux que nous tirâmes à Hapaï ; et quoique les pièces dont nous nous servîmes ici fussent bien inférieures, l’étonnement des spectateurs ne fut pas moindre.

» J’ai déjà dit que les charpentiers des deux vaisseaux furent envoyés dans l’intérieur de l’île avec ordre d’en rapporter les bois. Ils étaient partis depuis trois jours, et n’en ayant eu aucune nouvelle, nous commençâmes à éprouver de l’inquiétude. Nous fîmes part de nos craintes au vieux Kaou, qui parut aussi peu rassuré que nous ; nous concertions avec lui les moyens d’envoyer du monde après eux, lorsqu’ils arrivèrent tous sains et saufs. Pour trouver des arbres tels qu’il nous les fallait, ils avaient été obligés de pénétrer dans le pays plus avant que nous ne l’avions imaginé ; cette circonstance, jointe aux mauvais chemins et à la difficulté de transporter les bois, les avait retenus long-temps : ils firent de grands éloges de leurs guides, qui leur fournirent des provisions, et qui gardèrent les outils avec une fidélité extrême.

» Le jour de notre départ étant fixé au 4 Terriobou pria, le 3, le capitaine et moi de l’accompagner à la maison de Kaou. En y arrivant, nous trouvâmes le terrain couvert de paquets d’étoffes, d’une grande quantité de plumes jaunes et rouges, attachées à des fibres tirées de l’enveloppe des cocos, d’un grand nombre de haches et d’autres ouvrages de fer que les naturels du pays avaient obtenus de nous. Il y avait, à peu de distance, des morceaux énormes de végétaux de toute espèce, et près des végétaux un troupeau de cochons. IVous crûmes d’abord qu’on voulait nous faire présent de tant de choses ; mais Kaïrikia m’apprit que c’était un don gratuit ou tribut payé au roi par les habitans de ce district : en effet, dès que nous fûmes assis, les naturels apportèrent les différens paquets, et ils les déposèrent aux pieds du roï l’un après l’autre : ils étendirent les pièces d’étoffe, et ils éparpillèrent les plumes et les ouvrages de fer. Le prince parut très-charmé de cette marque de soumission ; il choisit à peu près le tiers des ouvrages de fer, le tiers des plumes et quelques pièces d’étoffe qu’il mit lui-même de côté, et offrit ensuite au capitaine et à moi le reste des étoffes avec tous les cochons et tous les végétaux. Nous fûmes étonnés de la valeur et de la magnificence de ce présent, qui surpassait de beaucoup tous ceux que nous avions reçus aux îles des Amis ou aux îles de la Société, Nous fîmes sur-le-champ venir des canots, afin d’envoyer le tout à bord : on sépara les gros cochons que nous voulions embarquer et saler, et on distribua aux équipages au moins trente cochons plus petits, ainsi que les végétaux :


» Le même jour nous quittâmes le moraï et nous reconduisîmes aux vaisseaux les tentes et les instrumens astronomiques. Le charme du tabou se trouva détruit dès que nous eûmes abandonné la place ; les naturels s’y précipitèrent en foule, et, comptant que nous y aurions laissé des choses précieuses, ils firent des recherches exactes. Comme je demeurai le dernier à terre, parce que j’y attendais le retour d’un canot, plusieurs insulaires s’attroupèrent autour de moi, et m’ayant prié de m’asseoir auprès d’eux, ils se mirent à déplorer notre séparation. Je dois avouer que j’eus beaucoup de peine à les quitter. Je demande la permission de raconter ici un fait qui me regarde, et qui inspirera peut-être de l’intérêt, quoiqu’il soit minutieux en lui-même. Durant notre relâche dans cette baie, j’avais commandé le détachement que nous tînmes sur la côte ; je connaissais plus les naturels, et j’étais pins connu d’eux que ceux de mes eamarades que le service retenait presque constamment à bord en général, j’avais lieu d’être fort satisfait de leur bienveillance, et je ne puis redire trop souvent ou trop en détail combien l’amitié des prêtres à mon égard fat constante et sans réserve.

» Je fis de mon côté tous les efforts possibles pour gagner leur affection et mériter leur estime : j’eus le bonheur de réussir à tel point que, lorsqu’ils furent instruits de l’époque de notre appareillage, ils me pressèrent vivement de demeurer dans l’île, et qu’ils eurent recours aux offres les plus flatteuses pour me déterminer a cette résolution. Leur ayant répondu que le capitaine n’y consentirait pas, ils me proposèrent de m’emmener dans les montagnes et me dirent qu’ils m’y tiendraient caché jusqu’après le départ des vaisseaux : je les assurai de nouveau que notre commandant ne sortirait pas de la baie sans moi. Terriobou et Kaou allèrent alors trouver le capitaine, dont ils me croyaient le fils, et ils le prièrent formellement de me laisser dans leur pays. Ne voulant point les contrarier d’une manière positive sur une demande faite dans des intentions si bienveillantes, le capitaine leur représenta qu’il ne pouvait se séparer de moi pour le moment, mais qu’il reviendrait l’année suivante, et qu’il tacherait d’arranger cette affaire à leur satisfaction.

» Nous démarrâmes le 4, dès le grand matin, et nous sortîmes de la baie avec la Découverte ; une foule de pirogues nous suivirent Le capitaine se proposait d’achever la reconnaissance de l’île d’Oouaïby avant d aborder aux îles de ce groupe ; il espérait rencontrer une rade mieux abritée que celle de Karakakoua ; et s’il n’en découvrait point, il désirait reconnaître la partie sud-est de Mooui, où l’on nous avait annoncé qu’il y avait un havre excellent.

» Nous fûmes en calme le 4 et le 5, ce qui ralentit beaucoup notre marche au nord. Nous étions accompagnés d’une multitude de pirogues, et Terriobou donna une nouvelle marque d’amitié au capitaine, en nous envoyant un riche présent de cochons et de végétaux.

» Nous eûmes une brise légère de la terre, la nuit du 5, et nous fîmes un peu de chemin au nord. Le 6 au matin, ayant double la pointe, la plus occidentale de l’île, nous nous trouvâmes en travers d’une baie profonde appelée Toe-yah-yah par les naturels : nous désirions que cette baie nous offrît un havre sur et commode, car nous apercevions au nord-est plusieurs ruisseaux d’eau douce tres-hmpide, d’ailleurs elle paraissait bien abritée partout. Ces observations étant d’accord avec les renseignemens donnés par Koah, qui accompagnait le capitaine, et qui par politesse avait changé son nom en celui de Britanni, on mit en mer la pinasse ; et le master, conduit par Britanni, alla examiner la baie, tandis que les vaisseaux louvoyaient pour y arriver.

» Le ciel fut nébuleux l’après-midi, et les coups de vent qui venaient de la terre étaient si forts que nous fûmes obligés de carguer toutes les voiles et de mettre en travers. Les pirogues nous quittèrent au commencement de l’orage, et M. Big eut à son retour la satisfaction de sauver une vieille femme et deux hommes, dont le vent avait fait chavirer l’embarcation au moment où ils s’efforçaient de gagner la côte. Outre ces trois malheureux, nous avions à bord un grand nombre de femmes que les insulaires, occupés de leur salut personnel avaient laissées parmi nous.

» Le master dit au capitaine qu’il avait débarqué dans un village, le seul qu’il eût aperçu à la côte septentrionale de la baie ; on lui avait indiqué des puits d’eau douce ; mais il ne les avait pas trouvés assez abondans ; il avait ensuite pénétré plus avant dans la baie, qui s’enfonce beaucoup dans l’intérieur du pays, et s’étend vers une montagne très-haute, visible de très-loin, et située à l’extrémité nord-ouest de l’île. Au lieu d’un mouillage sûr, ainsi que Britanni le lui avait fait espérer, le rivage était bas et rempli d’écueils ; un banc de rochers de corail plats s’étend le long du rivage, et se prolonge à plus d’un mille de la terre. Sur ces entrefaites, Britanni était parvenu à se sauver en cachette : nous jugeâmes qu’il craignait de revenir, parce que les informations n’avaient pas été exactes.

Le 7, malgré la continuation du temps orageux, nous faisions route vers la terre ; nous en étions à trois lieues, lorsque nous aperçûmes une pirogue et deux hommes qui ramaient vers nous : nous supposâmes que le dernier orage les avait entraînés au large, et nous ralentîmes notre marche afin de les recueillir. Ces pauvres malheureux étaient tellement épuisés de fatigue, que, si l’un des insulaires qui se trouvaient à bord, s’apercevant de leur faiblesse, ne se fût précipité dans l’embarcation afin de leur donner du secours, ils auraient à peine eu la force de s’attacher à la corde que nous leur jetâmes. Nous eûmes bien de la peine à les hisser à bord, surtout avec un enfant d’environ quatre ans, qu’ils avaient attaché sous des traverses extérieures de la pirogue où on l’avait tenu assez long-temps, n’ayant que la tête au-dessus de l’eau. Ils nous dirent qu’ils étaient partis de l’île la veille au matin, et que depuis ce moment ils n’avaient ni bu ni mangé, Nous leur donnâmes à manger avec les précautions, usitées en pareil cas ; on chargea l’une des femmes de prendre soin de l’enfant, et le lendemain ils se portaient tous fort bien.

» À minuit il survint un coup de vent. Nous reconnûmes, le 8, à la pointe du jour, que le mât de misaine avait consenti de nouveau ; les jumelles qu’on avait posées à la tête durant notre relâche à Noutka avaient éclaté ; les diverses parties étaient en si mauvais état, qu’il devint absolument nécessaire de les remplacer, et par conséquent d’enlever le mât.

» Le capitaine délibéra quelque temps s’il courrait le risque de ne point trouver de havre aux îles sous le vent, ou s’il retournerait à Karakakoua. Cette baie n’était pas tellement commode qu’on ne pût espérer, avec vraisemblance, d’en trouver une meilleure pour réparer le mât ou embarquer des vivres ; et d’ailleurs nous étions persuadés, avec raison, que nous avions à peu près épuisé les provisions du voisinage. On observa d’un autre côté qu’il était trop périlleux de s’éloigner d’une rade assez bien abritée 5 que, si on l’abandonnait une fois, il serait difficile d’y revenir ; qu’il y aurait du danger à adopter cet expédient, dans l’espoir d’en rencontrer une meilleure ; et que, si nous n’en découvrions pas, nous serions vraisemblablement sans ressource.

» Nous continuâmes donc à gouverner vers la côte, afin d’offrir aux insulaires une occasion de venir chercher leurs compatriotes détenus à bord. À midi, nous étions à un mille de la terre : un petit nombre de pirogues arrivèrent aux vaisseaux ; mais elles étaient si remplies de monde qu’aucune d’elles ne pouvait embarquer les femmes dont nous voulions nous débarrasser.

» Le temps fut moins orageux le 10 après le lever du soleil, et quelques embarcations du pays nous accostèrent ; les insulaires qui les montaient nous apprirent que les derniers coups de vent avaient fait beaucoup de mal, et que ; plusieurs grandes pirogues avaient péri. Nous louvoyâmes le reste du jour ; à l’entrée de la nuit, nous n’étions qu’à un mille de la baie ; mais, ne croyant pas qu’il fàt sage d’y entrer pendant les ténèbres, nous courûmes des bordées jusqu’au lendemain à la pointe du jour : au lever de l’aurore, nous jetâmes l’ancre à peu près au même mouillage que nous avions déjà occupé.

» Nous employâmes la journée du 11 et une partie de celle du 12 à déplacer le mât de misaine et à l’envoyer à terre avec les charpentiers, Comme les réparations dont il avait besoin devaient, selon toutes les apparences, prendre plusieurs jours, nous conduisîmes à terre nos instrumens d’astronomie, et nous dressâmes au moraï nos tentes, qui furent gardées par un caporal et six soldats de marine. Profitant de nos anciennes liaisons avec les prêtres, nous fîmes mettre le tabou sur remplacement où l’on avait déposé le mât : cette opération fut bien simple ; ils se contentèrent de l’entourer de baguettes, ainsi qu’ils l’avaient fait lors de notre première relâche. Les voiliers vinrent aussi à terre. Ils occupèrent une maison voisine du moraï, que nous prêtèrent les prêtres : tels étaient nos arrangemens. Je vais maintenant raconter en détail ce qui se passa entre les naturels et nous, et qui amena par degrés la fatale catastrophe du 14.

» Quand les vaisseaux furent à l’ancre, nous fumes surpris devoir que les insulaires n’étaient plus les mêmes à notre égard : nous n’entendions point de cris de joie ; il n’y avait ni bruit ni foule autour de nous ; la baie était déserte ; nous apercevions çà et là une embarcation qui s’échappait le long du rivage. Nous pouvions supposer sans doute que la curiosité qui avait produit tant de mouvement lors de notre première relâche n’existait plus ; mais l’hospitalité affectueuse avec laquelle on nous avait toujours traités, les témoignages de bienveillance et d’amitié que nous avions reçus à notre départ nous donnaient lieu d’espérer qu’à notre retour les insulaires reviendraient en foule et avec joie à nos vaisseaux.

» Nous formions diverses conjectures sur ce changement extraordinaire, lorsque nos inquiétudes furent enfin dissipées par le retour d’un canot que nous avions envoyé à terre : nous apprîmes que Terriobou était absent, et qu’il avait mis le tabou sur la baie. Cette explication parut satisfaisante à la plupart d’entre nous ; mais quelques-uns pensèrent, ou plutôt on peut croire que les événemens subséquens leur firent imaginer après coup qu’il y avait alors quelque chose de suspect dans la conduite des insulaires, et qu’en leur interdisant tout commerce avec nous, sous prétexte de l’absence du roi, les chefs avaient voulu gagner du temps et délibérer entre eux sur la manière dont il convenait de nous traiter. Nous n’avons jamais pu savoir si ces soupçons étaient fondés, ou si l’explication donnée par les naturels était vraie. Il n’est pas hors de vraisemblance que notre brusque retour, auquel ils ne voyaient point de cause apparente, et dont nous eûmes ensuite beaucoup de peine à leur faire comprendre la nécessité, leur causa quelque alarme ; mais la confiance de Terriobou, qui, au moment de son arrivée, vraie ou fausse, c’est-à-dire le lendemain au matin, se rendit tout de suite auprès du capitaine Cook, et le rétablissement des échanges et des services réciproques entre les naturels et nous, qui fut la suite de cette démarche, sont de fortes preuves qu’ils ne supposaient pas et qu’ils ne redoutaient point un changement de conduite de notre part.

» Je puis citer à l’appui de cette opinion un autre fait qui eut lieu à notre première visite, c’est-à-dire la veille de l’arrivée du roi. Un insulaire avait vendu un cochon à bord de la Résolution, et il avait reçu le prix convenu ; Paria, qui le rencontra par hasard, lui conseilla de ne pas livrer le cochon, si on ne lui donnait pas un plus haut prix. Nos gens firent à Paria des reproches très-vifs sur ce conseil malhonnête, et ils le chassèrent ; comme le tabou fut mis sur la baie bientôt après, nous crûmes d’abord que c’était en conséquence de l’outrage fait au chef. Ces deux incidens servent à prouver combien il est difficile de tirer des inductions certaines des actions d’un peuple dont on connaît imparfaitement les usages et l’idiome : ils montrent d’ailleurs les difficultés, peut-être peu sensibles au premier coup d’œil, que rencontrent ceux qui dans leurs rapports avec ces étrangers, doivent régler leurs démarches au milieu de tant d’incertitudes, où l’erreur la plus légère peut entraîner les suites les plus funestes. Que nos conjectures fussent vraies ou fausses, tout se passa paisiblement jusqu’au 13 dans l’après-dînée.

» L’officier qui commandait le détachement chargé de remplir les futailles de la Découverte vint me dire le soir que plusieurs chefs s’étaient rassemblés au puits, près de la plage, et qu’ils chassaient les insulaires que nous avions payés pour aider les matelots à rouler les tonneaux sur le rivage. Il ajouta que leur conduite lui paraissait très-suspecte, et qu’il s’attendait à être inquiété de nouveau. Je lui donnai donc, à sa demande, un soldat de marine, auquel je permis seulement de prendre sa baïonnette et son épée. L’officier revint bientôt m’apprendre que les insulaires s’étaient armés de pierres, et qu’ils devenaient très-turbulens : je me rendis sur les lieux, suivi d’un autre soldat de marine, armé de son fusil. Dès que les habitans de l’île me virent approcher, ils abandonnèrent leurs pierres, et quand j’eus parlé à quelques-uns des chefs, la populace qui causait l’émeute s’éloigna, et ceux des naturels qui voulurent nous aider à remplir nos barriques n’essuyèrent plus d’obstacles de la part de leurs compatriotes, Après avoir rétabli la tranquillité, j’allai trouver le capitaine Cook qui arrivait sur la pinasse ; je lui racontai ce qui venait de se passer ; il m’ordonna de tirer à balle sur ceux qui commenceraient à nous jeter des pierres, ou se conduiraient avec insolence. J’enjoignis donc au caporal de faire charger à balle, au lieu de petit plomb, les fusils des sentinelles.

» Peu de temps après notre retour aux tentes, un feu continu de mousqueterie, que nous entendîmes à bord de la Découverte, nous alarma ; nous remarquâmes qu’il était dirigé sur une pirogue qui faisait force de rame vers la côte, et qui était poursuivie par un de nos petits canots. Nous en conclûmes sur-le-champ qu’un vol avait occasioné ces coups de fusil, et le capitaine m’ordonna de le suivre avec un canot armé, afin d’arrêter, si nous le pouvions, l’équipage de la pirogue qui essayait de gagner le rivage : Nous courûmes vers l’endroit où nous supposions qu’elle débarquerait, mais nous arrivâmes trop tard, les insulaires avaient quitté leur embarcation, et ils s’étaient sauvés dans l’intérieur du pays.

» Nous ne savions pas que les choses volées avaient déjà été rendues ; d’après le grand nombre de coups de fusil que nous avions entendus, nous jugions qu’elles pouvaient être d’importance, et nous ne voulions pas renoncer à l’espoir de les recouvrer. Nous demandâmes à quelques insulaires le chemin qu’avait pris l’équipage de la pirogue, et nous suivîmes ses traces jusqu’à l’entrée de la nuit : nous voyant alors à environ trois milles de nos tentes, et soupçonnant que les naturels qui nous excitaient à plusieurs reprises à continuer notre poursuite, nous trompaient par de faux avis, nous crûmes qu’il serait inutile d’aller plus loin, et nous retournâmes au rivage.

» Il était arrivé durant notre absence une querelle plus sérieuse et plus désagréable. L’officier détaché sur le petit canot retournait à bord avec les choses qu’on avait volées au capitaine Clerke : s’apercevant que nous poursuivions les coupables, le capitaine Cook et moi, il pensa qu’il était de son devoir de saisir la pirogue échouée sur le rivage. Par malheur elle appartenait à Paria, qui arriva au même instant de la Découverte, et qui réclama sa propriété en protestant à plusieurs fois de son innocence. L’officier refusa de la lui rendre, et lorsque l’équipage de la pinasse, qui attendait notre commandant, l’eut joint, il en résulta une dispute très-vive, durant laquelle Paria fut renversé d’un violent coup d’aviron sur la tête. Les insulaires rassemblés près de là, qui avaient été jusqu’alors spectateurs paisibles, firent tout de suite pleuvoir une grêle de pierres sur nos gens, qu’ils contraignirent à se retirer avec précipitation, et à gagner à la nage un rocher situé à quelque distance de la côte. Les insulaires s’emparèrent de la pinasse ; ils la pillèrent, et ils l’auraient détruite, sans l’intervention de Paria, qui, revenu à lui-même, eut la générosité d’oublier la violence qu’on venait d’exercer envers lui. Après avoir écarté, la foule, il fit signe à nos gens qu’ils pouvaient revenir et reprendre la pinasse, et qu’il s’efforcerait de ravoir les choses que ses compatriotes y avaient volées. Nos gens ramenèrent la pinasse : Paria ne tarda pas à les suivre, rapportant le chapeau d’un midshipman, et quelques autres bagatelles : il parut affligé de ce qui s’était passé, et demanda si Orono le tuerait, et si on lui permettrait de Venir aux vaisseaux le lendemain. On l’assura qu’il y serait bien reçu : alors, pour donner une preuve de réconciliation et d’amitié, il toucha de son nez celui des officiers, selon l’usage de l’île, et il regagna le village de Kaouroua.

» Le capitaine, informé de ces détails, montra beaucoup de chagrin ; et tandis que nous retournions abord, il me dit : Je crains bien que les insulaires ne me forcent à des mesures violentes, car, ajouta-t-il, il ne faut pas leur laisser croire qu’ils ont eu de l’avantage sur nous. Mais comme il était trop tard pour entreprendre quelque chose le même soir, il se contenta de donner des ordres pour qu’on chassât tout de. suite du vaisseau les hommes et les femmes qui s’y trouvaient. Je retournai à terre lorsque ces ordres furent exécutés ; les événemens de la journée ayant beaucoup diminué notre. confiance dans les naturels, je mis une double garde au moraï, et j’ordonnai à mon, détachement de m’appefer, s’il apercevait du monde caché aux environs du rivage, Snt les onze heures, on découvrit cinq insulaires qui se traînaient sans bruit autour du moraï ; ils semblaient s’approcher avec une extrême circonspection ; se voyant surpris, ils se retirèrent. À minuit, l’un d’eux ayant osé venir tout près de l’observatoire, la sentinelle lui tira un coup de fusil ; l’explosion effraya ses camarades, qui prirent la fuite, et nous passâmes le reste de la nuit sans autre inconvénient.

» Le lendemain, à la pointe du jour, j’allais sur la Résolution pour examiner le garde-temps, lorsque je fus hélé sur ma route par la Découverte, et j’appris que durant la nuit les insulaires avaient volé la chaloupe de ce vaisseau, en coupant la bouée à laquelle elle était amarrée.

» Au moment où j’arrivai à bord, les soldats de marine s’armaient, et le capitaine Cook chargeait son fusil à deux coups. Tandis que je lui racontais ce qui nous était arrivé pendant la nuit, il m’interrompit d’un air animé ; il me dit qu’on avait volé la chaloupe de la Découverte, et il m’instruisit de ses préparatifs pour la recouvrer. Il était dans l’usage, lorsque nous avions perdu des choses de conséquence sur quelques-unes des îles de cette mer, d’amener à bord le roi ou plusieurs des principaux éris, et de les y détenir en otage jusqu’à ce qu’on nous eût rendu ce qu’on nous avait pris. Il songeait à employer cet expédient, qui lui avait toujours réussi ; il venait de donner des ordres d’arrêter toutes les pirogues qui essaieraient de sortir de la baie, et il avait le projet de les détruire, si des moyens plus paisibles ne suffisaient salent pas pour recouvrer la chaloupe. Il plaça à cet effet en travers de la baie les petites embarcations de la Résolution et de la Découverte, bien équipées et bien armées, et avant que je reprisse le chemin de la côte, on avait tiré quelques coups de canon sur deux grandes pirogues qui tâchaient de se sauver.

» Nous quittâmes le vaisseau, le capitaine Cook et moi, entre sept et huit heures ; il monta la pinasse, ayant avec lui M. Philips, officier, et neuf soldats de marine ; je m’embarquai sur le petit canot. Les derniers ordres que je reçus du commandant furent de calmer l’esprit des naturels en les assurant qu’on ne leur ferait point de mal ; de ne pas diviser ma petite troupe, et de me tenir sur mes gardes. Nous nous séparâmes ensuite ; le capitaine marcha vers le village de Kaouroua, résidence du roi, et moi du côté de l’observatoire. Mon premier soin en arrivant à terre fut de donner aux soldats de marine les ordres les plus stricts de ne pas sortir de la tente, de charger leurs fusils à balle, et de ne pas les quitter. J’allai ensuite me promener vers les cabanes du vieux Kaou et des prêtres, et je leur expliquai le mieux qu’il me fut possible l’objet de nos préparatifs hostiles qui leur avaient causé de vives alarmes. Ils avaient déjà ouï parler du vol de la chaloupe de la Découverte ; je leur protestai que nous étions décidés à recouvrer cette embarcation, et à punir les coupables ; mais que la communauté des ; prêtres et les habitans du village de ce côté de la baie où nous étions ne devaient pas avoir la plus légère crainte. Je les priai d’expliquer ma réponse au peuple, de le rassurer et de l’exhorter à demeurer tranquille. Kaou me demanda avec beaucoup d’inquiétude si on ferait du mal à Terriobou : je l’assurai que non ; et il parut, ainsi que ses confrères, satisfait de ma promesse.

» Le capitaine appela sur ces entrefaites la chaloupe de la Résolution, qui était en station à la pointe septentrionale de la baie : l’ayant prise avec lui, il continua sa route vers Kaouroua, et débarqua ainsi avec le lieutenant et les neuf soldats de marine. Il marcha tout de suite au village, où il reçut les marques de respect qu’on avait coutume de lui rendre ; les habitans se prosternèrent devant lui, et ils lui offrirent de petits cochons selon leur usage. S’apercevant qu’on ne soupçonnait en aucune manière ses desseins, il demanda où étaient Terriobou et ses deux fils, qui avaient si souvent mangé à sa table sur la Résolution. Les deux jeunes princes ne tardèrent pas à arriver avec les insulaires qu’on avait envoyés après eux, et sur-le-champ ils conduisirent le capitaine Cook a la maison, où leur père était couché. Le vieux roi était à moitié endormi : le capitaine ayant dit quelques mots sur le vol de la chaloupe, dont il ne le supposait point du tout complice, il l’invita à venir aux vaisseaux et à passer la journée à bord de la Résolution. Le roi accepta la proposition sans balancer, et il se leva à l’instant même pour accompagner le capitaine.

» Nos affaires prenaient cette heureuse tournure ; les deux fils du roi étaient déjà dans la pinasse, et le reste de la petite troupe s’était avancé jusqu’au bord de l’eau, lorsqu’une femme âgée, appelée Kani Kabaria, mère des deux princes, et l’une des épouses favorites de Terriobou, s’approcha de lui, et, les larmes aux yeux, le supplia instamment de ne pas aller à bord du vaisseau. En même temps deux chefs qui étaient arrivés avec elle retinrent le roi, en insistant pour qu’il n’allât pas plus loin, et le contraignirent à s’asseoir. Les insulaires qui se rassemblaient le long du rivage, en groupes très-nombreux, et qui vraisemblablement avaient été effrayés du bruit des canons et des préparatifs d’hostilité qu’ils apercevaient dans la baie, commencèrent à se presser autour du capitaine Cook et de leur roi. Le lieutenant des soldats de marine, qui vit ses gens serrés de près par la multitude, et hors d’état de se servir de leurs armes, s’il fallait y avoir recours, proposa au capitaine de les mettre en bataille le long des rochers, près du bord de la mer, et la populace les ayant laissés passer sans difficulté, ils se postèrent à environ soixante pieds de l’endroit où Terriobou était assis à terre.

» Durant tout ce temps, le vieux roi ne bougeait pas ; la frayeur et rabattement étaient peints sur son visage. Le capitaine, ne voulant pas renoncer à son projet, continuait à le presser vivement de s’embarquer ; d’un autre côté, lorsque le prince semblait disposé à le suivre, les chefs qui l’environnaient l’en détournaient d’abord par des prières et des supplications ; ils eurent ensuite recours à la force et à la violence, et ils insistèrent pour qu’il demeurât où il était. Le capitaine, voyant que l’alarme était devenue trop générale, et qu’il n’était plus possible d’emmener le roi sans verser du sang, abandonna sa première résolution ; il représenta à M. Philips qu’il serait impossible d’obliger Terriobou à aller à bord sans courir le risque de tuer un grand nombre d’insulaires.

» Quoique l’entreprise qui avait amené le capitaine Cook à terre eût manqué, et qu’il y eût renoncé, il paraît pourtant que sa personne ne courut de danger qu’après un accident qui donna à cette affaire la tournure la plus fatale. Nos canots placés en travers de la baie, ayant tiré sur des pirogues qui essayaient de s’échapper, tuèrent par malheur un chef du premier rang. Les nouvelles de sa mort arrivèrent au village où se trouvait le capitaine au moment où il venait de quitter le roi, et où il marchait lentement vers le rivage : la fermentation qu’elle excita fut très-sensible ; les femmes et les enfans furent tout de suite renvoyés ; les hommes se revêtirent de leurs nattes de combat, et s’armèrent de piques et de pierres. L’un d’eux, qui tenait une pierre et un long poignard de fer appelé pahoua, s’approcha du capitaine en brandissant son arme pour le défier, et le menaçant de lui jeter sa pierre. Le capitaine lui dit de finir ; mais l’insulaire continuant ses gestes insolens, notre capitaine irrité lui tira un coup de petit plomb. L’insulaire était revêtu d’une natte que le plomb ne put pénétrer, ce qui ne fit qu’aigrir et encourager la foule. On jeta plusieurs pierres aux soldats de marine, et l’un des éris essaya de poignarder M. Philips ; mais il n’en vint pas à bout, et il reçut un coup de crosse de fusil. Le capitaine tira alors le second coup de fusil chargé à balle, et tua celui des naturels qui était le plus avancé. Aussitôt les insulaires formèrent une attaque générale à coups de pierre, et les soldats de marine, ainsi que les matelots qui étaient dans les canots, leur répondirent par une décharge de mousqueterie. À notre grande surprise, les insulaires. soutinrent le feu avec beaucoup de fermeté ; et, avant que les soldats de marine eussent le temps de recharger, se précipitèrent sur eux en poussant des cris et des hurlemens terribles. Alors commença une scène d’horreur et de confusion.

» Quatre des soldats de marine furent coupés dans leur retraite au milieu des rochers, et immolés à la fureur de l’ennemi ; trois autres furent blessés très-dangereusement : le lieutenant, blessé aussi entre les deux épaules, d’un coup de pahoua, avait par bonheur réservé son feu ; il tua l’homme qui venait de le blesser, lorsque celui-ci se disposait à lui porter un second coup. Notre malheureux commandant, la dernière fois qu’on l’aperçut distinctement, était au bord de la mer ; il criait aux canots de cesser leur feu et d’approcher du rivage, afin d’embarquer notre petite troupe. S’il est vrai, comme l’ont pensé quelques-uns de ceux qui s’y trouvaient présens, que les soldats de marine et les équipages des canots avaient tiré sans son ordre, et qu’il voulait prévenir une nouvelle effusion de sang, il est probable qu’il fut la victime de son humanité : on observa en effet que, tant qu’il regarda les naturels en face, aucun d’eux ne se permit de violences contre lui ; mais que, s’étant retourné pour donner ses ordres au canot, il fut poignardé par-derrière, et tomba le visage dans la mer. Les insulaires poussèrent des cris de joie lorsqu’ils le virent tomber ; ils traînèrent tout de suite son corps sur le rivage ; et, s’enlevant le poignard les uns les autres, ils s’acharnèrent tous avec une ardeur féroce à lui porter des coups, lors même qu’il ne respirait plus.

» Ainsi périt le grand et excellent homme qui nous commandait. Après une vie illustrée par des entreprises si étonnantes et si heureuses, on ne peut pas dire que sa mort fut prématurée : il avait en effet assez vécu pour terminer le grand ouvrage auquel la nature semblait l’avoir destiné ; il fut plutôt enlevé aux jouissances et au repos qui devaient être la récompense de ses immenses travaux que privé d’acquérir de la gloire. Il n’est pas nécessaire et il m’est impossible de dire combien il fut regretté et pleuré de ceux qui avaient si long-temps fondé leur sécurité personnelle sur ses lumières et sur son courage, et qui, au milieu de leurs maux, avaient trouvé des consolations de toute espèce dans son affection et son humanité. Je n’essaierai pas non plus de peindre l’horreur dont nous fûmes saisis, ni l’abattement et la consternation universelle qui suivirent un malheur si affreux et si imprévu. Les lecteurs ne seront pas fâchés sans doute de détourner les yeux d’une scène si triste pour contempler le caractère et les vertus de notre commandant ; et, afin de rendre mes derniers hommages à la mémoire d’un ami cher et révéré, je vais tracer une esquisse de sa vie et de ses services.

» Le capitaine Jacques Cook était né en octobre 1728, près de Whitby, dans le comté d’York : on le mit très-jeune en apprentissage chez un marchand d’un village voisin. On n’avait point consulté ses goûts en cette occasion ; il ne tarda pas à quitter le comptoir auquel il était attaché, et s’engagea pour neuf ans sur un navire qui faisait le commerce du charbon-deterre. Au commencement de la guerre de 1755, il entra au service du roi, à bord de l’Aigle, commandé alors par le capitaine Hammer, et ensuite par sir Hugh Palliser, qui découvrit bientôt son mérite, et qui le plaça sur le gaillard d’arrière.

» En 1758 il était master du Northumberland vaisseau monté par lord Colleville, qui commandait alors l’escadre en station sur la côte d’Amérique. C’est là, comme je le lui ai ouï dire souvent, qu’au milieu d’un hiver rigoureux il lut Euclide pour la première fois, et qu’il s’adonna à l’étude des mathématiques et de l’astronomie, sans autre secours que celui de quelques livres et de son intelligence. Tandis qu’il cultivait et perfectionnait son esprit de cette manière, et qu’il suppléait au défaut de sa première éducation, il avait part aux actions les plus vives et les plus difficiles de la guerre d’Amérique. Sir Charles Saunders le chargea, au siège de Québec, de diverses missions de la plus haute importance ; ce fut lui qui pilota les bateaux à l’attaque de Montmorency ; il conduisit les embarcations aux hauteurs d’Abraham ; il examina le passage, et il posa des balises pour la sûreté des gros vaisseaux qui devaient remonter le fleuve. Le courage et l’habileté avec lesquels il remplit ces différentes commissions lui méritèrent l’amitié de sir Charles Saunders et du lord Colleville, qui continuèrent à le protéger jusqu’à leur mort, et qui lui donnèrent constamment des marques extrêmes de bienveillance et d’affection. À la fin de la guerre on l’envoya, d’après la demande du lord Colleville et de sir Hugh Palliser, reconnaître le golfe Saint-Laurent et les côtes de Terre-Neuve. Ce travail l’occupa jusqu’en 1767. À cette époque, sir Edouard Hawke le nomma commandant d’une expédition dans le grand Océan, qui avait pour but d’observer le passage de venus sur le disque du soleil, et de découvrir ensuite de nouvelles terres.

» Ses services depuis cette époque sont trop connus pour les rappeler ici ; et sa réputation s’est élevée en proportion à une hauteur à laquelle mes éloges ne pourraient rien ajouter. Il semblait né pour ces sortes d’expéditions : les premières habitudes de sa vie, l’expérience acquise par ses longs voyages, l’application constante de son esprit, tout concourait à lui donner un degré de connaissances pratiques qui ne peut être le partage que d’un petit nombre d’officiers.

» Il était d’une constitution robuste, endurci au travail, et capable de supporter les plus grandes fatigues. Son estomac digérait sans peine les alimens les plus grossiers et les plus désagréables. Il se soumettait aux privartions de tout genre avec une indifférence si parfaite, que la tempérance ne paraissait pas être une vertu pour lui. Son esprit avait la trempe vigoureuse de son corps. Ses idées annonçaient la pénétration et la force. Son jugement, en tout ce qui avait rapport aux missions dont il était chargé, était prompt et sûr. Ses plans avaient de la hardiesse et de l’énergie, leur conception et leur exécution indiquaient un génie vaste et créateur. Une présence d’esprit admirable dans les momens de danger accompagnait toujours’son courage iroid et déterminé ; Ses manières étaient simples et franches. Son caractère, disposé à l’emportement et à la colère, aurait peut-être mérité des reproches, si un fonds extrême d’humanité et de bienfaisance n’eût tempéré l’ardeur de ces premiers mouvemens de vivacité.

» Mais la persévérance continue et infatigable avec laquelle il suivait ses idées et ses plans formait le trait le plus saillant de son caractère ; les dangers ni les fatigues ne pouvaient l’arrêter ; et il n’avait pas besoin de ces momens de distraction et de repos nécessaires à tout le monde. Durant ses longs et ennuyeux voyages, son ardeur et son activité ne se ralentirent jamais un instant : jamais Les plaisirs ou les divertissemens qui se présentaient à lui ne l’occupèrent : si les intervalles de récréation auxquels il était impossible de se soustraire, et que nous attendions avec un empressement bien excusable sans doute aux yeux de tous ceux qui ont éprouvé la fatigue du service, ne lui offraient pas un moyen de préparer efficacement la réussite de ses projets, il les passait avec une sorte d’impatience.

» Il n’est pas besoin de citer ici les occasions où il développa ses qualités au milieu des grandes et importantes entreprises qui ont rempli les dernières années de sa vie ; je me contenterai d’exposer le résultat des services qu’il a rendus à la géographie et à la navigation.

» Il n’y a peut-être pas de science qui ait eu autant d’obligations à un seul homme que la géographie en a eu au capitaine Cook. Dans son premier voyage dans le grand Océan, il a découvert les îles de la Société ; il a prouvé que la Nouvelle-Zélande forme deux îles ; il a reconnu le détroit qui les sépare, et il en a relevé toutes les côtes ; il a parcouru ensuite la eôte orientale de la Nouvelle-Hollande, inconnue jusqu’à lui, et il a ajouté aux cartes de cette partie du globe une étendue de terre de 27° de latitude, ou de plus de 2000 milles.

» Son second voyage autour du monde a résolu le grand problème du continent austral ; car il a traversé l’hémisphère sud entre le quarantième et le soixante-dixième parallèle ; il a démontré qu’il ne peut y avoir de continent dans ces régions, à moins qu’il ne se trouve près du pôle et dans des parages inaccessibles aux navigateurs ; il a découvert la Nouvelle-Calédonie, l’île la plus étendue du grand Océan, après la Nouvelle-Zélande, l’île de la Géorgie, et une cote nouvelle qu’il a appelée la terre de Sandwich, ou la Thùlé de l’hémisphère austral ; enfin, après avoir visité deux fois les mers du tropique, il a fixé la position des terres aperçues par les navigateurs qui l’avaient précédé, et il en a trouvé plusieurs qui étaient inconnues.

» Mais son troisième voyage, dont nous offrons la relation, se distingue par l’étendue et l’importance de ses découvertes. Indépendamment de plusieurs petites îles qu’il a trouvées dans le grand Océan, il a découvert au nord de la ligne équinoxiale le groupe des îles Sandwich, dont la position et les productions promettent plus d’avantages à la navigation dès européens qu’aucune autre des terres de cette mer ; il a découvert ensuite et relevé la partie de la côte occidentale d’Amérique, depuis le 43e. jusqu’au 70e. degré de latitude nord, c’est-à-dire, une étendue de trois mille cinq cents milles ; il a constaté la proximité des continens d’Asie et d’Amérique ; il a traversé le détroit qui les sépare ; il a relevé les terres de chaque côté à une assez grande hauteur pour démontrer qu’il est impossible de passer de la mer Atlantique dans le grand Océan, ou par la route de l’est, ou par celle de l’ouest ; enfin, si j’en excepte la mer d’Amour et l’archipel du Japon, sur lesquels on n’a encore que des détails imparfaits, il a complété l’hydrographie de la partie du globe qui est habitable.

» Ses services comme marin ne sont peut-être pas moins brillans, et à coup sûr ils sont aussi importans et aussi utiles. Le moyen de conserver la santé des équipages, qu’il a découvert et qu’il a suivi avec tant de succès, forme une nouvelle époque dans l’histoire de la navigation, et les siècles futurs le mettront au nombre des amis et des bienfaiteurs du genre humain.

» Ceux qui connaissent l’histoire de la manne savent à quel prix on s’est procuré jusqu’à présent les avantages qui résultent des voyages sur mer ; la maladie terrible qui est la

suite des longues navigations, et dont les

ravages ont marqué les pas des hommes à qui nous devons la découverte des nouvelles terres, serait devenue un obstacle insurmontable à l’exécution des entreprises de ce genre, si on n’avait exercé sur la vie des matelots une tyrannie qu’il est impossible de justifier. Il était réservé au capitaine Cook d’apprendre au monde entier, après des essais réitérés, qu’il existe des moyens de prolonger des voyages en mer durant trois ou quatre ans dans des parages inconnus, sous tous les climats, même les plus rigoureux, non-seulement sans nuire à la santé, mais sans diminuer le moins du monde la probabilité de la vie des équipages. Il a rendu un compte détaillé de sa méthode dans un mémoire lu en 1776 à la Société royale[4].

» Quant à ses talens pour la manœuvre et les diverses parties de la marine, j’abandonne ce point au jugement des hommes qui connaissent le mieux la nature des entreprises dont on l’a chargé. Ils reconnaîtront tous que, pour conduire avec des succès si uniformes et si invariables trois expéditions si dangereuses et si difficiles, d’une longueur si peu commune, et dans des situations si diverses et si périlleuses, il fallait non-seulement une connaissance précise et profonde de sa profession, mais aussi un génie vaste et puissant, fertile en ressources, propre tout à la fois à exécuter les grandes opérations, et à se mêler des détails les plus minutieux du service.

» Après avoir raconté d’une manière fidèle, et aussi complète que l’ont permis mes observations et celles de mes camarades, la mort de mon respectable ami, je livre sa mémoire à la reconnaissance et à l’admiration de la postérité. Je n’ajouterai plus qu’un mot : j’ai accepté avec regret l’honneur que m’a procuré sa mort de voir mon nom réuni au sien ; je n’ai pas cessé pendant sa vie de lui montrer les témoignages d affection et de respect que je viens de donner à ses mânes, et mon cœur m’en a toujours fait une loi.

» J’ai déjà dit que quatre des soldats de marine qui accompagnaient le capitaine Cook demeurèrent sur le champ de bataille. Les autres se jetèrent dans l’eau, ainsi que M. Philips, leur lieutenant ; et, couverts par un feu très-vif qui partait des canots, ils échappèrent à la mort. Cet officier montra en cette occasion un courage intrépide et un grand attachement pour sa petite troupe : au moment où il atteignit une de nos embarcations, il vit un de ses soldats qui était mauvais nageur, et qui, se débattant dans les flots, courait risque d’être pris par l’ennemi : quoiqu’il fût grièvement blessé, il se précipita tout de suite à la mer pour voler à son secours ; et après avoir reçu à la tête un coup de pierre qui manqua de le plonger au fond de l’eau, il saisit le soldat par les cheveux, et il le ramena sain et sauf.

» Cherchant à faciliter l’évasion de leurs malheureux camarades, si quelques-uns d’entre eux étaient encore en vie, ceux de nos gens placés dans les canots postés à environ soixante pieds du rivage tirèrent sans cesse durant le combat. Leurs efforts, secondés par. quelques coups de canon qui partirent en même temps de la Résolution, ayant enfin obligé les naturels à se retirer, une de nos petites embarcations alla à l’aviron vers la côte : les corps de nos soldats de marine étaient étendus sans aucun signe de vie ; mais étant trop peu de monde pour les ramener sans danger, et voyant leurs munitions presque épuisées, ils revinrent au vaisseau, obligés de laisser entre les mains des insulaires nos morts et dix armures complètes

» Quand la consternation que cette calamité îeta parmi les pirogues eut un peu diminue, on s’occupa du détachement posté au moraï, où je me trouvais avec les mâts et les voiles, et une garde composée seulement de six soldats de marine. Il m’est impossible de décrire tout ce que j’éprouvai durant l’affreux carnage qui eut lieu de l’autre côté de la baie. Placés à moins d’un mille du village de Kaouroua, nous aperçûmes distinctement une foule immense rassemblée à l’endroit où le capitaine Cook venait de débarquer ; nous entendîmes le feu de la mousqueterie, et nous aperçûmes un mouvement et un tumulte extraordinaire parmi la multitude : nous vîmes ensuite les naturels s’enfuir, nos canots s’éloigner du rivage, puis passer et repasser en silence entre les vaisseaux. Je dois l’avouer, mon cœur conçut des pressentimens sinistres. Un homme dont la vie m’était si précieuse et si chère se trouvait au milieu de la mêlée ; un spectacle si nouveau et si effrayant m’alarma : je savais d’ailleurs que les succès nombreux et constans des entrevues du capitaine Cook avec les habitans de ces mers lui avaient donné une extrême confiance : j’avais toujours craint qu’il n’arrivât une heure malheureuse où cette confiance l’empêcherait de prendre les précautions nécessaires : je fus alors frappé des dangers qui pouvaient en être la suite, et l’expérience qui l’avait fait naître ne suffit pas, pour me tranquilliser.

» Du moment où j’entendis les coups de fusil, mon premier soin fut d’assurer les insulaires rassemblés en foule autour du mur de l’édifice consacré, dont nous étions en possession, qu’on ne leur ferait point de mal, et que je voulais vivre en paix avec eux, quoi qu’il arrivât. Ce qu’ils avaient vu et ce qu’ils avaient entendu ne leut causait pas moins d’inquiétude qu’à nous. Nous demeurâmes dans cette position jusqu’au retour des canots aux vaisseaux. Le capitaine Clerke découvrant alors, à l’aide de sa lunette que nous étions environnés par les naturels du pays, et craignant qu’ils ne songeassent à nous attaquer, ordonna de leur tirer deux pierriers de quatre ; heureusement ces coups de canon, quoique bien ajustés, ne tuèrent et ne blessèrent personne, mais ils donnèrent aux habitans de l’île une preuve démonstrative de nos forces. L’un des boulets brisa par le milieu un cocotier sous lequel quelques-uns d’entre eux se trouvaient assis, et l’autre enleva des fragmens d’un rocher qui était sur la même ligne. Comme je venais de leur dire d’une manière très-positive qu’ils n’avaient rien à craindre, cet acte d’hostilité m’affligea beaucoup, et afin d’en prévenir de nouveau, j’envoyai tout de suite un canot au capitaine Clerke : je l’avertis que j’étais en bonne intelligence avec les naturels, et que, si je me voyais contraint de changer de conduite à leur égard, j’arborerais un pavillon pour lui demander des secours,

« Nous attendîmes avec une extrême impatience le retour du canot, et après avoir passé un quart d’heure dans l’inquiétude la plus affreuse, M. Bligh vint nous dire que nos craintes n’étaient que trop bien fondées ; il avait ordre d’abattre les tentes le plus promptement possible, et d’envoyer à bord la voilure qu’on réparait dans l’île. Notre ami Kaïrikia, instruit de la mort du capitaine Cook par un de ses compatriotes qui s’était trouvé de l’autre côté de la baie, arriva au même instant ; la douleur et la consternation étaient peintes sur son visage, et il me demanda si la nouvelle était vraie.

» Notre position devenait extrêmement critique : nous n’étions pas seulement en danger de perdre la vie ; le fruit de notre expédition, ou au moins un des vaisseaux, courait aussi de grands risques. L’un des mâts de la Résolution et la plus grande partie de nos voiles se trouvaient à terre, sans autre garde que six soldats de marine. Leur perte eût été irréparable : quoique les insulaires n’eussent encore montré aucune disposition pour nous inquiéter, on ne pouvait répondre du changement que produirait la scène qui s’était passée à Kaouroua. De peur que la crainte de notre ressentiment, ou l’exemple de leurs compatriotes ne les déterminât à profiter de l’occasion favorable qui s’offrait alors de tomber sur nous une seconde fois, jéerus devoir cacher la mort du capitaine Cook, et je priai Kaïrikia de démentir cette nouvelle autant qu’il dépendrait de lui. Je l’exhortai ensuite à amener le vieux Kaou et le reste des prêtres dans une grande maison qui était voisine du moraï ; je cherchais ainsi à pourvoir à leur sûreté, si j’étais. contraint d’employer la force, et à placer près de nous un homme qui put faire usage de son autorité sur le peuple, s’il y avait quelque moyen de maintenir la pais.

» Après avoir placé les soldats de marine au sommet du moraï, qui formait un poste fort et avantageux, et laissé le commandement de ma petite troupe à M. Bligh, à qui j’enjoignis expressément de se tenir sur la défensive, je me rendis à bord de la Découverte, afin d’exposer au capitaine Clerke la situation dangereuse de. nos affaires. Dès que j’eus quitté mon poste, les naturels attaquèrent mon détachement à coups de pierres, et je fus à peine arrivé à bord, que j’entendis le feu des soldats de manne. Je retournai tout de suite à terre, où les choses prirent dé moment en moment une tournure plus fâcheuse. Les insulaires s’armaient ; ils se revêtaient de leurs, nattes de combat, et leur nombre s’accroissait rapidement : j’aperçus aussi dés troupes nombreuses qui s’avançaient vers nous le long de la côte.

» Ils commencèrent d’abord à nous attaquer avec des pierres, qui partaient de derrière les murs de leurs enclos ; et comme nous n’usâmes point de représailles, ils ne tardèrent pas à devenir plus audacieux. Quelques-uns de leurs guerriers les plus détermines s’étant glissés le long du rivage, couverts par des rochers, se montrèrent tout à coup au pied du moràï, et selon ce qu’il me sembla, dans le dessein de l’assiéger du côté qui est en face de la mer, la seule partie accessible. Ils ne furent délogés qu’après avoir soutenu un grand nombre de coups de fusil, et vu un de leurs camarades tué.

» La bravoure d’un de ces guerriers mérite d’être citée. Étant revenu sur ses pas, au milieu du feu de tout notre détachement, pour emporter son camarade, il reçut une blessure qui l’obligea d’abandonner le corps : il reparut peu de minutes après ; et, blessé de nouveau, il fut obligé de se retirer une seconde fois. J’arrivai au moraï dans ce moment, et je le vis revenir pour la troisième fois tout couvert de sang et tombant en défaillance ; instruit de ce qui venait de se passer, je défende aux soldats de tirer davantage, et on le laissa emporter son ami. Il l’eut à peine chargé sur ses épaules, qu’il tomba lui-même, et rendit le dernier soupir.

» Un renfort des deux vaisseaux débarqua à ce moment, et les insulaires se réfugièrent derrière leurs murailles. Pouvant alors communiquer avec les prêtres, je détachai l’un d’eux auprès de ses compatriotes, lui recommandant de ménager un accommodement, et de les assurer que, s’ils ne jetaient plus de pierres, je ne permettrais pas à mes gens de tirer. Les naturels ayant consenti à cette trêve, on nous laissa enlever tranquillement le mât de la Résolution, les voiles, et nos instrumens d’astronomie. Ils s’emparèrent du morai dès que nous l’eûmes quitté, et ils nous jetèrent quelques pierres qui ne nous firent aucun mal.

« Il était onze heures et demie lorsque j’arrivai à bord de la Découverte ; on n’y avait encore rien décidé sur nos opérations ultérieures. Les deux équipages convinrent d’une voix unamme qu’on redemanderait la chaloupe et le corps de notre commandant, et j’opinai pour qu’on prît une résolution vigoureuse, si les insulaires ne souscrivaient pas tout de suite à notre demande. Quoiqu’on puisse supposer que mon attachement pour un ami cher et révéré me dicta cet avis, d’autres raisons très-graves, et dont j’étais vivement frappé, me l’inspirèrent. Les insulaires ayant tué notre commandant, et nous ayant obligés à nous rembarquer, ce succès devait leur inspirer de la confiance ; je ne doutai pas que le petit avantage remporté sur nous la veille ne les excitât à d’autres entreprises plus dangereuses encore, et je le crus d’autant plus, que ce qu’ils avaient vu jusqu’alors ne pouvait leur donner une grande crainte de nos armes à feu : en effet, ce qui surprit tout le monde, nos canons et nos fusils n’avaient produit aucun signe de frayeur parmi eux. De notre côté, les vaisseaux se trouvaient en si mauvais état, et la discipline était si relâchée, que, si les insulaires nous eussent attaqués la nuit suivante, il eût été bien difficile de prévoir les nouveaux malheurs qui nous seraient arrivés.

» La plupart des officiers eurent les mêmes craintes que moi, et rien ne sembla plus propre à encourager les insulaires à nous livrer un assaut général que de montrer de la disposition pour un accommodement, dans lequel ils ne verraient que de la faiblesse ou de la peur.

» On disait avec raison, en faveur d’un parti plus modéré, que le mal était fait et irréparar blej que les témoignages d’attachement et de bienveillance que nous avions reçus des insulaires avant la malheureuse catastrophe méritaient beaucoup d’égards ; que l’accident affreux dont nous gémissions n’avait pas été la suite d’un dessein prémédité ; que Terriobou n’avait pas su le vol, qu’il s’était prêté de bonne grâce à accompagner le capitaine Cook ; qu’il avait envoyé ses deux fils dans notre canot, où ils se trouvaient déjà lorsque le combat s’engagea sur le rivage, et qu’on ne pouvait le soupçonner en aucune manière ; qu’il était aisé d’expliquer la conduite de ses femmes et des éris par les préparatifs d’hostilité qui se faisaient dans la baie, et la frayeur que leur inspirèrent les soldats armés avec lesquels le capitaine Cook avait débarqué ; que ces dispositions étaient si contraires à l’amitié et à la confiance qui avaient régné jusqu’alors enire les insulaires et nous, que, si les naturels avaient pris les armes, c’était évidemment pour défendre leur roi, dont ils supposaient, non sans raison, que nous voulions nous assurer de force, et qu’il était naturel d’attendre cette démarche d’un peuple rempli d’affection et d’attachement pour ses chefs.

» À ces motifs d’humanité on en ajouta d’autres que dictait la prudence ; on observa que nous manquions d’eau et de nourritures fraîches ; qu’il faudrait six ou huit jours de travail pour établir notre mât de misaine ; que le printemps approchait, que nous devions nous occuper uniquement de notre campagne au nord ; que, si nous nous livrions à des projets de vengeance contre les insulaires, on pourrait nous accuser d’une cruauté inutile, et que leur exécution produirait un délai inévitable dans l’équipement des vaisseaux.

» Le capitaine Clerke appuyait ce dernier avis. Quoique bien convaincu que des actes brusques et fermes de vengeance rempliraient mieux nos vues d’humanité et de prudence, je ne fus pas fâché de voir désapprouver les mesures que je recommandais : car si le mépris insolent des naturels du pays, et l’opposition qu’ils formèrent ensuite aux travaux que nous fûmes ohligés de faire sur la côte (opposition qui, je n’en doute pas, provenait d’une fausse interprétation donnée à notre douceur), nous contraignirent à la fin de recourir à la violence, je ne suis pas sûr que les circonstances eussent justifié, aux yeux de l’Europe l’usage préalable de la force. Les rigueurs de précaution excitent toujours le blâme, et on peut remarquer d’ailleurs que le succès des moyens de ce genre en rend la nécessité moins évidente.

» Tandis que nous délibérions sur le parti qu’il fallait prendre, une multitude innombrable d’insulaires se tenaient sur le rivage : quelques-uns d’entre eux arrivèrent en pirogues ; ils eurent la hardiesse de venir à la portée du pistolet, de nous défier, et de nous donner diverses marques de mépris. Nous eûmes beaucoup de peine à contenir les matelots, qui, en ces occasions, voulaient se servir de leurs armes ; mais comme nous avions adopté des mesures pacifiques, on permit aux naturels de s’en retourner tranquillement…

» Pour exécuter notre plan ? on décida que je marcherais vers la côte avec les embarcations des deux vaisseaux, bien armées et bien équipées ; que je tâcherais, s’il était possible, d’ob tenir un pourparler, et d’entrer en conférence avec quelques-uns des chefs,

» On me chargea, si cette première tentative avait du succès, de réclamer les corps de nos camarades, et celui de notre commandant en particulier ; de menacer de notre vengeance les habitans de l’île, en cas de refus ; mais de ne pas tirer, à moins qu’on ne m’attaquât ; et, quoiqu’il pût arriver, de ne point descendre à terre. On me donna ces ordres devant tout le détachement, et de la manière la plus positive.

» Je quittai les vaisseaux à environ quatre heures du soir ; et, à l’approche du rivage, tout m’annonça que nous y serions reçus en ennemis. La foule était en mouvement ; les femmes et les enfans se retiraient ; les hommes mettaient leurs nattes de combat, et s’armaient de longues piques et de dagues. J’observai aussi que, depuis le matin, on avait construit des parapets de pierre le long de la grève où le capitaine Cook avait débarqué ; il me sembla que les insulaires s’attendaient à une attaque dans cette partie. Dès que nous fûmes à leur portée, ils nous jetèrent des pierres avec des frondes ; mais ils ne nous firent aucun mal : je jugeai que je m’efforcerais en vain de leur proposer une négociation, si je ne commençais par quelque chose qui pût rétablir la confiance, et j’ordonnai à mes embarcations armées de s’arrêter : je pris le petit canot, et je m’avançai seul, un pavillon blanc à la main. J’eus la satifaction de voir que les insulaires me comprenaient, car ils me répondirent par un cri de joie universel. Les femmes revinrent sur-le-champ de la pente de la montagne où elles s’étaient réfugiées ; les hommes déposèrent leurs nattes de combat ; ils s’assirent tous au bord de la mer, ils me tendirent les bras, et ils m’invitèrent à descendre.

» Quoique cette conduite indiquât des dispositions très-amicales, il me resta malgré moi des doutes sur la sincérité des insulaires. Mais quand je vis Koah s’élancer au milieu des flots, un pavillon blanc à la main, et nager vers mon canot avec une hardiesse et une tranquillité qu’il est difficile de concevoir, je crus devoir répondre à cette marque de confiance, et je le reçus sur mon bord, quoiqu’il fût armé, circonstance qui n’était pas propre à diminuer nos soupçons ; et j’avoue que depuis longtemps j’avais mauvaise opinion de lui. Les prêtres nous avaient toujours avertis qu’il était méchant, qu’il ne nous aimait pas ; et des actes multipliés de dissimulation et de perfidie de sa part nous avaient convaincus de la justesse de cet avis. L’odieuse attaque du matin, dans laquelle il avait joué le principal rôle, m’inspira de l’horreur, et je fus affligé de me trouver près de lui : il m’embrassa ; mais je me défiais tellement de ses intentions, que je ne pus m’empêcber de saisir la pointe de son paouah et de l’écarter. Je lui dis que nous redemandions le corps du capitaine Cook, et que nous déclarions la guerre à l’île entière, si on ne me le rendait pas à l’instant. Il m’assura qu’on me le rendrait le plus tôt possible, et qu’il irait lui-même le chercher. M’ayant ensuite demandé un morceau de fer avec autant d’assurance que s’il n’était rien arrivé d’extraordinaire, il se jeta à la mer, et il gagna la côte à la nage en criant à ses compatriotes que nous étions encore amis.

» Nous attendîmes son retour près d’une heure, dans une grande perplexité. Durant cet intervalle, mes autres embarcations s’étaient assez rapprochées du rivage pour entrer en conversation avec des naturels postés à quelque distance de nous : on fit entendre clairement à ma petite troupe que le corps du capitaine Cook avait été dépecé et emporté dans l’intérieur du pays ; mais je ne sus ces détails que lorsque je fus de retour aux vaisseaux.

« Ayant commencé à montrer de l’impatience de la lenteur de Koah, les chefs me pressèrent vivement de descendre à terre ; ils m’assurèrent qu’on me rendrait le corps si je voulais aller moi-même trouver Terriobou. Quand ils virent qu’ils ne pouvaient me décider à débarquer, ils essayèrent, sous prétexte de vouloir converser plus commodément, d’attirer mon canot parmi des rochers où ils auraient pu couper ma retraite. Il n’était pas difficile de pénétrer cet artifice ; et je songeais à rompre ma négociation, quand je vis arriver un chef, ami particulier du capitaine Clerke et des officiers de la Découverte, vaisseau sur lequel il s’était embarqué pour passer à Mooui lors de notre dernier départ de la baie ; il nous dit qu’il venait nous avertir, de la part de Terriobou, que le corps de notre commandant avait été porté dans l’intérieur de l’île ; mais qu’on le rapporterait le lendemain au matin. Tout son maintien annonçait beaucoup de sincérité ; je lui demandai s’il mentait, et il accrocha l’un à l’autre les index de chaque main, geste qui, parmi ces insulaires, est un signe de vérité sur lequel ils sont très-scrupuleux.

» Ne sachant quel parti prendre, je chargeai M. Vancouver d’aller instruire le capitaine Clerke de ce qui venait de se passer ; de lui dire que je ne croyais pas les insulaires disposés à tenir leur parole ; que, loin d’éprouver de l’affliction sur ce qui était arrivé, leurs derniers succès leur donnaient au contraire beaucoup de courage et de confiance ; qu’ils ne cherchaient qu’à gagner du temps, afin de découvrir un moyen de nous mettre en leur pouvoir. M. Vancouver me rapporta un ordre de retourner à bord, après avoir fait comprendre aux naturels que nous détruirions la bourgade, si on ne nous rendait pas le lendemain le corps de notre commandant.

» Lorsque les naturels s’aperçurent que nous retournions aux vaisseaux, ils nous provoquèrent par les gestes les plus insultans et les plus dédaigneux. Quelques-uns de nos gens dirent qu’ils avaient vu plusieurs des insulaires se promener en triomphe avec les habits de nos malheureux camarades ; qu’ils avaient distingué entre autres un chef qui brandissait l’épée du capitaine Cook, et une femme qui tenait le fourreau. Il est évident que notre modération leur donna mauvaise idée de notre valeur ; car ils ne pouvaient avoir qu’une notion bien confuse des principes d’humanité qui nous dirigeaient.

» Quand j’eus rendu compte au capitaine Clerke des dispositions et des projets que je supposais aux habitans de l’île, on prit les mesures de défense les plus efficaces, au cas qu’ils vinssent nous attaquer pendant la nuit. On amarra aux chaînes des basses vergues les embarcations des deux vaisseaux ; on augmenta le nombre des sentinelles sur la Résolution et la Découverte, et nous nous environnâmes de bateaux de garde, afin qu’on ne pût couper nos câbles. Nous aperçûmes durant la nuit un nombre prodigieux de lumières sur les montagnes, et quelques personnes des équipages imaginèrent que, pour se soustraire à nos menaces, les naturels transportaient leurs richesses dans l’intérieur du pays ; mais je pense plutôt qu’ils faisaient des sacrifices à l’occasion de la guerre dans laquelle ils se croyaient engagés, et qu’ils brûlèrent alors les corps de nos infortunés camarades. Nous découvrîmes ensuite des feux de la même espèce quand nous dépassâmes Morotoï, et plusieurs des habitans de cette île qui se trouvaient à bord nous dirent qu’on les avait allumés à cause de la guerre qu’ils venaient de déclarer à une île voisine. Nous avions appris des îles des Amis et de la Société, qu’avant de marcher à l’ennemi les chefs s’efforcent toujours d’exciter et d’enflammer le courage du peuple par des fêtes et des réjouissances nocturnes, et il paraît qu’on observe ici un usage à peu près pareil.

» La nuit ne fut troublée que par des cris et des lamentations qui venaient de la côte. Koah arriva le long de la Résolution le 15 de grand matin ; il apportait des étoffes et un petit cochon, qu’il demanda la permission de m’offrir. J’ai déjà observé que les insulaires me croyaient fils du capitaine Cook ; comme il les avait toujours laissés dans cette opinion, ils pensaient vraisemblablement que depuis sa mort j’étais le chef des vaisseaux. Je me rendis sur le pont ; je lui parlai du corps de notre commandant : n’ayant reçu de lui que des réponses ambiguës, je refusai ses présens, et je l’aurais renvoyé en lui exprimant ma colère et mon ressentiment, si le capitaine Clerke n’avait jugé plus convenable de garder, à tout événement, l’apparence de l’amitié, et de le traiter avec les égards ordinaires,

» Ce perfide insulaire vint le soir auprès de nous, à diverses reprises ; il apportait des bagatelles dont il voulait nous faire présent ; ayant toujours remarqué qu’il examinait avec attention chaque partie du vaisseau, j’eus soin de lui montrer que nous étions en état de nous défendre.

» Il nous pressa vivement le capitaine Clerke et moi d’aller à terre ; il accusa les autres chefs de retenir les corps de nos camarades, et il assura qu’une entrevue avec Terriobou réglerait tout à notre satisfaction ; mais sa conduite était trop suspecte pour que la prudence permît de l’écouter. En effet nous fûmes instruits, par la suite, d’un fait qui dévoila la fausseté de ses prétextes. On nous dit qu’immédiatement après l’action où le capitaine Cook fut tué, le vieux roi s’était retiré dans une caverne située au milieu de la partie escarpée de la montagne au-dessus de la baie, et à laquelle on ne peut arriver qu’avec des cordes ; qu’il y resta plusieurs jours, et qu’on lui envoya des vivres attachés à des cordes.

» Lorsque Koah descendit à terre, à son retour des vaisseaux, nous nous aperçûmes que ses compatriotes, qui s’étaient rassemblés sur la plage dès le point du jour, en troupe nombreuse, l’entourèrent avec empressement, comme pour savoir ce qu’il avait appris, et ce qu’il convenait de faire. Ils comptaient probablement sur l’exécution de nos menaces, et ils paraissaient bien déterminés à se défendre. Toute la matinée nous entendîmes le son des conques en différentes parties de la côte ; nous vîmes de nombreux détachemens qui traversaient les montagnes ; en un mot, les apparences étaient si alarmantes, que nous mîmes à la mer une ancre de toue, afin de pouvoir conduire les vaisseaux vis-à-vis de la bourgade, si l’on nous attaquait : nous plaçâmes en outre les bateaux devant la pointe septentrionale de la baie, pour qu’on ne nous surprît pas de ce côté.

» Les naturels ayant manqué à la promesse qu’ils avaient faite de nous rendre les corps de nos camarades, et toute leur conduite annonçant des dispositions hostiles, nous délibérâmes de nouveau sur les mesures que nous devions prendre. Il fut décidé que nous nous occuperions avant tout du mât de la Résolution et des préparatifs de notre départ ; que nous continuerions cependant nos négociations au sujet du corps du capitaine Cook, et de ceux des soldats de marine.

» On employa la plus grande partie de la journée à placer sur le pont le mât de la Résolution de manière que les charpentiers pussent le façonner, et à faire les changemens nécessaires dans les commissions des officiers. M. Clerke, à qui passait le commandement en chef, vint à bord de la Résolution ; il nomma le lieutenant Gore capitaine de la Découverte, et il donna la lieutenance vacante à M. Hervey, l’un de nos midshipmen, qui avait suivi notre capitaine dans ses deux premiers voyages. Les insulaires ne formèrent aucune tentative contre nous. À l’entrée de la nuit, on amarra de nouveau la chaloupe aux chaînes des basses vergues, on plaça des canots de garde autour des deux vaisseaux.

» Sur les huit heures du soir on entendit une pirogue qui ramait vers la Résolution ; du moment où on l’aperçut, les deux sentinelles qui étaient sur le pont lui tirèrent des coups de fusil. Les deux hommes que portait cette embarcation se mirent tout de suite à crier, Tinni (c’est ainsi qu’on prononçait mon nom) ; ils dirent qu’ils étaient nos amis, et qu’ils voulaient me donner quelque chose qui avait appartenu au capitaine Cook. Lorsqu’ils arrivèrent à bord, ils se jetèrent à nos pieds, et parurent très-effrayés. Heureusement ni l’un ni l’autre ne se trouvaient blessés, quoique les balles de nos sentinelles eussent percé leur pirogue. Nous reconnûmes l’un des prêtres dont j’ai parlé plus haut, qui accompagnait toujours le capitaine Cook en observant le cérémonial que j’ai déjà décrit, et qui, malgré le rang distingué qu’il occupait dans l’île, voulait absolument remplir auprès de lui les fonctions de nos derniers domestiques. Après avoir versé un torrent de larmes sur la mort d’Orono, il nous avertit qu’il apportait une partie du corps. Il nous présenta ensuite un petit paquet couvert d’étoffe qu’il tenait sous son bras : il m’est impossible de décrire l’horreur dont nous fûmes saisis à la vue d’un morceau de chair humaine d’environ neuf ou dix livres. Il nous apprit que c’était tout ce qui en restait, que les autres parties avaient été dépecées et brûlées ; mais que Terriobou et les éris avaient en leur possession la tête et les os, excepté ceux de la poitrine, de l’estomac et du ventre ; que Raou, chef des prêtres, avait reçu pour l’employer à des cérémonies religieuses, la portion qui était devant nous, et qu’il nous renvoyait afin de nous prouver son innocence et son attachement.

« Il s’offràit une occasion de nous informer si les habitans de ces îles sont cannibales : nous ne la négligeâmes pas. Nous essayâmes d’abord, par des questions indirectes faites à chacun d’eux en particulier, de savoir comment on avait disposé du reste des corps. Ils répondirent constamment l’un et l’autre qu’on avait brûlé toute la chair après l’avoir dépecée : nous leur demandâmes enfin s’ils n’en avaient pas mangé une partie. À cette idée ils montrèrent sur-le-champ l’horreur qu’aurait pu manifester un Européen, et ils nous demandèrent très-naturellement si nous étions dans l’usage de manger de la chair humaine. Ils nous adressèrent ensuite cette question avec beaucoup d’inquiétude, et d’un ton qui annonçait la frayeur : Quand l’Orono reviendra-t-il, et que nous fera-t-il à son retour ? Plusieurs insulaires nous firent depuis la même question. C’était une suite des hommages qu’ils lui avaient rendus ; et il paraît évident qu’ils regardaient notre commandant comme un être d’une nature supérieure.

» Nous pressâmes nos deux amis de demeurer à bord jusqu’au matin ; mais nos sollicitations furent inutiles : ils nous dirent que, si leur voyage était connu du roi ou des chefs, il pourrait avoir les suites les plus fâcheuses pour toute leur communauté ; que, voûJant se soustraire à ce malheur, ils avaient été contraints de nous venir trouver la nuit, et qu’ils seraient obligés de retourner à terre avec la même précaution, c’est-à-dire en cachette. Ils nous apprirent d’ailleurs que les chefs désiraient vivement de venger la mort de leurs compatriotes ; ils nous recommandèrent de nous défier de Koah en particulier, qui, ajoutèrent-ils, était notre ennemi mortel et implacable, et qui cherchait avec ardeur les occasions de nous combattre ; que le son des conques que nous avions entendu le matin était un signal de défi.

» Nous sûmes de ces deux prêtres que dix-sept insulaires avaient été tués dans le premier combat donné au village de Kaouroua, que cinq chefs y perdirent la vie, et que Kanina et son frère, nos amis particuliers, furent malheureusement de ce nombre. Ils dirent encore que huit autres, parmi lesquels on comptait trois hommes du premier rang, avaient été tués à l’observatoire.

» Nos deux amis nous quittèrent sur les onze heures ; ils nous prièrent de les faire accompagner par un de nos bateaux de garde jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé notre conserve ; ils craignaient qu’on ne leur tirât de nouveau des coups de fusil qui pourraient donner l’alarme à leurs compatriotes et les exposer au danger d’être découverts. Nous fîmes ce qu’ils désiraient, et nous eûmes le plaisir de les voir arriver sûr la côte sains et saufs, et sans être aperçus.

» Nous entendîmes jusqu’au lever de l’aurore les cris, les hurlemens et les lamentations tme nous avions entendus la nuit précédente. Le 16, dès le grand matin, nous reçûmes une seconde visite de Koafa ; Je dois avouer que je fus un peu piqué de voir que, malgré les marques les plus manifestes de sa perfidie, et malgré l’assurance positive des prêtres, on lui permettait de jouer la même farce, et de nous regarder du moins comme les dupes de son hypocrisie et de sa dissimulation. Notre conduite, il faut en convenir, était devenue un peu maladroite, et elle ne promettait guère de succès. Aucune des vues qui nous avaient déterminés à ces mesures pacifiques ne se trouvait encore remplie : on n’avait pas répondu d’une manière satisfaisante à ce que nous avions demandé ; notre réconciliation avec les insulaires n’avait pas fait un pas ; ils se maintenaient toujours en force sur le rivage, comme s’ils avaient voulu nous empêcher de débarquer ; et cependant nous étions contraints de descendre dans l’île ; car il n’était plus possible de différer de remplir nos futailles.

» Je dois observer toutefois, en faveur du capitaine Clerke, que, vu là multitude innombrable des naturels, et l’intrépidité avec laquelle ils semblaient nous attendre, une attaque n’aurait pu se faire sans quelque danger, et que la perte d’un nombre d’hommes, même peu considérable, nous eût fort gênés durant le reste du voyage. Si le délai que nous mîmes à l’exécution de nos menaces affaiblit dans l’esprit des insulaires l’opinion qu’ils avaient de notre valeur, elle contribua du moins à disperser leurs guerriers ; car, voyant que nous demeurions dans l’inaction, des troupes considérables de ces guerriers regagnèrent les montagnes le même jour vers midi, après avoir sonné de leurs conques et nous avoir adressé beaucoup d’autres défis, eton ne les revit plus. La hardiesse et l’insolence de ceux qui restaient sur la côte ne diminuèrent point. L’un d’eux eut l’audace de venir à l’avant de la Résolution, à la portée du mousquet ; et quand il nous eut jeté plusieurs pierres, il agita sur sa tête le chapeau du capitaine Cook, tandis que ses compatriotes, postés sur la grève, triomphaient et encourageaient ses bravades. Ces insultes irritèrent notre équipage ; les matelots arrivèrent en corps sur le gaillard d’arrière, et ils nous prièrent de ne pas les obliger à souffrir plus long-temps des outrages si cruels ; ils s’adressèrent à moi pour obtenir du capitaine Clerke la permission de profiter de la première occasion favorable de venger la mort de leur commandant. Averti par moi de ce qui se passait, le capitaine Clerke ordonna de tirer quelques coups de canon au milieu des insulaires établis sur le rivage, et il promit à nos gens que, si nos travailleurs étaient insultés le lendemain à l’aiguade, on ne leur imposerait plus la même modération qu’auparavant.

» C’est une chose digne de remarqué, qu’avant que notre artillerie fût pointée, les insulaires devinèrent nos intentions d’après le mouvement qu’ils aperçurent au vaisseau, et se retirèrent derrière leurs maisons et leurs murailles. Nous fumes donc obligés, en quelque sorte, de tirer à boulet perdu, et cependant nos coups produisirent tout l’effet que nous pouvions désirer ; car nous ne tardâmes pas à voir Koah qui ramait vers nous avec précipitation ; il nous dit que quelques-uns de ses compatriotes avaient été tués, et entre autres Mêha-Mêha, l’un des principaux chefs du pays, et proche parent du roi[5].

» Peu de temps après l’arrivée de Koah, deux jeunes garçons partirent du moraï et nagèrent du côté des vaisseaux ; ils avaient une pique à la main, et lorsqu’ils furent assez près de nous, ils entonnèrent sur un air très-grave une chanson dans laquelle nous remarquâmes souvent le mot orono ; ils nous indiquèrent le village où le capitaine Cook avait été tué, et nous jugeâmes qu’ils faisaient allusion à l’accident déplorable qui nous était arrivé. Lorsqu’ils eurent chanté d’un ton plaintif dix ou douze minutes, pendant lesquelles ils demeurèrent toujours dans l’eau, ils allèrent à bord de la Découverte ; ils livrèrent leurs piques, et ils retournèrent bientôt à la côte. Nous n’avons jamais pu savoir qui les avait envoyés, ni quel fut l’objet de cette cérémonie.

» Nous prîmes à l’entrée de la nuit les précautions ordinaires pour la sûreté des vaisseaux ; et dès qu’il n’y eut plus de jour, nos deux amis, qui nous avaient fait une visite la veille au soir, revinrent. Ils nous assurèrent que l’effet des canons tirés dans le cours de l’après-dînée avait extrêmement épouvanté les chefs de l’île ; mais qu’ils n’avaient point renoncé à leurs projets d’hostilité, et que, si nous les en croyions, nous nous, tiendrions sur nos gardes.

» Le lendemain au matin, les embarcations des deux vaisseaux iurent envoyées à terre pour y remplir les futailles, et la Découverte fut remorquée près du rivage, afin de protéger les travailleurs. Nous reconnûmes bientôt que l’avis des prêtres n’était pas sans fondement, et que les naturels avaient résolu de profiter de toutes les occasions de nous faire du mal, quand ils le pourraient sans beaucoup de danger.

» La plupart des villages des îles de ce groupe sont situés près de la mer ; et le terrain adjacent est couvert par des murailles de pierre d’environ trois pieds de hauteur. Nous crûmes d’abord que ces murs séparaient les diverses propriétés ; mais nous vîmes alors qu’ils servent à défendre le pays contre une invasion, et que, selon toute apparence, ç’avait été le principal but des insulaires qui les construisirent. Ces murs sont composés de pierres mobiles ; les habitans les changent de place avec beaucoup d’adresse, et ils les établissent dans les endroits où ils craignent d’être attaqués. Les flancs de la montagne suspendue sur la baie contiennent aussi de petits trous ou des cernes d’une profondeur considérable, dont l’entrée est défendue par un rempart pareil. Les naturels, cachés derrière ces parapets, harassèrent sans cesse à coups de pierres ceux, de nos gens qui remplissaient les futailles, et les coups de fusil du petit détachement que nous avions sur la côte ne purent les forcer à la retraite.

» Nos travailleurs, ainsi exposés, furent si occupés de leur défense personnelle, qu’ils ne remplirent qu’une : barrique dans le cours de l’après-dînée. Comme il était impossible de faire la quantité d’eau qui nous était nécessaire sans éloigner les assaillans, la Découverte eut ordre de les délogera coups de canon ; quelques décharges suffirent i et nos gens débarquèrent tranquillement. Les naturels néanmoins ne tardèrent pas à reparaître et à recommencer leurs attaques : nous nous vîmes forcés alors de brûler quelques maisons éparses près du puits, derrière lesquelles ils se réfugiaient. Je le dis avec regret, les matelots chargés de ces ordres se livrèrent à une cruauté et à une dévastation qu’on pouvait éviter. Il faut sans doute pardonner quelque chose au ressentiment que leur inspiraient les insultes multipliées et les outrages des naturels du pays ; le désir bien naturel qu’ils montrèrent de venger la mort de notre commandant mérite de l’indulgence ; mais leur conduite me persuada fortement qu’en pareille occasion on doit employer les précautions les plus grandes lorsqu’on accorde, même pour un moment, un usage illimité de leurs armes aux matelots et aux soldats. La rigueur de la discipline et l’habitude de l’obéissance, qui sont pour eux un frein continuel, leur font penser assez naturellement que la mesure de leur force est celle de leurs droits. La désobéissance formelle étant presque le seul délit pour lequel ils s’attendent à une punition, ils s’accoutument à regarder les châtfmens comme la seule règle du juste et de l’injuste, ils sont portés à conclure qu’ils peuvent faire avec justice et avec honneur tout ce qu’ils peuvent faire avec impunité. Ainsi les sentimens d’humanité qui se trouvent au fond du cœur de tous les hommes, et cette générosité à l’égard d’un ennemi qui ne fait point de résistance, laquelle est en d’autres occasions, le caractère distinctif des braves gens, deviennent une faible barrière contre l’exercice de la violence, lorsqu’ils sont opposés au désir qu’ont les équipages de montrer leur indépendant et leur pouvoir.

» J’ai déjà dit qu’on avait ordonné de brûler seulement un petit nombre de cabanes éparses qui offraient un rempart aux naturels. Nous fûmes donc très-surpris de voir le village entier en feu : avant qu’un canot envoyé pour arrêter les progrès de l’incendie pût arriver à la côte, la flamme dévorait les maisons de nos fidèles amis les prêtres. J’étais malade ce jour-là, et je ne puis assez déplorer ce contre-temps qui me contraignit de demeurer à bord. Les prêtres avaient été sous ma protection, et les officiers qui se trouvaient de service, ayant par malheur été rarement aux environs du moraï, ne connaissaient pas beaucoup la position des cabanes de ce district. Si j’avais été à terre, il est probable que je serais parvenu à garantir de ce malheur la communauté des prêtres.

» Nos gens tirèrent sur plusieurs des naturels qui essayaient de se sauver du milieu des flammes, et ils rapportèrent à bord les têtes de deux d’entre eux qu’ils avaient coupées. La mort de l’un des insulaires nous affligea tous, cet infortuné venait chercher de l’eau au puits, et l’un des soldats de marine lui tira un coup de fusil : sa calebasse ayant été frappée par la balle, il la jeta à terre et prit la fuite ; on le poursuivit dans une des cavernes que j’ai décrites auparavant, et il s’y défendit avec le courage et la férocité d’un lion : mais il expira enfin couvert de blessures, après avoir tenu un temps considérable en haleine deux hommes de notre détachement. Cet accident nous instruisit pour la première fois de l’usage des cavernes du pays.

« Nos gens firent un vieillard prisonnier en cette occasion ; ils le garrottèrent, et l’envoyèrent à bord du canot qui nous apporta peut-être les deux têtes dont je parlais tout à l’heure. L’effroi n’a jamais été peint aussi fortement sur le visage de personne ; et il est difficile de concevoir l’extravagante joie qui succéda à sa profonde douleur quand nous l’eûmes délié, et que nous lui eûmes dit qu’il pouvait retourner dans l’île. Il nous prouva qu’il avait de la reconnaissance, car il nous apporta par la suite des provisions pour lesquelles il ne voulut rien recevoir, et nous rendit d’autres services.

« Peu de temps après l’incendie du village nous aperçûmes un homme qui descendait la colline, et qui était suivi de quinze ou vingt jeunes garçons, dans les mains desquels nous distinguâmes des pièces d’étoffe blanche, des rameaux verts, des bananes, etc. Je ne sais comment il arma que cette paisible ambassade reçut le feu d’un de nos détachemens dès qu’elle fut à la portée du fusil. Cette attaque ne changea rien à leur marche ; ils continuèrent leur procession, et l’officier qui était de service arriva assez tôt pour empêcher une seconde décharge. Lorsqu’ils furent plus près de nous, nous reconnûmes notre ami Kaïrikia ; il avait pris la fuite lorsque nos gens mirent le feu au village ; il était revenu sur la côte, et il avait demande qu’on l’envoyât à bord de la Résolution.

» En arrivant il était sérieux et pensif : nous essayâmes de lui faire comprendre que nous avions été obligés de brûler le village ; que sa maison et celles des prêtres, ses confrères, avaient été consumées malgré nous : il nous reprocha légèrement d’avoir manqué d’amitié, et dit quelques mots sur notre ingratitude. Nous ne sûmes qu’alors toute l’étendue du mal que nous leur avions fait. Il nous assura que, comptant sur mes promesses, et sur les assurances postérieures de ceux qui nous avaient apporté les restes du capitaine Cook, ils n’avaient pas transporté leurs richesses dans l’intérieur du pays, ainsi que les autres insulaires ; qu’ils avaient mis dans une maison voisine du moraï ce qu’ils possédaient de précieux et ce que nous leur avions donné, et que tout avait été la proie des flammes.

» En montant à bord, il aperçut les têtes de ses compatriotes exposées sur le pont : elles lui causèrent une émotion très-douloureuse, et il nous pria avec instance de les jeter à la mer. Le capitaine Clerke le—satisfit au même moment.

» Le détachement chargé de remplir les futailles revint le soir aux vaisseaux ; il n’avait pas été interrompu dans son travail. La nuit fut très-désagréable pour nous ; les cris et les lamentations qu’on entendait sur la côte redoublèrent : l’espoir de n’être plus contraints d’employer la violence et la rigueur fut notre seule consolation.

» Ce qui est singulier au milieu de tous ces troubles, les femmes de l’île qui se trouvaient à bord ne demandèrent jamais à s’en aller, et elles ne témoignèrent pas la plus légère inquiétude pour elles-mêmes ou pour leurs amis. Nous les jugeâmes très-insensibles à ce qui se passait, et quelques-unes d’entre elles, placées sur le pont lorsque l’incendie consumait la bourgade, parurent admirer ce spectacle, et elles s’écrièrent souvent maï-taï, c’est-à-dire très-beau.’

» Koah vint aux vaisseaux le lendemain matin selon son usage ; comme rien ne nous obligeait plus à avoir de la modération à son égard, on me permit de le traiter comme je voudrais. Lorsqu’il fut le long de la Résolution, qu’il eut entonné sa chanson et qu’il m’eut offert un cochon et des bananes, je lui ordonnai de se retirer, et je l’avertis de ne plus se montrer sans les restes du capitaine Cook, ajoutant qu’il pourrait bien payer de sa tête les mensonges et les fourberies dont il s’était rendu coupable envers nous. Il ne parut pas trop chagrin de cet accueil : il retourna sur-le-champ à terre, et il se joignit à une troupe de ses compatriotes qui jetèrent des pierres à un détachement chargé de remplir les futailles. Nous trouvâmes à l’entrée de la caverne le corps du jeune homme qui avait été tué la veille et quelques personnes de notre équipage allèrent le couvrir d’une natte. Des gens du pays ne tardèrent pas à l’emporter sur leurs épaules, et ils chantèrent une chanson plaintive durant leur marche.

» Les insulaires, convaincus enfin que, si nous avions jusqu’ici souffert leurs insultes, ce n’était pas par faiblesse, cessèrent de nous inquiéter. Un chef, nommé Eappo, qui nous avait fait peu de visites, mais que nous connaissions pour un personnage de la première importance, vint le soir nous demander la paix de la part de Terriobou, et nous apporta des présens : nous les reçûmes, et nous lui répondîmes, comme nous avions déjà fait tant de fois, qu’il n’obtiendrait la paix qu’après nous avoir rendu les restes du capitaine Cook. Il nous dit que la chair de nos soldats de marine et les os de la poitrine et de l’estomac avaient été brûlés, mais que ceux des bras, des mains, des jambes et des cuisses avaient été partagés entre les chefs inférieurs ; qu’on avait disposé autrement du corps du capitaine Cook ; qu’on avait donné la tête à un grand chef appelé Kahou-opeou, la chair à Mêha-mêha, et les cuisses, les jambes et les bras à Terriobou. Dès qu’il fit obscur, plusieurs naturels arrivèrent avec des racines et d’autres végétaux, et Kaïrikia nous fit aussi deux présens semblables.

» Des messages qui eurent lieu entre le capitaine Clerke et Terriobou employèrent la plus grande partie du 19. Eappo nous pressait vivement d’envoyer à terre un de nos officiers, et il offrit de demeurer en otage sur nos vaisseaux. Nous ne crûmes pas devoir acquiescer à sa demande, et il nous quitta avec la promesse de nous rapporter les ossemens le lendemain. Le détachement qui remplissait les barriques dans l’île ne rencontra point d’obstacles de la part des naturels. Malgré notre réserve, ceux-ci revinrent aux vaisseaux sans montrer le moins du monde de la défiance ou de la crainte.

» Nous eûmes la satisfaction, de voir le 20, dès le grand matin, le mât de misaine de la Résolution rétabli : cette opération fut difficile et un peu dangereuse ; nos cordages étaient si pouris, que l’appareil rompit plusieurs fois.

» Entre dix et onze heures, une grande foule d’insulaires descendit la montagne qui domine la plage ; ils formaient une espèce de procession ; ils portaient une ou deux cannes à sucre sur leurs épaules, et ils avaient dans leurs mains du fruit à pain, du taro et des bananes ; ils étaient précédés de deux tambours qui, arrivés au bord de la mer, s’assirent au pied du pavillon blanc et se mirent à frapper sur leurs instrumens. Leurs compatriotes, qui les suivaient à la file, s’avancèrent l’un après l’autre ; et, après avoir déposé les présens qu’ils apportaient, ils se retirèrent dans le même ordre. Nous ne tardâmes pas à apercevoir Eappo revêtu d’un long manteau de plumes : il tenait quelque chose avec beaucoup de soin ; et s’étant placé sur un rocher, il nous fit signe de lui envoyer un canot.

» Le capitaine Clerke pensa qu’Eappo nous apportait les restes du commandant, et sa conjecture se trouva bien fondée : il prit la pinasse, il alla lui-même les recevoir, et il m’ordonna de le suivre avec la chaloupe. Lorsque nous fûmes au rivage, Eappo entra dans la pinasse, et il remit les restes du capitaine Cook enveloppés dans une quantité considérable d’une très-belle étoffe neuve, et couverts d’un manteau semé de plumes noires et blanches, il s’embarqua avec nous, mais nous ne pûmes le déterminer à monter à bord de la Résolution. Il est vraisemblable qu’il ne voulut pas, par décence, assister à l’ouverture du paquet. Nous y trouvâmes les mains du capitaine bien entières : nous les reconnûmes aisément à une large cicatrice qui séparait le pouce de l’index ; nous y trouvâmes de plus l’os du métacarpe et la tête dépouillée de la chair (la chevelure avait été coupée, et elle était séprarée du crâne et jointe aux oreilles) ; les os de la face manquaient ; nous y trouvâmes aussi ceux des deux bras, auxquels pendaient la peau des avant-bras, les os des jambes et des cuisses réunis, mais sans pieds. Les ligamens des jointures étaient en bon état : le tout semblait avoir été au feu, si j’en excepte les mains qui conservaient leur chair, mais qui étaient découpées en plusieurs endroits et remplies de sel, selon toute apparence, afin qu’elles se gardassent plus long-temps. La partie du derrière de la chevelure offrait une estafilade, mais on ne voyait point de fracture au crâne. Eappo nous dit que quelques-uns des chefs s’étaient emparés de la mâchoire inférieure et des pieds, et que Terriobou mettait en usage tous ses moyens pour les ravoir.

» Eappo et le fils du roi vinrent à bord le 21 au matin : ils apportaient le reste desossemens du capitaine Cook ; les deux canons de son fusil, ses souliers, et quelques autres choses. Eappo s’efforça de nous prouver que Terriobou, Mêha-mêha, et lui-même, désiraient très-sincèrement la paix, qu’ils nous avaient donné la preuve la plus décisive de leurs intentions pacifiques, et que d’autres chefs, dont plusieurs étaient encore nos ennemis, les avaient empêchés de nous les donner plus tôt. Il montra le plus grand chagrin de la mort des six chefs que nous avions tués, et dont quelques-uns étaient nos meilleurs amis, à ce qu’il nous assura. Il nous protesta que la chaloupe de la Découverte avait été emmenée par les gens de Paria, vraisemblablement afin de se venger du coup qu’il avait reçu, et qu’elle avait été mise en pièces le lendemain. Il ajouta que les bras des soldats de marine, dont nous voulions aussi exiger la restitution, avaient été emportés par le bas peuple, et qu’il était impossible deles retrouver ; qu’on n’avait conservé que les ossemens du capitaine Cook, parce qu’ils devaient tomber en partage à Terriobou et aux éris.

» Il ne nous restait plus qu’à procéder aux funérailles de notre illustre et malheureux commandant. Nous renvoyâmes Eappo, en lui enjoignant de mettre le tabou sur toute la baie.

Les ossemens du commandant, ayant été déposés l’après-midi dans une bière, on les jeta à la mer avec l’appareil accoutumé. Les lecteurs imagineront, s’ils le peuvent, quelle fut notre douleur durant cette triste cérémonie : ceux qui y assistèrent savent qu’il m’est impossible de l’exprimer.

» Nous n’aperçûmes pas une pirogue dans la baie durant la matinée du 22 ; le tabou qu’Eappo y avait mis la veille, à notre instigation, n’avait pas encore été révoqué. Nous l’assurâmes que nous étions complètement satisfaits, et que le souvenir de ce qui s’était passé avait été enseveli dans le cercueil d’Orono. Nous le priâmes ensuite d’ôter le tabou, et de publier que les insulaires pouvaient selon leur usage nous apporter des provisions. Les vaisseaux furent bientôt environnés d’embarcations du pays ; la plupart des chefs se rendirent sur notre bord ; ils témoignèrent un vif chagrin sur la mésintelligence survenue entre nous, et une grande joie de ce que nous étions réconciliés. Plusieurs de nos amis qui ne vinrent pas nous voir nous envoyèrent de gros cochons et des provisions. Le perfide Koah eut encore la hardiesse de revenir ; mais nous ne voulûmes pas le recevoir.

» Comme nous étions prêts à remettre en mer, le capitaine Clerke, convaincu que, si la nouvelle de nos violences à Oouaïhy arrivait avant nos vaisseaux aux îles situées sous le vent, il en résulterait des effets fâcheux pour nous, donna ordre de démarrer. Nous renvoyâmes tous les insulaires vers les huit heures du soir ; Eappo et le fidèle Kaïrikia nous firent de tendres adieux. Nous appareillâmes immédiatement après, et nous sortîmes de la baie. Les naturels bordaient en foule le rivage, et à mesure que nous passâmes devant eux, ils reçurent nos derniers adieux avec toutes les marques possibles d’affection et de bienveillance.

» Le capitaine Clerke, qui prit le commandement des vaisseaux après la mort du capitaine Cook, acheva la reconnaissance des îles Sandwich, avant de gagner les parages du nord, et d’essayer une seconde fois le passage en Europe par le nord de l’Asie et par celui de l’Amérique. Il mouilla le Ier mars à l’île d’Atouaï, où notre infortuné commandant avait déjà relâché.

» Nous fûmes à peine établis dans notre ancien mouillage, que deux pirogues arrivèrent le long du bord de nos vaisseaux ; mais nous observâmes que les naturels ne nous recevaient pas avec autant de cordialité et de satisfaction que lors de notre première relâche. Dès qu’ils furent à bord, l’un d’eux nous dit que nous avions donné à leurs femmes une maladie dont plusieurs personnes des deux sexes étaient mortes ; il était lui-même attaqué de cette maladie. Comme il n’y avait pas dans le pays la plus légère apparence de ce venin quand nous y vînmes pour la première fois, je crains beaucoup qu’on ne puisse nous reprocher ée leur avoir causé un si affreux malheur.

» Comme notre principal objet en relâchant à cette île était de faire de l’eau, on m’envoya à terre de bonne heure dans l’après-midi, avec la pinasse et le canot remplis de barriques. Outre le canonnier de la Résolution, chargé d’acheter des vivres, j’emmenai un détachement de cinq soldats de marine. Arrivés sur le rivage, une foule nombreuse nous reçut d’abord d’une manière très-amicale, mais elle devint extrêmement incommode dès que nous eûmes débarqué les futailles. L’expérience m’ayant fait voir combien il est difficile de réprimer les habitans de ces mers, sans recourir à l’autorité des chefs du pays, je fus très-fâché d’apprendre que tous les chefs étaient dans une autre partie de l’île. Nous ne tardâmes pas en effet à avoir besoin de leur secours, car il me fut très-difficile de former, selon notre usage, un cercle pour la commodité et la sûreté de ceux qui faisaient les échanges. J’en vins à bout cependant, et je plaçai des sentinelles pour écarter la populace ; mais j’apercus bientôt un insulaire qui, saisissant la baïonnette du fusil d’un de nos soldats, s’efforçait de s’en emparer. Il lâcha prise, et il se retira du moment où j’approchai ; il revint un instant après, tenant d’une main une pique et de l’autre un pahoua, et ses compatriotes eurent bien de la peine à empêcher de se battre contre le soldat : une légère égratignure qu’il reçut de celui-ci, qui voulait l’écarter de notre cercle, avait occasioné cette dispute.

» Je remarquai que notre situation exigeait beaucoup de circonspection et de ménagement ; et, en conséquence, je défendis de la manière la plus expresse de tirer ou de faire aucun acte de violence sans ordre positif. Je venais de prendre ces mesures lorsque les matelots qui remplissaient les futailles m’appelèrent à leur secours ; les naturels se montraient mal disposés. Ils exigeaient une grande hache pour chaque barrique d’eau ; et comme on n’avait point souscrit à leur demande, ils ne voulaient pas permettre aux matelots de rouler nos futailles au bord de la mer.

» Dès que je les eus joints, un insulaire s’avança vers moi d’un air très-insolent, et établit la même prétention. Je lui dis qu’en qualité d’ami je voulais bien lui offrir une hache mais que certainement j’embarquerais de l’eau sans la payer ; j’ordonnai tout de suite aux matelots de la pinasse de continuer leurs travaux : et, afin de les protéger, je fis venir trois soldats de marine.

» Cet acte de vigueur arrêta les insulaires : ils ne troublèrent plus le détachement qui remplissait les futailles ; mais ils continuèrent d’ailleurs à nous tourmenter et à faire tout ce qui pouvait nous incommoder et nous irriter. Quelques-uns, sous prétexte d’aider nos gens à rouler les barriques, les éloignaient du chemin et les emmenaient d’un autre côté : plusieurs enlevaient les chapeaux sur la tête des matelots ; ils saisissaient la basque de leurs habits et les tiraient par-derrière ; ils leur marchaient sur les talons ; et ces insolences produisaient parmi la foule des acclamations et des éclats de rire entremêlés d’enfantillages et de malices. Ils trouvèrent ensuite moyen de voler le baquet du tonnelier et de lui arracher son sac ; mais ce dont ils désiraient le plus de s’emparer, c’était les fusils des soldats de marine qui se plaignaient à chaque instant de leurs attaques. Quoique la plupart eussent toujours des égards et de la déférence pour moi, ils ne me laissèrent pas partir sans me faire contribuer pour quelque chose à leur butin ; l’un d’eux s’approcha de moi d’un air familier, et il eut l’adresse de distraire mon attention tandis qu’un de ses camarades m’enleva mon épée que je tenais négligemment à la main, et il s’enfuit avec la rapidité de l’éclair.

» Nous ne pouvions sans danger recourir à la force : cherchant donc à nous garantir le mieux que nous pourrions des effets de leur insolence, nous n’avions rien à faire d’ailleurs qu’à nous y soumettre. Mes inquiétudes s’accrurent néanmoins ; car j’appris bientôt du sergent des soldats de marine que, s’étant retourné brusquement, il avait vu derrière moi un insulaire qui tenait un pahoua prêt à me frapper. Il se trompait peut-être, mais il est sûr que notre position était alarmante et critique, et que la plus légère erreur de notre part aurait pu nous être fatale. Comme ma petite troupe était séparée en trois détachemens, qu’une partie remplissait les barriques, qu’une autre roulait les futailles au bord de la mer, et que la troisième achetait des vivres à quelque distance de là, je pensai un moment qu’il convenait de la rassembler pour exécuter et protéger un seul service à la fois ; mais, après y avoir réfléchi, je jugeai qu’il valait mieux ne rien changer à nos premières dispositions. Car, en cas d’attaque sérieuse, toute notre troupe, quoique placée de la manière la plus avantageuse, n’aurait jamais pu faire qu’une faible résistance : d’un autre côté, je crus important de montrer aux insulaires que nous n’avions pas peur, et, ce qui était encore plus essentiel, nous tenions par notre séparation la foule divisée ; une portion assez considérable d’entre eux ne fut occupée que de nous vendre des provisions.

» Il est probable que la crainte de nos armes à feu fut la principale cause de leur lenteur à nous attaquer ; la confiance qu’elles nous inspiraient, puisque nous n’opposions que cinq soldats de marine à leur grand nombre, leur donna sans doute une haute idée de notre supériorité. C’était à nous à maintenir cette idée ; et je dois dire à l’honneur de mes détachemens qu’il eût été impossible de se mieux conduire pour renforcer cette impression. Ils souffrirent avec une modération et une patience extrêmes tout ce qui pouvait être interprété comme une plaisanterie ; et lorsqu’ils voyaient que les insulaires faisaient une tentative sérieuse pour les interrompre, ils les contenaient avec des regards foudroyans et des menaces. Nous parvînmes ainsi à ramener toutes nos futailles au bord de la mer sans aucun accident grave.

» Tandis qu’on les embarquait sur le grand tcanot, les naturels, sentant qu’ils n’auraient bientôt plus d’occasions de nous piller, devinrent à chaque instant plus hardis et plus insolens. Le sergent des soldats de marine me représenta combien il serait avantageux pour nous de faire entrer sa petite troupe la première dans les canots, parce que les fusils des soldats, principal objet de l’avidité des insulaires, se trouveraient hors de leur portée, et en cas d’attaque les soldats nous défendraient avec plus de succès que s’ils étaient sur la côte.

» Nous avions tout embarqué, et il ne restait plus à terre que M. Anderson, notre canonnier, un matelot et moi. Comme la pinasse était au-delà du ressac que inous devions traverser à la nage, j’ordonnai au canonnier et an matelot de se jeter à la mer, et de se sauver en hâte, ajoutant que je les suivrais. Ce qui me surprit beaucoup, ils refusèrent l’un et l’autre d’obéir, et nous nous disputâmes tous trois, pour savoir qui demeurerait le dernier sur le rivage. J’avais parlé au matelot d’une manière trop vive un moment auparavant ; il crut sans doute que je doutais de sa bravoure, et il conçut cet acte bizarre de générosité. Notre vieux canonnier, voyant qu’il s’agissait d’une affaire d’honneur, pensa qu’il devait y prendre part. Nous serions peut-être restés quelque temps dans cette position singulière, si la dispute n’avait été terminée par des pierres qui commençaient à tomber autour de nous, et par les cris des équipages des canots, qui nous avertissaient de nous retirer promptement, parce que les naturels nous suivaient dans l’eau avec des massues et des piques. J’atteignis le premier le bord de la pinasse ; m’apercevant que M. Anderson se trouvait à quelque distance par-derrière, et qu’il n’était pas encore hors de danger, je recommandai aux soldats de marine de tirer un coup de fusil ; ils furent si empressés d’exécuter mon ordre, qu’ils en tirèrent deux, et lorsque je fus entré dans le canot, je vis les naturels en fuite. Il ne restait sur la grève qu’un homme assis auprès d’une femme : cet homme essaya plusieurs fois de se lever ; il n’en eut pas la force, et je remarquai avec beaucoup de regret qu’il était blessé à l’aine. Ses compatriotes revinrent bientôt après, et ils formèrent un cercle autour de lui ; ils agitèrent leurs piques et leurs dagues avec un air de menace et de défi ; mais, avant que nous fussions arrivés aux vaisseaux, ils furent chassés du rivage par quelques insulaires que nous prîmes pour des chefs.

» Durant notre absence, le capitaine Clerke avait eu les plus vives inquiétudes sur notre sûreté ; et ce qui augmenta beaucoup ses craintes, il avait mal compris ce que lui avaient dit quelques naturels qui se trouvaient à bord. Le nom du capitaine Cook, fréquemment répété, et accompagné de détails de mort et de carnage, lui fit conclure qu’ils étaient instruits de ce qui nous était arrivé à Oouaïhy, et qu’ils rappelaient ce malheureux événement ; mais le discours des insulaires avait rapport aux guerres causées par les chèvres que le capitaine Cook avait laissées à Oniheaou, et au massacre de ces pauvres chèvres au milieu de la querelle qu’elles avaient produite. Le capitaine Clerke, persuadé que cette conversation animée et ces tableaux effrayans avaient rapport aux sanglantes disputes que nous avions eues à Oouaïhy, et y voyant d’ailleurs un désir de vengeance de la part des habitans de ces îles, ordonna d’équiper et d’armer les canots, et de les envoyer à notre secours.

» On me chargea le lendemain de retourner à terre avec le détachement de l’aiguade. Les dangers que nous avions courus la veille déterminèrent le capitaine Clerke à nous donner une garde de quarante hommes. Cette précaution, n’était pas nécessaire ; car nous trouvâmes la plage entièrement libre, et le terrain entre le lieu du débarquement et la source consacré par de petits pavillons blancs. Nous jugeâmes que quelques chefs étaient venus visiter ce canton, et que, n’ayant pu s’y arrêterais avaient eu la bonté de s’occuper de notre sûreté et de notre repos. Nous vîmes de l’autre côté de la rivière, à droite, plusieurs hommes armés de. longues piques et de dagues ; mais ils n’essayèrent pas de troubler nos opérations. Leurs femmes traversèrent la rivière, et elles s’assirent sur le bord, tout près de nous. À midi, nous déterminâmes quelques-uns des hommes à nous apporter des cochons et des racines, et même à les apprêter. Dès que nous eûmes quitté la grève, ils vinrent sur le rivage, et l’un d’eux nous jeta une pierre : tous les autres ayant paru désapprouver sa conduite, nous ne crûmes pas devoir montrer du ressentiment.

« Le 3, nous achevâmes de remplir nos futailles sans éprouver beaucoup d’obstacles. De retour aux vaisseaux, nous apprîmes que plusieurs chefs avaient été à bord, et qu’ils avaient fait des excuses sur la conduite de leurs compatriotes. Ils attribuèrent ces désordres à des disputes qui subsistaient parmi les principaux personnages de l’île, et qui occasionaient du trouble et de l’insubordination. Toneoneo, qui exerçait l’autorité suprême l’année précédente, à l’époque de notre relâche, et un jeune homme nommé Teavi, se disputaient le gouvernement d’Atouaï : ils étaient l’un et l’autre petits-fils de Perrioranni, roi d’Ouhaou, qui avait donné le gouvernement d’Atouaï au premier, et celui d’Onihéaou au second. Les chèvres que nous avions laissées à Onihéaou l’année d’auparavant avaient donné lieu à la querelle. Toneoneo les réclamait, sous prétexte que cette île dépendait de lui : les amis de Teavi faisaient valoir le droit de possession : les deux partis soutenaient leurs prétentions par la force, et peu de murs, avant notre arrivée, il y avait eu une action dans laquelle Toneoneo avait été battu. Cette victoire devait avoir pour Teneoneo des suites plus fâcheuses encore que la perte des chèvres ; car la mère de Teavi avait pris un second mari qui était chef d’Atouaï ; et, à la tête d’une faction puissante, ce chef voulait profiter d’une occasion si favorable pour le chasser entièrement de l’île, et donner le gouvernement an fils de sa femme. Les chèvres avaient multiplié : on en comptait six qui, en peu d’années, auraient vraisemblablement propagé cette race aux îles Sandwich ; mais j’ai déjà dit qu’elles furent tuées durant la querelle.

» La mère, la sœur et le beau-père du jeune prince vinrent le 4 à bord de la Résolution, suivis de plusieurs chefs de leur parti : ils firent présent au capitaine Clerke de diverses choses curieuses et de prix : ils lui donnèrent entre autres des hamecons de pêche, qu’ils nous dirent composés des ossemens du père, de notre vieil ami Terriohou, tué dans une descente malheureuse faite sur l’île d’Ouoahou ; et la sœur du prince lui offrit un chasse-mouches dont la poignée était un os d’homme, trophée qu’elle avait reçu de son beau-père. Le jeune Teavi n’était pas de la visite : il était occupé, à la suite de sa victoire, de quelques cérémonies religieuses qui devaient durer vingt jours.

« Le 5 et le 6 furent employés à remplir à terre les futailles de la Découverte ; les charpentiers calfatèrent les vaisseaux, et firent les autres préparatifs nécessaires pour la campagne que nous allions entreprendre. Les naturels ne nous incommodèrent plus, et ils nous apportèrent une quantité considérable de cochons et de végétaux.

» Un insulaire vint à bord de la Découverte avec un morceau de fer dont il nous pria de lui faire un palioua. Les officiers et les matelots examinèrent soigneusement ce morceau de métal, et ils jugèrent qu’il avait servi de cheville au bordage d’un grand navire. Ils ne purent découvrir en quel pays on l’avait façonné ; mais à la couleur terne[6] du métal, et à la différence qu’ils perçurent entre cette cheville et les nôtres, ils jugèrent qu’elle n’était sûrement pas de fabrique anglaise. Cette observation les détermina à demander à l’insulaire à quelle époque et dans quel lieu il s’était procuré cette cheville ; et s’ils ne se méprirent point, il l’avait tirée d’une pièce de bordage plus grosse que la bitte d’un câble, qui lui servit de terme de comparaison : ils jugèrent de plus que cette pièce de bordage avait été amenée sur les côtés de l’île depuis que nous l’avions quittée au mois de janvier 1778.

» Le 7, nous reçûmes de Teneoneo une visite inattendue. Lorsqu’il eut appris que la princesse douairière était sur notre vaisseau, nous eûmes bien de la peine à le déterminer à monter à bord, non qu’il parût craindre pour sa sûreté, mais parce qu’il ne voulait pas la voir. Leur entrevue fut accompagnée de coups d’œil de haine et de dédain qu’ils se lancèrent. Il demeura peu de temps parmi nous, et il nous sembla très-abattu ; mais nous remarquâmes avec surprise qu’à son arrivée et à son départ les femmes se prosternèrent devant lui, et que tous les naturels dont nous étions environnés lui rendirent les mêmes hommages qu’aux personnages de son rang. Il est extraordinaire qu’un homme qui était en état de guerre avec les partisans de Teavi, et qui se disposait même à une seconde bataille, ait eu la hardiesse de venir seul au milieu de ses ennemis:mais il faut observer que les dissensions civiles, qui sont très-communes dans toutes les îles du grand Océan, ne semblent pas entraîner beaucoup de fureur ou d’effusion de sang ; que le gouverneur déposé continue de jouir de la dignité d’éri, et qu’on lui permet de faire usage de totales moyens pour recouvrer l’importance qu’il a perdue. Au reste, j’aurai occasion de traiter cette matière quand je communiquerai les renseignemens que nous nous sommes procures sur l’état politique de ces îles. »

« Les deux vaisseaux partirent de l’île d’Atouaï le 8 au matin, et à trois heures de l’après-dînée ils mouillèrent à l’île d’Orihooua, où ils demeurèrent » jusqu’au 13. Comme ils s’éloignèrent alors des îles Sandwich pour n’y plus revenir, nous allons insérer ici la description générale de ces îles, d’après les observations des capitaines Cook et King.

« Ce groupe est composé de onze îles, qui s’étendent, en latitude depuis 18° 54′ jusqu’à 22° 15′ nord, et en longitude de 199° 36′ à 208° 60′ est. Les naturels les appellent : 1. Oouaïhy, 2. Mooui, 3. Ranaï ou Oranaï, 4. Morotinni ou Morokinni, 5. Kakoaouroui ou Tahouriaoua, 6. Morotoï ou Morokoï, 7. Ouoahou ou Oahou, 8. Atouaï, et quelquefois Koouhaï[7], 9. Neihihao ou Oniheaou, 10. Orihooua ou Rihooua, et 11. Tahoura ; excepté Morotinni et Tahoura, elles sont toutes habitées. Outre ces onze terres, les gens du pays nous dirent qu’il y en a une douzième appelée Modoupapapa[8] ou Komodoupapapa, située à l’ouest sud-ouest de Tahoura ; qu’elle est basse et sablonneuse, et qu’on y va seulement prendre des tortues et des oiseaux de mer. Comme je n’ai pas appris qu’ils en connaissent aucune autre, il est probable qu’il n’en existe point aux environs de ce petit archipel.

» Cook leur a donné le nom d’îles Sandwich en l’honneur du comte de Sandwich, premier lord de l’amirauté.

» Oouaïhy, la plus orientale et la. plus grande de ces îles, la forme d’un triangle, presque équilatéral. Sa plus grande longueur, dans la direction du nord au sud, est de vingt-huit lieues et demie ; sa largeur de vingt-quatre lieues, et sa circonférence d’environ deux cent quatre-vingt-treize milles anglais.

» Les districts du nord-est de cette île sont montueux. Le Mont-Kaah ou Mouna-Kaah, dont le sommet se termine par trois pics, est couvert d’une neige perpétuelle. Il est très-escarpé ; sa partie inférieure est revêtue de bois. On l’aperçoit distinctement en mer à quarante lieues de distance. Au nord de cette montagne, la côte consiste en falaises hautes et escarpées, du haut desquelles se précipitent de magnifiques cascades. Le pays s’élève vers l’intérieur par une pente douce ; il est coupé par des vallées étroites, ou plutôt des ravines profondes. Il nous parut bien cultivé, et nous y vîmes un grand nombre de villages. Au sud de Mouna-Kaah, la côte est d’une hauteur médiocre, et l’intérieur du pays semble être plus uni et moins entrecoupé de ravines que dans le nord. Le long de cette partie de l’île, devant laquelle nous croisâmes pendant près d’un mois, il y a une grosse houle et un ressac très-fort ; nous ne trouvions pas fond avec la sonde ; et comme nous apercevions des écueils le long de la côte, nous nous en approchions le moins que nous pouvions,

» L’extrémité orientale d’Oouaïhy est basse. La pente du terrain vers l’intérieur est presque insensible. Tout le pays est couvert de cocotiers et d’arbres à pain. Ce canton est, autant que nous pûmes en juger, le plus beau de l’île. À l’extrémité sud-ouest, les montagnes s’élèvent brusquement du bord de la mer, et ne laissent entre elles et la plage qu’une bordure étroite de terrain bas. Le flanc des montagnes est couvert d’une belle verdure. En doublant la pointe orientale de l’île, nous vîmes une autre montagne couverte de neige. Son nom est Mouna-Roa, ou le Grand-Mont. Nous l’aperçûmes constamment tant que nous prolongeâmes la côte sud-est. Son sommet est aplati et forme ce que les marins appellent une table. Sa cime est ensevelie sous des neiges perpétuelles ; nous les vîmes une fois descendre assez bas le long de ses flancs, mais en petite quantité. La plus grande partie de celles-ci disparut en peu de jours.

» La ligne des neiges perpétuelles sous le tropique, telle qu’elle a été déterminée par La Condamine, d’après des observations faites dans les Andes, indique la hauteur du Mouna-Roa à 2,100 toises au moins au-dessus du niveau de la mer, ce qui excède de 350 toises la hauteur du pic de Teyde ou de Ténériffe. Les pics de Mouna-Roa nous parurent avoir un demi-mille d’élévation ; et comme ils sont entièrement couverts de neige, la hauteur de leurs sommets ne doit pas être moindre de 2,250 toises au-dessus de la mer. Il est probable néanmoins que ces deux montagnes sont beaucoup plus hautes ; car, dans les îles, l’effet de la chaleur de l’air de la mer doit nécessairement faire monter la ligne de la neige, à latitudes égales, plus haut que lorsque l’atmosphère est refroidie de tous les côtés par un espace immense de neige perpétuelle.

» La côte du sud-est offre un aspect triste et affreux. Tout le pays paraît avoir été bouleversé par une catastrophe terrible. Le sol est couvert partout de cendres volcaniques, et coupé en plusieurs endroits de sillons noirs qui se prolongent vers la mer, et qui semblent marquer le cours de la lave vomie par le mont Roa il ne doit pas y avoir très-long-temps. Le promontoire méridional semble n’être composé que de scories de volcans. Sa pointe, qui s’avance dans la mer, ne consiste qu’en rochers crevassés et brisés, entassés confusément les uns sur les autres, et terminés par des sommets aigus.

» Malgré l’aspect lugubre de cette partie de l’île, on y voit beaucoup de villages épars. La raison de cette population nombreuse est toute simple : les insulaires, n’ayant point de bétail, n’ont pas besoin de pâturages, et préfèrent par conséquent les terrains les plus commodes pour la pêche, ou les plus convenables pour y cultiver des ignames ou des bananes Or, au milieu de ces ruines entassées il y a plusieurs espaces de sol fertile qui sont soigneusement cultivés, et la mer voisine abonde en poisson excellent. Les côtes septentrionale et méridionale n’offrent pas de port, ni le plus petit abri pour les navires.

» Dans la partie du sud-ouest est la baie de Karakoua, à jamais fameuse par la funeste catastrophe qui nous priva de notre commandant. On ne voit le long de la côte que de grosses masses de scories, et des fragmens de rochers noirs et brûlés. Au delà, le terrain s’élève graduellement pendant deux milles et demi, et paraît avoir été couvert auparavant de pierres brûlées et éparses. Les insulaires ont pris la peine de les enlever jusqu’à une profondeur de trois pieds, et même plus : travail bien pénible sans doute, mais dont ils ont été amplement dédommagés par la fertilité du sol qui produit en abondance du mûrier à papier, des patates, du fruit à pain, des cocos, etc. Les champs sont séparés par des murs en pierre.

» De la pointe la plus occidentale à l’extrémité la plus septentrionale de l’île, la côte forme une vaste baie appelée Toeyahyah, et bornée au nord par deux hautes montagnes. Le pays, aussi loin que l’œil pouvait y pénétrer, nous sembla fertile et bien habité ; mais il manque d’eau douce.

» L’île la plus grande après Oouaïhy est Moui, éloignée de huit lieues dans le nord-nord-ouest de la première. Elle a cent quarante milles géographiques de circonférence. Un isthme bas la partage en deux presqu’îles circulaires, dont la plus orientale, qui porte le nom d’Ouhamadoua, est deux fois plus grande que l’occidentale appelée Ouaïroukou. Les montagnes des deux presqu’îles s’élèvent à une très-grande hauteur, car nous les avons aperçues k près de trente lieues de distance. Les côtes septentrionales, de même que celles d’Oouaïhy, sont escarpées ; le pays offre la même verdure brillante et la même fertilité. Depuis la pointe Occidentale, qui est basse, un banc de sable s’étend à une distance considérable vers Ranaï ; et au sud de ce banc s’ouvre une baie spacieuse dont le rivage est sablonneux et ombragé de cocotiers. Il est probable que l’on y trouverait un bon mouillage à l’abri des vents régnans, et que la plage est commode pour y débarquer. Au-delà, le pays offre la perspective la plus romantique. Les montagnes s’élèvent presque perpendiculairement, et se terminent par des pics des formes les plus variées Leurs flancs escarpés et les ravins profonds qui les séparent sont couverts d’arbres, parmi lesquels nous remarquâmes que ceux qui produisent le fruit à pain sont les plus nombreux. Les sommets de ces montagnes sont pelés, et d’une couleur brune-rougeâtre. Les insulaires nous dirent qu’il y a au sud de la pointe orientale un port qui est bien meilleur que celui de Karakakoua ; ils ajoutèrent que sur la côte du nord-ouest on trouve le port de Kipou-kipou.

» Tahoura est une petite île située au large de la partie sud-est de Moui, dont elle est éloignée de trois lieues. Cette île est dénuée de bois ; le sol paraît être sablonneux et stérile. Entre Tahoura et Moui, se trouve la petite île de Morotinni, qui est inhabitée.

» Morotoï n’est qu’à deux lieues et demie dans l’ouest-nord-ouest de Moui. La côte sud-ouest, la seule dont nous nous soyons approchés est très-basse, mais au delà le pays s’élève considérablement ; et à la distance d’où nous le vîmes, il nous parut entièrement dénué de bois. On nous dit que les ignames sont la principale production de Morotoï. Il y a probablement de l’eau fraîche ; les côtes du sud et de l’ouest forment plusieurs baies qui annoncent un bon abri contre les vents alises.

» Ranaï est à peu près à trois lieues de distance de Moui et de Morotoï, et située au sud-ouest du détroit qui sépare ces deux îles. Le pays, dans le sud, est haut et âpre ; mais les autres parties de l’île ont un aspect plus agréable, et semblent être bien habitées. Nous apprîmes que Morotoï produit peu de bananes et d’arbres à pain, mais qu’elle est féconde en racines, telles que les ignames, les patates et le tarro.

« Ouoahou est à sept lieues dans le nord-ouest de Morotoï. Nous n’en avons vu que les parties du nord-est et du nord-ouest ; elle nous a paru la plus belle île de tout le groupe. Sa surface offre, par la verdure des montagnes, la variété des bois et des prairies, et la fertilité des vallées en culture, une perspective dont rien ne peut surpasser la beauté.

» Atouaï est éloignée d’Ouoahou d’environ vingt-cinq lieues dans le nord-ouest. Sa surface dans le nord-est et le nord-ouest est âpre et raboteuse ; dans le sud, elle est plus unie. Les montagnes vont en s’élevant par une pente douce depuis le bord de la mer, et à une certaine distance sont couvertes de bois. Ses productions sont les mêmes que celles des autres îles ; mais les habitans l’emportent beaucoup sur les insulaires voisins parle soin qu’ils donnent à leurs plantations. Dans les terrains bas contigus à la baie où nous étions mouillés, ces plantations étaient séparées par des tranchées profondes et régulières ; les haies étaient tenues avec une propreté qui approchait de l’élégance, et les chemins qui les traversaient étaient tracés et exécutés d’une manière qui aurait fait honneur à un ingénieur européen.

» Onihéaou est située à cinq lieues à l’ouest d’Atouaï. Sa côte orientale est haute, et s’élève brusquement de la surface de la mer ; mais le reste de l’île est bas, excepté un gros cap escarpé et rond à la pointe sud-est. Onihéaou produit beaucoup d’ignames et de ti, espèce de racine douce. Nous n’en tirâmes aucune autre espèce de vivres.

» Orihooua et Tahoura sont deux petites îles dans le voisinage d’Onihéaou. La première ne consiste qu’en un seul monticule assez haut, joint par un récif de corail à l’extrémité septentrionale d’Onihéaou. La seconde, située au sud-est, est inhabitée.

» Le climat des îles Sandwich diffère peu de celui des îles Antilles situées par la même latitude ; en tout cependant, il est peut-être un peu plus tempéré. Le thermomètre placé à terre, dans la baie de Karakakoua, ne s’éleva jamais au-dessus de 88° (240° 86 R.), et même il n’atteignit cette hauteur qu’une fois.

» N’ayant pas été aux îles Sandwich dans les mois orageux, nous n’avons pu remarquer si elles sont sujettes aux ouragans et aux vents impétueux qu’on éprouve aux Antilles ; mais comme les naturels du pays ne nous ont pas attesté ce fait d’une manière positive, et que nous n’avons aperçu aucune trace de ces convulsions de l’atmosphère, il y a lieu de croire qu’elles ressemblent à cet égard aux îles de la Société et des Amis, qui, en général, essuient peu d’ouragans.

« Durant les quatre mois que nous passâmes sur les parages de ces îles, il y eut plus de pluie qu’il n’en tombe ordinairement pendant la saison sèche aux Antilles. Nous vîmes communément des nuages se rassembler autour des sommets des montagnes, et verser de la pluie sous le vent ; mais ces nuages se dispersent lorsque le vent les a séparés de la terre ; ils se perdent dans l’atmosphère, et ils sont remplacés par d’autres : c’est ce qui arrivait chaque jour à Oouaïhy. Les montagnes étaient pour l’ordinaire enveloppées d’un nuage ; des ondées tombaient successivement sur les diverses parties de l’intérieur de l’île, tandis qu’on avait beau temps et un ciel pur aux bords de la mer.

» Nous eûmes tous les jours et toutes les nuits une brise de terre et une brise de mer dans la baie de Karakakoua.

» Les quadrupèdes de ces îles, ainsi que de toutes les autres qu’on a découvertes dans le grand Océan, se réduisent aux chiens, aux cochons et aux rats. Les chiens sont de la même espèce que ceux de Taïti ; ils ont les jambes courtes et tortues, le dos long et les oreilles droites. Je n’ai aperçu de variétés que dans leurs peaux ; quelques-unes offrent de longs ppils grossiers, et la robe des autres est fort douce. Ils sont extrêmement paresseux, et à peu près de la taille du chien qu’on emploie en Angleterre à tourner la broche, et que par cette raison l’on nomme turnspit. Il faut peut-être attribuer leur paresse à la manière dont on les traite plutôt qu’à une disposition naturelle. En général, on les nourrit et on les Iaisse v vivre avec les cochons ; et je ne me souviens pas d’en avoir vu un seul servir de compagnon à l’homme. L’usage des habitans du pays qui les mangent les écartera toujours de la société ; et comme il n’y a dans l’île ni bêtes de proie ni gibier, il est vraisemblable que les qualités sociales du chien, sa sagacité, sa fidélité et son attachement pour son maître, demeureront toujours inconnues aux naturels.

» Les îles Sandwich ne paraissent pas avoir en proportion de leur étendue autant de chiens que Taïti ; mais d’un autre côté on y trouve plus de cochons, et la race en est plus grosse et d’un poids plus considérable. La quantité que nous en tirâmes fut réellement extraordinaire. Nous croisâmes ou nous mouillâmes près de quatre mois à la hauteur de la côte, ou dans le havre d’Oouaïhi. Durant cet intervalle, on servit tous les jours une portion énorme de porc frais aux deux équipages, et notre consommation fui évalùéeà sois antebarriques, de cinq quintaux chacune. Nous en embarquâmes soixante autres barriques ; et au milieu d’une telle abondance, on en gaspilla une quantité incroyable. La plus grande partie de ces cochons nous vint de l’île d’Oouaïhi seule, et cependant nous ne nous aperçûmes pas à notre départ qu’ils y fussent épuisés, ou même diminués.

» Les oiseaux des îles Sandwich égalent en beauté tous ceux que nous avons vus ailleurs durant le voyage. On y en trouve un grand nombre ; mais les espèces n’en sont pas variées.

» Les productions végétales sont à peu près les mêmes que celles des autres îles du grand Océan. J’ai déjà dit que nous n’avions mangé nulle part de meilleure racine de tarro, et que nous attribuâmes son. excellente qualité à la culture sèche, qu’on lui donne. Les arbres à pain n’y sontypas aussi abon dans que sur les fertiles plaines de Taïti ; mais ils y produisent une quantité double de fruits. En général, les arbres ont à peu près la même hauteur qu’aux lies de la Société ; mais les branches sortent du tronc beaucoup plus bas et avec’plus d’abondance. La grosseur des cannes à sucre est extraordinaire ; on nous en apporta à Atouaï une qui avait onze pouces un quart de circonférence, et qui offrait quatorze pieds de tige bonne à manger.

» Les insulaires d’Onihéaou nous vendirent plusieurs grosses racines brunes de la forme d’un igname ; et du poids de six à dix livres ; le suc qu’elles donnent en abondance est très-doux et d’une saveur agréable, et nous jugeâmes qu’il peut fort bien tenir lieu de sucreries naturels du pays l’aiment passionnément ; ils l’emploient à chacun de leurs repas, et nos gens le trouvèrent aussi très-bon et très-sain. Nous n’avons pu découvrir à quelle espèce de plantes appartiennent ces racines ; car nous avons essayé vainement de nous en procurer des feuilles. Nos botanistes ont supposé qu’elles sont produites par une fougère.

» Les habitans des îles Sandwich sont certainement de la même race que ceux de la Nouvelle-Zélande, des îles de la Société et des Amis, de l’île de Pâques et des Marquésas, race qui occupe, sans aucun mélange, toutes les terres qu’on connaît entre le 47e. degré de latitude nord, et le 20e. degré de latitude sud, et les 180° et les 260′ de longitude orientale. Ce fait, quelque extraordinaire qu’il paraisse, est assez prouvé par l’analogie frappante qu’on remarque dans les mœurs, les usages des divers peuples, et la ressemblance générale de leurs traits ; et il est démontré d’une manière incontestable par l’identité absolue des idiomes.

« Il n’est pas aisé de dire, remarque Cook, comment une seule nation s’est répandue dans toutes les parties du grand Océan sur un si grand nombre d’îles séparées les unes des autres par un intervalle si considérable. On la trouve depuis la Nouvelle-Zélande au sud, jusqu’aux îles Sandwich au nord, et du levant au couchant, depuis l’île de Pâques jusqu’aux Nouvelles-Hébrides, c’est-à-dire sur une étendue de 60° de latitude, ou de douze cents lieues du nord au sud, et de 83° de longitude, ou de seize cent soixante lieues de l’est à l’ouest. On ne sait pas encore jusqu’où vont ces colonies dans chacune de ces directions ; mais, d’après les observations faites durant mon second voyage et durant celui-ci, je puis assurer que, si elle n’est pas la nation du globe la plus nombreuse, c’est sûrement la plus étendue.

» Les savans n’auront peut-être pas de peine à deviner quelle est la contrée primitive de cette nation, et par quels degrés elle s’est répandue sur un aussi grand espace. Elle a beaucoup d’affinité avec quelques-unes des tribus indiennes qui habitent les îles Ladrones et les îles Carolines, et il est aisé de voir qu’elle a aussi la même analogie avec les Battas et les Malais ; mais il n’est pas facile de déterminer l’époque de ses émigrations. Elle est probablement fort ancienne ; car chacune des îles est très-peuplée, et les traditions des insulaires sur leur origine sont absolument fabuleuses. D’un autre côté, leur idiome, en général, est si peu corrompu, leurs coutumes et leurs manières se ressemblent tellement, qu’on est tenté de croire cette époque peu éloignée.

» La taille des naturels des îles Sandwich est, en général, au-dessus de la moyenne ; ils sont bien faits ; leur démarche est gracieuse ; ils courent avec agilité, et ils peuvent supporter de grandes fatigues. Les hommes cependant sont un peu inférieurs, du côté de la force et de l’activité, aux habitans des îles des Amis, et les femmes ont les membres moins délicats que celles de Taïti ; leur teint est un peu plus brun que celui des Taïtiens ; leur figure n’est pas aussi belle. Un grand nombre d’individus des deux sexes ont cependant la physionomie agréable et ouverte. Les femmes surtout ont de beaux yeux, de belles dents, une douceur et une sensibilité dans le regard qui préviennent beaucoup en leur faveur. Leur chevelure est d’un noir brunâtre ; elle n’est pas universellement lisse comme celle des sauvages de l’Amérique, ni universellement bouclée comme celle des nègres de l’Afrique : elle varie à cet égard, ainsi que celle des Européens. Voici une particularité frappante qu’on observe sur tous les individus de cette grande nation ; et je ne sache pas qu’on l’ait indiquée. Les plus beaux visages offrent toujours des narines pleines, mais qui ne sont ni aplaties, ni allongées, ce qui les distingue des Européens. On peut, avec quelque vraisemblance, attribuer cet effet à leur manière de saluer ; car alors ils pressent l’extrémité de leur nez contre celle du nez de l’homme à qui ils veulent faire une politesse.

» On trouve parmi les éris des îles Sandwich la supériorité extérieure qu’on observe chez ceux des autres îles. Ceux que nous vîmes étaient, sans aucune exception, parfaitement bien faits tandis que les classes inférieures du peuple d’une stature moins belle d’ailleurs, sont sujettes à ces variétés de taille et de figure qu’offre la populace de l’Europe. Il y a plus d’individus difformes que dans aucune des autres îles du grand Océan. Deux nains vinrent à bord tandis que nous croisions à la hauteur d’Oouaïhy ; le premier était un vieillard de quatre pieds deux pouces, mais bien proportionné ; le second était une femme à peu près de la même taille. Nous vîmes ensuite trois bossus et un jeune homme qui était né sans pieds et sans mains. L’habitude de loucher est de plus très-commune, et on nous amena un homme qu’on nous dit aveugle, et qu’on nous pria de guérir Outre les imperfections dont je viens de parler, ces insulaires ont souvent des clous et des ulcères, ce que nous attribuâmes à la grande quantité de sel dont ils assaisonnent leurs viandes et leurs poissons. Les éris ne sont guère attaqués de ces deux maladies ; mais l’usage immodéré de l’ava leur fait beaucoup mal. Ceux qui en étaient le plus affectés avaient le corps couvert d’une gale blanche, les yeux rouges et enflammés ; ils étaient très-maigres ; leurs membres tremblaient, et ils ne pouvaient lever la tête. Cette boisson n’abrège pas la vie de tous les individus, car Terriobou, Kaou et quelques autres chefs étaient’très-vieux ; mais elle amène toujours la décrépitude de bonne heure. Heureusement son usage est un des privilèges particuliers des chefs. Le fils de Terriobou, âgé d’environ douze ans, se vanta souvent d’avoir obtenu le droit de boire de l’ava, et il nous montra d’un air triomphant un petit espace sur ses reins qui commençait à devenir écailleux.

» L’histoire de cette drogue pernicieuse est très-singulière. Lorsque le capitaine Cook visita pour la première fois les îles de la Société, elle y était peu connue ; lors de son second voyage, il la trouva d’un usage fort commun à Ouliétéa ; mais on n’en consommait pas beaucoup à Taïti. Durant son troisième voyage, il aperçut ses ravages sur cette dernière île ; ils étaient si prodigieux, qu’il eut peine à reconnaître ses anciennes connaissances. Les chefs des îles des Amis en boivent constamment ; mais ils y mettent tant d’eau, qu’elle ne semble pas produire de mauvais effets. On en prend aussi à Atouaï avec une grande modération, et les chefs s’y portent beaucoup mieux ; ils sont d’une figure plus belle que sur aucune des îles voisines, Nous observâmes que, si l’on interrompt l’usage de cette racine, les maux qu’elle produit ne tardent pas à se dissiper. Kous déterminâmes nos bons amis Kaïrikia et le vieux Kaou à s’en abstenir ; et, depuis ce moment, leur santé se fortifia à un point extraordinaire.

» Il paraît extrêmement difficile d’évaluer d’une manière probable la population de ces îles, dont la plupart des cantons ne nous sont connus que très-imparfaitement ; mais nous avons fait deux remarques qui diminuent beaucoup cette difficulté. D’abord l’intérieur du pays est absolument désert ; en sorte que, si l’on connaît le nombre des habit ans qui vivent le long de la côte, on déterminera assez bien le nombre total. Ensuite il n’y a point de bourgade d’une étendue un peu considérable, et les habitations des naturels sont répandues assez également dans de petits villages qui bordent toutes les parties des côtes. C’est d’après ces deux faits que je calculerai par approximation le nombre des habitans des îles Sandwich.

» La baie de Karakakoua, dans l’île d’Oouaïhy, a trois milles d’étendue, et elle contient quatre villages d’environ quatre-vingts maisons chacun, ou en tout trois cent vingt maisons : il y a de plus un certain nombre de cabanes éparses, et l’on peut évaluer à trois cent cinquante le nombre total des maisons. Les informations multipliées que j’ai reçues sur cette matière me font croire qu’en supposant six personnes par maison, je ne prendrai pas un terme moyen trop fort. D’après ce calcul, les environs de la baie contiendraient, deux mille cent habitans. On peut y ajouter cinquante familles, ou trois cents personnes, que j’ai jugées occupées des plantations dans l’intérieur du pays : il y aura donc en tout deux mille quatre cents habitans. Si on compare ensuite l’étendue du terrain qu’occupent les environs de la baie de Karakakoua avec le reste des côtes, et si, dans l’application de ce calcul, on déduit le quart du produit pour les parties inhabitées, on trouvera que l’île entière contient cent cinquante mille habitans ; l’application du même calcul à toutes les îles m’a donné le résultat que voici.

Oouaïhy 
 150,000
Mooui 
 65,400
Ouoahou 
 60,200
Atouaï 
 54,000
Morotoï 
 36,000
Oniheou 
 10,000
Ranaï 
 20,500
Orihooua 
 4,000
 
________
               Total des habitans 
 400,000


» Malgré la perte irréparable que nous ont causée le courroux subît et la violence des habitans des iles Sandwich, je dois dire, pour rendre justice à leur conduite en général, que leur caractère est très-doux et très-disposé à la bienveillance ; qu’ils sont aussi éloignés de l’extrême légèreté des Taïtiens que de la gravité hautaine et de la réserve des naturels des îles des Amis. Ils paraissent vivre entre eux dans la plus grande intelligence, et d’une manière très-amicale. Nous fûmes frappés de la tendresse et des soins extrêmes des femmes pour leurs enfans ; les hommes les aidaient souvent dans ces occupations domestiques avec un empressement qui honore leur cœur.

» Cook ajoute une remarque intéressante sur les habitans de l’île d’Atouaï. Dans toutes les occasions, nous les trouvâmes pénétrés du sentiment de leur infériorité ; cette manière de se rendre justice est d’autant plus estimable que chacun connaît l’orgueil déplacé du Japonais civilisé, ou du sauvage groënlandais. Nous eûmes beaucoup de plaisir à observer avec quelle tendresse les mères soignaient leurs enfans, et avec quel empressement les hommes les aidaient dans ces aimables soins : ils sont donc, à cet égard, bien supérieurs aux peuples grossiers, qui regardent les femmes et les enfans comme des choses plus nécessaires que désirables ou dignes d’attention.

» Il faut observer toutefois que, si l’on juge de leur civilisation par les égards pour les femmes, l’une des méthodes les plus sures lorsqu’on veut éclaircir des questions de cette espèce, on ne la croira pas fort avancée. Non-seulement on ne permet pas aux femmes de manger avec les hommes, on leur interdit les alimens des meilleures qualités. Elles ne peuvent manger du porc, de la tortue, non plus que de plusieurs sortes de poissons, et quelques espèces de bananes. On nous dit qu’une pauvre fille avait été cruellement battue pour avoir mangé sur notre bord une de ces choses défendues. Elles paraissaient vivre habituellement-presque seules, et quoique nous ne les eussions jamais vu maltraiter, il était évident qu’on avait peu d’attention pour elles,

» On a parlé souvent de l’hospitalité et de l’amitié avec lesquelles nous fumes reçus des insulaires : ils nous accueillirent presque toujours de la manière la plus aimable. Lorsque nous descendions à terre, ils se disputaient à qui nous offrirait les premiers présens, nous apprêterait des vivres, et nous donnerait d autres marques de respect. Les vieillards ne manquaient jamais de nous recevoir avec des larmes de joie ; ils paraissaient très-satisfaits quand ils obtenaient la permission de nous toucher, et ils ne cessaient de faire entre eux et nous des comparaisons qui annonçaient bien de l’humilité. Xes jeunes femmes ne furent pas moins caressantes, et elles s’attachèrent à nous sans aucune réserve, jusqu’au moment ou elles s aperçurent qu’elles avaient lieu de se repentir de notre intimité.

» Pour rendre justice à la nation en gênerai, je dois ajouter néanmoins que toutes ces femmes si faciles étaient vraisemblablement de la dernière classe du peuple ; car j’ai beaucoup de raisons de croire qu’excepté un petit nombre nous ne vîmes aucune femme d’un rang distingué..

» Les habitans des îles Sandwich ne paraissent le céder à aucun autre peuple en intelligence. Leurs progrès dans l’agriculture et la perfection de leurs manufactures sont certainement proportionnés à leur situation et aux avantages naturels dont ils jouissent.

» Kanina, notre malheureux ami, avait un extrême désir de s’instruire, un bon sens merveilleux, et une vivacité de conception qu’on ne rencontre guère parmi ces peuples. Il nous fit des questions sans nombre sur nos usages et sur nos manières ; sur notre roi, sur îa nature de notre gouvernement, sur la population et les productions de notre pays, suv notre méthode de construire nos vaisseaux et nos maisons ; il nous demanda si nous avions des guerres, avec qui, et en quelles occasions ; de quel le manière nous les faisions ; quel était notre dieu : enfin il nous interrogea sur beaucoup d autres points qui annonçaient un esprit fort étendu.

» Nous rencontrâmes deux fous, un homme à Oouaïhy, et une femme à Onihéaou. On avait pour eux beaucoup d’attentions et d’égards, et nous jugeâmes qu’on les croyait inspires par la Divinité, ainsi que dans la plupart des contrées de l’Orient.

» Si j’en excepte la Nouvelle-Zélande, il n’est pas prouvé bien évidemment que les naturels des îles du grand Océan mangent les corps de leurs ennemis ; mais il est extrêmement probable que cet usage était autrefois répandu sur chacune de ces terres. Les sacrifices humains, qui paraissent une suite manifeste de cette horrible coutume, y sont encore universels ; et il est aisé d’expliquer pourquoi les habitans de la Nouvelle-Zélande ont conservé le repas qui était, selon toute apparence, le dernier acte de ces affreuses cérémonies, plus long-temps que les autres peuples de leur race, établis dans des climats plus doux et plus fertiles. Comme les naturels des îles Sandwich ont plus d’analogie du côté de la figure et du caractère avec les insulaires de la Nouvelle-Zélande qu’avec aucun autre peuple de cette femille, M. Anderson était très-disposé à croire qu’à leur exemple ils continuent à se nourrir de chair humaine ; mais il m’est toujours resté des doutes sur la justesse de ces conclusions, et il ne sera pas hors de propos de dire ici pourouoi. Je remarquerai seulement, par rapport aux informations tirées des naturels du pays eux-mêmes, que presque tous nos officiels se donnèrent beaucoup de peine pour éclaircir une question si curieuse ; et qu’excepté dans les deux cas cités par M. Anderson, les insulaires nièrent toujours que cette coutume fût établie parmi eux. Il faut convenir que M. Anderson étant plus instruit que personne de la langue de ces îles, ses lumières donnent un grand poids à son opinion ; mais on me permettra d’observer que j’étais à côté de lui lorsqu’il examina l’homme qui avait le petit morceau de chair enveloppé dans de l’étoffe, et que les réponses de l’insulaire ne me semblent signifier autre chose sinon que cette chair était destinée à un repas, et qu’elle était bonne ou saine. Cette idée se fortifia dans mon esprit par un fait que nous découvrîmes après la mort de M. Andersen : nous sûmes que presque tous les habitans de ces îles portent avec eux dans leurs calebasses ou dans de l’étoffe un petit morceau de cochon cru très-salé, qu’ils regardent comme une friandise, et dont ils mangent de temps en temps une bouchée. Quant à la sorte de honte que montra le jeune homme (car il n’avait pas plus de seize à dix-huit ans), on n’en serait pas étonné si on avait vu la vivacité et l’ardeur que mit mon digne ami dans ses questions ?

» Il est beaucoup plus difficile de répondre à l’argument tiré de l’instrument fait avec une dent de requin, qui est à peu près de la même forme que ceux dont se servent le habitans de la Nouvelle-Zélande pour dépecer les corps de leurs ennemis ; car il paraît sûr qu’on ne l’emploie jamais pour découper la chair des animaux ; mais les sacrifices humains, et l’usage de brûler les corps des ennemis tués dans les batailles, subsistent encore ici, et il est probable qu’on a conservé dans ces cérémonies cette espèce de couteau. Au reste, je suis très-porté à croire, surtout d’après cette dernière circonstance, que l’horrible coutume dont il est question est abolie depuis peu de temps sur ces îles, ainsi que les autres de grand Océan. Lorsqu’on pressait beaucoup O-maï sur cette matière, il avouait que, dans les transports et la fureur de la vengeance, ses compatriotes déchiraient quelquefois avec leurs dents les corps des ennemis tués au milieu des combats ; mais il m’a toujours assuré d’une manière positive que jamais ils ne les mangent : puisqu’il convenait du premier point, sa dénégation absolue sur le second est une forte preuve que l’usage ne subsiste plus réellement, puisqu’à la Nouvelle-Zélande, où il subsiste toujours, les naturels du pays l’avouèrent sans aucun scrupule.

» Les habitans des îles Sandwich diffèrent de ceux des îles des Amis en ce qu’ils laissent presque tous croître leur barbe : nous en remarquâmes un très-petit nombre, il est vrai, et notamment le roi, qui l’avait coupée, et d’autres qui ne la portaient que sur la lèvre supérieure. Ils arrangent leur chevelure d’une manière aussi variée que les autres insulaires du grand Océan ; mais ils suivent d’ailleurs une mode qui, autant que nous avons pu en juger, leur est particulière. Ils se rasent chaque côté de la tête jusqu’aux oreilles, en laissant une ligne de la largeur de la moitié de la main, qui se prolonge du haut du front jusqu’au cou : lorsque les cheveux sont épais et bouclés, cette ligne ressemble à la crête de nos anciens casques. Quelques-uns se parent d’une quantité de cheveux faux qui flottent sur leurs épaules en longues boucles ; d’autres en font une seule touffe arrondie qu’ils nouent au sommet de la tête, et qui est à peu près de la grosseur de la tête elle-même : plusieurs en font cinq ou six touffes séparées. Ils les barbouillent avec une argile grise, mêlée de coquilles réduites en poudre, qu’ils conservent en boules, et qu’ils mâchent jusqu’à ce qu’elle devienne une pâte molle, quand ils veulent s’en servir. Cette composition entretient le lustre de leur chevelure, et la rend quelquerois d’un jaune pâle.

« Les hommes et les femmes portent des colliers qui ne sont autre chose que des cordelettes de petits coquillages tachetés. Ils ont un ornement qui a la forme du pied d’une coupe d’environ deux pouces de long et d’un demi-pouce de large : il est de bois, de pierre ou d’ivoire, et très-bien poli ; ils le suspendent à leur cou avec de jolis fils de cheveux tressés, composés quelquefois de plus de cent mèches Quelques-uns, au lieu de cet ornement, suspendent sur leur poitrine une petite figure humaine en os.

» Les deux sexes font aussi usage de l’éventail ou de chasse-mouche ; les éventails les plus communs sont de fibres de coco, flottantes et attachées à un manche uni et poli : ils y emploient aussi les plumes de la queue du coq et du paille-en-cul ; mais les plus précieux sont ceux qui ont un manche tiré de l’os du bras ou de la jambe d’un ennemi tué dans les batailles : les insulaires les conservent avec beaucoup de soin, et ils se les transmettent de père en fils comme des trophées d’un prix inestimable.

» Ils ont l’habitude de se tatouer le corps, ainsi que les autres habitans des îles du grand Océan : mais on ne trouve des visages tatoués qu’à la Nouvelle-Zélande et aux îles Sandwich ; les Zélandais tracent sur leurs visages des volûtes spirales agréables à l’œil, et les naturels des îles Sandwich des lignes droites qui se coupent à angles droits. Les mains et les bras des femmes sont aussi tatoués d’après un joli dessin ; enfin elles se tatouent la pointe de la langue, usage singulier dont nous n’avons pu deviner l’objet

» Ce qu’on nous dit de ces marques nous porte à croire qu’ils les font souvent à la mort d’un chef, ou lorsqu’il leur arrive quelque chose de malheureux ; qu’ils cherchent alors à attester leur douleur par un signe permanent : car on nous avertit fréquemment qu’une telle marque particulière avait été faite pour se rappeler la mémoire d’un tel chef, etc. On peut observer aussi que les dernières classes du peuple sont tatouées d’une manière qui annonce leur vassalité à l’égard des divers chefs dont elles dépendent.

» Une pièce d’une étoffe épaisse, d’environ dix à douze pouces de largeur, qu’ils passent entre les cuisses, qu’ils nouent autour des reins et qu’ils appellent maro, forme en général l’habit des hommes. C’est le vêtement ordinaire des insulaires de tous les rangs. La grandeur de leurs nattes, dont quelques-unes sont très-belles, varie ; elles ont communément cinq pieds de long et quatre de large. Ils les jettent sur leurs épaules et ils les ramènent en avant ; mais ils s’en servent peu, à moins qu’ils ne se trouvent en état de guerre : comme elles sont épaisses et lourdes, et capables d’amortir le coup d’une pierre ou d’une arme émoussée elles semblent surtout propres à l’usage que ie viens d’indiquer. En général, ils ont les pieds nus, excepté lorsqu’ils doivent marcher sur des pierres brûlées ; ils portent alors une espèce de sandale de fibres de coco tressées Outre ce vêtement, il y en a un particulier aux chefs, qu’ils mettent les jours d’apparat : il est composé d’un manteau de plumes et d’un casque a beau et si magnifique, qu’on n’en trouve peut-être pas de plus brillant chez aucun peuple du monde. La longueur des manteaux est proportionnée au rang de celui qui les porte : quelques-uns vont jusqu’aux reins, d’autres traînent par terre. Les chefs inférieurs ont un manteau court qui ressemble aux premiers ; il est orné de longues plumes de la queue du coq du paille-en-cul et de la frégate, et garni d’une large bordure de petites plumes rouges et jaunes, et d’un collet de la même matière. Il y en a dont les plumes sont toutes blanches, avec des bordures, bigarrées de diverses couleurs Le casque a une coiffe d’osier assez forte pour amortir le coup d’un instrument de guerre quelconque, et il paraît évidemment destiné à eet usage.

» Les manteaux de plumes et les casques nous ont paru extrêmement rares ; nous avons jugé qu’ils sont réservés aux insulaires du rang le plus élevé, et que les hommes seuls en font usage. Durant notre relâche à la baie dé Karakakoua, nous n’en avons vu que trois fois : lorsque Terriobou vint faire sa première visite aux vaisseaux ; lorsque le capitaine Cook fut tué (dans ce fatal moment on aperçut dans la foule des chefs revêtus de cet habit de cérémonie), et lorsque Eappo nous apporta les restes de notre commandant.

» Cet habit ressemble tellement au manteau et au casque portés autrefois par les Espagnols, que nous examinâmes s’il y avait lieu de croire que les habitans des îles Sandwich l’ont emprunté de cette nation. Après avoir mis en usage tous les moyens qui dépendaient de nous pour éclaircir ce point, nous vîmes qu’ils ne connaissent aucun peuple étranger, et qu’il ne reste sur ces îles aucune tradition de l’arrivée d’un vaisseau pareil aux nôtres. Cependant, malgré le résultat de ces recherches, la forme extraordinaire de cet habit me parait une preuve suffisante qu’elle vient d’Europe, surtout lorsque je vois qu’elle s’écarte de la forme générale des vêtemens qu’emploient tous les peuples de la race répandue sur les terres du grand Océan. Nous conjecturâmes qu’un vaisseau flibustier ou espagnol avait fait naufrage, aux environs de ces îles ; et si l’on se rappelle que les navires espagnols qui vont d’Acapulca à Manille passent à peu de degrés au sud des îles Sandwich, et qu’à leur retour ils passent à peu de degrés au nord de ces mêmes îles, la supposition dont je viens de parler ne paraîtra point du tout invraisemblable,

» Le vêtement commun des femmes ressemble beaucoup à celui des hommes. Elles enveloppent leurs reins d’une pièce d’étoffe qui tombe jusqu’au milieu des cuisses, et quelquefois, durant la fraîcheur des soirées, elles se montrèrent avec de belles étoffes qui flottaient sur leurs épaules, selon l’usage des Taïtiennes. Le paou est un autre habit qu’on voit souvent aux jeunes filles ; c’est une pièce de l’étoffe la plus légère et la plus fine, qui fait plusieurs tours sur les reins, et qui tombe jusqu’à la jambe, de manière qu’elle ressemble exactement a un jupon très-court. Leurs cheveux sont coupés par-derrière et ébouriffés sur le devant ae la tête, comme ceux des Taïtiennes et des femmes de la Nouvelle-Zélande : elles durèrent à cet égard des femmes des îles des Amis, qui laissent croître leur chevelure dans toute sa longueur. Nous vîmes à la baie de Karakakoua une femme dont les’cheveux se trouvaient arrangés d’une manière singulière : ils étaient relevés par-derrière, et ramenés sur le front, et ensuite repliés sur eux-mêmes, de façon qu’ils formaient une espèce de petit bonnet.

» Outre les colliers de coquillages dont j’ai déjà parlé, les femmes en on t d’autres d’une fcate rouge, dure et luisante. Elles ont d’ailleurs des couronnes de fleurs sèches de la mauve dinde ; et un autre joli ornement appelé eraï, qu’elles placent communément autour de leur cou, et qui est quelquefois attaché comme une guirlande à leurs cheveux ; il y en a qui en portent deux à la fois, le premier au cou, et le second sur la tête. C’est une espèce de palatine de l’épaisseur d’un doigt, composée de petites plumes tressées si près les unes des autres, qu’elles offrent une surface aussi douce que celle du plus beau velours. En général, le fond est rouge, semé alternativement de cercles jaunes et noirs.

» Quelques-unes des femmes d’Atouaï portaient sur leurs doigts, comme nous portons des bagues, de petites figures de bois ou d’ivoire joliment faites et représentant une tortue. Je laisse aux curieux le soin de deviner pourquoi la tortue a obtenu cette distinction particulière. On remarque de plus un ornement de coquillages disposés sur un fort réseau en plusieurs lignes. Ces coquillages se frappent les nus les autres quand on les remue : les hommes et les femmes qui veulent danser les attachent autour du bras, de la cheville du pied, et au-dessous du genou. Ils remplacent quelquefois les coquillages par des dents de chien ou par une baie dure et rouge, qui ressemble à celle du houx.

» Il me reste à parler d’un autre ornement, si toutefois je puis lui donner ce nom. Il serait difficile de le décrire bien exactement : c’est une espèce de masque tiré d’une grosse gourde qui a des ouvertures pour les yeux et pour le nez : le dessus est chargé de petites baguettes vertes, qui de loin ressemblent à de jolies plumes ondoyantes ; et des bandes étroites d’étoffes qu’on prendrait pour de la barbe pendent de la partie inférieure. Nous n’avons vu que deux fois des hommes couverts de ce masque. Les insulaires qui les portaient arrivèrent le long des vaisseaux en riant, et faisant des gestes de farceurs ; nous jugeâmes que c’était une mascarade. Nous n’avons pu découvrir s’ils se servent de ces masques pour garantir leur tête des coups de pierres, objet auquel ils semblent plus propres, ou s’ils les emploient dans quelques-uns de leurs jeux publics, ou enfin s’ils n’en font usage que dans les mascarades.

» Les naturels des îles Sandwich se rapprochent plus deshabitans de la Nouvelle-Zélande dans leurs manières et dans leurs coutumes, que des insulaires des îles de la Société, ou des iles des Amis, dont ils se trouvent moins éloignés. Ils s’en approchent surtout par leur manière de vivre en petites bourgades ou villages de cent ou deux cents maisons, qui sont bâties les unes près des autres sans régularité, et qui communiquent entre elles par un chemin tortueux. En général, ces habitations sont flanquées, du côté de la mer, de murs en pierres mobiles et détachées, qui vraisemblablement leur tiennent lieu de remparts. Leur grandeur varie de dix-huit pieds de longueur sur douze de large, à quarante-cinq sur vingt-quatre. Il y en a de plus considérables : la longueur de celles-ci est de cinquante pieds, leur largeur de trente, et elles sont entièrement ouvertes à l’une des extrémités. On nous dit qu’elles étaient destinées aux voyageurs et aux étrangers qui font peu de séjour dans l’île.

» Leur forme approche un peu de celle d’une meule oblongue de blé ou de foin : on s’en formera peut-être une idée plus exacte en supposant le toit d’une grange placé de manière à produire un faîte élevé et aigu avec deux côtés très-bas, qu’il soit à peine possible de distinguer de loin : le bord du faîte correspondant aux deux extrémités rend ces habitations paiv faitement closes dans le pourtour. Une herbe longue posée sur des perches menues, disposée avec une sorte de régularité, leur sert de couverture ; l’entrée se trouve, indifféremment à l’une des extrémités ou sur l’un des côtés : c’est un trou oblong, si peu élevé, qu’il faut se traîner à genoux pour le passer ; il est souvent caché par un châssis de planches qui tient lieu de porte ; mais, comme le châssis ne porte pas sur des gonds, on est obligé de l’enlever toutes les fois qu’on veut entrer, ou sortir. Le jour ne pénètre dans l’intérieur que par cette ouverture ; et quoique des habitations si-bien fermées offrent une retraite agréable dans les mauvais temps, elles sont d’une propreté remarquable : le sol est couvert d’une herbe sèche, sur laquelle les naturels étendent des nattes qui leur tiennent lieu de sièges et de lits ; on aperçoit à l’une des extrémités une espèce de banc de trois pieds de hauteur, où se trouvent les ustensiles de ménage. La liste de ces meubles est très-courte : elle est composée de calebasses dont ils font des vases dans lesquels ils mettent de l’eau, et de paniers qui contiennent leurs vivres et d’autres choses ; un lambeau de calebasse sert de couvercle à ces vases et à ces paniers. Il faut y ajouter un petit nombre de plats et d’assiettes de bois de diverses grandeurs.

» J’ajouterai qu’on trouve à l’une des extrémités les nattes sur lesquelles ils couchent, et qu’il y a des coussins de bois ou des escabelles de nuit qui ressemblent parfaitement à ceux des Chinois. Quelques-unes des maisons les plus belles sont précédées d’une cour environnée d’une jolie palissade, et de cabanes plus petites occupées par les domestiques. Communément ils mangent et ils se reposent dans cette cour pendant la journée. Nous remarquâmes aussi sur le penchant des montagnes, et au milieu des rochers escarpés, plusieurs trous ou cavernes qui ne nous parurent pas habitées ; mais comme un ouvrage d’osier en fermait l’entrée, et que nous vîmes un rempart de pierres qui traversait l’intérieur de la seule que nous ayons visitée, je pense que ce sont des lieux de retraite qui leur offrent un asile lorsqu’ils sont attaqués par l’ennemi.

» Les classes inférieures du peuple mangent principalement du poisson et des végétaux, et surtout des ignames, des patates douces, du tarro, des bananes, des cannes à sucre et du fruit à pain. Les insulaires d’un rang plus élevé y ajoutent de la chair de cochon et de chien, apprêtée de la même manière qu’aux îles de la Société : ils se nourrissent aussi de volailles, qui sont domestiques comme les nôtres, mais qui ne sont ni abondantes ni fort estimées. Le fruit à pain et les ignames étaient peu communs lors de notre première relâche, et on en faisait cas, ainsi qu’on prise les choses rares. Il n’en fut pas de même à l’époque de notre seconde visite ; et il est très-probable que ces végétaux croissant pour l’ordinaire dans l’intérieur du pays, la brièveté de notre séjour dans la baie d’Ouimoa ne donna pas aux naturels le temps de nous en apporter. Ils salent leur poisson, et ils le conservent dans des gourdes, non, comme nous l’imaginâmes d’abord, pour se ménager des provisions dans le temps de la disette, mais parce qu’ils aiment mieux les alimens salés ; car nous reconnûmes que les éris eux-mêmes avaient coutume de saler, également des morceaux de cochon, et que c’était pour eux une grande friandise.

» Leur cuisine est précisément de l’espèce de celle qu’on a déjà décrite en parlant des autres îles du grand Océan ; et quoique le capitaine Cook se plaigne de l’aigreur de leur poudding de tarro, on nous en a servi de si bon à la baie de Kara kakoua, que je dois par reconnaissance les justifier sur ce reproche général, et déclarer que je n’en ai jamais mangé de meilleur, même aux îles des Amis. Il faut remarquer cependant qu’ils n’avaient pas encore imaginé l’art de conserver le fruit à pain, et d’en faire, l’exemple des habitans des îles de la Société, une pâte aigrelette appelée makié : ce fut un plaisir pour nous de pouvoir leur apprendre cet utile secret, et de leur témoigner ainsi notre reconnaissance des soins hospitaliers et généreux dont ils nous avaient comblés. Ils sont extrêmement propres dans leurs repas, et nous convînmes tous que leur manière d’apprêter les nourritures animales et végétales est fort supérieure à la nôtre. Les chefs commencent leurs repas par boire une liqueur tirée de la racine de poivre. Les femmes consentirent bien à manger avec nous du cochon ; mais elles craignirent d’être vues, et nous ne pûmes les déterminer à goûter de la tortue ou des espèces de bananes qui leur sont défendues.

« Il y a lieu de croire qu’ils passent leur temps d’une manière très-simple et peu variée. Ils se lèvent avec le soleil, et, après avoir joui de la fraîcheur du matin, ils vont se reposer quelques heures. La construction des pirogues et des nattes occupe les éris ; les femmes fabriquent les étoffes, et les teouteous sont chargés surtout du soin des plantations et de la pêche. Divers amusemens remplissent leurs heures de loisir. Les jeunes garçons et les femmes aiment passionnément la danse ; et les jours d’apparat ils ont des combats de lutte et de pugilat, bien inférieurs à ceux des îles des Amis, comme on l’a observé plus haut.

» Leurs danses ressemblent beaucoup plus a celles des habitans de la Nouvelle-Zélande qu’à celles des Taïtiens ou des naturels des îles des Amis : elles sont précédées d’une chanson, d’un ton lent et grave, à laquelle toute la troupe prend part en remuant les jambes, en se frappant doucement la poitrine avec des mouvemens et des attitudes qui ont beaucoup d’aisance et de grâce ; ainsi elles se rapprochent en tous les points de celles des îles de la Société. Lorsque ce prélude a duré dix minutes, l’air et les gestes prennent par degrés un mouvement plus vif qui augmente jusqu’à ce que les acteurs ne puissent plus en soutenir la fatigue : cette partie du spectacle se retrouve en entier à la Nouvelle-Zélande ; et dans l’une et dans l’autre île celui qui s’agite leplusetle plus ongtemps est réputé le meilleur danseur. Il tant observer néanmoins que les femmes seules figurent cette danse ; que la danse des hommes est à peu près celle des petits groupes d’acteurs que nous vîmes aux îles des Amis, et qu’on l’appellerait peut-être d’une manière plus convenable un accompagnement de la musique, formé de mouvemens gracieux du corps qui s’accordent avec les notes ; mais comme nous fûmes spectateurs de plusieurs combats a coups de poings, pareils à ceux qu’on exécute aux îles des Amis, il est probable qu’ils ont aussi leurs grandes danses, exécutées par un grand nombre de personnes des deux sexes.

» Leur musique instrumentale est aussi plus grossière ; car, si j’en excepte des tambours de diverses grandeurs, ils n’ont ni flûtes ni chalumeaux, ni instrumens d’aucune espèce. Mais les airs qu’ils chantent en parties[9], et qu’ils accompagnent d’un mouvement doux des bras, de la même manière que les naturels des îles des Amis, sont d’un effet agréable.

» Les naturels de ces îles jouent beaucoup. Ils ont un jeu qui ressemble singulièrement à notre jeu de dames ; mais si l’on peut en juger d’après le nombre de cases, il est bien plus compliqué. Le damier a environ deux pieds de longueur ; et il est divisé en deux cent trente-huit cases, disposées sur dix-sept lignes ; ils emploient de petits cailloux blancs et noirs qu’ils font marcher d’une case à l’antre.

» Ils ont un autre jeu qui consiste à cacher une pierre sous un morceau d’étoffe que l’un d’eux chiffonne de manière qu’il est très-difficile de distinguer où se trouve la pierre. L’adversaire frappe avec un bâton la partie de l’étoffe où il la suppose ; et comme il y a beaucoup

à parier qu’il ne rencontrera pas juste, on fait contre lui des gageures dont la proportion varie selon l’opinion qu’on se forme de l’habileté des joueurs.

» Les jeunes garçons et les filles aiment extrêmement les courses, et les spectateurs parient pour ou contre les coureurs. J’ai vu un homme qui se déchirait les cheveux et qui se frappait la poitrine parce qu’il avait perdu à l’une de ces courses trois haches qu’il venait d’acheter de nous, et qu’il avait payées avec la moitié de ses richesses.

» Nous n’avions rencontré nulle part d’aussi habiles nageurs que les hommes et les femmes de ces îles : ce n’est pas seulement par nécessité qu’ils s’adonnent à cet exercice ; il leur offre un divertissement dont ils sont passionnés Nous les avons vus, à la baie de Karakakoua, s’y livrer d’une manière qui nous parut très-dangereuse et fort extraordinaire, et qui mérite une description particulière,

» Le ressac qui bat la côte autour de la baie se prolonge à environ quatre cent cinquante pieds du rivage ; les vagues renfermées dans cet espace s’accumulant par le peu de profondeur de la mer, se brisent contre la grève avec une violence prodigieuse. Lorsque, par un temps orageux, ou par une très-grosse houle, l’impétuosité du ressac est parvenue au dernier degré, ils profitent du moment pour goûter les plaisirs de ce jeu, dont voici les détails. Vingt ou trente hommes prennent chacun une longue planche étroite, arrondie aux extrémités, et ils partent ensemble de la côte. Ils plongent par-dessous la première vague qu’ils rencontrent ; se laissant ensuite rouler par cette vague, ils reparaissent au delà, et ils se hâtent de nager, afin de se porter plus avant au large. Ils plongent par-dessous la seconde vague qui arrive, et ils tournoient avec elle, ainsi qu’avec la première. La grande difficulté consiste à saisir l’instant favorable pour plonger dessous ; car, s’ils le laissent échapper, ils sont pris par le ressac, et rejetés en arrière d’une façon violente, et dans ce cas ils ont besoin de toute leur adresse pour n’être pas écrasés contre les rochers. Quand, après ces efforts multipliés, ils sont parvenus au delà du ressac, ils trouvent la mer plus tranquille, ils se placent enfin sur leur planche, et se disposent à regagner le rivage. Le ressac étant composé de lames dont la troisième, toujours beaucoup plus grosse que les deux premières, s’avance plus loin que les deux autres qui se brisent dans l’espace intermédiaire, leur premier objet est de se placer au sommet de celle-ci, qui les pousse vers la grève avec une rapidité étonnante. S’il leur arrive de se placer maladroitement sur les lames plus petites, qui se brisent avant d’atteindre la terre, ou s’ils ne peuvent maintenir, au sommet de la lame, sur laquelle ils se trouvent, leur planche dans une position convenable, ils sont exposés à la fureur de la vague qui suit ; et, pour l’éviter, ils sont réduits à plonger de nouveau, et à regagner l’endroit d’où ils sont partis. Ceux qui parviennent à atteindre la côte ont encore à affronter un dernier péril, le plus grand de tous. Le rivage étant défendu par une chaîne de rochers qui offrent çà et là une petite ouverture, il faut qu’ils fassent passer leur planche par une de ces ouvertures, ou, s’ils n’en viennent pas à bout, il faut qu’ils la quittent avant de gagner les rochers, et que, replongeant sous la vague, ils retournent sur leurs pas afin de mieux prendre leurs dimensions. Cette maladresse entraîne une sorte de honte, et de plus, la perte de la planche que j’ai vue souvent, non sans frayeur, mise en pièces au moment où l’insulaire la quittait. Leur hardiesse, et leur dextérité dans ces manœuvres difficiles et dangereuses nous étonnèrent extrêmement, et il faut presqu’en avoir été témoin pour les croire[10].

» Un accident qui se passa sous nos yeux prouve qu’ils sont familiarisés de bonne heure avec ces sortes de dangers ; qu’ils ne leur inspirent plus de frayeur, et qu’ils les affrontent sans aucune peine. Une pirogue qui portait une femme et sa petite famille chavira ; l’un des enfans, qui, je crois, n’avait pas plus de quatre ans, parut enchanté ; il nagea d’un air joyeux ; il fit cent passes autour de l’embarcation, jusqu’au moment où on la releva.

» Outre les amusemens que j’ai déjà décrits, les petits enfans en ont un qu’ils aiment beaucoup, et qui n’annonce pas peu de dextérité. Ils prennent un bâton court, garni d’une cheville pointue aux deux bouts qui le traverse à une des extrémités, et qui déborde de chaque côté à peu près d’un pouce : ils jettent en l’air une boule de feuilles vertes, assujettie par des fils, et ils la saisissent avec la pointe de la cheville ; ils la rejettent tornade suite en donnant un soubresaut à la cheville, et, après avoir fait tourneHeur bâton, ils la rattrapent avec l’autre bout de la cheville : de cette manière ils la ressaisissent tour à tour par les deux bouts, pendant un temps considérable et sans jamais la manquer. Ils ne montrent pas moins d’adresse dans un second jeu de la même espèce : ils jettent en l’air un certain nombre die boules dont je viens de parler, et ils les ressaisissent successivement. Nous avons vu beaucoup de petits enfans s’exercer ainsi avec cinq boules à la fois. Les jeunes gens— des îles des Amis connaissent ce jeu ;

» La culture et la navigation se ressemblant beaucoup dans les différentes îles du grand Océan, il me reste peu de choses à dire sur cette matière.

» Une des vallées d’Atouaï était une plantation continue de tarro et de quelques arbres à fruit, dont ils paraissent prendre un soin extrême ; les champs de patates et les carreaux plantés de cannes à sucre ou de bananiers qu’on trouve sur les terrains plus élevés offrent une disposition aussi régulière ; mais aucune de ces plantations n’est environnée d’une clôture, à moins qu’on ne veuille donner ce nom à des fossés qu’on voit dans les terrains bas. Au reste, il est probable que ces fossés servent à conduire de l’eau autour de la racine du tarro ; il faut peut-être attribuer à l’intelligence du cultivateur autant qu’à la fertilité du sol la richesse des récoltes et la bonne qualité de ces productions, auxquelles la terre convient mieux qu’aux arbres à pain et aux cocotiers. Le peu d’arbres à pain et de cocotiers qui frappèrent nos regards ne venaient pas trop bien, et on ne doit pas être surpris s’ils aiment mieux s’occuper d’autres fruits dont la culture exige plus de travaux. Quoique les insulaires d’Atouaï semblent très-habiles dans ce qui a rapport à l’économie rurale, nous jugeâmes à l’aspect de l’île qu’elle est susceptible d’une culture beaucoup plus étendue, et qu’elle nourrirait une population au moins trois, fois aussi nombreuse ; car la plus grande partie du terrain, qui est aujourd’hui en friche, paraît offrir un sol aussi bon que celui des cantons cultivés.

» L’empressement avec lequel ils suivirent les travaux de notre forge, et les différentes méthodes qu’ils inventèrent avant notre départ pour donner au fer qu’ils avaient obtenu de nous les formes les plus convenables à leurs besoins, furent pour nous des indices sûrs de leur docilité et de leur industrie.

» La longueur des pirogues d’Atouaï est en général de vingt-quatre pieds ; une seule pièce de bois, ou un tronc d’arbre creusé d’un pouce ou d’un pouce et demi, et terminé en pointe à chaque extrémité, en forme le fond. Les côtés sont composés de trois planches, chacune d’environ un pouce d’épaisseur, ajustées et liées au fond avec beaucoup de précision. Les extrémités de l’avant et de l’arrière sont un peu élevées, affilées et taillées à peu près en coin, avec cette différence, qu’elles s’aplatissent brusquement, de manière que les planches qui forment les côtés sont appliquées l’une contre l’autre sur toute leur surface, l’espace au moins d’un pied. Comme elles n’ont pas plus de quinze ou dix-huit pouces de largeur, celles qui vont seules (car ils en amarrent quelquefois deux ensemble, ainsi que sur les autres îles) ont des balanciers d’une forme et d’une disposition si judicieuses, que je n’en avais jamais vu d’aussi heureusement imaginées, dit le capitaine Cook : ils les manœuvrent avec des pagaies pareilles à celles que nous avions rencontrées ordinairement. Quelquesunes ont une voile triangulaire, légère, semblable aux voiles des îles des Amis, enverguée à un mât et à un boute-hors ; les cordes employées dans leurs embarcations, et les cordes plus petites dont ils se servent dans leurs pêches, sont fortes et bien faites.

» Les embarcations des autres îles de ce groupe sont précisément de même : la plus grande que nous ayons aperçue était double, elle appartenait à Terriobou ; elle avait soixante-dix pieds de longueur, trois et demi de profondeur, et douze de large ; elle était composée de deux arbres.

» Tous les ouvrages mécaniques de ce peuple annoncent une adresse peu commune. Leur principale manufacture est celle d’étoffes : ils tirent leurs étoffes du mûrier à papier, sans doute selon le procédé qu’on suit à Taïti et à Tongatabou ; car nous achetâmes quelques-uns des morceaux de bois sillonnés dont ils se servent pour battre cette plante. Le tissu de l’étoffe, quoique plus épais, est inférieur à celui des étoffes des îles de la Société ou des îles des Amis ; mais les insulaires d’Atouaï développent une supériorité de goût dans l’application des couleurs et des peintures, et ils en varient les dessins avec une richesse d’imagination surprenante. En voyant un certain nombre de pièces de ces étoffes, on supposerait qu’ils ont pris leurs modèles dans une boutique remplie des plus jolies toiles de la Chine et de l’Europe ; ils ont d’ailleurs des dessins qui leur sont particuliers. Au reste, excepté le rouge, leurs couleurs ne sont pas brillantes ; mais on est étonné de la régularité des figures et des rayures ; et si j’en juge d’après ce que nous avons remarqué, ils ne paraissent pas avoir de forme d’empreinte. Nous n’avons pas eu occasion de découvrir de quelle manière ils produisent leurs couleurs. Outre les étoffes bigarrées, ils en ont de toutes blanches, et d’autres d’une seule couleur : celles-ci sont surtout d’un brun foncé et d’un bleu clair. En général, les pièces qu’ils nous vendirent avaient deux pieds de large et douze ou quinze pieds de longueur ; une seule suffit pour leur maro ou vêtement ordinaire : nous trouvâmes quelquefois des pièces réunies par une couture, procédé que nous n’avions pas observé aux îles situées de l’autre côté du tropique ; leur couture est très-forte, mais elle n’a rien d’agréable à l’œil. Ils ont aussi une étoffe particulière qui ressemble à la toile cirée ; elle est huilée ou trempée dans une espèce de vernis, et elle doit résister assez bien à l’action de l’eau.

» Ils fabriquent beaucoup de nattes blanches, qui sont très-fortes, souvent assez grandes, et qui offrent un grand nombre de rayures rouges et de losanges entrelacées : il est vraisemblable qu’elles leur servent quelquefois d’habits, car ils les mettaient sur leur dos lorsqu’ils les proposaient en vente. Ils en font d’autres plus grossières, unies et également fortes* ils les posent sur le plancher, et elles leur tiennent lieu de lits.

» Ils peignent en noir sur l’écorce de leurs gourdes dès lignes ondulées, des triangles, et d’autres figures qui produisent un bon effet : nous avions vu des peintures de cette espèce a la Nouvelle-Zélande. Ils paraissent connaître l’art de vernir ; car quelques-unes des gourdes peintes et enduites d’une sorte de vernis pareil aux nôtres ; ils se servent d’ailleurs d’une substance glutineuse pour coller ensemble deux corps. L’arbre appelé etoua, ou le sebestier, leur fournit les vases et les jattes de bois dans ils boivent l’ava ; ces vases et ces jattes sont aussi jolis que s’ils avaient été faits dans l’atelier de nos tourneurs, et peut-être mieux polis.

Les jattes dans lesquelles les chefs boivent l’ava sont des ouvrages très-curieux : leur diamètre est communément de huit ou dix pouces ; elles sont parfaitement rondes et très-bien polies : trois, et quelquefois quatre petites figures humaines, qui ont différentes attitudes, les supportent ; il y en a qui reposent sur les mains des figures, étendues au-dessus de la tête, d’autres sur la tête et les mains, et d’autres qui sont appuyées sur les épaules. On m’a dit que la proportion de ces figures est très-exacte, qu’elles sont très-finies, et même que l’effort des muscles y est bien marqué.

» L’étoffe qu’ils veulent peindre est d’un tissu épais et fort ; elle est composée de plusieurs doubles réunis l’un à l’autre au moyen du battoir ; ils la découpent dans sa longueur de manière à lui laisser une largeur qui est ordinairement de deux ou trois pieds

» Les détails relatifs à la peinture sont du département des femme, et on les appelle kipparis ; il faut remarquer qu’ils donnèrent toujours ce nom à notre écriture. Les jeunes femmes nous ôtèrent souvent la plume des mains, et elles nous montrèrent qu’elles savaient s’en servir aussi bien que nous : elles nous disaient en même temps que nos plumes étaient inférieures aux leurs. Elles regardent une feuille de papier chargée d’écriture comme une pièce d’étoffe peinte à notre mode, et nous eûmes des peines infinies à leur faire comprendre que nos figures tracées sur le papier ont une signification que les leurs n’ont pas.

» Leurs hameçons de pêche sont de nacre, d’os ou de bois : de petits os, ou de l’écaille de tortue, en composent la pointe et les barbes. Leur grandeur et leurs formes varient ; mais les plus communs ont à peu près deux ou trois pouces de longueur, et ils ressemblent à un petit poisson ; une touffe de plumes attachée à la tête ou à la queue tient lieu d’appât. Ceux dont ils se servent pour prendre les requins sont très-grands, car leur longueur est en général de six ou huit pouces ; leur force et leur beauté ont de quoi surprendre, quand on songe à la matière dont on les tire ; et en effet, nous avons reconnu, en les essayant, qu’ils sont fort supérieurs aux nôtres,

» Leurs lignes de pêche, les cordes avec lesquelles ils font des filets et d’autres ouvrages, ont différens degrés de finesse ; ils les tirent de l’écorce du touta, ou de l’arbre a étoffe, qu’ils tordent d’une manière égale dans tous les points, ainsi que nous tordons nos fis, et ils peuvent ainsi les rendre aussi longues qu’il leur plaît. Ils ont une espèce de petite corde plus fine encore, qu’ils tirent de l’écorce d’un petit arbrisseau appelé ariemah : ils font les plus belles avec des cheveux ; mais ils ne se servent de ces dernières que dans les choses d’ornement Ils fabriquent en outre, avec l’enveloppe fibreuse du coco, des cordages plus gros, qu’ils emploient sur leurs pirogues. Nous achetâmes quelques-uns de ceux-ci pour notre usage, et nous les trouvâmes très-bons pour de petites manœuvres courantes. Ils fabriquent de plus une autre espèce de cordage qui est plat et extrêmement fort : ils l’emploient surtout à attacher la toiture de leurs maisons et ce qu’ils veulent serrer solidement. Cette dernière n’est pas cordonnée comme les premières espèces : ce sont les parties fibreuses de l’enveloppe du coco tressées avec les doigts, selon la méthode que suivent nos matelots pour travailler les pointes des garcettes de ris.

» Ils emploient à plusieurs usages leurs gourdes qui sont d’une grandeur si prodigieuse, que quelques-unes contiennent de quarante à cinquante pintes ; afin de les rendre plus propres à ce qu’ils en veulent faire, ils leur donnent différentes formes en les enveloppant de bandages, tandis qu’elles sont encore sur pied. Ainsi ils leur donnent la forme oblongue et cylindrique, parce qu’alors elles renferment plus aisément leur équipage de pêche ; d’autres ont la forme d’un plat : celles-ci contiennent leur sel, leurs provisions salées, leurs pouddings, leurs végétaux, etc. Ces deux espèces ont de jolis couvercles qui ferment bien exactement, et qui sont de la même matière ; d’autres ont précisément la forme d’une bouteille qui a un long cou : ils y gardent leur eau. Au moyen d’un fer chaud, ils en modifient la surface, de façon qu’on les croirait peintes, et qu’ils semblent y avoir tracé des dessins élégans et agréables.

« Parmi les arts des habitans des îles de Sandwich il ne faut pas oublier celui de faire du sel : ce sel est très-bon, et nous nous en fournîmes abondamment durant notre relâche. Leurs salines sont des carrés, en général de six ou huit pieds de longueur et de largeur ; elles sont creusées en terre sur une profondeur d’environ huit pouces, et revêtues d’argile. On les établit sur une couche de pierres, près de la haute mer ; on y conduit l’eau salée par des petits fossés qui en sont remplis, et le soleil opère promptement l’évaporation. Le sel que nous achetâmes à Atouaï et à Omhéaou, lors de notre premier séjour, était brun et salé ; mais celui que nous nous procurâmes ensuite à la baie de Karakakoua était blanc, d’une excellente qualité, et très-abondant. Outre la portion que nous employâmes à la salaison du porc, nous en remplîmes toutes nos barriques, et la Résolution seule en embarqua seize barriques.

» Des piques, des dagues appelées pahouas, des massues et des frondes, forment leurs instrument de guerre. Les piques sont d’un bois dur et solide qui ressemble beaucoup au bois d’acajou ; il y en a de deux espèces. Les premières ont de six à huit pieds de longueur ; elles sont bien polies, et leur épaisseur augmente peu à peu depuis l’extrémité jusqu’à environ un demi-pied de la flèche, qui se termine brusquement en pointe, et est garnie de cinq ou six rangs de barbes : il n’est pas hors de vraisemblance qu’ils s’en servent quelquefois comme d’une javeline. Les secondes, qui en général composaient l’armure des guerriers d’Oouaïhy et d’Atouaï, ont douze ou quinze pieds de longueur, et, au lieu d’être barbelées, elles se terminent vers la pointe de la même manière que leurs dagues.

» La dague ou le pahoua est d’un bois noir et lourd qui ressemble à l’ébène ; sa longueur est d’un à deux pieds ; le manche est traversé d’un cordon par lequel les naturels la suspendent à leurs bras.

» Les massues sont indifféremment de plusieurs sortes de bois. le travail en est grossier ; il y en a de diverses formes et de diverses grosseurs.

» Les frondes n’ont rien de particulier ; et si l’on ne plaçait pas la pierre sur un morceau de natte, au lieu de la placer sur un morceau de cuir, elles ne diffèreraient point du tout de nos frondes ordinaires.

» Les naturels de ces îles sont divisés en trois classes. Les éris ou les chefs de chaque canton forment la première : l’un d’eux est supérieur aux autres, et on l’appelle à Oouaïhy, éri-tabou et éri-moï : le premier de ces noms annonce son autorité absolue, et le second indique que tout le monde est obligé de se prosterner devant lui, ou, selon la signification de ce terme, de se coucher pour dormir en sa présence. La seconde classe est composée de ceux qui paraissent avoir des propriétés sans aucun pouvoir. Les teouteous ou les domestiques, qui n’ont ni rang ni propriété, forment la troisième.

» L’on ne peut établir un système sur la subordination de ces classes entre elles sans s’écarter de la stricte véracité, qui, dans les ouvrages de cette nature, est plus satisfaisante que les conjectures les plus ingénieuses. Je me contenterai donc de rapporter les faits dont nous avons été les témoins, et les détails auxquels je crois qu’on peut ajouter foi. Je laisserai ensuite au lecteur le soin de se former une idée de la nature du gouvernement des îles Sandwich.

» La manière dont Terriobou ou l’éri-tabou d’Oouaïhy fut reçu à Karakakoua, à son arrivée, nous annonça clairement qu’il était revêtu d’un grand pouvoir et d’une très-grande dignité. Nous vîmes tous les naturels se prosterner à l’entrée de leurs maisons : deux jours auparavant les pirogues avaient été tabouées, c’est-à-dire qu’on leur avait défendu de sortir ; et cette défense subsista jusqu’au moment où elle fut levée par le prince. Il revenait de Mooui, dont il réclamait la possession en faveur de son fils Tiouarro, qui avait épousé la fille unique du dernier roi de cette île ; et par cette raison il faisait la guerre à Tahi-terri, frère du monarque défunt. La plupart de ses guerriers l’avaient suivi dans cette expédition ; mais nous ne pûmes savoir si leur service avait été volontaire ou une condition de vassalité qui résulte du rang et des propriétés dont ils jouissent.

» D’après ce que j’ai dit de Kaou dans le journal, à l’article du 2 et du 3 février, il est démontré qu’il lève des tributs sur les chefs inférieurs.

» J’ai déjà remarqué que Terriobou, qui donne des ordres à Oouaïhy, et Perrioranni qui commande à Ouoahou, sont les deux chefs les plus puissans de ces îles. Les autres îles plus petites sont soumises à l’un des deux. Terriobou réclamait au nom de Tiouarro, son fils et son héritier présomptif, Mooui et ses dépendances ainsi que je viens de le dire ; Atouaï et Onihéaou étaient gouvernés par les petits-fils de Perioranni.

» Lorsque nous arrivâmes pour la première fois sur la côte de Mooui, Terriobou se trouvait dans cette île avec ses guerriers ; il défendait les droits de la femme, de son fils et de sa belle-fille ; ils avaient livré une bataille à ses ennemis, et battu Tahi-terri : nous sûmes ensuite que la dispute s’était arrangée ; que Tahi-terri doit posséder les trois îles voisines pendant sa vie ; que Tiouarro fut reconnu pour chef de Mooui ; et qu’il succédera au trône d’Oouaïny à la mort de Terriobou, et à la souveraineté des trois îles voisines de Mooui après la mort de Tahi-terri. Tiouarro avait épousé depuis peu sa sœur utérine ; et s’il meurt sans enfans, le gouvernement de ces îles passera au fils de Kaïkoua, frère défunt de Terriobou. Si ce prince, mourait sans enfans, les insulaires n’ont pu nous dire quel serait son successeur ; car les deux fils cadets de Terriobou, dont il aime l’un passionnément, étant nés d’une femme qui n’est pas d’un rang élevé, se trouveront par cela même exclus de tout droit à la succession. Nous n’eûmes pas occasion de voir la reine Rora-Rora, que Terriobou avait laissée à Mooui ; ce prince avait à sa suite Kaïni-Kabaria, dont il avait eu deux enfans, et à laquelle il était fort attaché.

« Il paraît évident que le gouvernement est héréditaire : il y a apparence aussi que les titres inférieurs et les propriétés particulières se transmettent de la même manière. Nous n’avons rien pu savoir de relatif à Perrioranni, sinon qu’il était éri-tabou, que ses petits-fils gouvernaient les îles de dessous le vent, et qu’il envahissait les domaines de Tahi-terri : nous n’avons pas découvert sous quel prétexte.

» Le pouvoir des éris sur les classes : inférieures nous a paru très-absolu. Des faits que j’ai déjà racontés nous démontrèrent cette vérité presque tous les jours. Le peuple, d’un côté, a pour eux la soumission la plus entière : et cet état d’esclavage contribue d’une manière sensible à dégrader l’esprit et le corps des sujets. Il faut remarquer néanmoins que les chefs ne commirent devant nous aucun acte de cruauté, d’injustice, ou même d’insolence à l’égard de leurs vassaux ; mais ils exercent leur autorité les uns sur les autres de la manière la plus arrogante et la plus oppressive. J’en citerai deux exemples : un chef subalterne avait accueilli avec beaucoup de politesse le master de notre vaisseau, qui était allé examiner la baie de Karakakoua, la veille de l’arrivée de la Résolution. Voulant lui témoigner de la reconnaissance, je le conduisis à bord quelque temps après, et je le présentai au capitaine took, qui l’invita à dîner avec nous. Paria entra tandis que nous étions à table : aussitôt sa physionomie annonça combien il était indigné de le voir dans une position si honorable ; il allait le traîner hors de la chambre : notre commandant interposa son autorité ; et après beaucoup d’altercations, tout ce que nous pûmes obtenir sans en venir à une véritable querelle avec Paria, fut que notre convive demeurerait dans la chambre, qu’il s’y assiérait par terre, et que Paria le remplacerait à table. Paria ne tarda pas à être traité aussi durement lorsque Terriobou arriva pour la première fois à bord de la Résolution, Mêha-Mêha qui l’accompagnait, trouvant Paria sur le pont, le chassa de la façon la plus ignominieuse : nous savions néanmoins que Paria était un personnage d’importance.

» J’ignore jusqu’à quel point la propriété des classes inférieures du peuple est à l’abri de la rapacité et du despotisme des grands chefs ; au reste, elle semble avoir peu de chose à craindre des voleurs particuliers ; car on laisse sans gardes et sans la moindre crainte, non-seulement les plantations qui sont dispersées dans toute l’étendue du pays, mais les maisons, les cochons et les étoffes. J’ai déjà dit que des murailles séparent leurs champs cultivés, et qu’ils placent dans les bois de petits pavillons blancs partout où croissent des bananes sauvages ; que ces petits pavillons servent de limites et de lignes de démarcation, ainsi que les touffes de feuilles, au milieu des campagnes de Taïti. Si ces faits ne sont pas des preuves, on peut du moins les regarder comme de fortes présomptions que le pouvoir des chefs n’est point arbitraire en ce qui regarde les propriétés ; qu’il est assez circonscrit et assez déterminé pour engager les classes inférieures à cultiver la terre, et à en occuper des portions séparées les unes des autres.

» Nous n’avons pu recueillir que des détails imparfaits et peu étendus sur l’administration de la justice. Lorsque quelques individus des dernières classes du peuple ont des querelles entre eux, on renvoie la dispute par-devant un des chefs, qui est vraisemblablement le chef du canton, ou la personne dont ils dépendent Quand l’un des chefs inférieurs a donné un sujet de plainte à un chef d’un rang plus élevé, les premières impressions que reçoit le dernier paraissent être la mesure du châtiment du coupable ; si celui-ci a le bonheur d’échapper aux premiers transports de la colère de son supérieur, il trouve le moyen, par l’entremise d’un tiers, de composer pour son crime, en donnant une partie de ses biens et de ses effets. Nous ne savons rien autre chose sur ce point.

» La religion des îles Sandwich ressemble beaucoup à celle des îles de la Société et des îles des Amis. Les moraïs, les ouhattas, les idoles, les sacrifices et les hymnes sacrés sont les mêmes dans les trois archipels, et il paraît évident que les trois peuples ont tiré leurs notions religieuses de la même source. Les cérémonies des îles Sandwich sont, il est vrai, plus longues et plus multipliées ; et quoiqu’il se trouve dans chacune des terres du grand Océan une certaine classe d’hommes chargés des rites religieux, nous n’avions jamais rencontré de sociétés réunies de prêtres lorsque nous découvrîmes les couvens de Kakoua dans la baie de Karakatoua, Le chef de cet ordre s’appelait orono, dénomination qui nous parut signifier quelque chose de très-saint, et qui entraînait pour la personne d’Omiah des hommages qui allaient presque jusqu’à l’adoration. Il est vraisemblable que certaines familles jouissent seules du privilège d’entrer dans le sacerdoce, ou du moins de celui d’en exercer les principales fonctions. Omiah était fils de Kaou et oncle de Kaïrikia : ce dernier présidait, en l’absence de son grand-père, à toutes les cérémonies religieuses du moraï. Nous remarquâmes aussi qu’on ne laissait jamais paraître le fils unique d’Omiah, enfant d’environ cinq ans, sans l’entourer d’une suite nombreuse, et sans lui prodiguer des soins tels que nous n’en avions jamais vu de pareils. Il nous sembla qu’on mettait un prix extrême à la conservation de ses jours, et qu’il devait succéder à la dignité de son père »

» J’ai déjà dit qu’on accorda au capitaine Cook le titre d’orono et tous les hommages qu’il entraîne : il est sûr d’ailleurs qu’ils nous regardaient, en général, comme des hommes d’une race supérieure à la leur, et ils répétèrent souvent que le grand éatoua réside dans notre pays. Ils donnent le nom de Kounouroi-kaié à la petite figure dont j’ai parlé, comme de l’idole favorite du moraï de la baie de Karakakoua : ils nous dirent que c’était le dieu de Terriobou, et qu’il résidait aussi parmi nous.

» Les moraïs, l’intérieur et le dehors des maisons offrent une variété infinie de ces figures, auxquelles ils donnent différens noms ; mais nous nous aperçûmes bientôt qu’ils en faisaient peu de cas ; car ils en parlaient avec mépris, et ils voulaient les échanger contre des bagatelles. Au reste il y en avait toujours une qui était en faveur, et à laquelle ils prodiguaient leurs hommages. Tant que durait cette préférence, ils la paraient avec une étoffe rouge ; ils battaient du tambour, et ils chantaient des hymnes devant elle ; iis déposaient à ses pieds des touffes de plumes rouges et des végétaux de différentes espèces. Ils laissaient pourir un petit cochon ou un chien sur l’ouhatta qui se trouvait aux environs.

» Quelques-uns de nos messieurs, qui descendirent au fond d’une baie située au sud de celle de Karakakoua, furent conduits dans une grande maison, où ils trouvèrent une figure humaine noire qui était appuyée sur ses doigts des mains et des pieds ; elle avait la tête penchée en arrière ; les membres bien proportionnés, et tout son corps bien poli. Les insulaires lui donnaient le nom de Maié ; elle était environnée de treize autres, d’une forme grossière et contournée, qui représentaient les éatouas de plusieurs chefs morts, dont les insulaires nous dirent les noms. Cet endroit était rempli d’ouhattas chargés de restes d’offrandes. Ils remplissent aussi leurs maisons d’une foule d’idoles burlesques, et de quelques figures obscènes qui ressemblent aux Priapes des anciens.

« Les voyageurs précédens ont remarqué que les habitans des îles de la Société et des Amis adorent plusieurs oiseaux. Je suis porté à croire que le même usage règne ici, et que les corbeaux sont au nombre de ces oiseaux révérés, car j’en ai vu au village de Kakoua qu’on me dit être des éatouas. Je voulus les acheter, et non-seulement les naturels refusèrent tout ce que je leur en offris, mais ils m’avertirent de ne pas leur faire de mal.

» On peut compter parmi les cérémonies religieuses les prières et les offrandes que font les prêtres avant de manger. Tandis qu’on prépare l’ava, boisson qui précède toujours les repas, la personne la plus qualifiée entonne une espèce d’hymne, et un, deux ou trois hommes de la compagnie chantent en chœur, tandis que le reste remue le corps et frappe des mains en mesure avec la voix des chanteurs. Lorsque l’ava est prêt, on en donne à tous ceux qui n’ont pas chanté ; ils tiennent des coupes remplies de cette liqueur jusqu’à ce que chacun soit servi ; ils déclament ensuite en chœur et à haute voix une phrase de chant, et ils boivent. Ceux qui ont chanté l’hymne sont servis ensuite, et boivent en observant les mêmes cérémonies. S’il se trouve à l’assemblée quelqu’un d’un rang très-élevé, on lui présente la dernière coupe ; et il boit quand il a chanté quelque temps seul, que la troupe lui a répondu et qu’il a versé par terre des gouttes d’ava. On découpe alors un morceau quelconque de la viande qui est apprêtée ; et, après l’avoir déposée avec des végétaux au pied de l’image de l’éatoua, et, après avoir chanté un hymne, le repas commence. Les chefs pratiquent une cérémonie à peu près pareille lorsqu’ils boivent l’ava dans les intervalles de leurs repas.

» Selon le témoignage des naturels du pays eux-mêmes, les sacrifices humains sont plus communs ici que sur aucune des îles que nous avions visitées. Non-seulement ils recourent à ces abominables cérémonies au commencement d’une guerre, avant de livrer de grandes batailles et de former des entreprises importantes, mais la mort d’un chef un peu distingué entraîne le sacrifice d’un ou de plusieurs teouteous, selon la dignité du chef. On nous apprit qu’on immolerait dix hommes lorsque Terriobou rendrait le dernier soupir. Si quelque chose peut diminuer l’horreur de cet usage, c’est que les malheureuses victimes ne connaissent nullement le sort qui les attend. On attaque à coups de massue, partout où on les rencontre, les infortunés qu’on a choisis, et on les apporte morts à l’endroit où doit se passer la cérémonie. Le lecteur se souvient des crânes des captifs sacrifiés à la mort de l’un des grands chefs que nous trouvâmes sur la balustrade établie autour du sommet du moraï de Kekoua. Nous acquîmes de nouvelles lumières sur ce sujet au village de Kaouroua. Ayant demandé à quoi servait une petite portion de terrain enfermée par un mur de pierre, un insulaire nous répondit que c’était l’heriri ou le cimetière d’un chef ; et en nous montrant l’un des angles, il ajouta : « C’est ici que sont enterrés le tangata et l’ouhenitabou, c’est-à-dire l’homme et la femme sacrifiés à ses funérailles. »

» On peut attribuer à la même cause l’usage de s’arracher quelques-unes des dents de devant. Nous rencontrâmes à peine un individu des dernières classes, et nous vîmes très-peu de chefs qui n’eussent pas perdu une ou plusieurs de ces dents. Nous comprimes toujours que cette punition volontaire n’est pas, comme l’amputation de l’une des jointures des doigts aux îles des Amis, la suite d’un chagrin violent occasioné par la mort des personnes qui sont chères, mais un sacrifice propitiatoire offert à l’éatoua afin d’écarter les dangers et les malheurs dont on peut être menacé.

» Leurs idées sur une vie future nous sont bien peu connues. Lorsque nous leur demandâmes où vont les morts, ils nous répondirent constamment que le souffle, qu’ils regardent comme l’âme ou la partie immortelle de l’homme, retourne auprès de l’éatoua. Nous multipliâmes nos questions sur cette matière, et ils semblèrent nous décrire un lieu particulier où ils supposent la demeure des morts ; mais nous n’avons pas découvert s’ils y espèrent des récompenses, où s’ils y craignent des châtimens.

» J’ai promis au lecteur une explication detaillée du mot tabou, et je vais dire ici ce que nous avons remarqué touchant son application et ses effets. Ayant demandé pourquoi la communication entre les naturels et nous était défendue la veille de l’arrivée de Terriobou, on nous répondit que la baie était tabouée. Le même interdit eut lieu, d’après notre sollicitation, le jour où nous procédâmes aux funérailles du capitaine Cook. Dans ces deux occasions, les naturels se soumirent à la défense de la manière la plus complète et la plus scrupuleuse ; mais j’ignore si ce fut par des principes religieux, ou uniquement par respect pour l’autorité civile de leurs chefs. Lorsque les environs de nos observatoires, et l’endroit où se trouvaient nos mâts eurent été taboués par les petites baguettes dont on les entoura, il en résulta le même effet. Quoique cette espèce de consécration eût été faite par les prêtres, ils venaient dans l’espace interdit quand nous les invitions ; ils semblaient donc ne pas être arrêtés par des principes religieux, et il y a lieu de croire que la crainte seule de nous déplaire déterminait l’obéissance des insulaires. Nous engageâmes vainement les femmes à venir près de nous : il est vraisemblable qu’elles résistèrent à nos sollicitations à cause du moraï voisin, dont il leur est défendu d’approcher dans tous les temps et sur toutes les îles de ces mers. J’ai déjà observé que certaines nourritures sont tabouées pour elles, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent en manger. Nous en vîmes souvent auxquelles on mettait les morceaux dans la bouche ; et quand nous demandâmes la raison de cette singularité, on nous répondit qu’elles étaient tabouées, ou qu’il ne leur était pas permis de se nourrir elles-mêmes. Nous comprîmes toujours qu’elles avaient assisté à des funérailles ou touché un corps mort, et nous jugeâmes qu’elles sont soumises à un pareil interdit en d’autres occasions. Il est nécessaire d’ajouter qu’alors les insulaires appliquent indifféremment le mot tabou aux personnes et aux choses. Ils disaient, par exemple, nous sommes taboués, ou la baie est tabouée, etc. ; ils se servent aussi de cette expression pour désigner quelque chose de sacré, de très-respectable ou de dévoué aux dieux. Ainsi le roi d’Oouaïhy est appelé éri-tabou ; une victime humaine, tangata-tabou ; comme dans l’archipel des Amis, l’île où réside le roi est nommée tonga-tabou[11].

» Je ne sais rien concernant les mariages, sinon qu’il existe parmi eux de ces sortes d’engagemens ou de contrats. J’ai déjà dit qu’à l’époque où Terriobou avait laissé à Mooui la reine Rora-Rora, il était accompagné d’une autre femme dont il avait des enfans, et à laquelle il était fort attaché ; mais nous n’avons pas recueilli assez de faits pour décider jusqu’où la polygamie proprement dite est autorisée, ou jusqu’à quel point les chefs ou les classes inférieures du peuple l’entremêlent au concubinage. J’ai remarqué aussi qu’excepté Kaïni-Kabaria, et la femme de l’orono, auquel il faut en ajouter trois autres dont je parlerai plus bas, nous n’avons point vu de femmes d’un rang distingué. Si je juge d’après les observations que j’ai eu occasion de faire touchant la subordination domestique établie parmi les individus de la dernière classe, le ménage paraît être sous la direction d’un homme et d’une femme auxquels les enfans obéissent, ainsi que dans les pays civilisés.

» Un fait dont nous fûmes témoins annonce que ces insulaires ne sont pas étrangers à la jalousie ; il montre d’ailleurs que non-seulement on exige de la fidélité, mais une certaine réserve, des femmes mariées aux grands chefs. Omiah quitta deux ou trois fois sa place au milieu de l’un des combats à coups de poings pour aller auprès de sa femme, le déplaisir peint sur le visage, et nous jugeâmes par ses gestes qu’il lui ordonnait de se retirer. Comme elle était très-belle, il pensa peut-être qu’elle attirait trop notre attention ; peut-être avait-il d’autres raisons. Au reste, je dois dire que nous ne lui avions donné aucun sujet de jalousie. La femme ne se retira point ; lorsque le spectacle fut terminé, elle s’approcha de nous, et nous ayant demandé quelques bagatelles, nous lui fîmes entendre que nous n’en avions point sur nous ; mais que, si elle voulait nous accompagner à notre tente, elle en rapporterait des choses qui seraient de son goût. Elle consentit à nous accompagner ; Omiah, qui s’en aperçut, la suivit ; et, la saisissant par les cheveux, il lui appliqua de vigoureux coups de poings. Nous étions la cause innocente de la colère de son mari, et sa brutalité nous indigna ; mais on nous avertit qu’Omiah était d’un rang très-distingué, et qu’il ne nous convenait pas de nous mêler de cette querelle. À la fin les naturels interposèrent leurs bons offices, ce qui nous fit un grand plaisir, et le lendemain nous eûmes la satisfaction de rencontrer le mari et la femme qui étaient ensemble de très-bonne humeur : ce qui est plus singulier encore, la femme ne nous permit pas de faire des reproches à son mari sur ce qui s’était passé la veille, quoique nous en eussions bien envie ; elle nous dit positivement qu’Omiah s’était conduit comme il le devait.

» Tandis que j’étais à l’observatoire établi au fond de la baie de Karakakoua, j’eus deux occasions de voir une partie considérable de leurs cérémonies funéraires. On vint m’avertir un jour qu’un des chefs venait de mourir près du lieu que nous occupions ; je me rendis à sa maison, et je trouvai une foule nombreuse assise autour de la cour qui précédait la cabane où se trouvait le défunt. Un homme qui avait un bonnet de plumes rouges s’avança de l’intérieur sur la porte ; et, mettant sa tête dehors, il poussait presque continuellement un cri très-lamentable, accompagné des grimaces les plus singulières et des contorsions de visage les plus violentes qu’on puisse imaginer. Il jouait depuis quelque temps cette espèce de farce, lorsqu’on étendit une grande natte au milieu de la cour : deux hommes et treize femmes sortirent de la maison et vinrent s’y asseoir sur trois lignes égales : les deux hommes et trois des femmes formaient la première. Le cou et les mains des femmes étaient ornés de palatines de plumes, et elles portaient sur leurs épaules de larges feuiîles vertes découpées d’une manière particulière. Dans un des angles de la cour, près d’une petite cabane, six jeunes garçons agitaient de petites bannières blanches, et quelques-unes de ces baguettes garnies de plumes, ou bâtons du tabou. Ils ne voulurent pas me permettre de les approcher. Je soupçonnai que la hutte contenait le mort ; mais je compris ensuite qu’il était dans l’habitation où l’homme au chapeau rouge avait commencé les cérémonies en poussant des cris à la porte. Les quinze personnes assises sur la natte se mirent à chanter un air mélancolique, accompagné de mouvemens du corps et des bras lents et mesurés ; cette musique durait depuis quelque temps lorsqu’elles se levèrent sur leurs genoux ; et, prenant une posture mitoyenne entre celle d’un homme qui est à genoux et celle d’un homme qui est assis, se mirent à remuer leurs bras et leurs corps graduellement jusqu’à une extrême rapidité ; sur ces entrefaites, le ton de la musique se trouvait en mesure avec leurs mouvemens : un pareil exercice était trop violent pour être de longue durée, et leurs mouvemens se ralentirent par intervalles : à la fin de cette partie de la cérémonie, qui prit une heure, on apporta de nouvelles nattes, qu’on étendit aussi au milieu de la cour, où quatre ou cinq vieilles femmes, parmi lesquelles on me montra la femme du chef mort, sortirent de la maison à pas comptés. S’étant assises devant la première troupe, elles poussèrent des cris, et déplorèrent avec grand bruit la perte qu’elles venaient de faire : les treize autres femmes se joignirent à elles, tandis que les hommes tenaient la tête penchée dans l’attitude de la tristesse et de la rêverie. Entre moment, je fus obligé de me retirer à l’observatoire : je revins une demi-heure après, et je les revis dans la même position. Je passai avec eux une assez grande partie de la soirée, et lorsque je les quittai, ils continuaient à pousser des cris et à faire des singeries à peu près semblables à celles que je viens de décrire. Je résolus de revenir le lendemain de très-bonne heure, afin d’assister au reste de la cérémonie. À mon arrivée à la maison du mort au point du jour, j’eus le déplaisir de trouver la compagnie dispersée ; la tranquillité régnait aux environs ; on me fit comprendre qu’on avait enlevé le corps, et je ne pus savoir de quelle manière on en avait disposé. Trois femmes d’un rang distingué qui s’approchèrent de moi interrompirent mes recherches sur cette matière ; elles avaient à leur suite des gens qui tenaient des chasse-mouches ; elles s’assirent près de moi, et la conversation commença. Elles me dirent bientôt que ma présence empêchait quelques cérémonies nécessaires. Je m’éloignai, et dès que je les eus perdues de vue, leurs lamentations et leurs cris frappèrent mes oreilles ; je les joignis peu d’heures après ; elles s’étaient peint en noir la partie inférieure du visage.

« J’observai ces cérémonies une seconde fois, à la mort d’un homme du peuple : ayant entendu des cris plaintifs qui sortaient d’une misérable cabane, j’entrai dans la hutte, et je trouvai une femme âgée et sa fille pleurant sur le corps d’un vieillard qui venait d’expirer, car il était encore chaud. La première chose qu’elles firent fut de jeter des étoffes sur le mort : elles se couchèrent ensuite à côté du cadavre, et ayant tiré l’étoffe sur elles, elles chantèrent d’un ton langoureux, et elles répétèrent souvent : Aoueh medoah ! aoue tani ! Ô mon père ! ô mon mari ! Une fille plus jeune était prosternée la face contre terre, dans un des coins de la maison ; des étoffes noires la couvraient ; elle répétait les mêmes paroles. Lorsque je sortis, je rencontrai à la porte un certain nombre de leurs voisins qui écoutaient dans un profond silence les lamentations de ces femmes. Je résolus de profiter de l’occasion pour découvrir de quelle manière ils disposent des morts, et m’étant assuré, avant de me mettre au lit, qu’on n’avait pas enlevé le corps, j’ordonnai aux sentinelles de se promener devant la maison, et de m’avertir sur-le-champ s’ils croyaient que les insulaires se préparassent à emporter le cadavre ; mais la vigilance des sentinelles fut en défaut, car je vis le matin que le corps n’était plus dans la cabane. Je demandai aux insulaires ce qu’on en avait fait. Ils me montrèrent la mer avec leurs doigts ; ils voulaient vraisemblablement me dire qu’on l’avait jeté au milieu des flots, ou peut-être qu’on l’avait porté au delà de la baie, à l’un des cimetières d’une autre partie de l’île. On enterre les chefs dans les moraïs ou herieris, et on place à côté d’eux les hommes qu’on sacrifie à leurs funérailles. Nous remarquâmes que le moraï où l’on enterra le chef qui fut tué dans la caverne après une résistance si intrépide, était pavoisé d’étoffes ronges.

» Les seuls outils de fer, ou plutôt les seuls morceaux de ce métal que nous ayons vus parmi eux, dit le capitaine Cook, et qu’ils eussent avant notre arrivée, étaient une portion de cerceau d’environ deux pouces de longueur, adaptée à un manche de bois[12], et un autre outil tranchant, qui nous parut être la pointe d’un grand sabre. Ils connaissaient d’ailleurs presque tous l’usage du fer, et quelques-uns d’entre nous imaginèrent que des Européens nous avaient précédés dans ces îles : mais il me semble que leur surprise extrême à l’aspect de nos vaisseaux, et leur ignorance absolue de l’usage de nos armes à feu contrarient cette opinion. Ils peuvent avoir acquis des morceaux de fer, ou la connaissance de ce métal de bien des manières, et il n’est pas besoin de leur supposer une liaison immédiate avec les Européens. Il paraît incontestable que les habitans de cette mer ne le connaissaient point avant l’expédition de Magellan, car les bâtimens qui traversèrent le grand Océan, bientôt après le retour du vaisseau la Victoire, n’en trouvèrent pas un seul morceau, et nous nous sommes aperçus nous-mêmes, dans le cours de nos derniers Voyages que différentes îles auxquelles nul vaisseau européen connu n’avait abordé, connaissaient l’usage de ce métal. Mendaña en montra et en laissa sans doute sur toutes les terres où il relâcha durant ses deux expéditions ; et cette connaissance se répandit sur chacune des îles avec lesquelles elles entretenaient des communications ; elle s’étendit même plus loin, et les naturels des pays qui ne purent se procurer des échantillons de ce métal précieux durent en obtenir du moins la description, d’après laquelle ils l’ont reconnu lorsqu’il s’est offert à leurs regards. Après Mendaña, Quiros traversa le grand Océan ; il débarqua à la Sagittaria, à l’île de la Belle-Nation, et à la terre du Saint-Esprit : toutes ces îles et d’autres avec lesquelles elles avaient des communications durent acquérir également la connaissance du fer. Le Maire et Schouten, dont les liaisons avec les insulaires commencèrent beaucoup plus loin à l’est, et se terminèrent aux îles des Cocos et de Horn, vinrent après Quiros. Je trouvai un morceau de fer à Tongatabou en 1773, et je n’en fus pas surpris : je savais que Tasman y avait relâché. Mais si ce navigateur n’avait pas découvert les îles des Amis, le morceau de fer dont je parle aurait occasionné bien des fausses conjectures. J’ai dit ailleurs comment les habitans de ce groupe s’étaient assurés pour la seconde fois de l’existence du fer. Kiotabou, Tabou, ou l’île de Boscaven, sur laquelle les vaisseaux du capitaine Wallis laissèrent le morceau de fer que je retrouvai à Tongatabou, et d’où Paoulaho la reçu, gît quelques degrés au nord-ouest. On sait que Roseween perdit un de ses bâtimens sur les îles Pernicieuses ; et d’après leur position on peut juger que, si les habitans de Taïti et du groupe de la Société ne les fréquentent pas souvent, ils les connaissent du moins. Il est également sûr que ces derniers peuples connaissent le fer, et qu’ils en achetèrent avec beaucoup d’empressement lorsque le capitaine Wallis découvrit Taïti. Ils ne pouvaient avoir acquis cette connaissance que par le moyen des îles voisines, où les navigateurs en avaient laissé autrefois. Ils conviennent qu’elle leur parvint de cette manière, et qu’avant l’arrivée du capitaine Wallis, ils faisaient un si grand cas du fer, qu’un chef de Taïti, qui possédait deux clous, en tira un revenu assez considérable, en les prêtant à ses voisins pour percer des trous dans des circonstances où leurs méthodes étaient insuffisantes ou trop pénibles<refname="p177">Le père Cantova dit que les chefs des îles Carolines s’enrichissent également en louant des clous. « Si par hasard un vaisseau étranger laisse dans leurs îles quelques vieux morceaux de fer, ils appartiennent de droit aux tamoles, qui en font faire des outils le mieux qu’il est possible. Ces outils sont un fonds dont le tamole lire un revenu </ref>. Les naturels des îles de la Société, que nous trouvâmes à Ouatiou, avaient été jetés sur cette terre long-temps après l’époque où leurs compatriotes acquirent la connaissance du fer ; il est vraisemblable qu’ils n’avaient point d’échantillons de ce métal quand ils furent recueillis dans cette île ; mais il est aisé de concevoir qu’ils décrivirent assez bien la nature et l’usage de ce métal à la nation qui leur prodigua des soins si hospitaliers. Les habitans d’Ouatiou ont pu communiquer aux habitans de l’île de Hervey le désir de posséder du fer, désir que nous montrèrent ces derniers durant nos courtes entrevues avec eux.

» Ces faits expliquent assez comment la connaissance du fer s’est répandue sur les îles du grand Océan qui n’ont jamais eu de communication immédiate avec les Européens ; et il est aisé de croire que partout où l’on aura parlé de l’exixtence de ce métal, et que partout où on en aura laissé des morceaux, les naturels s’empresseront de s’en procurer le plus qu’ils pourront. L’application de ces remarques au point que nous examinons n’est pas difficile Les insulaires d’Atouaï et d’Onihéaou ont pu tirer la connaissance de ce métal des îles intermédiaires, situées entre leur pays et les îles Ladrones, qui ont presque toujours été fréquentées par les Espagnols depuis le voyage de Magellan ; si l’éloignement des Ladrones laisse des doutes sur cette explication, ne trouve-t-on pas au vent le vaste continent de l’Amérique, où les Espagnols sont établis depuis plus de deux siècles ? et durant cette période les côtes des îles Sandwich n’ont-elles pas dû recevoir fréquemment des débris de naufrage ? Il paraîtra vraisemblable que des débris contenant du fer ont été portés de temps en temps par le vent alisé de l’est aux îles dispersées sur cet immense océan. La distance d’Atouaï à l’Amérique n’est pas une objection solide ; et quand elle aurait plus de force, elle ne détruirait pas ma supposition : des vaisseaux espagnols traversent l’Océan pacifique toutes les années, et il est clair qu’outre la perte d’un mât et de ses garnitures, des tonneaux garnis de cercles de fer, et beaucoup d’autres choses dans lesquelles il entre des morceaux de fer, peuvent être jetés à la mer ou tomber dans les flots pendant une si longue traversée, et aborder ensuite sur quelque terre. Mais ce que je viens de dire n’est pas une simple conjecture : un de mes gens vit dans une maison d’Ouaïmoa des bois de sapin ; ils étaient rongés par les vers, et on lui dit qu’ils avaient été apportés sur la côte par les vagues ; les naturels nous dirent d’ailleurs très-positivement que les échantillons de fer que nous trouvâmes parmi eux leur étaient venus de l’est

» Si les Espagnols avaient découvert dans le dernier siècle les îles Sandwich, il paraît sûr qu’ils auraient profité de l’heureuse position de ces terres, et qu’ils auraient fait d’Atouaï, d’Oouaïhy ou d’une des terres voisines un lieu de rafraîchissement pour les vaisseaux qui vont chaque année d’Acapulco à Manille ; elles se trouvent presque à mi-chemin entre Acapulco et Guam, le seul port où ils relâchent dans la traversée du grand Océan, et, ils n’auraient pas allongé leur route d’une semaine ; ils auraient même pu s’y reposer sans courir le moindre danger de laisser passer le temps favorable à leur traversée, car le vent alisé de l’est exerce son action sur l’espace qu’elles occupent. La connaissance de cet archipel n’eût pas été moins favorable à nos flibustiers qui se rendirent quelquefois de la côte d Amérique aux Ladrones, ayant à peine assez de vivres et d’eau pour ne pas mourir de faim et de soif ; ils y auraient trouvé des vivres en abondance, et dans un mois d’une navigation sûre, ils auraient atteint la partie de la Californie que le galion de Manille est obligé de reconnaître ; s’ils n’avaient pas rencontré le galion, ils auraient pu retourner bien radoubés à la côte d’Amérique, après une absence de deux mois. Enfin combien lord Anson se serait cru heureux, et de combien de fatigues et de peines il se serait affranchi, s’il eût su qu’à mi-chemin, entre l’Amérique et Tinian, il se trouve un groupe d’îles en état de fournir à tous ses besoins ! L’historien de son voyage en aurait fait une description plus agréable que celle dont je viens de donner l’esquisse. »

    considérable, car il les donne à louage, et ce louage se paie assez cher. » Page 314.

  1. Je remarquerai avec douleur que le capitaine King n’a pas survécu long-temps à la publication du troisième Voyage de Cook. Il est mort à Nice en 1784.
  2. Nous rencontrâmes ensuite plusieurs autres insulaires qui portaient le même titre ; mais nous n’avons jamais pu savoir d’une manière précise si le terme de djakani désigne un emploi ou un degré d’alliance ou de parenté avec le roi.
  3. Les habitans d’Oouaïhy donnaient en général ce nom au capitaine Cook ; mais nous n’avons pu en découvrir la signification précise. Ils l’appliquent quelquefois à un être invisible, qui, disent-ils, habite les cieux. Nous reconnûmes aussi que c’est le litre d’un grand personnage très-puissant dans l’île, lequel a de l’analogie avec le dalaï-lama des Tartares, et l’empereur ecclésiastique du Japon.
  4. On a vu plus haut qu’on lui adjugea la médaille d’or de sir Godeffoy Copley.
  5. On emploie communément, dans la langue de ces îles, le mot matte pour désigner un homme tué ou blessé. On nous dit ensuite que ce chef avait reçu au visage un léger coup d’un éclat de pierre enlevé par nos houlets.
  6. Le fer que nous trouvâmes chez les habitans de la baie de Noutka, et qui avait presque toujours la forme d’un couteau, était sensiblement beaucoup plus terne que le nôtre.
  7. Il faut observer que les habitans des îles situées au vent emploient le k au lieu du t ; qu’ils disent, par exemple, Morokoï au lieu de Morotoï.
  8. Modou signifie île, et papapa signifie plat ou uni. Le capitaine Cook donne à cette île le nom de Tammatapappa.
  9. Comme des personnes très-versées dans la musique doutent beaucoup que les naturels des îles Sandwich chantent en parties, et que ce fait serait très-curieux si on le démontrait clairement, je regrette de ne pouvoir en donner des preuves positives.

    Le capitaine Burney, et M. Philips, aujourd’hui capitaine des troupes de la marine, qui l’un et l’autre savent assez bien la musqué, croient que ces insulaires chaulaient en parties, c’est-à-dire que plusieurs d’entre eux chantaient ensemble sur différens tons, qui formaient une harmonie agréable.

    Selon le rapport de ces messieurs, les naturelles îles des Amis étudiaient leur rôle avant de le jouer en public, et ils savaient que les tons différens sont utiles à l’harmonie : ils répétaient leurs compositions en particulier, et ils rejetaient les mauvaises voix avant de se donner en spectacle à ceux qu’ils supposaient juges de leurs talens en musique.

    Dans leurs concerts réguliers, chaque homme avait un bambou dont il frappait la terre : ces bambous étaient de différentes longueurs, et rendaient des tons différent : chacun des acteurs aidé par le son de cet instrument, répétait le ton de son bambou en y adaptant des paroles, et en le faisant à son gré bref ou long ; de cette manière ils chantaient en chœur, non-seulement à l’octave l’un de l’autre selon la nature de leurs voix, mais en formant des accords qui ne déplaisaient point à l’oreille.

    Il ne sera pas aisé de répondre à ces faits par des raisonnements : d’un autre côté, il n’est pas vraisemblable qu’un peuple grossier soit arrivé par hasard à un degré de perfection dans la musique auquel nous croyons qu’on ne peut parvenir qu’à force d’étude, et lorsqu’on connaît le système et la théorie sur lesquels une composition musicale est fondée. Ce misérable jargon de nos psalmodies de campagne, qu’on peut regarder avec raison comme le premier, degré du contrevint, ou de l’art de chanter en plusieurs parties, ne peut lui-même, malgré la mauvaise exécution quon remarque dans nos églises, s’acquérir qu’après beaucoup de temps et d’usage. On a donc peine à croire qu’une tribu a demi barbare soit arrivée naturellement à des combinaisons dont on n’est pas sûr que les Grecs et les Romains, avec tous les raffinemens en musique, et les Chinois, le peuple de la terre le plus anciennement civilisé, aient fait la découverte.

    Si le capitaine Burney, fils de l’homme qui peut-être de ce siècle sait le mieux la théorie de la musique avait noté les accords que chantent les naturels des îles Sandwich, et s les oreilles des Européens avaient pu supporter ces accords, il ne resterait plus aucun doute sur ce fait ; mus, dans l’état où en sont les choses, je pense qu’il y aurait de la précipitation à assurer qu’ils connaissent ou ne connaissent pas le contre-point, et j’ai bien peur que la question ne demeure indécise.

  10. On a vu dans les détails sur Taïti la description d’un amusement à peu près semblable.
  11. Tonga, dans la langue des îles des Amis, signifie urne île.
  12. Le capitaine King l’acheta, et on la trouve aujourd’hui dans son cabinet.