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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXX/Cinquième partie/Livre II/Suite 3e voyage de Cook/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Récit des opérations de la Résolution et de la Découverte durant leur seconde campagne au nord. Retour en Angleterre par la route de Canton et du cap de Bonne-Espérance.

Les vaisseaux anglais partirent des îles Sandwich le 15 mars 1779, et, après des recherches et une navigation dont les détails n’entrent pas dans le plan de cet Abrégé, la Résolution arriva le 28 avril devant la baie d’Avatcha au Kamtchatka.

« Nous n’aperçûmes pas, dit le capitaine King, plus de trente maisons en tout, et malgré le respect que nous voulions avoir pour un ostrog russe, leur position nous obligea de conclure que c’était Petro-Pavlovska. Au reste, je dois rendre justice à l’hospitalité généreuse que nous rencontrâmes ici, et je dirai d’avance, pour satisfaire la curiosité du lecteur, que, si nous nous étions mépris sur la beauté de la ville, nous ne nous attendions pas à y être si bien traités. En effet, à cette extrémité du monde, plus pauvre et d’un aspect plus sauvage que tout ce qu’on peut concevoir, où la civilisation n’a aucun moyen de pénétrer ; dans cette région barricadée de glaces et couverte de neige, même pendant l’été ; dans ce misérable port, bien inférieur au dernier de nos bourgs de pêcheurs, nous trouvâmes une sensibilité, une grandeur d’âme et une élévation de sentimens qui honoreraient la nation la plus éclairée, établie sous le climat le plus heureux.

» Durant la nuit la marée fit dériver beaucoup de glaces près de nous : on me chargea, à la pointe du jour, d’aller avec les canots examiner la baie, et de remettre au commandant russe les lettres qu’on nous avait données à Ounalachka. Je fis ramer vers le village, et, après m’y être avancé aussi loin qu’il fut possible avec les embarcations, je descendis sur la glace, qui s’étendait à près d’un demi-mille de la côte. M. Webber et deux matelots m’accompagnèrent. Sur ces entrefaites, le master emmena la pinasse et la chaloupe ; il acheva la reconnaissance de la baie, et il me laissa le petit canot pour retourner à bord.

» Je crus que les habitans n’avaient vu ni la Résolution ni les canots ; car nous n’aperçûmes pas une seule personne dans la bourgade, même après notre descente. Quand nous eûmes fait un peu de chemin sur la glace, nous découvrîmes un petit nombre d’habitans qui s’avançaient et reculaient, et bientôt après un traîneau conduit par des chiens, et portant un seul homme, arriva sur la plage en face de nous. Tandis que nous examinions cette voiture singulière, et que nous admirions la politesse de cet étranger, auquel nous supposions le projet de nous donner du secours, il retourna brusquement son traîneau après nous avoir regardés quelque temps avec beaucoup d’attention, et il reprit à la hâte le chemin de l’ostrog. Ce brusque départ nous surprit et nous affligea ; car nous commencions à trouver liotre course sur la glace très-difficile, et même dangereuse. À chaque pas, nous enfoncions dans la neige presque jusqu’au genou ; et quoique le fond fût assez solide, ne pouvant découvrir les parties faibles de la glace, nous courions risque à tous les momens de l’enfoncer et de tomber dans la mer. C’est ce qui m’arriva ; je voulus passer très-vite sur un endroit suspect, afin de le presser avec moins de force : avant de pouvoir m’arrêter, je me trouvai sur un autre aussi dangereux qui rompit sous moi, et je coulai bas. Par bonheur je me débarrassai de la glace, qui m’environnait, et l’un des matelots qui était à peu de distance me jeta une gaffe qu’il tenait : j’établis cette gaffe en travers de quelques glaçons flottans placés près de moi, et je vins à bout de me relever,

» À mesure que nous approchions de la côte, nous trouvions ; contre notre attente, la glace plus rompue qu’elle ne l’avait été auparavant. Nous eûmes cependant la satisfaction de voir un autre traîneau qui venait vers nous ; mais au lieu de voler à notre secours, le conducteur s’arrêta, et il se mit à nous faire des questions que nous ne comprenions pas. Je voulus lui jeter les lettres d’Ismyloff, et au lieu de les prendre, il s’en retourna à la hâte : je crois que les imprécations de ma petite troupe l’accompagnèrent. Ne sachant qu’imaginer d’après cette étrange conduite, nous continuâmes avec beaucoup de circonspection notre marche vers l’ostrog, et quand nous en fumes à un quart de mille, nous aperçûmes un corps d’hommes armés qui s’avançait vers nous. Afin de leur donner le moins d’alarme qu’il serait possible, et de montrer les dispositions les plus pacifiques, j’ordonnai aux deux matelots qui portaient des gaffes de se tenir derrière, et nous nous avançâmes, M. Webber et moi. Le détachement russe, composé d’environ trente soldats, était conduit par un homme de bonne mine, qui avait une canne à la main. Il s’arrêta à quelques pas de nous, et il rangea sa troupe en bataille. Je lui remis les lettres d’Ismyloff ; je tâchai de lui faire comprendre que nous étions Anglais, et que nous avions apporté ces papiers d’Ounalachta ; mais je sus par la suite qu’il ne m’avait pas compris. Après nous avoir examinés bien attentivement, il nous fit prendre la route du village : il nous mena en silence et avec beaucoup d’appareil ; il ordonna souvent à sa petite troupe de s’arrêter et d’exécuter diverses évolutions ; vraisemblablement afin de nous montrer que, si nous étions assez téméraires pour employer la violence, nous aurions à combattre des hommes qui savaient leur métier.

« Quoique mes habits fussent très-mouillés, quoique le froid produisît un frisson dans tous mes membres, et que ces délais survinssent bien à contre-temps, il me fut impossible de ne pas rire de cette parade militaire. Nous arrivâmes enfin à la maison de l’officier qui commandait le détachement, dans laquelle on nous fit entrer, et lorsqu’on eut donné des ordres et posté des soldats en dehors des portes avec beaucoup de fracas, le maître du logis parut, accompagné d’une autre personne, que nous jugeâmes être le secrétaire du port. Ils ouvrirent une des lettres d’Ismyloff, et un exprès porta la seconde à Bolcheretsk, ville située sur la côte occidentale de la péninsule de Kamtchatka, où le gouverneur de cette province réside ordinairement.

» Ainsi que je l’avais conjecturé, les habitans de l’ostrog n’avaient point vu notre vaisseau la veille, lorsque nous mouillâmes dans la baie, et ils ne nous aperçurent, durant cette matinée, qu’au moment où nos canots furent assez près de la glace. Nous sûmes ici que cette découverte les avait beaucoup effrayés. La garnison prit « les armes sur-le-champ. On plaça deux pièces de campagne à l’entrée de la maison du commandant, et on les pointa sur nos bateaux ; les boulets, la poudre et les mèches allumées furent apportés au pied du canon,

» L’officier dans la maison duquel nous nous trouvions était un sergent, et il commandait l’ostrog ; lorsqu’il fut revenu de l’alarme que nous lui avions causée, il nous traita avec toute l’hospitalité et l’amitié possibles. Sonhabitation était d’une chaleur insupportable, mais d’une extrême propreté. Il eut la politesse de me donner un de ses vêtemens complets, et lorsque j’eus changé d’habits, il nous pria de nous mettre à table ; je suis persuadé qu’il nous servit ce qu’il avait de meilleur, et vu le peu de temps qu’il avait eu pour ordonner le repas, nous fûmes surpris de faire si bonne chère. Ses gens n’avaient pas eu le loisir de préparer de la soupe et du bouilli ; mais on nous servit en place des tranches de bœuf froides sur lesquelles on versa de l’eau chaude. On apporta ensuite un gros oiseau rôti, d’une espèce que je ne connaissais pas, mais d’un goût excellent. Quand nous en eûmes mangé une partie, on l’ôta et il fut remplacé par du poisson apprêté de deux manières différentes : le reste de l’oiseau, dont on avait fait un plat d’entremets, reparut bientôt. Nous bûmes du quass, liqueur dont on fait beaucoup d’usage en Russie, et ce fut ce qu’il y eut de plus mauvais dans notre dîner. La femme du sergent apporta elle-même plusieurs des plats, et on ne lui permit pas de manger avec nous. À la fin de notre dîner, durant lequel il n’est pas besoin de remarquer que la conversation se borna à quelques révérences et à d’autres politesses réciproques, nous essayâmes de faire comprendrez notre hôte les motifs et l’objet de notre arrivée dans ce port. Il avait probablement été instruit par Ismyloff, et il parut nous entendre assez bien ; mais malheureusement aucun des habitans de l’ostrog ne parlait d’autre langue que le russe et le kamtchadale, et nous eûmes bien de la-peine à deviner ses réponses. Après de grands efforts de notre côté et du sien, nous jugeâmes qu’il n’y avait point de vivres ou de munitions navales en cet endroit ; qu’on en trouvait à Bolcheretsk une quantité considérable ; que, selon toute apparence, le commandant de la province s’empresserait de nous fournir les choses dont nous avions besoin ; mais qu’avant l’arrivée de ses lettres Sm ni le sergent, ni les soldats, ni les habitans de la bourgade de Petro-Pavlovska, n’oseraient venir à bord de nos vaisseaux.

» Il était temps de nous en aller, et comme mes habits se trouvaient encore trop humides, je priai le sergent de vouloir bien consentir que j’emportasse à bord ceux qu’il avait eu la bonté de ne prêter. Il y consentit de bon cœur, et il procura tout de suite à chacun de nous un traîneau attelé de cinq chiens, et mené par un homme, du pays. Cette voiture fit un grand plaisir à nos matelots, et ce qui les amusa encore davantage, leurs gaffes eurent un traîneau particulier. Les traîneaux du Kamtchatka sont si légers, et leur construction est si ingénieuse, que nous allâmes très-vite et très-sûrement sur la glace : avec toutes les précautions possibles, nous n’aurions pu jouir de ces avantages, si nous avions fait la route à pied.

» Nous trouvâmes, à notre retour, que les bateaux remorquaient la Résolution vers le village. Le lendemain il fit assez chaud vers te milieu du jour ; la glace commença à se rompre rapidement, et, dérivant avec la marée, elle remplit presque entièrement l’entrée de la baie. Plusieurs de nos compagnons allèrent voir le sergent, qui les accueillit avec beaucoup de politesse. Le capitaine Clerke lui envoya deux bouleilîes de rum ; il ne crut pouvoir lui rien offrir de plus agréable, et il en reçut de très-belles volailles, de l’espèce de la gelinotte à longue queue, et vingt truites. Nos chasseurs ne furent pas heureux : les volées nombreuses de canards de différentes espèces et d’autres oiseaux aquatiques qui remplissaient la baie étaient si sauvages, qu’il fut impossible de les amener à la portée du fusil.

» La Découverte se montra à l’entrée de la baie le Ier. de mai dans la matinée. Nous envoyâmes tout de suite un canot à son secours et elle arriva près de nous le soir. M. Gore nous dit que, le ciel s’étant éclairci le 28, il s’était trouvé sous le vent de la baie ; que le lendemain, au moment où il arriva vis-à-vis, il vit l’entrée fermée par les glaces ; que ne nous y croyant pas, il avait gagné au large après avoir tiré quelques coups de canon ; qu’ayant remarqué ensuite que l’entrée était seulement embarrassée de glaces flottantes, il avait résolu d’y pénétrer. Le temps fut si mauvais, il tomba de si grosses bouffées de neige le 2, que les charpentiers ne purent continuer leur travail. Le thermomètre fut le soir à 28° (1° 78. R.) et pendant la nuit il gela très-fort.

» Le 3 au matin, nous vîmes deux traîneaux qui entrèrent dans le village : le capitaine Clerke m’envoya à terre pour savoir si on avait reçu des nouvelles du gouverneur de la province : car la réponse à la lettre envoyée par le sergent pouvait être arrivée. Bolcheretsk, par la route ordinaire, étant éloigné de Petro-Pavlovska d’environ cent trente-cinq milles anglais, nos dépêches étaient parties le 29 vers midi sur un traîneau attelé de chiens : la réponse arriva le 3 dans la matinée ; ainsi l’exprès fit deux cent soixante-dix milles en trois jours et demi.

» Au reste, on nous cachait, pour le moment, la réponse du gouverneur ; et, en rentrant chez le sergent, on me dit qu’on nous la communiquerait le lendemain. Tandis que j’étais à terre, le canot qui m’avait amené et un bateau de la Découverte se trouvèrent pris par les glaces qu’un vent du sud avait amenées de l’autre côté de la baie. La Découverte les voyant embarrassés, leur envoya sa chaloupe, qui partagea bientôt le même sort ; et une ceinture de glace, d’un quart de mille de largeur, ne tarda pas à environner nos trois embarcations. Cet accident m’obligea de demeurer sur la côte jusqu’au soir ; rien n’annonçant à cette époque que les bateaux pussent se remettre à flot, je me rendis en traîneau sur les bords de la glace, avec quelques-uns de ceux qui m’accompagnaient. Nous nous embarquâmes sur d’autres canots qui vinrent des vaisseaux, et le reste de ma petite troupe passa la nuit à terre.

» La gelée fut encore très-forte pendant la nuit ; mais le 4, de très-bonne heure, le vent, qui changea, fit dériver les glaces flottantes, et les canots se retrouvèrent en liberté sans avoir essuyé le plus léger dommage.

» Plusieurs traîneaux arrivèrent à dis heures sur les bords de la glace, et un de nos canots alla chercher les Kamtchadales qui les montaient. Il nous amena, entre autres, un marchand russe établi à Bolcheretsk, appelé Fedositch, et un Allemand, nommé Port, qui apportait une lettre du major Behm, gouverneur du Kamtchatka, au capitaine Clerke. Lorqu’iîs furent au bord de la glace, et qu’ils eurent vu distinctement la grandeur de nos vaisseaux placés à environ six cents pieds, ils parurent fort alarmés ; et avant de s’embarquer, ils demandèrent que deux de nos matelots restassent a terre pour otages de leur sûreté : nous reconnûmes ensuite qu’Ismyloff, dans la lettre au gouverneur du Kamtchatka, avait parié de nos bâtimens (j’ignore par quels motifs) comme de deux petits bateaux de commerce, et que le sergent, qui ne les avait aperçus que de loin, savait pas rectifié laméprise dans ses dépêches

» Quand le Russe et l’Allemand furent à bord, leur timidité et leur circonspection nous annoncèrent qu’ils avaient des craintes bien mal fondées, et leur physionomie exprima un degré extraordinaire de satisfaction lorsqu’ils aperçurent parmi nous un Allemand avec lequel ils pouvaient converser ; c’était M. Webber, qui parlait très-bien allemand, et qui enfin leur persuada avec assez de peine que nous étions Anglais et leurs amis. M. Port fut présenté au capitaine Clerke, auquel il remit la lettre du commandant de la province, écrite en allemand : elle ne renfermait que des complimens ; elle engageait notre capitaine et ses officiers à se rendre à Bolcheretsk, où Fedosicht et Port devaient nous conduire. Le dernier nous dit en même temps que le major Behm avait conçu une très-fausse idée de la grandeur de nos vaisseaux et de l’objet de notre voyage ; qu’Ismyloff avait parlé de nous dans sa lettre comme de deux petits paquebots anglais ; qu’il avait averti le gouverneur de se tenir sur ses gardes, en laissant entendre qu’il nous croyait des pirates. Il ajouta que, d’après cette dépêche, on avait formé à Bolcheretsk diverses conjectures sur notre compte ; que le major croyait que nous faisions le commerce, et qu’en conséquence il nous avait envoyé un marchand ; mais que son lieutenant nous jugeait Français ; qu’il nous supposait des vues d’hostilité, et qu’il opinait pour qu’on prît les mesures convenables : il avait fallu, ajouta-t-il, toute l’autorité du gouverneur de la province pour empêcher les habitans de quitter la ville et de se retirer, dans l’intérieur du pays, tant ils redoutaient les Français,

» Un soulèvement arrivé à Bolcheretsk, peu d’années auparavant, et dans lequel le commandant du Kamtchatka avait perdu la vie, occasionnait surtout cette vive inquiétude produite par le nom français : on nous apprit qu’un officier polonais, appelé Beniowsky, exilé dans cette contrée, profitant de la confusion et du désordre qui régnait à Bolcheretsk, avait saisi une galiote mouillée à l’entrée de la Bolchoïreska, et avait entraîné à bord un nombre de matelots russes suffisans pour conduire le navire ; qu’il avait mis à terre une partie de son équipage aux îles Kouriles, et entre autres Ismyloff. Les lecteurs se souviennent qu’Ismyloff nous raconta cet événement à Ounalachka, et que nous eûmes bien de la peine à le comprendre. Ces nouveaux détails nous firent voir que nous en avions mal saisi alors les principales circonstances. On ajouta que Beniowsky avait passé à la vue du Japon ; qu’il avait reconnu l’île de Luçon, et qu’il y avait pris des informations sur la route qu’il devait suivre pour gagner Canton ; qu’arrivé à Canton, il s’adressa aux Français, et qu’il obtint son passage sur un de leurs vaisseaux de l’Inde qui retournait en Europe ; que la plupart des Kusses étaient aussi revenus en Europe sur des vaisseaux français, et qu’ils étaient ensuite retournés à Saint-Pétersbourg. Nous rencontrâmes dans le havre de Petro-Pavlovska trois hommes de l’équipage de Beniowsky : ils nous racontèrent l’histoire telle que je viens de la rapporter.

» Lorsque nous fûmes à Canton, les subrécargues de notre factorerie nous confirmèrent la vérité de ces faits ; ils nous apprirent qu’ils avaient vu effectivement arriver sur une galiote russe un officier, qui disait venir de Kamtchatka, et que la loge française lui avait fourni les moyens de passer en Europe.

» Nous ne pûmes nous empêcher de rire des craintes et des inquiétudes de ces bonnes gens, et en particulier de ce que nous dit M. Port, de la circonspection qu’avait eue le sergent la veille, au moment où il m’avait vu marcher vers la terre, accompagné de quelques-uns de nos messieurs : le sergent l’avait fait cacher dans sa cuisine, ainsi que le marchand Fedositch ; il les avait priés d’écouter notre conversation, dans l’espérance de découvrir si nous étions véritablement des Anglais.

» D’après la commission et l’habit de M. Port, nous jugeâmes qu’il pouvait être le secrétaire du gouverneur, et nous le reçûmes avec les égards dus à cette qualité. Le capitaine Clerke l’invita à dîner, ainsi que Fedositch : le ton de supériorité que prenait ce dernier nous fit juger bientôt que Port était un domestique ; mais rien ne nous obligeait à sacrifier à l’orgueil les petits agrémens que nous procurait sa société, et nous prévînmes une explication : nous ne voulûmes pas qu’on lui demandât quel était son rang ; et, par reconnaissance du plaisir qu’il nous faisait à titre d’interprète, nous continuâmes à le laisser vivre avec nous comme notre égal.

» Pouvant, à l’aide de notre interprète, converser avec les Russes avec assez de facilité nos premières questions eurent rapport aux moyens de nous procurer des vivres et des munitions navales ; nous manquions surtout des dernières, ce qui nous gênait fort depuis quelque temps. Il parut, d’après leurs réponses, que tout le pays des environs de la baie pourrait seulement nous fournir deux génisses, et le sergent s’empressa de nous les procurer. Nous nous adressâmes ensuite au marchand ; mais il voulut nous soumettre à des conditions si onéreuses, que le capitaine Clerke crut devoir envoyer un officier auprès du gouverneur, afin de savoir quel était le prix des munitions navales dans la capitale de la province. M. Port, instruit de cette résolution, dépécha un exprès au gouverneur pour l’informer de notre projet, et dissiper en même temps les soupçons qui restaient sur l’objet et le but de notre voyage.

» Le capitaine Clerke, ayant jugé à propos de me charger de cette commission, ordonna à M. Webber de m’accompagner en qualité d’interprète, et il fixa notre départ au lendemain. La journée du 5, et même celle du 6, furent trop orageuses pour commencer un voyage dans un pays si sauvage et si désert. Le temps parut plus favorable le 7, et nous nous embarquâmes de très-bonne heure sur les canots des vaisseaux : l’embouchure de l’Avatcha étant remplie de bas-fonds, nous voulions gagner l’entrée de cette rivière à la mer haute : les bateaux du pays devaient nous y prendre et nous faire remonter le fleuve.

» Le capitaine Gore vint nous joindre : nous étions accompagnés de MM. Port et Fedositch, et de deux Cosaques. Nos conducteurs avaient eu soin de nous donner des fourrures. Nous reconnûmes bientôt que cette précaution était nécessaire ; car nous fûmes à peine en route, qu’il tomba de la neige en abondance.

» À quelque distance d’Avatcha, nous prîmes des traîneaux attelés par des chiens ; sur les neuf heures du soir, nous fûmes éveillés par les hurlemens lamentables des chiens, et ce bruit continua tout le temps qu’on employa à arranger notre bagage sur les traîneaux ; quand on eut attelé ces animaux, leurs cris se changèrent en un glapissement doux et gai, qui cessa entièrement dès qu’ils furent en marche.

» Un traîneau ne porte guère qu’une personne à la fois : celui qui le monte est assis de côté ; ses pieds touchent la partie inférieure ; ses provisions et les autres choses dont il a besoin se trouvent dans un paquet placé derrière lui. Le traîneau est attelé ordinairement de cinq chiens ; quatre sont en couples, le cinquième sert de guide. Les rênes ne prenant pas ces animaux par la tête, mais par le cou, produisent peu d’effet ; elles flottent ordinairement sur le traîneau, et le Kamtchadale ne compte que sur sa voix pour se faire obéir des chiens. Le premier est dressé avec des soins particuliers : la docilité et la constance des chiens de volée leur donne quelquefois une valeur extraordinaire ; et j’ai su qu’il n’est pas rare de les payer quarante roubles. Le conducteur est muni d’un bâton crochu qui lui tient lieu de fouet et de rênes ; en frappant la neige, il vient à bout de modérer la vitesse des chiens, et même de les arrêter : lorsqu’ils sont paresseux ou inattentifs à sa voix, il les châtie en leur jetant ce bâton. Son adresse à le ramasser est alors très-remarquable, et forme la principale difficulté du métier. Au reste, il ne faut pas s’étonner que les habitans du Kamtchatka s’exercent à une manœuvre d’où dépend leur sûreté ; car ils disent que, s’ils perdent leur bâton, les chiens s’en aperçoivent tout de suite ; que, si ces animaux n’avaient pas affaire à un homme ferme et d’un grand sang-froid, ils s’emporteraient et ne s’arrêteraient que lorsqu’ils seraient épuisés de fatigue : les chiens, ne se trouvant pas épuisés de sitôt, renversent le traîneau qui est mis en pièces contre les arbres, ou bien ils le jettent dans un précipice où ils sont ensevelis sous la neige avec le conducteur. Nous aurions eu bien de la peine à croire ce qu’on nous a raconté de leur patience extraordinaire à supporter la fatigue et la faim, si des témoins dignes de foi ne nous eussent pas attesté ces faits. Nous jugeâmes nous-mêmes de la célérité avec laquelle l’exprès qui porta à Bolcheretsk la nouvelle de notre arrivée revint au havre de Petro-Pavlovska, quoique la neige fut alors extrêmement amollie ; mais le gouverneur du Kamtchatka me dit qu’en général on fait cette route en deux jours et demi, et qu’il a une fois reçu des lettres en vingt-trois heures.

» Pendant l’hiver on nourrit les chiens avec des restes de poissons secs, ou avec du poisson pouri ; mais on les prive toujours de cette misérable nourriture un jour avant qu’ils partent pour un voyage, et on ne leur permet de manger que lorsqu’ils sont à la fin de leur course. Souvent on les fait ainsi jeûner deux jours entiers, et on nous a assurés que durant cet intervalle ils parcourent un espace de cent vingt milles ; c’est ce que Krascheninikoff assure dans son Histoire du Kamtchatka.

» N’osant pas nous fier à notre adresse, nous avions chacun un homme qui conduisait et dirigeait le traîneau ; et, vu l’état des chemins, c’était une besogne assez difficile ; le dégel avançait rapidement dans les vallées situées sur notre route, et nous fûmes réduits à marcher le long des flancs des collines : nos guides furent obligés de soutenir sur leurs épaules, durant plusieurs milles, la partie inférieure des traîneaux ; ils avaient eu soin de se munir de souliers propres à la neige. J’étais mené par un Cosaque de très-bonne humeur, mais si peu habile, que nous versions presqu’à toutes les minutes, ce qui divertissait beaucoup le reste de la troupe. Dix traîneaux composaient notre caravane : celui que montait le capitaine Gore en offrait deux réunis, et il était bien garni de fourrures et de peaux d’ours ; il avait dix chiens attelés sur trois lignes ; quelques autres voitures qui portaient notre gros bagage étaient attelées de la même manière.

» Nous arrivâmes le 12 à un village situé à peu de distance de la Bolchoïreka : nous y trouvâmes un sergent et quatre soldats russes qui nous attendaient depuis deux jours, et qui détachèrent tout de suite une embarcation légère à Bolcheretsk pour instruire le gouverneur de notre approche. Nous nous embarquâmes sur le fleuve, et nous fûmes soumis à la gêne du cérémonial. On nous donna un bateau garni de peaux et de fourrures, et magnifiquement équipé, qu’on avait préparé pour nous : nous y avions toutes nos aises, le capitaine Gore et moi ; mais le reste de nos compagnons en fut exclus. C’est avec beaucoup de regret que nous nous séparâmes de Port, qui devenait chaque jour plus réservé et plus respectueux. Il nous avait dit, il est vrai, avant de partir, qu’il ne méritait pas tant d’égards ; mais, comme nous l’avions toujours vu fort modeste et fort discret, nous avions insisté pour qu’il vécût avec nous pendant la route. Le reste de notre passage se fit avec beaucoup de facilité et de promptitude, le fleuve étant devenu plus rapide et moins rempli de bancs de sable à mesure que nous descendîmes.

» Le mouvement et le bruit que nous remarquâmes lorsque nous fûmes près de Bolcheretsk nous firent de la peine ; nous jugeâmes qu’on se disposait à nous recevoir en cérémonie. Depuis long-temps il ne nous restait plus d’habits ; nos vêtemens de voyage offraient un mélange burlesque des modes européennes, indiennes et kamtchadales. Nous sentîmes qu’il serait trop ridicule de parcourir en pompe la métropole du Kamtchatka ainsi déguenillés. Ayant aperçu beaucoup de monde rassemblé aux bords de la rivière, et ayant appris que le gouverneur viendrait nous y recevoir, nous nous arrêtâmes à la maison d’un soldat située à environ un quart de mille de la ville ; nous détachâmes Port, en lui recommandant de dire à son excellence que, dès que nous aurions changé d’habits, nous irions lui rendre nos devoirs. Nous priâmes en outre le gouverneur de ne pas songer à nous attendre pour nous conduire dans sa maison ; il nous fit dire qu’il voulait absolument attendre : alors nous ne perdîmes plus de temps à notre toilette, et nous nous hâtâmes de le joindre à l’entrée de la ville. Il me sembla que je faisais la révérence avec bien de la maladresse, et j’observai que mes camarades étaient aussi gauches que moi, ayant renoncé à cette habitude depuis deux ans et demi. Le gouverneur nous accueillit de la manière la plus aimable et la plus affectueuse ; mais nous fûmes affligés de voir qu’il avait oublié presque entièrement la langue française ; et M. Webber, qui parlait l’allemand, sa langue naturelle, eut seul le plaisir de converser avec lui.

» Le major Behm était accompagné du capitaine Schmaleff, son lieutenant, d’un autre officier et de tout le corps des marchands de Ja place. Il nous mena chez lui, où sa femme nous reçut avec une extrême politesse ; nous y trouvâmes du thé et d’autres rafraîchissement qu’on nous avait préparés. Après les premiers complimens, nous priâmes M. Webber d’instruire le major de l’objet de notre voyage, de l’avertir que nous avions besoin de munitions navales, de farine, de provisions fraîches, et d autres choses pour les équipages des deux vaisseaux ; de lui dire ensuite que, vu l’état du pays aux environs de la baie d’Avatcha, nous ne nous attendions pas à en tirer beaucoup de secours ; que l’impossibilité de transporter par terre des vivres ou des munitions très-pesantes d’un côté de la péninsule à l’autre, à cette époque de l’année, était malheureusement trop manifeste, d’après les obstacles que nous avions rencontrés en venant à Bolcheretsk ; et qu’avant que les chemins devinssent praticables nous serions obligés de remettre en mer Le gouverneur, interrompant ici M. Webber représenta que nous ne savions pas encore ce qu’il pouvait faire pour nous ; qu’il désirait seulement connaître les choses dont nous avions besoin, et le temps que nous lui laisserions pour les trouver, et que les difficultés ne l’arrêteraient pas. Lorsque nous lui eûmes témoigné notre reconnaissance, nous lui donnâmes l’état des munitions navales, des bêtes à cornes et de la quantité de farine que nous désirions ; et nous l’avertîmes que nous nous proposions d’appareiller le 5 juin.

» La conversation se tourna ensuite sur d’autres objets ; et l’on imagine bien que nous essayâmes surtout de savoir quelque chose de ce qui se passait dans notre patrie. Nous courions les mers depuis trois ans ; nous avions compté que le major Behm nous apprendrait des nouvelles intéressantes, et il m’est impossible de dire combien nous regrettâmes que ses informations ne fussent pas d’une date plus récente que celle de notre départ d’Angleterre.

» Le gouverneur, jugeant que nous devions être fatigués, et que nous désirions de prendre un peu de repos, voulut, sur les sept heures du soir, nous conduire lui-même dans les appartenons qu’on nous destinait. Nous refusâmes en vain cet honneur, auquel nous n’avions aucun titre : notre qualité d’étrangers contrebalançait dans l’âme de ce généreux Livonien tous les mouvemens d’amour-propre qu’inspirent les dignités. Nous passâmes près de deux corps-de-garde, dont les soldats se mirent sous les armes pour saluer le capitaine Gore, et nous arrivâmes à une maison très-propre, où le major Behm nous dit que nous demeurerions durant notre séjour à Bolcheretsk. On plaça deux sentinelles à la porte ; un détachement commandé par un sergent occupait une maison voisine. Lorsque M. Behm nous eut montré nos chambres, il retourna chez lui en promettant de revenir le lendemain, et il nous laissa examiner à loisir toutes les choses de commodité et d’agrément qu’il avait eu soin de nous procurer. Un poutproperckaek, titre intermédiaire entre celui de sergent et celui de caporal, et Port, notre camarade de voyage, eurent ordre de nous servir ; un cuisinier fut en outre chargé, ainsi que le propriétaire de la maison, d’obéir aux ordres de Port, et d’apprêter nos repas selon nos goûts. Dans le cours de la soirée nous reçûmes un grand nombre de messages polis de la part des principaux habitans de la ville. Ils nous disaient tous qu’ils n’ajouteraient pas à nos fatigues en venant nous voir sur-le-champ, mais qu’ils nous feraient une visite le lendemain. Des politesses et des attentions si multipliées dans un pays si sauvage offraient un contraste bien intéressant ; et pour mettre le comble à tant de bontés, le sergent vint sur le soir demander l’ordre au capitaine Gore.

» Le gouverneur, le capitaine Schmaleff, et les principaux habitans de la ville envoyèrent savoir de nos nouvelles le 13, dès le grand matin, et ils ne tardèrent pas à nous venir voir ics deux premiers avaient mandé Port là veille au moment où nous nous mîmes au lit, et ils l’avaient questionné sur les choses dont nous avions le plus besoin à bord de nos vaisseaux ; ils voulurent l’un et l’autre nous faire partager avec la garnison le peu de provisions qui restaient à Bolcheretsk. Ils témoignèrent en même temps des regrets de ce que notre relâche tombait à une époque de l’année où les vivres sont fort rares dans le pays : les sloops d’Okhotsk qui en apportent tous les ans n’étant pas encore arrivés.

» Nous nous décidâmes à accepter ces propositions généreuses, mais à condition qu’on nous dirait le prix des objets qu’on nous fournirait, et que le capitaine Clerke paierait le tout en billets sur le bureau des vivres de Londres. Le major refusa nos billets, et quand nous le pressâmes de les recevoir, il nous dit : « Je suis sûr de faire un plaisir extrême à ma souveraine en donnant à ses bons amis et alliés, les Anglais, tousles secours qui seront en mon pouvoir ; elle sera charmée d’apprendre qu’à l’extrémité du globe ses états ont été de quelque utilité à des vaisseaux occupés d’une expédition aussi importante que la vôtre. La générosité reconnue de l’impératrice de Russie ne me permet pas d’accepter vos billets ; mais, pour vous satisfaire, je consens que vous me laissiez un certificat des choses que nous pouvons vous fournir, et j’enverrai ce certificat a Saint-Pétersbourg, comme une preuve que j’ai rempli mon devoir. Je laisserai aux deux cours, continua-t-il, le soin de se témoigner leur reconnaissance, mais je n’accepterai rien de plus. »

» Lorsque cet arrangement préliminaire tut terminé, le major Bebm nous demanda la note détaillée des objets dont nous avions besoin ; il nous dit qu’il croirait avoir à se plaindre de nous, si nous achetions quelque chose des négociants, ou si nous nous adressions à d’autres qu’à lui.

» Nous ne pouvions guère montrer que par notre admiration et nos remercîmens combien nous étions sensibles à tant de générosité. Heureusement le capitaine Clerke m’avait remis un exemplaire des planches et des cartes du second voyage du capitaine Cook, en me priant de l’offrir en son nom au gouverneur. Le major Behm, qui faisait beaucoup de cas de tout ce qui avait rapport aux découvertes géographiques et nautiques, reçut ce mince présent avec une si grande satisfaction, que je jugeai que nous n’aurions pu lui rien présenter de plus agréable. Le capitaine Clerke m’avait laissé aussi le maître de lui faire voir une carte de nos découvertes, et, persuadé qu’un homme de son caractère et dans sa position serait enchanté de ces détails (quoique par délicatesse il ne nous eût adressé qu’un petit nombre de questions générales sur ce sujet), je lui donnai sans scrupule une marque d’admitié dont toute sa conduite le rendait bien digne

» J’eus le plaisir de le trouver aussi sensible à ce témoignage de confiance que je l’avais espéré ; il fut très-frappé de voir d’un coup d’œil la position et l’étendue des côtes de l’Asie et de l’Amérique, dont ses compatriotes n’avaient pu, après tant de voyages, acquérir qu’une connaissance partielle et imparfaite.

» Excepté cette marque de confiance et l’exemplaire des cartes et des planches dont je parlais tout à l’heure, notre position ne nous permettait pas de rien offrir au major Behm. Ce qui mérite à peine d’être raconté, je déterminai son fils, très-jeune encore, à accepter une montre d’argent que j’avais par hasard sur moi : et je fis un grand plaisir à sa petite fille en lui donnant deux paires de pendans d’oreilles. Outre ces bagatelles, je laissai au capitaine Schmaleff le thermomètre dont je m’étais servi depuis mon départ des vaisseaux ; il me promit d’observer exactement la température de l’air pendant une année, et de transmettre ses observations à M. Muller.

» Nous dînâmes chez le gouverneur, qui, empressé de satisfaire notre curiosité, nous fit servir un grand nombre de plats apprêtés à la manière anglaise, et beaucoup d’autres apprêtés à la manière des Russes et des Kamtchadales. L’après-midi, nous parcourûmes la ville et les environs. Le gouverneur actuel a fait creuser un canal pour isoler du continent la presqu’île sur laquelle Bolcheretsk est bâtie. Ce canal n’a pas seulement ajouté à la force de la place, il l’a rendue moins sujette aux inondations qu’elle ne l’était auparavant. J’aperçus vingt ou trente vaches autour de la ville. M. Behm avait six chevaux très-forts. Les chevaux, les vaches et les chiens sont les seuls animaux domestiques. Les habitans de Kamtchatka, obliges d’entretenir un grand nombre de chiens, ne peuvent nourrir que le bétail assez gros et assez robuste pour résister aux attaques de ces animaux ; car durant l’été on lâche ces chiens, et on leur abandonne le soin de leur subsistance ; ce qui les rend si avides, qu’ils attaquent quelquefois les taureaux eux-mêmes.

» Les maisons de Bolcheretsk sont toutes de la même forme ; elles sont bâties en bois et couvertes de chaume ; celle du gouverneur est beaucoup plus grande que les autres : elle est composée de trois pièces vastes, tapissées d’un papier élégant, et elle pourrait passer pour jolie, si le mica qui remplace les carreaux des fenêtres ne lui donnait pas un aspect pauvre et désagréable. La ville offre plusieurs lignes de bâtimens peu élevés, dont chacun présente cinq ou six maisons réunies par un long passage commun qui les traverse dans leur longueur ; la cuisine et les celliers se trouvent d’un côté, et les appartemens de l’autre. Il y a d’ailleurs des barraques pour les soldats russes et les Cosaques, une assez belle église, une salle de justice ; et on voit à l’extrémité de la ville un grand nombre de ballagans qui appartiennent aux Kamtchadales. La population est de cinq à six cents personnes. Le major Behm donna le soir un souper auquel furent invités les hommes et les femmes les plus distingués du pays.

» Nous nous adressâmes secrètement le lendemain au marchand Fedositch ; nous lui demandâmes du tabac pour les matelots, qui depuis plus d’un an manquaient de cet objet. Le major fut instruit sur-le-champ de notre démarche, ainsi que de toutes les autres du même genre ; et bientôt nous trouvâmes dans notre maison quatre sacs de tabac qui pesaient chacun plus de cent livres. M. Behm nous chargea de les offrir aux matelots, en son nom et en celui des soldats qu’il commandait. Il nous envoya en même temps vingt pains d’un très-beau sucre, et autant de livres de thé : il avait su que nous n’en avions plus à bord, et il nous pria de les présenter aux officiers. Madame Behm nous envoya d’ailleurs du beurre frais, du miel, des figues, du riz, et quelques autres comestibles pour le capitaine Clerke ; elle nous recommanda de lui dire combien elle s’intéressait à sa santé, et combien elle désirait d’apprendre sa guérison. Nous essayâmes en vain de mettre des bornes à toutes ces largesses du gouverneur. Je m’occupai d’autant plus de cet objet, que j’étais convaincu qu’on nous donnait, non pas une partie de la provision de la garnison, mais la provision presque entière. Le major nous répondit toujours que nous avions beaucoup souffert, et que nous devions éprouver des besoins. La longueur du temps que nous venions de passer en mer sans avoir touché à aucun port connu lui parut si inconcevable, qu’il eut besoin du témoignage de nos cartes et d’autres preuves pour le croire. Je puis mettre au nombre de ces preuves un fait curieux que le major Behm nous raconta et dont l’explication, à ce qu’il nous dit lui-même l’aurait bien embarrassé, s’il ne nous avait pas vus.

» On sait que les Tchoutskis sont le seul peuple de l’Asie qui ait conservé son indépendance, et qu’ils ont rendu vaines toutes les tentatives faites par la Russie pour les subjuguer. La dernière expédition formée contre eux est de 1750 ; elle se termina, après différens succès, par la retraite des forces russes et la mort du général. Depuis cette époque, les Russes ont rapproché leur forteresse des frontières, et au lieu de la laisser sur les bords de l’Anadyr, ils l’ont établie sur ceux de l’Ingiga, rivière qui a son embouchure à l’extrémité septentrionale de la mer d’Okhotsk, et qui donne son nom à un golfe situé à l’ouest de celui de Penchinsk. M. Behm reçut des nouvelles de ce fort le jour de notre arrivée ; on lui manda qu’une troupe de Tchoutskis était venue avec des propositions d’amitié, et qu’elle offrait d’elle-même un tribut. Les Tchoutskis, interrogés sur la cause de cette révolution inattendue, dirent que, sur la fin de l’été précédent, ils avaient reçu la visite de deux grands canots russes ; que les équipages les ayant traités avec la plus grande bonté, ils les avaient pris en amitié ; et que, comptant sur ces dispositions bienveillantes, ils se rendaient au fort russe afin d’établir un traité à des conditions qui seraient agréables aux deux nations. Un événement aussi extraordinaire avait occasioné beaucoup de conjectures à Ingiginsk et à Bolcheretsk, et on ne l’aurait jamais compris, si nous n’en avions pas donné l’explication. Ce fut pour nous une grande satisfaction d’avoir enseigné par hasard aux Russes la seule manière véritable de recueillir les tributs et d’étendre leurs domaines ; et nous songeâmes avec satisfaction que la bonne intelligence à laquelle notre descente sur la côte des Tchoutskis avait donné lieu mettrait peut-être à l’avenir un peuple rempli de bravoure à l’abri des invasions de ses puissans voisins.

» Nous dînâmes le même jour chez le capitaine Schmaleff, qui, voulant varier nos amusemens, fit exécuter l’après-midi une danse russe et karatchadale. Il est impossible de décrire ce spectacle grossier. La danse russe ressemble beaucoup à la danse nommée hornpipe[1] ; elle était exécutée par une, par deux ou quatre personnes à la fois. Les danseurs faisaient des pas vifs, mais très-peu allongés ; ils élevaient à peine le pied ; ils tenaient leurs bras sur les côtés ; leur corps était toujours droit et immobile, excepté quand ils passaient les uns devant les autres ; car alors ils élevaient la main avec prestesse, mais d’une manière gauche. Si la danse russe fut tout à la fois insignifiante et ridicule, la danse kamtchadade nous présenta, outre ce dernier défaut, l’idée la plus bizarre qui soit jamais entrée dans la tête d’aucun peuple. Celle-ci avait pour but de représenter les mouvemens lourds et gauches de l’ours, animal que les Kamtchadales ont des occasions fréquentes d’observer. On ne désire pas sans doute que je décrive détail chacune des postures étranges que prirent les danseurs ; je dirai seulement que leur corps était toujours courbé, qu’ils avaient toujours les genoux pliés, et qu’ils s’efforçaient, avec leurs bras, d’imiter la démarche et les attitudes de l’ours.

» Notre voyage de Bolcheretsk se prolongeait au delà du temps que nous lui avions destiné ; nous avions appris d’ailleurs que notre retour pourrait être plus difficile et plus ennuyeux que notre arrivée, et nous fûmes obligés d’avertir le gouverneur que nous comptions partir le lendemain au matin. Ce ne fut pas sans regret que nous songeâmes à quitter un si brave homme. Nous fûmes agréablement surpris lorsqu’il nous dit qu’il nous accompagnerait à Petro-Pavlovska, si nous voulions demeurer un jour de plus. Il ajouta qu’il avait fait ses dépêches et remis le commandement du Kamtchatka au capitaine Schmaleff, son successeur désigné ; qu’il avait tout préparé pour se rendre à Okhotsk ; que son départ devait avoir lieu dans peu de jours, mais qu’il serait bien aise de le différer, afin de s’assurer par lui-même si on avait fait pour nous tout ce que comportait le pays.

» Ses enfans vinrent me remercier le

lendemain 15 des bagatelles que je leur avais données ; son fils m’offrit un habit kamtchadale magnifique ; c’était un des vêtemens que portent les principaux toïons du pays les jours de grandes cérémonies ; et, ainsi que je l’appris ensuite de Fedositch, il valait au moins cent vingt roubles : sa fille me força en même temps d’accepter un manchon de martre zibeline.

» Nous dînâmes chez le gouverneur. Il voulut nous faire mieux connaître les mœurs des habitans du pays, et il rassembla le soir les gens les plus qualifiés du village voisin de Bolcheretsk. Les femmes arrivèrent magnifiquement habillées, selon la mode des Kamtchadales. Le vêtement de la femme du capitaine Schmaleff et de celles des autres officiers de la garnison était mi-partie des modes de la Sibérie et de celles d’Europe. Pour rendre le contraste plus frappant, madame Behm avait fait ouvrir ses malles, et elle était superbement vêtue à l’européenne. Je fus frappé de la richesse et de la variété des étoffes de soie, et je ne le fus pas moins de la singularité de l’ajustement. Ce spectacle paraissait être une décoration enchantée au milieu d’un pays le plus sauvage et le plus triste du monde. Il y eut des danses et de la musique.

» Notre départ étant fixé au lendemain, nous nous retirâmes de bonne heure. Lorsque nous entrâmes dans nos chambres, nous aperçûmes trois habits de voyage taillés selon la mode du pays. M. Behm avait eu la bonté de nous les envoyer ; il ne tarda pas à venir nous voir, afin que notre bagage fût emballé convenablement. Ce que nous avions reçu de cet homme généreux, du capitaine Schmaleff, et de plusieurs autres babitans de la ville, qui nous forcèrent d’accepter des présens, joint à une quantité considérable de vivres que le gouverneur avait fait préparer pour notre voyage, formait un grand nombre de caisses.

» Le 16, de bonne heure, on nous engagea à aller voir madame Behm au moment où nous nous rendrions à nos canots ; on nous dit qu’elle serait bien aise de recevoir nos adieux. Nous étions pénétrés de la plus vive reconnaissance pour les soins aimables, la bienveillance et la générosité qu’on nous avait prodigués à Bolcheretsk ; mais la scène touchante qui s’offrit à nos regards lorsque nous quittâmes nos logemens nous émut bien davantage. Nous trouvâmes les soldats et les Cosaques de la garnison rangés sur une ligne, et tous les hommes de la ville, revêtus de leurs habits les plus riches rangés en face des troupes. Dès que nous parûmes hors de notre maison, l’assemblée entonna une chanson mélancolique : le major Behm nous apprit que les habitans de cette contrée la chantent quand ils prennent congé de leurs amis. Nous nous rendîmes au gouvernement accompagné des soldats et de tous les hommes de la ville, et précédés par les tambours et la musique de la garnison. Madame Behm nous attendait avec les dames de Bolcheretsk, vêtues de longs manteaux de soie, garnis de fourrures très-précieuses de différentes couleurs. Après avoir pris quelques rafraîchissemens qu’on nous avait préparés, nous allâmes au bord de la rivière au milieu des dames, qui chantèrent des airs doux et tendres, ainsi que les hommes. Quand nous eûmes fait nos adieux à madame Behm, et quand nous l’eûmes assurée que nous n’oublierions jamais la manière dont on nous avait accueillis à Bolcheretsk, nous nous sentîmes trop émus pour ne pas gagner nos canots à la hâte. À l’instant où nos embarcations démarrèrent, toutes les personnes qui étaient sur le rivage nous saluèrent par trois acclamations : nous leur répondîmes, et lorsque nous doublâmes la pointe, nos sensibles amis, qui nous aperçurent pour la dernière fois, nous firent leurs derniers adieux par d’autres acclamations.

» Nous partîmes le 16 de Bolcheretsk. Nous nous embarquâmes le 21 sur la rivière d’Avatcha, et avant la nuit nous avions passé les bancs de sable qu’on voit à l’entrée de la baie du même nom. Durant notre voyage, nous fûmes enchantés de l’empressement avec lequel les toïons et les Kamtchadales, leurs sujets, nous donnèrent des secours dans les différens ostrogs que nous rencontrâmes : ce fut pour moi une grande satisfaction d’observer le plaisir que leur causait la présence du major Behm, et le chagrin et la douleur qui se peignirent sur leur visage lorsqu’on leur apprit qu’il devait bientôt les quitter.

» Nous avions envoyé de Bolcheretsk un exprès au capitaine Clerke, afin de l’instruire de l’accueil généreux du gouverneur et des habitans de la ville ; nous lui avions écrit en même temps que le major Behm voulait nous accompagner aux vaisseaux, et nous lui avions fixé à peu près le moment de notre retour. Lorsque nous approchâmes du havre, les canots de la Résolution et de la Découverte vinrent à notre rencontre ; les matelots étaient mis proprement, et les officiers avaient toute la parure que comportait le mauvais état de leur garde-robe. M. Behm fut très-frappé de l’air robuste et de la bonne santé des équipages de nos canots ; il le fut surtout de voir la plupart d’entre eux sans autre vêtement qu’une chemise et des culottes longues, quoiqu’il tombât de la neige.

» M. Behm ayant témoigné le désir de se rendre aux vaisseaux avant de débarquer, aussitôt que nous fûmes vis-à-vis de Petro-Pavlovska, je le priai de me dire ses intentions. D’après ce que nous lui avions appris de la maladie du capitaine Clerke, il pensa qu’il serait indiscret d’aller le voir si tard (il était plus de neuf heures du soir), et qu’il valait mieux passer la nuit à terre. Lorsque je l’eus accompagné à la maison du sergent, j’allai instruire le capitaine Clerke du succès de notre voyage. Je fus extrêmement affligé de voir que, pendant notre absence, cet excellent officier n’avait point trouvé de soulagement dans le repos du port, ni dans l’usage du lait et des végétaux du Kamtchatka, ainsi que nous en avions conçu l’espoir, et qu’au contraire sa maladie empirait de jour en jour.

» Dès que j’eus rendu compte de notre mission, je retournai auprès du major, et le lendemain au matin je le conduisis au vaisseau. On le salua de treize coups de canon, et il fut reçu d’ailleurs avec tous les égards possibles. Il avait à sa suite le commandant d’une des galiotes russes, le patron d’un sloop qui mouillait dans le port, deux marchands de Bolcheretsk, et le prêtre de Paratounca, village voisin, pour lequel il paraissait avoir une haute estime. Ce prêtre avait conçu une grande affection pour le capitaine Clerke, et j’aurai occasion d’en parler plus bas.

» Quand M. Behm eut fait sa visite à M. Clerke, il passa à bord de la Découverte, et il revint dîner sur la Résolution. L’après-dînée, nous lui fîmes voir les diverses choses que nous avions rassemblées pendant le voyage, et notre commandant lui offrit un assortiment complet de chacun de ces objets. Je ne dois pas oublier ici un sacrifice et un trait de reconnaissance des matelots de nos deux vaisseaux. Sachant que M. Behm leur avait donné une quantité considérable de tabac, ils demandèrent, de leur propre mouvement, qu’on ne leur servît plus de grog, et qu’on envoyât à la garnison de Bolcheretsk leurs rations d’eau-de-vie ; ils ajoutèrent qu’ils avaient lieu de croire l’eau-de-vie rare au Kamtchatka, et que ce présent ferait plaisir aux troupes russes, puisqu’à Petro-Pavlovska on avait voulu leur donner quatre roubles d’une bouteille d’eau-de-vie. Nous n’ignorions pas combien les matelots se plaignaient lorsqu’on suspendait leur grog, ce qui arrivait communément dans les climats chauds, afin de pouvoir leur en servir une quantité plus grande dans les climats froids. Nous sentions que cette libéralité les priverait de liqueurs fortes durant la campagne rigoureuse que nous voulions faire au nord, et il nous fut impossible de ne pas admirer un sacrifice si extraordinaire. Ils exécutèrent leur projet ; mais M. Clerke et les autres officiers, afin de ne pas laisser cette belle action sans récompense, substituèrent une quantité de rum pareille à la très-petite quantité de grog que le major Behm avait acceptée pour la garnison. M. Behm reçut de la manière la plus obligeante ce rum, ainsi que deux douzaines de bouteilles de vins que nous destinâmes à madame Behm, avec les autres petits présens que notre position nous permettait de lui offrir. Le tabac fut distribué le lendemain aux equipages des deux vaisseaux : on en donna trois livres à chacun de ceux qui mâchaient ou qui fumaient, et il y en eut une livre pour les autres.

» J’ai déjà dit que le major Behm avait résigné le commandement du Kamtchatka, et qu’il comptait partir bientôt pour Saint-Pétesrbourg ; il nous proposa de se charger lui-même de nos dépêches. Cette occasion était trop heureuse pour la négliger. Le capitaine Clerke l’avertit qu’il prendrait la liberté de le charger de quelques paquets relatifs à notre voyage, et qu’il le prierait de les remettre à notre ambassadeur à la cour de Russie. Nous résolûmes d’abord de n’envoyer qu’un précis de nos opérations ; mais le capitaine Clerke, persuadé ensuite qu’on pouvait confier toutes nos découvertes à un homme qui nous avait donné des preuves si frappantes de ses vertus publiques et privées, songeant d’ailleurs que, pour achever notre expédition, nous avions encore à faire une campagne très-hasardeuse, se décida à envoyer en Europe, par M. Behm le journal entier du capitaine Cook et la partie du sien qui renfermait le période compris entre la mort du commandant et notre arrivée au Kamtchatka, avec une carte de toutes nos découvertes. Nous crûmes, M. Bayley et moi, devoir faire passer en outre au bureau des longitudes les détails de nos opérations. S’il nous était arrivé quelque malheur, l’amirauté aurait eu dans ses archives une relation détaillée des principaux événemens de notre voyage. Il fut enfin convenu qu’un exprès partirait d’Okhostk avec un précis de nos longues dépêches. M. Behm nous dit que, si rien ne retardait la traversée du Kamtchatka à Okhotsk, l’exprès arriverait à Saint-Pétersbourg au mois de décembre, et qu’il comptait y être lui-même au mois de février ou de mars. Les trois jours suivans, H. Behm dîna et soupa alternativement sur les deux vaisseaux, et nous l’accueillîmes le mieux qu’il nous fut possible. Il nous fit ses adieux le 25 ; il fut salué de treize coups de canon, et les matelots demandèrent qu’on leur permît de le saluer par trois acclamations. Le lendemain au matin nous le reconduisîmes, M. Webber et moi, jusqu’à quelques milles de l’embouchure de l’Avatcha ; le prêtre russe, sa femme et ses enfans attendaient leur gouverneur.

» Il serait difficile de dire si le bon prêtre et sa famille furent plus émus que nous en quittant le major Behm. Nous le connaissions depuis peu de temps ; mais l’élévation de son âme et son désintéressement nous avaient inspiré la plus grande estime ; nous avions même une sorte de vénération pour lui, et il était impossible de n’être pas vivement touché en nous séparant d’un homme qui nous avait rendu tant de services, et que nous avions peu d’espérance de revoir jamais. Outre les vivres et les munitions qu’il fournit à nos vaisseaux, la valeur intrinsèque des présens particuliers que nous reçûmes de lui montait à plus de 200 livres sterling, selon le prix courant des divers objets au Kamtchatka ; et cette libéralité, quelque extraordinaire qu’elle soit en elle-même, fut bien inférieure encore à la délicatesse qu’il mit dans ses bienfaits, et aux combinaisons ingénieuses et adroites par lesquelles il s’efforça d’atténuer pour nous le poids de tant d’obligations, dont il savait que nous n’avions aucun moyen de nous acquitter. Si on l’envisage ensuite comme un homme revêtu d’un caractère public, et chargé de représenter dignement une grande souveraine, les sentimens équitables et généreux qui l’animaient doivent exciter de plus en plus notre admiration. « La mission que vous remplissez, nous disait-il souvent, sera utile à toutes les nations ; vous ne méritez pas seulement les égards et les secours que tous les hommes se doivent entre eux, vous avez droit à tous les privilèges des citoyens, dans quelque pays qu’abordent vos vaisseaux. Je suis sûr de faire plaisir à l’impératrice de Russie en vous procurant les diverses choses qui dépendent de moi, et je manquerais à sa dignité et à mon honneur en mettant un prix à ce devoir. » D’autres fois il nous disait qu’il voulait donner un grand exemple aux Kamtchadales, qui commencent à sortir de l’état de barbarie ; que ce peuple regarde les Russes comme ses modèles en tout ; que, si ses espérances n’étaient pas trompées, ils se croiraient obligés désormais d’assister les étrangers le mieux qu’il leur serait possible, et qu’ils se persuaderaient que tel est l’usage universel des nations civilisées. J’ajouterai qu’après avoir mis tout en usage afin de pourvoir à nos hesoins du moment, il s’occupa avec le même zèle de ceux que nous éprouverions à l’avenir : il lui semblait plus que probable que nous ne découvririons point le passage que nous cherchions, et que par conséquent nous reviendrions au Kamtchatka à la fin de l’année ; il exigea du capitaine Clerke un état de la quantité de cordages et de farine qui nous manqueraient alors ; il promit d’envoyer ces provision d’Okhotsk à Petro-Pavlovska, où elles attendraient notre arrivée. Il poussa encore plus loin ses soins officieux ; il nous remit un écrit qui enjoignait à tous les sujets de l’impératrice que nous aurions occasion de rencontrer de nous assister en tout ce qui dépendrait d’eux.

» L’amirauté d’Angleterre a témoigné d’une manière noble combien elle était sensible à l’accueil touchant et amical qu’ont reçu nos vaisseaux au Kamtchatka. M. Behm, commandant de cette province, n’a pas été seulement récompensé par le plaisir que l’homme généreux trouve dans ses propres bienfaits ; il a reçu des marques de reconnaissance convenables à la dignité de sa souveraine et à celle du roi de la Grande-Bretagne : on lui a envoyé un vase très-riche en argent, avec une inscription qui mérite d’être rapportée dans l’ouvrage où sont consignés les détails de sa bienfaisance. Voici cette inscription :

Viro egregio magno de Behm, qui imperatricis augustissimæ Catharinæ auspiciis, summâque animi benignitate, sœva, quibus prœerat Kamtchatkæ littora, navibus nautisque britannicis hospita prœbuit, eosque in terminis, si qui essent imperio russico, frustrà explorandis, mala multa perpessos, iteratâ vice excepit, refecit, recreavit, et commeatu omni cumulate auctos dimisit, rei navalis britannicæ septemviri ; in aliquam benevolentiœ tam insignis memoriam, amicissimo gratissimoque animo, sud patriæ que nomine, D. D. D.

M. DCC. LXXXL.


» Pour revenir à ce qui se passa au havre d’Avatcha durant notre voyage à Bolcherestk, la grève n’étant plus embarrassée par les glaces le 15, quelques-uns des matelots pêchèrent à la seine, et ils prirent une quantité considérable d’un très-beau poisson plat. Depuis cette époque jusqu’à notre départ du havre, il est difficile d’imaginer la quantité prodigieuse de poissons qui nous environna de tous côtés. Les toïons de la ville et de Paratounca, village situé aux environs, avaient reçu ordre du major Behm d’employer tous les Kamtchadales à notre service ; et il nous arriva souvent de n’avoir pas assez de place sur les vaisseaux pour recevoir les présens qu’ils nous apportèrent. En général, ils nous donnèrent du poisson plat, de la morue, de la truite et du hareng. Cette baie offrait une abondance extrême de harengs qui avaient acquis toute leur perfection, et qui étaient d’une saveur exquise. Les pêcheurs de la Découverte en prirent d’un seul coup de filet une quantité si considérable, que, craignant de rompre leur seine, ils en jetèrent beaucoup : ils en amenèrent sur le rivage un tas si énorme, qu’outre la portion nécessaire à la consommation journalière, ils remplirent autant de barriques qu’ils purent employer à les saler, et qu’après en avoir envoyé à la Résolution autant qu’elle pouvait en désirer, ils en laissèrent plusieurs boisseaux sur la grève.

» À cette époque la neige commença à disparaître très-rapidement ; les équipages cueillirent beaucoup d’ail sauvage, de céleri et de têtes d’orties. On faisait bouillir ces plantes avec de la farine et des tablettes de bouillon, ce qui procurait un déjeuner très-sain et très-agréable ; on en servit tous les matins durant notre relâche : on fit aussi des trous aux bouleaux, et le suc qui en découlait abondamment fut toujours mêlé avec les rations d’eau-de-vie.

» On tua, le 16, un jeune bœuf que le sergent nous avait procuré ; il pesait deux cent soixante-douze livres. Le dimanche, on le servit pour le dîner des deux équipages : nos gens n’avaient pas mangé de bœuf frais depuis notre départ du cap de Bonne-Espérance, au mois de décembre 1776, c’est-à-dire depuis près de deux ans et demi.

» John Mackintosh, aide du charpentier, mourut le soir : il avait eu la dyssenterie depuis notre départ des îles Sandwich ; il était très-laborieux et très-paisible, et ses camarades le regrettèrent beaucoup : c’était le quatrième homme que la maladie nous enlevait durant le voyage ; mais c’est le premier qui, d’après son âge et son tempérament, paraisse avoir succombé aux fatigues de notre expédition.

» J’ai déjà dit que la maladie de M. Clerke empirait d’un moment à l’autre, malgré les alimens salutaires que lui offrait le Kamtchatka : dès que le prêtre de Paratounca fut instruit de la mauvaise santé de notre commandant, il lui envoya chaque jour du pain, du lait, du beurre frais et des volailles ; et ce qui ajoute au mérite de ce bienfait, sa maison était à seize milles du havre.

» L’hôpital russe établi près de la ville de Petro-Pavlovska se trouvait dans un état vraiment déplorable à l’époque de notre arrivée. Les soldats étaient plus ou moins attaqués au scorbut, et chez la plupart la maladie était parvenue au dernier période. Les autres Russes ne se portaient pas mieux, et nous remarquâmes en particulier que le sergent, ayant bu une trop grande quantité de liqueurs fortes que nous lui donnâmes, eut, dans le cours de peu de jours, quelques-uns des symptômes les plus alarmans de cette maladie. Le capitaine Clerke confia tous ces malades à la vigilance de nos chirurgiens, et il ordonna de leur fournir de la choucroute et de la drêehe. Lorsque je revins de Bolcheretsk, j’observai avec beaucoup de surprise le changement en bien qu’annonçaient les visages des scorbutiques : nos chirurgiens attribuèrent surtout au moût de bière cette prompte guérison.

» La Resolution embarqua le Ier juin deux cent cinquante pouds ou quatre-vingt-dix quintaux de farine de seigle qu’on nous fournit des magasins de Petro-Pavlovska, et la Découverte en reçut à peu près la même quantité. On servit tout de suite une ration entière de pain aux équipages, ressource qu’ils n’avaient pas eue depuis notre départ du cap de Bonne-Espérance. Notre provision d’eau fut achevée le même jour.

» Port, qui nous servait toujours d’interprète, se conduisit avec tant de modestie et de discrétion, qu’après le départ du major Behm, il ne fut plus pour nous Jean Port, mais monsieur Port, et il eut part, le 4 juin, à la fête de l’anniversaire du roi, ainsi que le sergent, en qualité de commandant de la place. Notre digne ami, le prêtre de Paratounca, donna de son côté une grande fête à laquelle quelques-uns de nos messieurs assistèrent ; ils en revinrent très-satisfaits de la profusion des mets, ainsi que des danses qui eurent lieu après le repas.

» Le 6, vingt bêtes à cornes arrivèrent d’après un ordre du commandant, de Verchney, octrog situé sur la rivière de Kamchatka, et éloigné du havre au moins de cent milles, comptés à vol d’oiseau. Ces animaux étaient d’une grosseur médiocre ; et quoique leur voyage eût été de dix-sept jours, ils se trouvaient en bon état. Les quatre jours suivants, nous nous disposâmes à appareiller, et nous commençâmes à démarrer le 11.

» Le 15, ayant la pointe du jour, nous entendîmes un bruit sourd qui ressemblait à un coup de tonnerre éloigné, et au lever de l’aurore, nous trouvâmes les ponts et les côtés des vaisseaux couverts, à la hauteur d’un pouce, d’une poussière fine, qui ressemblait à de la poudre d’émeri. L’atmosphère, encore chargée de cette substance, était obscurcie, et si épaisse et si noire du côté du volcan, situé au nord du port, que nous ne pouvions distinguer le corps de la montagne. À midi et durant l’après-dinée, les explosions devinrent plus éclatantes, et elles furent suivies de bouffées d’un fraisil, dont chaque morceau en général était à peu près de la grosseur d’un pois ; on en recueillit quelques-uns qui étaient comme une noisette. De petites pierres, sur lesquelles l’action du feu n’avait produit aucune altération, tombèrent avec le fraisil. Nous eûmes le soir des éclairs et des coups de tonnerre, qui, joints à l’obscurité de l’atmosphère et à l’odeur de soufre que nous respirions, formèrent un spectacle effrayant. Nous étions alors à environ huit lieues de distance du pied de la montagne.

» Le 16, à la pointe du jour, nous levâmes l’ancre, et nous sortîmes de la baie. À midi, nous étions à deux lieues de la terre, et les sondes rapportèrent quarante-trois brasses, fond de petites pierres de l’espèce de celles qui tombèrent sur les vaisseaux après l’éruption du volcan ; mais nous ne pûmes découvrir si elles avaient été jetées par la dernière éruption, ou par des éruptions antérieures.

» Le Kamtchatka n’était plus alors tel que nous l’avions vu à l’époque de notre arrivée : excepté un petit nombre de taches qu’on apercevait encore au sommet de quelques montagnes très-élevées, la neige avait disparu, et une belle verdure couvrait leurs flancs, qui, en plusieurs endroits, étaient bien boisés.

» Les vaisseaux s’éloignèrent de la côte de Kamtchatka le 18 juin, et ils firent route au nord. Après avoir relevé quelques-unes des côtes du Kamtchatka, et du pays des Tchouskis et des Konaques, ils se trouvèrent le 21 juillet par 69° 34′ de latitude, et 167° de longitude ouest : ils étaient environnés et arrêtés de tous côtés par les glaces ; et c’est à ce point qu’ils terminèrent pour la seconde fois leurs recherches du passage au nord.

» Un champ de glace fixe et compacte rendant mutiles tous nos efforts, dit le capitaine King, pour approcher de la terre, et paraissant joint au continent de l’Amérique, nous dîmes adieu au projet de revenir en Angleterre par le nord-est. Le capitaine Clerke va exposer lui-même les motifs qui le déterminèrent à changer de route, et le plan de navigation qu’il forma alors : les lecteurs doivent l’écouter avec d’autant plus d’intérêt que ce sont les derniers détails que sa santé lui ait permis d’écrire.

» Il est maintenant impossible de pénétrer plus avant au nord sur cette côte, et il est hors de toute vraisemblance que le reste de l’été puisse fondre cet amas prodigieux de glaces : il paraît qu’elles offriront toujours une barrière insurmontable à chacune des tentatives que nous pourrions former. Je crois donc qu’il n’y a rien de mieux à faire pour le bien du service que de passer à la côte d’Asie, et de chercher sur cette route quelque ouverture qui nous mène plus loin ; s’il n’y a point d’ouverture, devoir s’il est possible de passer le long de cette côte, où il est bien difficile d’espérer un meilleur succès ; car la mer est Maintenant si embarrassée de glaces, que l’impossibilité du passage me pa raît absolument hors de doute. »

Les vaisseaux se portèrent en effet vers la côte d’Asie ; ce ne fut que le 27 juillet que le capitaine Clerke se détermina à abandonner ses recherches du côté de l’Asie ainsi qu’il les avait abandonnées du côté de l’Amérique. Nous n’avons pu indiquer les fatigues et les dangers de cette campagne, il faut que le lecteur se contente du résultat.

« Il était nécessaire alors, dit le capitaine King, de prendre une résolution sur la route que nous devions tenir, et le capitaine envoya les charpentiers à bord de la Découverte afin de connaître en détail les avaries que les glaces lui avaient causées quatre jours auparavant. Le capitaine Gore et les charpentiers des deux vaisseaux pensèrent qu’il faudrait trois semaines pour le radoub, et qu’il serait indispensable dy travailler dans un port.

» Voyant que la mer, fermée par les glaces, ne nous permettait pas de nous élever davantage au nord, ou d’approcher plus près de l’un ou l’autre des continens, nous jugeâmes qu’il serait contraire au bien du service d’exposer les deux vaisseaux, et inutile au but de notre expédition de faire de nouvelles tentatives pour découvrir un passage au nord-est ou au nord-ouest. Ces motifs, joints aux représentations du capitaine Gore, déterminèrent le capitaine Clerke à ne plus perdre de temps sur des projets dont l’exécution était impossible mais à gagner la baie d’Avatcha, afin de nous y réparer et de reconnaître la côte du Japon avant que l’hiver nous ôtât les moyens de faire des découvertes.

» Je ne dissimulerai pas la joie qui se peignit sur la physionomie de chacun de nous dès que la résolution du capitaine Clerke fut connue, Nous étions tous fatigués d’une navigation très-dangereuse où la persévérance la plus opiniâtre n’avait pas été suivie de la plus légère apparence de succès. Nous courions les mers depuis trois ans ; et malgré les ennuyeuses campagnes que nous avions encore à faire, et l’immense espace qu’il nous fallait parcourir, nous tournâmes nos regards vers notre patrie avec un plaisir et une satisfaction aussi réelle que si nous avions déjà vu les côtes d’Angleterre.

» Si le capitaine Cook avait vécu à cette époque ; si, après une seconde tentative, il avait reconnu l’impossibilité du passage du nord-est ou du nord-ouest du grand Océan dans l’Océan atlantique, il aurait sans doute mis sous les yeux du public un résultat général des obstacles qui ont fait manquer cet objet principal de notre expédition, et il aurait ajouté ses observations sur un sujet si important, qui fixe l’attention et qui partage les opinions des philosophes et des navigateurs depuis plus de deux siècles. Je sens combien je suis incapable de le remplacer ici ; mais, afin de répondre en partie à l’attente du lecteur, je vais lui communiquer quelques remarques, que je le prie de recevoir avec indulgence.

» Il est très-probable qu’il ne peut y avoir de passage au nord-ouest de la mer Atlantique dans le grand Océan, au sud du 65e. parallèle. Si donc il existe réellement un passage, ce doit être dans l’hémisphère occidental, près de la baie de Baffin, ou en doublant la partie septentrionale du Groenland, ou bien dans l’hémisphère oriental par la mer Glaciale, au nord de la Sibérie ; et de quelque côté qu’il se trouve, les navigateurs doivent traverser le détroit de Behring. Il ne s’agit donc plus que d’examiner s’il est impossible de pénétrer dans la mer Atlantique par ce détroit, soit de l’un, soit de l’autre côté.

» D’après le résultat de nos deux campagnes, il paraît que la mer située au nord du détroit de Behring offre moins de glaces au mois d’août qu’au mois de juillet, et peut-être même qu’elle est plus libre encore au mois de septembre. Mais après l’équinoxe les jours diminuent si promptement, qu’il ne faut plus espérer le dégel, et il ne serait pas raisonnable de supposer que les chaleurs de la première quinzaine de septembre disperseront les glaces qui se trouvent sur les parties les plus septentrionales de la côte d’Amérique. En adoptant cette supposition, on conviendra toutefois qu’il y aurait de la folie à essayer de se rendre du cap Glacé aux parties connues de la baie de Baffin, c’est-à-dire de faire une route de quatre cent vingt lieues dans un espace de temps aussi court que celui où le passage serait ouvert.

» La côte d’Asie offre encore moins d’apparence de succès ; on en sera persuadé comme moi, si on examine nos observations sur l’état de la mer au sud du cap nord-est, et les détails que nous ont procurés sur la Sibérie les lieutenans de Behring[2] et le journal de Chalaouroff.

» Si le voyage de Dechneff est authentique, d prouve sans doute la possibilité de doubler la pointe nord-est de l’Asie ; mais si l’on songe que depuis ce navigateur il s’est écoulé un siècle et demi ; que durant cet intervalle, et à des époques où l’esprit humain était si curieux et si entreprenant, personne n’a encore pu faire la même route, on formera peu d’espérance sur les avantages qui pourraient en résulter. Si l’on suppose même que, durant une saison extrêmement favorable, un vaisseau a trouvé un passage libre antour des côtes de la Sibérie, et qu’il est arrivé sain et sauf à l’embouchure de la Léna, ce bâtiment aura encore à passer le cap Taïmoura, situé par 78° de latitude, et qui jusqu’ici n’a été doublé par aucun voyageur.

» On soutient cependant que de fortes raisons doivent faire supposer que la mer est moins couverte de glaces à mesure quon approche du pôle ; que toutes les glaces vues par nous dans les latitudes inférieures semblent avoir été formées dans les grandes rivières de la Sibérie et de l’Amérique, et qu’après s’être détachées des bords, elles étaient venues remplir les parages où nous les avons trouvées. Lors même que cette hypothèse serait vraie, il serait vrai aussi qu’il n’y aurait aucun moyen de traverser ces parages, si l’été ne fondait pas une masse si énorme de glaces. En admettant cette origine de la formation des glaces, nous aurions mal choisi l’époque de l’année pour essayer le passage, et il faudrait le tenter au mois d’avril et au mois de mai, avant, le dégel des rivières ; mais par combien d’argumens on peut attaquer cette supposition ! Les glaces que nous avons rencontrées au havre de Petro-Pavlovska nous ont mis en état de juger de celles auxquelles on peut s’attendre plus loin au nord, et nous ont fait présumer que la glace pouvait réunir les deux contmens pendant l’hiver : ce phénomène serait en effet d’accord avec ce qu’on nous dit au Kamtchatka. On nous assura qu’en partant l’hiver de la Sibérie, on se porte sur la glace à des distances plus grandes que ne l’est en quelques endroits le canal qui sépare les deux contmens.

» Le capitaine Cook, dont les premières idées sur cette matière avaient été analogues à celles des spéculateurs que je combats ici, fit durant le voyage actuel une foule de remarques qui le portèrent à changer de système. Nous avons trouvé les côtes de l’Ancien et du Nouveau-Monde très-basses ; les sondes diminuaient peu à peu à mesure que nous en approchions, et l’une et l’autre côte se ressemblaient d’une manière frappante ; ces faits, joints à la description du fleuve Copper-mine (de la mine de cuivre), par M. Hearne, donnent lieu de conjecturer que, quels que puissent être les fleuves qui débouchent du continent d’Amérique dans la mer Glaciale, ils sont de la même nature que ceux du côté de l’Asie, dont l’embouchure est si peu profonde, qu’ils ne peuvent recevoir que de petites embarcations : les glaces, au contraire, que nous avons vues s’élèvent au-dessus du niveau de la mer à une hauteur égale à la profondeur de ces fleuves ; en sorte que leur élévation entière, mesurée depuis sa base, doit être au moins dix fois plus grande.

» Les lecteurs ne manqueront pas de se rappeler ici un autre fait, qui paraît très-difficile à concilier avec l’opinion de ceux qui croient la terre nécessaire à la formation de la glace ; je veux parler de l’état différent où est la mer autour du Spitzberg et au nord du détroit de Behring : car enfin il faut expliquer comment, autour du Spitzberg et dans le voisinage de beaucoup de terres connues, les vaisseaux pénètrent annuellement à près de 80° de latitude ; tandis que de l’autre côté on n’a pu, après les plus grands efforts, aller au delà de 71°, où d’ailleurs les deux continens divergent presqu’à l’est et à l’ouest, et où l’on ne connaît point encore de terre aux environs du pôle. Ceux qui désireront des éclaircissemens plus complets peuvent lire les Observations faites durant un voyage autour du monde, par le docteur Forster : la question de la formation de la glace y est discutée d’une manière détaillée et satisfaisante, et l’on y trouve divers argumens très-solidets, d’où il résulte que les mers du pôle ne doivent pas être ouvertes.

» Avant de terminer ces remarques, je comparerai notre marche au nord durant nos deux campagnes, et j’ajouterai un petit nombre d’observations générales sur la côte des deux continens situes au nord du détroit de Behring.

» En 1778 nous ne rencontrâmes les glaces que le 17 août, par 70° de latitude : elles étaient alors en masses compactes, qui se prolongeaient aussi loin que pouvait s’étendre la vue ; une partie ou la totalité était mobile, puisque leur dérive manqua de nous enfermer entre elles et la terre. Ayant reconnu combien il serait inutile et dangereux d’essayer de pénétrer plus loin au nord entre les glaces et la terre, nous gouvernâmes vers la côte d’Asie, entre le 69e. et le 70e. parallèle, et nous rencontrâmes souvent de vastes champs de glaces sur notre route ; quoique les brumes et l’épaisseur de l’atmosphère ne nous aient pas permis d’en observer entièrement et précisément l’étendue, nous étions sûrs néanmoins, quand nous entreprenions de faire route au nord, de les retrouver avant d’être parvenus à 70° de latitude. Le 26 août, étant par 69° 45′ de latitude, et 146° de longitude ouest, nous en aperçûmes une quantité si considérable sur notre chemin, qu’il nous fut impossible de passer au nord ou à l’ouest. Nous fûmes obligés d’en longer les bords au sud-sud-ouest, jusqu’au moment où nous découvrîmes une terre que nous reconnûmes ensuite pour la côte d’Asie. La saison était très-avancée ; le ciel commençait à se charger de neige et de pluie neigeuse ; d’autres indices annonçaient l’approche de l’hiver, et nous abandonnâmes notre entreprise pour le moment.

» Notre seconde campagne se borna à peu près à confirmer les observations faites durant la première : car nous ne pûmes nous rapprocher du continent de l’Asie par delà le 67e. parallèle ; et il nous a été impossible d’approcher de celui de l’Amérique, si j’en excepte un espace d’un petit nombre de lieues, situé entre 68° 20′ de latitude, que nous n’avions pas vu l’année précédente. La glacé nous a arrêtés plus bas, et nos efforts pour pénétrer davantage au nord s’exercèrent principalement sur le milieu du canal qui est entre les deux côtes. Nous nous sommes élevés du côté de l’Amérique plus loin que sur celui de l’Asie ; nous avons rencontré la glace plus tôt et en plus grande quantité sur la dernière côte durant les deux campagnes. À mesure que nous nous sommes élevés au nord, nous avons toujours vu la glace plus compacte et plus solide ; mais comme dans nos différentes traversées, d’un côté à l’autre, nos vaisseaux ont passé sur des portions de mer fermées auparavant, nous avons conjecturé que la plus grande partie des glaces était mobile. Nous avons évalué leur hauteur moyenne de huit à dix pieds ; et la plus considérable, de seize à dix-huit.

» C’est à 66° de latitude que les deux eontitinens se rapprochent le plus : la largeur du détroit y est de treize lieues ; par delà, la côte d’Asie et celle d’Amérique divergent au nordest-quart-est et à l’ouest-nord-ouêst ; et au 69e. parallèle elles sont séparées par un intervalle de 14° de longitude, ou d’environ cent lieues. On est frappé, au nord du détroit, de la ressemblance d’aspect des deux pays. L’un et l’autre sont dénués de bois. Les côtes sont basses, et plus avant dans les terres on voit des montagnes qui s’élèvent à une grande hauteur.

» Le 22 août 1779, le capitaine Charles Clerke, âgé de trente-huit ans, mourut d’une consomption qui avait commencé avant son départ d’Angleterre, et qui l’avait rendu languissant durant tout le voyage. Son dépérissement insensible nous affligeait depuis longtemps, dit le capitaine King ; mais le courage, l’égalité d’âme, la bonne humeur qu’il conserva jusqu’à son dernier moment, et la résignation mêlée de satisfaction avec laquelle il se soumit à son sort, nous donnèrent une sorte de consolation. Il était impossible de ne pas prendre un intérêt particulier à un homme dont la vie avait été continuellement remplie par les fatigues et les travaux que les marins ont à supporter, et sous lesquels il succombait. Il servait dans la marine depuis sa tendre jeunesse : il s’était trouvé à plusieurs actions durant la guerre de 1756, et en particulier au combat de la Bellone et du Courageux ; placé alors à la hune d’artimon, il tomba à la mer avec le mât ; mais il fut recueilli par les canots sans être blessé. Il était midshipman à bord du Dauphin, lorsque ce vaisseau fit son premier voyage autour du monde, sous le commodore Byron, et il fut envoyé ensuite à la station d’Amérique. Il fit son second voyage autour du monde sur l’Endeavour, en qualité d’aide du m aster ; et par la promotion qui eut lieu durant l’expédition, il revint, lieutenant. Il fit une troisième fois le tour du globe, lors du premier voyage de la Résolution, dont il fut nommé second lieutenant ; et peu de temps après son retour en Angleterre (en 1775) il fut élevé au rang de capitaine. Durant les préparatifs de l’expédition dont j’achève le journal, il fut nommé commandant de la Découverte, pour accompagner le capitaine Cook, à la mort duquel il obtint le commandement en chef, comme je l’ai déjà dit.

» Il y aurait une extrême injustice à ne pas dire que, durant le court intervalle pendant lequel il dirigea notre expédition, il montra le plus grand zèle et les soins les plus empressés pour la faire réussir. Sa santé déclinait rapidement à l’époque où le commandement en chef lui fut déféré, et il se trouvait hors d’état d’affronter les rigueurs des hautes latitudes septentrionales ; mais le délabrement de son corps ne diminua en rien la force et l’activité de son esprit. Quoiqu’il sût qu’en différant son retour vers un climat plus chaud, il renonçait à la seule chance de guérison qu’il eut encore, il craignait qu’on ne lui reprochât d’avoir mis son intérêt personnel avant le bien du service, et il persévéra dans la recherche du passage jusqu’au moment où les officiers des deux vaisseaux opinèrent qu’il était impraticable, et que des tentatives ultérieures seraient non-seulement inutiles, mais dangereuses. »

La Résolution mouilla dans le havre de Petro-Pavlovska le 24 août ; son pavillon était à mi-mât, parce qu’elle avait à bord le corps du commandant. La Découverte ne tarda pas à y arriver.

« Nous fûmes à peine mouillés, que notre ami le sergent, toujours chargé du commandement de la place, arriva à bord avec un présent de baies qu’il destinait au capitaine Clerke. Il fut extrêmement affligé en apprenant sa mort. Le capitaine Clerke ayant recommandé qu’on déposât son corps à terre, et, s’il était possible, dans l’église de Paratounca, nous en parlâmes au sergent, et nous délibérâmes avec lui sur ce qu’il fallait faire en cette occasion. Dans le cours de notre conversation, qui fut assez pénible, faute d’interprète, il nous dit que le professeur Delisle et plusieurs Russes avaient été enterrés près des baraques de la garnison à l’ostrog de Petro-Pavlovska, et que cet endroit serait préférable à l’église de Paratounca, puisqu’on devait la fermer et en bâtir une nouvelle à Petro-Pavlovska l’année suivante. Il fut donc résolu que nous attendrions l’arrivée du prêtre de Paratounca, que le sergent nous conseilla d’envoyer chercher, en ajoutant que ce prêtre était le seul homme en état de nous satisfaire sur ce sujet. Il nous dit aussi qu’il allait détacher un exprès à Bolcheretsk, afin d’instruire le gouverneur de la province de notre retour. Le capitaine Gore écrivit au gouverneur pour le prier de nous faire parvenir seize bêtes à cornes le plus promptement possible. Le gouverneur ne savait d’autre langue que le russe ; et le sergent, à qui nous fîmes comprendre ce que nous demandions, se chargea volontiers de donner l’explication de notre lettre.

» Quoique l’aspect du Kamtchatka eut gagné, depuis notre première relâche, la santé des Russes ne nous parut pas avoir profité du retour de la belle saison. Ils observèrent de leur côté que nous étions dans le même cas ; et comme ils ne semblaient pas plus disposés que nous à écouter avec plaisir des remarques sur les mauvaises mines, nous ne manquâmes pas d’attribuer mutuellement cet effet à la teinte fleurie et animée du pays qui répandait un air de pâleur et de mort sur nos visages.

» L’éruption du volcan, qui avait été si forte lorsque nous sortîmes de la baie, n’avait pas causé de dommage. Cependant des pierres de la grosseur d’un œuf d’oie étaient tombées à l’ostrog.

» Le 25 au matin, le capitaine Gore expédia les nouvelles commissions que la mort du capitaine Clerke rendait nécessaires ; il prit le commandement de la Résolution ; il me donna celui de la Découverte. Le capitaine Gore me permit d’emmener sur la Découverte quatre midsmpmen qui m’étaient utiles pour les calculs astronomiques, et dont les secours me devenaient d’autant plus nécessaires que nous n’avions pas les éphémérides de cette année. M. Bayley me remplaça sur la Résolution, afin qu’on pût continuer les observations astronomiques sur les deux vaisseaux. Nous reçûmes le même jour la visite du pope Romanoff Vereshagen, le digne prêtre de Paratounca. La douleur qu’il témoigna de la mort du capitaine Clerke fit honneur à son cœur. Il confirma ce que nous avait dit le sergent sur le déplacement de l’église ; il ajouta qu’on préparait les bois pour la construction de l’édifice : mais il laissa au capitaine Gore le choix de Paratounca ou du lieu destiné à la nouvelle église, dans l’ostrog de Petro-Pavlovska.

» La saison étant très-avancée, je craignis que des délais ou des empêchemens causés par le travail à faire à la Découverte ne nuisissent au projet qu’avait le capitaine Gore de faire de nouvelles découvertes, et j’ordonnai d’enlever seulement la portion de doublage absolument nécessaire pour réparer les avaries que nous avait causées la glace. Je pris cette résolution de peur de découvrir une quantité plus grande de bordage en mauvais état ; je jugeai qu’il valait mieux le laisser tel qu’il était que de le remplacer par du bouleau vert que j’aurais peut-être de la peine à trouver. Tout mon équipage était alors occupé, afin que nous fussions prêts à appareiller lorsque les charpentiers auraient achevé leur travail. Je chargeai quatre de mes gens de pêcher du saumon. Ils en prirent une quantité considérable, que nous jugeâmes d’une excellente qualité ; outre ce qu’il en fallait pour la consommation des deux bâtimens, nous en salions près d’une barrique par jour. Les convalescens, au nombre de quatre, cueillaient des légumes, et faisaient la cuisine des détachemens employés à la terre. On débarqua aussi notre poudre, afin de la sécher. La Résolution et la Découverte convertirent en huile la graisse de morse que nous avions embarquée durant notre campagne au nord. Nous avions alors un besoin indispensable d’huile, car notre provision de chandelles était épuisée depuis long-temps. La réparation des futailles donna beaucoup de besogne aux tonneliers, et les deux équipages furent occupés jusqu’au 28. Les charpentiers continuèrent alors leurs travaux ; mais on laissa aux autres l’après-dînée de ce jour, afin qu’ils pussent laver leur linge, mettre leur garde-robe un peu en ordre, et paraître avec quelque décence à la cérémonie du lendemain.

» Nous célébrâmes les funérailles du capitaine Clerke le lendemain dans l’après-dînée : les officiers et les équipages des deux vaisseaux suivirent le corps jusqu’à la fosse, tandis que la Résolution et la Découverte tiraient des coups de canon de minute en minute : quand le service fut fini, les soldats de marine firent trois décharges générales. Le capitaine Clerke fut enterré au-dessous d’un arbre, sur une élévation qu’offre là vallée située au nord du havre, et où sont établis l’hôpital et les magasins des Russes : le capitaine Gore, d’après les raisons indiquées plus haut, ne crut pas pouvoir choisir un emplacement plus conforme à la dernière volonté du capitaine Clerke ; et selon ce que nous dit le prêtre de Paratounca, le tombeau doit se trouver un jour au centre de la nouvelle église. Ce respectable pasteur se tint durant la procession à côté de celui de nos messieurs qui lut les prières des morts : tous les Russes de la garnison étaient rassemblés, et ils accompagnèrent le convoi avec beaucoup de respect et de recueillement.

» Un enseigne arriva le 3 septembre de Bolcheretsk, avec une lettre du capitaine Schmaleff, gouverneur de Kamtchatka, pour le capitaine Gore : nous la fîmes lire par le sergent ; il nous dit que le gouverneur avait donné des ordres qu’on nous amenât les bêtes à cornes dont nous avions besoin ; que nous les recevrions dans peu de jours, et que M. Schmaleff viendrait nous voir immédiatement après l’arrivée d’un sloop d’Okhotsk, attendu chaque jour. L’enseigne arrivé de la capitale du Kamtchatka était fils du capitaine lieutenant Synd, qui avait commandé une expédition entre l’Asie et l’Amérique, faite onze années auparavant, et qui résidait alors à Okhotsk : il nous annonça qu’il venait prendre nos ordres, et veiller à ce qu’on nous fournît toutes les choses qui nous seraient nécessaires ; qu’il demeurerait avec nous jusqu’au moment où le gouverneur de la province pourrait partir de Bolcheretsk, et qu’il s’en retournerait alors, afin que la garnison ne fût pas sans officier.

» Mes détachemens qui se trouvaient à terre revinrent à bord le 5. Je les employai à gratter les fonds du vaisseau et à embarquer huit tonnes de bardeaux qui devaient servir de lest. Nous allions trouver des peuples dont l’accueil dépendrait, selon toute apparence, de l’air plus ou moins imposant de nos vaisseaux ; deux de nos canons furent, en conséquence, tirés de la cale et placés sur le pont.

» Nous commençâmes, à peu près à cette époque, à faire bouillir une espèce de petit pin qui croît ici en grande abondance ; nous crûmes que cette décoction pourrait nous servir dans la suite à brasser de la bière, et que nous viendrions à bout de nous procurer à Canton du sucre ou de la mélasse. J’étais sûr d’ailleurs que ce serait un bon anti-scorbutique, et je désirais d’autant plus embarquer une quantité considérable de ce végétal, que la plupart des anti-scorbutiques dont on avait pourvu mon vaisseau en Angleterre se trouvaient consommés ou gâtés.

» Le 10 au matin, les canots des deux vaisseaux remorquèrent une galiote russe d’Okhotsk, qui se montrait à l’entrée du havre. Ce bâtiment était en route depuis trente-cinq jours, et du haut du fanal on l’avait vu quinze jours auparavant louvoyer pour gagner l’ouverture de la baie : il avait envoyé à terre sa seule embarcation pour y chercher de l’eau dont l’équipage commençait à avoir grand besoin : le vent ayant fraîchi, cette embarcation fit naufrage à son retour, et la galiote, rejetée dans la haute mer, avait souffert extrêmement.

» Elle portait cinquante soldats avec leurs femmes et leurs enfans, et plusieurs autres passagers : elle avait d’ailleurs vingt-cinq hommes d’équipage, en sorte qu’il se trouvait plus de cent personnes à bord. C’était beaucoup pour un bâtiment de quatre-vingts tonneaux, aussi chargé de vivres et de munitions. Cette galiote et le sloop que nous vîmes ici au mois de mai avaient la forme des dogres hollandais. Peu de temps après qu’elle eut jeté l’ancre, nous reçûmes la visite d’un poutparouchich ou sous-lieutenant qui venait prendre le commandement de Petro-Pavlovska. Une partie des soldats devait renforcer la garnison, et l’on débarqua deux pièces de campagne pour ajouter à la défense de ce lieu. Nous jugeâmes que notre première relâche avait attiré l’attention du gouverneur de la Sibérie sur la faiblesse de la place, et l’honnête sergent me dit, en levant les épaules d’une manière très-significative, que, puisque nous avions trouvé le moyen d’y aborder, d’autres peuples qui n’auraient pas les mêmes intentions pourraient suivre notre exemple.

» La Résolution, qui avait réparé ses dommages, se remit à flot le lendemain ; et dans le cours de la journée, nous tirâmes de la galiote une petite quantité de brai, de goudron, de cordages et de fil de caret ; la toile était la seule chose que nous eussions demandée ; mais il y en avait peu dans les magasins, et on ne put nous en fournir. Nous reçûmes aussi treize mille sept cent quatre-vingt-deux livres de farine.

» Jusqu’ici nous avions eu un temps toujours sec, mais il survint une forte pluie accompagnée de grosses rafales, qui nous, obligèrent d’amener les vergues et les mâts de hune.

» Le dimanche 12, on laissa reposer les équipages ; mais le mauvais temps trompa nos espérances, et empêcha nos gens de cueillir des baies, qui croissent en grande quantité sur la côte : ils se livrèrent à terre à d’autres amusemens. Le même jour, l’enseigne Synd nous quitta pour retourner à Bolcheretsk avec plusieurs des soldats venus sur la galiote. Il n’eut d’autre table que la nôtre durant son séjour à Petro-Pavlovska. Par égard pour son père, nous le regardions comme notre frère, et nous le traitâmes avec l’affection que méritait un membre de la famille des navigateurs qui ont entrepris des découvertes

» Nous avions admis le sergent à notre table, parce qu’il était commandant de la place, parce qu’il avait d’ailleurs de la vivacité et de Intelligence, et qu’il comprenait mieux qu’aucun autre le petit nombre de mots russes que nous avions appris. L’enseigne Synd avait eu la politesse d’y consentir ; mais, à l’arrivée du nouveau commandant, le sergent fut disgracié, et on ne lui permit plus de s’asseoir en présence des officiers, Nous avions bien envie de demander cette grâce pour lui ; mais nous jugeâmes qu’elle était incompatible avec la discipline des Russes.

» L’arrimage fut fini le 15 ; nous avions embarqué le bois et l’eau qui nous étaient nécessaires, et en vingt-quatre heures nous pouvions appareiller. Il faut cependant observer que le bétail n’était pas encore arrivé de Verchney ; et comme nous avions surtout besoin de viande fraîche, qui était presque indispensable pour la santé des équipages, nous ne pouvions songer à partir sans l’avoir reçue. Tout annonçait le beau temps : nous crûmes devoir profiter de cet intervalle pour prendre quelques récréations à terre, et nous instruire un peu de l’état du pays. Le capitaine Gore proposa une chasse de l’ours, et nous adoptâmes son idée avec empressement.

» Voulant laisser un jour de repos à Hospodin Ivaskin, gentilhomme russe de Verchney, qui devait être de la chasse, et qui était arrivé le 15, nous ne partîmes que le 17. Le major Behm l’avait prié de se rendre auprès de nous lorsque nous serions de retour à Petro-Pavlovska, et de nous servir d’interprète ; ce qu’on nous avait dit de lui nous donnait un grand désir de le voir.

» Sa famille avait tenu un état considérable en Russie. Fils d’un général au service de la czarine, élevé en France et en Allemagne, il avait été page de l’impératrice Élisabeth, et enseigne de ses gardes. On lui donna le knout à l’âge de seize ans ; on lui fendit le nez et on l’exila d’abord en Sibérie, et ensuite au Kamtchatka, où il vivait depuis trente-un ans. Il était d’une haute taille et très-maigre ; des rides profondes sillonnaient son visage, et quoiqu’il n’eût que cinquante-six ans, toute sa figure annonçait la décrépitude.

» Nous fûmes très-affligés de ce qu’il avait complètement oublié l’allemand et le français ; il ne pouvait construire une phrase, et il ne comprenait qu’avec peine ce que nous lui disions dans l’une ou l’autre de ces langues. Nous perdîmes ainsi une occasion favorable qui devait nous procurer de nouvelles informations sur le Kamtchatka. Nous avions d’ailleurs espéré que le récit de son histoire nous causerait un grand plaisir : car il est vraisemblable qu’il n’aurait pas craint de la raconter à des étrangers qui pouvaient lui rendre de petits services, et qui n’avaient aucun motif d’abuser de sa confiance. Les Russes établis ici ne savaient point la cause de son exil ; mais ils pensaient généralement qu’il avait commis un délit très-grave : ils le croyaient d’autant plus, que, depuis l’avènement au trône de l’impératrice actuelle, deux ou trois gouverneurs du Kamtchatka s’étaient efforcés d’obtenir son rappel ; mais, loin de réussir dans leurs sollicitations, ils n’avaient pas même pu faire changer le lieu de son bannissement. Il nous dit qu’il avait passé vingt ans sans manger de pain ; qu’on ne lui avait accordé des subsistances d’aucuue espèce durant cet intervalle, et qu’il avait vécu parmi les Kamtchadales du produit de ses pénibles chasses ; qu’il obtint ensuite une modique pension, et que sa position avait commencé à être infiniment plus douce après l’arrivée du major Behm. Ce respectable gouverneur lui avait témoigné de l’intérêt, et en invitant souvent à sa table, il avait engagé les autres Russes à le recevoir également : il avait d ailleurs fait porter la pension de cet infortuné à cent roubles, c’est-à-dire, à la somme que reçoivent les officiers avec rang d’enseigne, dans tous les états de l’impératrice, excepté dans cette province, où leur solde est double. M. Behm était venu à bout de lui procurer la permission de demeurer à Okhotsk ; mais songeant qu’il pourrait nous être utile lors de notre retour à Petro-Pavlovska, il l’avait engagé à nous attendre.

» J’appris le 20 avec regret que durant notre absence le vieux pout-parouchich avait fait infliger un châtiment corporel à notre ami le sergent : personne d’entre nous ne put en découvrir la cause ; mais on imagina que notre politesse envers le sergent lui avait donné de la jalousie. Nous avions toutes sortes de raisons de croire que l’offense, quelle qu’elle fût, ne méritait pas une peine aussi humiliante, et nous en fûmes affligés et indignés : nos liaisons avec le sergent et l’intérêt que nous lui témoignions, nous rendaient en quelque sorte cet affront personnel. Je n’ai pas encore dit que nous avions consulte le respectable major Behm sur les moyens les plus propres à rendre quelques services au sergent qui avait maintenu le bon ordre dans l’ostrog durant notre première relâche, et qui, en toutes les occasions, s’était montré si empressé à nous être utile. Le major, qui avait aussi de la bienveillance et de l’amitié pour ce sous-officier, nous avait conseillé d’écrire au gouverneur-général ; le capitaine Clerke lui donna une lettre sur cet objet ; il nous dit qu’il joindrait ses sollicitations aux autres ; et au moment où nous nous quittâmes, il nous parut persuadé que le sergent obtiendrait un grade supérieur.

» Nous voulûmes » attendre l’arrivée du capitaine Schmaleff pour faire des remontrances sur la manière dont on avait traité le sergent. Notre ignorance de la langue du pays nous empêchant d’entrer dans la discussion de cette affaire, ce parti nous parut le meilleur. Lorsque le pout-parouchich vint nous voir, nous ne pûmes nous empêcher de lui montrer notre chagrin, et de le recevoir très-froidement.

» Le capitaine Schmaleff arriva le 22, et il nous quitta le 25 ; il se conduisit avec beaucoup de générosité à notre égard. Il nous montra un désir si vif de nous obliger, que nous crûmes pouvoir lui demander une petite grâce pour un Kamtchadale de nos amis. Il s’agissait de récompenser un vieux soldat qui avait toujours ouvert sa maison à nos sous-officiers, et qui leur avait rendu mille services, ainsi qu’aux deux équipages. M. Schmaleff souscrivit volontiers à notre demande : le vieux soldat fut nommé sur-le-champ caporal (c’était tout ce qu’il désirait), et on lui ordonna de venir remercier les officiers anglais de ce grade important. Il ne sera pas inutile d’observer que la classe inférieure des officiers de l’armée russe a sur les simples soldats un degré de prééminence que nous ne connaissons guère dans l’armée anglaise. Nous fûmes très-surpris de voir un sergent prendre le ton de hauteur, et exiger des subalternes tout le respect qui est du à un omcier breveté. On peut remarquer d’ailleurs qu’il y a en Russie beaucoup plus de gradations de dignités que dans les autres pays. On ne compte pas moins de quatre grades intermédiares entre le sergent et le simple soldat.

» La discipline de l’armée russe est très-rigoureuse et très-sévère, même dans les provinces les plus éloignées de la cour : les officiers brevetés sont assujettis à ses rigueurs comme les soldats. S’ils commettent la plus légère faute on les emprisonne et on les met au pain et à l’eau ; un enseigne de nos amis nous dit que pour avoir eu part à une querelle d’ivrogne, on l’avait tenu trois mois au cachot sans autre nourriture, et que depuis cette époque il avait de la répugnance à manger en compagnie.

» Le 25 j’allai à la chasse aux ours. Lorsque les naturels y veulent aller, ils s’arrangent pour arriver au coucher du soleil sur les terrains que fréquentent ces animaux : ils recherchent ensuite leurs traces ; ils examinent eelles qui sont les plus récentes, et qui semblent indiquer la meilleure embuscade : ees traces sont plus nombreuses sur les sentiers qui mènent des bois aux lacs, et parmi les joncs, les longues herbes et les fougeraies placés au bord de l’eau. Lorsque le lieu de l’embuscade est déterminé, les chasseurs fixent en terre les béquilles sur lesquelles ils pointent leurs fusils ; ils s’agenouillent ensuite, ou se couchent par terre, selon que l’endroit où ils se tiennent cachés est plus ou moins couvert ; et armés d’ailleurs d’un épieu qu’ils portent à leur côté, ils attendent leur proie. Ces précautions, qui ont surtout pour objet de ne pas manquer leur coup, sont très-convenables : d’abord la poudre et le plomb se vendent si cher au Kamtchatka, qu’un ours ne vaut pas plus de quatre ou cinq cartouches ; et, ce qui est plus important encore, si le premier coup ne met pas l’ours hors de combat, il en résulte souvent des suites funestes ; car l’ours se porte sur-le-champ : vers le lieu d’où viennent le bruit et la fumée, et il attaque ses ennemis avec beaucoup de fureur. Il est impossible aux chasseurs de recharger : l’animal est rarement à plus de trente-six à quarante-cinq pieds de distance lorsqu’ils la tirent ; s’ils ne le renversent pas, ils saisissent à l’instant même leur épieu pour se défendre ; et s’ils ne lui portent pas un premier coup mortel quand il fond sur eux, leur vie est en danger. Si l’ours pare le coup (ce que la force et l’agilité de ses pattes le mettent souvent en état de faire), et s’il se précipite sur les chasseurs, le combat devient alors inégal, et ils se croient heureux s’il n’y a qu’un seul d’entre eux de tué.

» Il y a deux époques de l’année où ce divertissement, ou plutôt ce travail, est surtout dangereux ; au printemps, lorsque les ours sortent pour la première fois de leurs tanières, après avoir passé l’hiver sans prendre de nourriture : car on assure universellement ici que ces animaux sont réduits à sucer leurs pattes durant l’hiver ; ils sont très-redoutables en cette saison : si la gelée est forte, et si la glace, qui n’est pas encore rompue dans le lac, les prive de leurs moyens de subsistance, ils ne tardent pas alors à devenir affamés et féroces. Ils ont l’odorat très-fin ; ils sentent de loin les Kamtchadales, et ils les poursuivent ; comme ils rôdent hors de leurs sentiers ordinaires, ils attaquent souvent des malheureux qui ne se trouvent pas sur leurs gardes ; et, dans ce cas, les chasseurs du pays, ne sachant point tirer au vol ou à la course, et étant toujours obligés d’avoir leurs fusils posés sur un point d’appui, sont assez fréquemment dévorés par ces animaux. L’autre saison de l’année où on ne les rencontre pas sans péril est celle du rut.

» La chasse fournit un grand nombre de traits qui prouvent la tendresse de ces animaux pour leurs petits, et celle de ces derniers pour leur mère. Les chasseurs mettent à profit ces observations ; ils ne s’avisent pas de tirer un ourson lorsque sa mère est dans les environs, car elle porte la fureur jusqu’à la frénésie ; si son ourson est blessé, et si elle découvre son ennemi, elle l’immole à sa vengeance. D’un autre côté, si la mère est blessée, ses petits ne la quittent pas, lors même qu’elle est morte depuis assez long-temps ; ils témoignent l’affliction la plus profonde par des mouvemens et des gestes très-expressifs, et ils deviennent ainsi la proie des chasseurs.

» Si l’on en croit les Kamtchadales, la sagacité des ours est aussi extraordinaire et aussi digne de remarque que leur attachement filial ou maternel. Ils en citent mille traits. Je me bornerai à en indiquer un seul, dont les gens du pays parlent comme d’un fait très-connu. Il s’agit du stratagème employé par les ours pour attraper les rennes, dont la légèreté l’emporte de beaucoup sur celle dont ils sont doués. Ces rennes se tiennent en troupes nombreuses ; ils fréquentent surtout les terrains bas, et ils aiment à brouter l’herbe qui se trouve au pied des rochers et des précipices. L’ours, qui les sent de loin, les suit jusqu’au moment où il les aperçoit ; il choisit alors une position élevée ; il s’avance avec précaution, et il se cache au milieu des rochers à mesure qu’il fait ses approches : quand il est immédiatement au-dessus de ces animaux, et assez près pour remplir son objet, il commence à détacher avec ses pattes des fragmens de rochers qu’il roule au milieu des rennes. Ensuite il n’essaie de les poursuivre que lorsqu’il a estropié quelqu’un du troupeau ; il se précipite alors sur sa proie, et son attaque a du succès, ou elle ne réussit pas, selon que sa victime est plus ou moins blessée.

» Les Kamtchadales avouent, avec reconnaissance qu’ils doivent à l’ours le peu de progrès qu’ils ont fait jusqu’ici dans les sciences et dans les arts. Ils disent qu’ils lui doivent tout ce qu’ils savent de médecine et de chirurgie ; qu’ayant remarqué l’espèce d’herbes qu’emploie cet animal pour panser ses blessures ou celles dont il se nourrit lorsqu’il devient malade ou languissant, ils ont appris à connaître la plupart des simples qui leur servent de remèdes ou de cataplasme ; mais ce qui est encore plus singulier, ils conviennent que les ours sont aussi leurs maîtres de danse. La vérité de cette assertion est même sensible ; car la danse de l’ours des Kamtchadales représente exactement chacune des attitudes et chacun des gestes de cet animal : ses pas et ses mouvemens se trouvent dans toutes leurs autres danses, et c’est ce qu’ils en estiment le plus.

» Le capitaine Gore alla le 30 à Paratounca afin de placer dans l’église un écusson préparé par M. Webber, avec une inscription qui indique l’âge et le rang du capitaine Clerke, et l’objet de l’expédition qu’il commandait au moment de sa mort. Le capitaine Gore cloua aussi sur l’arbre au-dessous duquel le capitaine Clerke est enterré une planche qui offre à peu près la même inscription. La Résolution et la Découverte furent remarquées le 2 octobre hors du havre.

» Les bêtes à cornes que nous attendions de Verchney arrivèrent la veille de notre sortie du havre, et le capitaine Gore résolut de prolonger notre relâche de cinq ou six jours, afin que nos équipages pussent manger de la viande fraîche, et recueillir ainsi tous les avantages possibles de ce supplément de vivres que nous désirions si fort. Ce délai ne fut pas mal employé : on répara les embarcations, les pompes, les voiles, et les agrès des deux vaisseaux. Je brassai assez de bière pour en servir quinze jours, et j’ajoutai dix barriques de forte essence de spruce à la quantité que nous en avions déjà. Cette provision était d’autant plus utile, qu’excepté un petit nombre de bouteilles laissées en réserve pour les cas de nécessité, on servait alors la dernière barrique de liqueurs spiritueuses.

» Le 30 octobre, jour de la fête de l’impératrice de Russie, le capitaine Gore invita à dîner le prêtre Paratounca, Ivaskin et le sergent, et nous régalâmes d’ailleurs les sous-officiers de la garnison, les deux toïons de Paratounca, ceux de Petro-Pavlovska, et les autres Kamtchadales les plus distingués du canton. Tous les naturels indistinctement furent admis à la table des matelots : on servit à chacun de nos gens une livre de bon bœuf ; et du grog, qu’on lit avec le reste de nos liqueurs spiritueuses. Nous tirâmes vingt-quatre coups de canon ; et, vu la position des possessions de la czarine où nous nous trouvions, la fête ne fut pas indigne d’une souveraine si célèbre et si magnifique.

» Le 5, nous reçûmes de Bolcheretsk une nouvelle provision de thé, de sucre et de tabac : Le capitaine Schmaleff avait rencontré ce présent que nous envoyait sa femme : il nous écrivit que le sloop étant arrivé d’Okhostk durant son absence, madame Schmaleff, qui s’intéressait beaucoup à nous, avait détaché tout de suite un courrier : il nous priait d’accepter ces bagatelles de la part de sa femme.

» Nous nous portâmes vers l’ouverture de la baie le 8 au matin, et nous reprîmes à bord tous les canots ; mais le vent ayant tourné au sud, nous ne pûmes aller plus loin, et nous fûmes obligés de mouiller.

« Nous démarrâmes de nouveau le 9, à quatre heures du soir ; et tandis qu’on relevait avec peine ma dernière ancre, on me dit que le tambour des soldats de marine s’était échappé du canot envoyé à la bourgade ; qu’on l’avait vu avec une femme kamtchadale qui lui avait inspiré beaucoup d’affection, et qu’elle l’avait sollicite souvent de demeurer dans le pays. Quoique cet homme nous fut inutile depuis long-temps, parce qu’il avait au genou une enflure qui ne lui permettait pas de marcher, je sentis qu’il deviendrait à charge aux Russes et à lui-même, et ses infirmités me décidèrent de plus en plus à ne pas appareiller sans lui. Je priai donc le sergent d’envoyer des détachemens de soldats à la poursuite du déserteur : quelques-uns de nos matelots allèrent le chercher à un endroit des environs où il se retirait communément, et où ils le trouvèrent avec sa maîtresse. On le ramena, et je suivis la Résolution hors de la baie. »

Les deux vaisseaux se trouvèrent hors de la baie d’Avatcha le 9 octobre 1779.

« Nos instructions, dit le capitaine King, avaient prévu le cas où il nous serait peut-être impossible de passer du grand Océan dans l’océan Atlantique ; elles autorisaient le commandant de l’expédition à revenir en Angleterre par la route qu’il croirait la plus utile aux progrès de la géographie ; et le capitaine Gore demanda aux officiers principaux leur opinion par écrit, sur la meilleure manière d’exécuter ces ordres. Le résultat de nos avis, qu’il eut la satisfaction de trouver unanimes et absolument d’accord avec le sien, fut que le délabrement des vaisseaux, des manœuvres et des voiles, et rapproche de l’hiver, rendaient dangereuse pour nous la navigation de la mer située entre le Japon et l’Asie, qui, en d’autres circonstances, nous aurait offert un vaste champ de découvertes ; qu’il était à propos de nous tenir à l’est du Japon ; et, avant d’arriver sur ses côtes, de longer les Kouriles, et d’examiner plus en détail les îles situées près de la côte septentrionale du lapon, qu’on représente comme étant d’une grandeur considérable, et indépendantes de la Russie et du Japon. Nous sentions qu’il était important d’y découvrir des havres sûrs et commodes, où les navigateurs qui reconnaîtraient ces mers par la suite pussent trouver un asile ; que ce serait d’ailleurs le moyen d’établir un commerce dans les pays limitrophes des deux empires. Nous nous proposions en outre de relever la côte occidentale des îles du Japon, d’attaquer celle de la Chine le plus tôt qu’il nous serait possible, et de la longer jusqu’à Macao.

» Ce plan fut adopté, et le capitaine Gore m’ordonna de me rendre en hâte à Macao, si les vaisseaux se séparaient. »

Les vaisseaux anglais longèrent les Kouriles et la côte du Japon avant d’arriver à Macao. Cette traversée a été utile à la géographie et à la navigation ; mais le plan de cet ouvrage ne nous permet pas d’entrer ici dans des détails. Nous observerons seulement que, malgré la fatigue des équipages et le délabrement des deux vaisseaux, le capitaine Cook, dont l’ardeur n’était ralentie ni par les obstacles ni par la multitude de ses découvertes, aurait achevé, s’il eut vécu, la reconnaissance de toute cette partie du globe ; qu’il aurait relevé la position de toutes les îles situés entre le Kamtchatka et l’Amérique, et au nord du Japon ; que pénétrant ensuite entre le Japon et la côte d’Asie, il aurait relevé aussi la côte de Tartarie et celle de la Corée, depuis le fleuve Amour jusqu’au golfe Hoang-Hai.

La Résolution, et la Découverte arrivèrent le 2 décembre dans le havre de Macao, après avoir découvert, par 24° 48′ de latitude et 141° 12′ de longitude est, une île nouvelle à laquelle M. Gore donna le nom d’île de Soufre, et deux autres qui gisent aux environs de celle-là.

« Le capitaine Gore, continue le capitaine King, me chargea le soir d’aller à terre faire une visite au gouverneur portugais de Macao, et réclamer ses secours pour les rafraîchissemens dont nous avions besoin : il crut que de cette manière nous achèterions des vivres à meilleur compte. J’emportai un état des munitions navales nécessaires à nos deux vaisseaux ; je voulais me rendre tout de suite à Canton, et m’adresser à ceux des employés de notre Compagnie des Indes qui résidaient dans cette ville. Dès que je fus arrivé à la citadelle, le major me dit que le gouverneur était malade et hors d’état de voir personne ; mais que les Portugais nous donneraient toutes les facilités qui dépendraient d’eux. Je jugeai que cette bonne volonté ne produirait pas de grands effets, parce que les Portugais sont à la merci des Chinois, même pour leur subsistance. La première réponse du major me prouva assez à quel point la puissance de sa nation est tombée dans ce pays ; car, lorsque je l’eus instruit de mon projet de me rendre tout de suite à Canton, il me dit qu’il n’oserait pas me fournir un bateau sans avoir obtenu la permission du hoppo, ou de l’officier des douanes, et qu’il fallait pour cela s’adresser au vice-roi de Canton.

» Pour juger du chagrin que me causa ce délai inattendu, il faudrait sentir avec quelle extrême impatience nous désirions depuis si long-temps savoir des nouvelles d’Europe. Les hommes, très-occupés d’un objet, négligent souvent les moyens les plus aisés et les plus simples de l’obtenir ; c’est ce qui m’arriva : j’avais repris tristement le chemin des vaisseaux, lorsque l’officier portugais qui m’accompagnait me demanda si je ne verrais pas les Anglais établis à Macao : je n’ai pas besoin de dire avec quel transport je profitai de son idée, et je ne décrirai point ces mouvemens d’espoir et de crainte, ce mélange de curiosité et d’inquiétude que j’éprouvai tandis que nous nous rendîmes à la maison d’un de mes compatriotes.

» L’Anglais auquel on m’adressa ne put guère répondre aux questions que je lui fis sur les intérêts particuliers de mes camarades ou sur les miens ; mais les événemens publics qui étaient survenus depuis notre départ accablèrent mon esprit si brusquement, et tous à la fois, qu’ils m’ôtèrent presque la faculté de réfléchir. Nous causâmes plusieurs jours à bord de ce que j’avais appris : nous semblions chercher dans le doute et l’incertitude ce soulagement et ces consolations que la réalité des malheurs de l’Angleterre paraissait exclure : des sentimens si pénibles étaient suivis d’un vif regret de nous voir éloignés du théâtre de la guerre, où nous imaginions que le sort des escadres et des armées de terre se décidait à chaque instant.

» Les nouvelles d’Europe que nous venions de recevoir nous donnèrent plus de désir encore de hâter notre départ, et je m’occupai de nouveau des moyens de passer à Canton ; mais ce fut sans effet : la difficulté venait de la police du pays, et l’on me dit qu’un événement survenu peu de semaines avant notre arrivée devait l’augmenter encore. M. Panton, commandant d’une frégate de vingt-cinq, canons, avait été envoyé de Madras ici, avec ordre de presser le paiement d’une somme d’environ un million sterling, capital et intérêts, due par des négocians chinois de Canton à des particuliers anglais établis aux Indes orientales ou en Europe : il obtint une audience du vice-roi de Canton, après quelques délais et non sans avoir employé la menace ; la réponse qu’il reçut de sa mission fut loyale et satisfaisante ; mais il fut à peine parti, qu’on afficha sur la porte de toutes les maisons des Européens, et dans les places publiques de la ville, un édit qui défendait aux étrangers de prêter de l’argent aux sujets de l’empereur, sous quelque prétexte que ce fût.

« Cet édit avait excité de vives alarmes à Canton : les négocians chinois qui avaient souscrit la dette contre les lois du commerce de leur pays, et qui niaient en partie la justice de la demande, craignirent que l’affaire ne fût portée à Pékin, et que l’empereur, qui a la réputation d’un prince juste et sévère, ne les condamnât à perdre leur fortune, et peut-être la vie : d’un autre côté, le comité, auquel la cause des créanciers anglais avait été fortement recommandée par le président de Madras, craignait de se brouiller avec le gouvernement chinois, et de causer par là des pertes irréparables à la Compagnie. On me dit en effet que les mandarins sont toujours disposés à arrêter notre commerce sous le plus léger prétexte ; que c’est souvent avec bien de la peine et jamais sans de grandes dépenses que nous venons à bout de faire lever de pareilles entraves. Ces vexations augmentent de jour en jour et toutes les loges européennes pensaient qu’elles seraient bientôt contraintes d’abandonner le commerce de ce pays, ou de se soumettre aux outrages dont on accable les Hollandais au Japon.

» L’arrivée de la Résolution et de la Découverte à une époque si critique devait produire de nouvelles alarmes ; ne voyant donc aucune probabilité de pouvoir aller à Canton j’écrivis aux subrécargues anglais : je les instruisis des motifs qui nous avaient amenés dans le Typa ; je les priai de me procurer un passe-port, et de nous faire parvenir le plus tôt possible les munitions dont nous avions besoin et dont je leur envoyai la liste.

» Un comprador qui avait pris des engagemens avec nous s’était évadé, et il emportait une petite somme d’argent que nous lui avions donnée pour acheter des vivres. Un autre auquel nous nous adressâmes approvisionna les deux vaisseaux durant notre relâche. Il nous envoyait des vivres en secret la nuit, sous prétexte qu’il enfreignait les règlemens du port ; mais nous jugeâmes que tant de précautions avaient pour but d’augmenter le prix des choses qu’il nous fournissait, ou de s’assurer les bénéfices de ce commerce sans être réduit à en donner une portion aux mandarins.

» Le capitaine Gore reçut le 9 une réponse des subrécargues anglais établis à Canton ; ils l’assuraient qu’ils allaient faire tous leurs efforts pour lui procurer le plus tôt possible les munitions dont nous avions besoin ; qu’ils enverraient un passe-port pour un de ses officiers ; mais que, si nous éprouvions des retards, nous devions assez connaître le gouvernement chinois pour les attribuer à leur véritable cause…

» Un négociant anglais d’un de nos établissemens aux Indes Orientales demanda le lendemain au capitaine Gore quelques hommes dont il avait besoin pour conduire à Canton un navire qu’il venait d’acheter à Macao. M. Gore jugeant cette occasion favorable, m’ordonna de me rendre sur ce navire avec mon second lieutenant, le lieutenant des soldats de marine et dix matelots. Ce n’était pas de cette manière que j’aurais désiré faire le voyage de Canton ; mais l’époque où arriverait mon passe-port étant incertaine, ma présence pouvait beaucoup contribuer à l’expédition des objets que nous avions demandés ; je ne balançai donc pas à me rendre sur le navire. Avant de partir, je recommandai à M. Williamson de tout disposer pour l’appareillage de la Découverte.

» Le navire que je montais sortit du havre de Macao le 11 décembre. Nous laissâmes à droite Lantao, Dintin, et d’autres îles plus petites. Chacune de ces îles, ainsi que celle de Macao, qui se trouve à gauche, est entièrement dénuée de bois : elles sont hautes, stériles, et même désertes ; car on n’y voit que des pêcheurs qui y vont de temps en temps. À mesure qu’on approche de la bouche du Tigre qui est à treize lieues de Macao, la côte de la Chine offre à l’est des rochers blancs escarpés ; les deux forts qui commandent l’embouchure du fleuve sont précisément dans le même état qu’à l’époque du voyage d’Anson : celui qui est à gauche est un vieux château, fort beau environné d’un bocage, et il produit un effet ires-pittoresque.

» Un officier des douanes vint ici sur notre bord : le propriétaire du navire, craignant d’exciter des alarmes, si l’on nous découvrait, et redoutant d’ailleurs les suites de cette affaire, nous pria de nous cacher.

» La largeur du fleuve varie dessus des forts : les bords sont bas, et le flot les inonde quelquefois à une assez grande distance. Le terrain de chaque côté est uni et coupe par des champs de riz ; mais, à mesure qu’on avance, il s’élève peu à peu en collines d’une pente considérable, dont les flancs sont disposés en terrasses et semés de patates douces, de cannes à sucre, d’ignames, de bananes et de cotonniers. Nous aperçûmes un grand nombre de pagodes très-hautes, et plusieurs villes, dont quelques-unes nous semblèrent considérables.

» Quoique Vampou ne soit éloigné que de neuf lieues de la bouche du Tigre, nous n’y arrivâmes que le 18 : des vents contraires, et le peu de tirant d’eau du navire, nous avaient retardés. Vampou est une petite ville devant laquelle les vaisseaux qui commercent à la Chine mouillent, afin de prendre leur chargement. M, Sonnerat dit que, quand même la police des Chinois permettrait aux Européens de remonter jusqu’à Canton, le fleuve n’a pas assez de profondeur, plus haut, pour recevoir des bâtimens très-chargés : je ne puis nier ou confirmer ce fait ; mais je suis persuadé qu’aucun étranger n’a pu s’en assurer d’une manière positive. Les différentes loges ont été placées sur les petites îles qui sont en face de la ville ; elles y ont bâti des magasins pour les marchandises qu’on amène de Canton.

» Je m’embarquai à Vampou, sur un sampan, ou bateau chinois, et je pris toute de suite la route de Canton, qui est à environ deux lieues et demie plus loin. Ces bateaux chinois sont les plus propres et les plus commodes que j’aie jamais vus. Il y en a de diverses grandeurs ; leur fond est presque plat : ils sont larges au milieu, étroits, élevés et ornés à l’avant et à l’arrière. L’endroit où s’asseyent les passagers est surmonté d’un toit de bambou qu’on élève et qu’on abaisse comme l’on veut : sur les côtés sont de petites fenêtres avec des jalousies ; de belles nattes, des chaises et des tables, meublent l’intérieur. On voit à l’arrière une petite idole de cire, renfermée dans une niche de cuir doré, devant laquelle est un vase qui contient des flambeaux allumés, faits de copeaux secs ou de mèches enduites de résine. On paie une piastre de Vampou à Canton pour le loyer d’un de ces bateaux.

» J’arrivai à Canton un peu après la fin du crépuscule : je débarquai à la loge anglaise, où lle 9 juilleton fut bien surpris de me voir, et où l’on me reçut avec toutes les attentions et les politesses possibles. Le comité me donna sur-le-champ l’état des munitions que nos vaisseaux de l’Inde pourraient me fournir : j’étais bien convaincu que les capitaines de ces bâtimens nous céderaient tout ce qu’ils pourraient enlever sur leur approvisionnement sans compromettre leur sûreté et sans nuire aux intérêts de la Compagnie ; et j’eus bien du regret de trouver à peine sur la liste quelques articles de cordage et de toile, choses dont nous avions surtout besoin. Au reste, j’eus la satisfaction d’apprendre que ces munitions étaient prêtes, et qu’on nous procurerait des vivres en vingt-quatre heures. Désirant abréger, le plus qu’il me serait possible mon séjour à Canton, je priai mes compatriotes de louer des jonques ou des bateaux pour le lendemain, et je les avertis que je comptais partir le surlendemain ; mais ils me dirent bientôt qu’une affaire pareille ne se faisait pas si promptement à la Chine ; qu’il fallait d’abord obtenir une permission du vice-roi ; qu’il fallait une patente de l’hoppo ou officier des douanes ; qu’on n’accordait ces grâces qu’après y avoir réfléchi mûrement ; en un mot, que la patience était une vertu indispensable dans ce pays ; qu’ils espéraient avoir le plaisir de nous garder plus long-temps que je ne le projetais, et qu’ils tâcheraient de me rendre, la loge agréable.

» Quoique peu disposé à goûter ce compliment, je ne pus m’empêcher de rire d’un incident qui me fournit l’occasion de m’assurer par moir même de la vérité de ce qu’ils me disaient, et du caractère défiant des Chinois. Le lecteur se souvient qu’il s’était écoulé environ quinze jours depuis que le capitaine Gore avait écrit à la loge anglaise la lettre dans laquelle il priait le comité d’obtenir pour un de ses officiers la permission de passer à Canton. Le comité s’était adressé à un des principaux négocians chinois de cette ville ; et l’ayant intéressé en notre faveur, on l’avait déterminé à solliciter le passe-port auprès du vice-roi. Le Chinois, vint voir le président tandis que nous parlions de cet objet ; il nous assura d’un air enchanté que sa négociation avait enfin réussi, et qu’un passe-port pour un des officiers du navire Larron (ou du corsaire) serait expédié dans peu de jours. Le président lui dit de ne plus s’en occuper, et il ajouta en me montrant : l’officier est arrivé. Il est impossible de décrire la frayeur que causa cette nouvelle au vieux Chinois : sa tête tomba sur sa poitrine, et la violence de son agitation ébranla le sofa sur lequel il était assis. Je ne pus savoir s’il avait peur de nous, qu’il regardait comme des pirates, ou de son gouvernement : il restait plongé dans sa douleur, lorsque M. Bevan l’exhorta à ne pas se livrer au désespoir ; il lui expliqua de quelle manière j’étais venu de Macao ; il lui communiqua les motifs de mon voyage à Canton, et le désir que j’avais d’en partir le plus tôt possible. Cette dernière remarque parut surtout lui faire plaisir, et j’espérais qu’il serait disposé à hâter mon départ. Cependant, dès qu’il eut la force de parler, il nous exposa les inévitables délais qu’essuierait mon affaire, la difficulté d’avoir une audience du vice-roi, la jalousie et la défiance des mandarins sur le but de notre relâche ; et il nous apprit que l’étrange récit fait par nous-mêmes, du but et des détails de notre expédition, avait donné une inquiétude extraordinaire aux mandarins.

» J’attendis plusieurs jours avec impatience la réponse du vice-roi, et comme je n’apercevais pas que l’affaire s’avançât, je m’adressai au commandant d’un vaisseau anglais de l’Inde, qui devait appareiller le 25 ; il m’offrit d’embarquer mes camarades, mes matelots et mes munitions, et, si le temps le permettait, de mettre en travers de Macao jusqu’à ce que les canots de la Résolution et de la Découverte fussent arrivés à son bord. Tandis que je délibérais sur ce que j’avais à faire, le capitaine d’un autre vaisseau de l’Inde m’apporta une lettre du capitaine Gore ; il s’était engagé à nous ramener à Macao, et à conduire dans le Typa, à ses risques et périls, ce que j’achèterais à Canton. N’ayant plus alors d’embarras sur ce point, j’eus le loisir de m’occuper de l’achat des vivres et des munitions ; ces objets me furent livrés le 26, et on les embarqua le lendemain.

» Nous avions jugé que Canton serait un lieu très-favorable pour la vente de nos pelleteries ; et le capitaine Gore m’avait conseillé d’y apporter et d’y vendre une vingtaine de peaux de loutre, dont la plus grande partie appartenait à la succession des capitaines Cook et Clerke. Cette commission m’offrit les moyens de connaître un peu l’esprit mercantile des Chinois. Je priai les subrécargues de me recommander à un honnête marchand chinois, qui m’en offrît un prix raisonnable au premier mot. On m’adressa à un membre du hong ou société des principaux négocians de Canton ; lequel sachant bien ma position parut en sentir la délicatesse. Le Chinois m’assura que je pouvais compter sur son intégrité, et que, dans les occasions de cette espèce, il se regardait comme un agent, et ne songeait pas à ses intérêts. Il examina mes pelleteries avec beaucoup de soin, il les tourna et il les retourna, et finit par dire qu’elles ne valaient que trois cents piastres. D’après ce que nous les avions vendues au Kamtchatka, je sentis qu’il ne m’en offrait pas la moitié de leur valeur, et je me vis obligé d’employer toutes les petites ruses d’un homme qui veut bien vendre sa marchandise. Je lui en demandai mille piastres ; il m’en promit cinq cents ; il y ajouta ensuite un présent de porcelaine et de thé, de la valeur de cent piastres de plus : un moment après, il me proposa les cent piastres de prime en argent ; enfin il alla jusqu’à sept cents piastres ; sur quoi je lui dis que je les lui laisserais pour neuf cents ; alors nous déclarâmes l’un et l’autre que c’était notre dernier mot, et nous nous séparâmes ; mais il revint bientôt avec un état de marchandises du pays, qu’il voulait me fournir en échange : on m’avertit que ces marchandises auraient une valeur double de la somme qu’il m’avait offerte, s’il me les livrait loyalement, S’apercevant que je ne terminerais pas l’affaire de cette manière, il me représenta que nous disputions pour deux cents piastres, et qu’il m’en donnerait cent de plus. J’étais fatigué de la négociation, et je reçus les huit cents piastres.

» Je me portais assez mal ; je ne murmurai donc pas beaucoup contre la police des Chinois, qui resserre dans des bornes très-étroites la curiosité des Européens établis à Canton. Si ma santé eût été meilleure, il m’eût paru bien dur de me trouver sous les murs d’une si grande ville, remplie d’autant d’objets nouveaux pour moi, et de ne pouvoir y entrer. La description que le P. Lecomte et le P. Duhalde ont faite de Canton est entre les mains de tout le monde. M. Sonnerat vient d’accuser ces auteurs d’une exagération ridicule ; et le public verra peut-être avec plaisir les détails suivans, que des Anglais de notre loge, qui ont fait une longue résidence à Canton, ont eu la bonté de me donner.

» Canton, en y comprenant l’ancienne et la nouvelle ville avec les faubourgs, a environ dix milles de tour. Quant à sa population, si l’on en peut juger d’après le nombre d’habitans de ses faubourgs, je la croirai bien au-dessous de celle d’une ville d’Europe de la même grandeur. Lecomte l’évalue à quinze cent mille âmes, et Duhalde à un million : M. Sonnerat assure qu’il a vérifié qu’elle n’est pas de plus de soixante-quinze mille[3]. Mais cet écrivain ne nous ayant pas fait part de son calcul, et montrant d’ailleurs contre les Chinois toute la prévention que montrent les deux jésuites en faveur de ce peuple, on peut révoquer en doute son opinion. Ce que je vais dire conduira peut-être le lecteur à une évaluation assez exacte de la population de cette ville de la Chine.

» Il est sûr qu’une maison chinoise occupe plus d’espace qu’une maison ordinaire d’Europe ; mais la population de quatre ou cinq à un, qu’indique M. Sonnerat, est certainement exagérée. Il faut ajouter que dans les faubourgs de Canton beaucoup de maisons ne sont que des magasins des négocians et des marchands, dont la famille demeure dans l’intérieur de la ville. D’un autre côté, une famille chinoise paraît en général composée de plus de monde qu’une famille européenne. Un mandarin a, selon son rang et sa fortune, de cinq à vingt femmes ; un négociant en a de trois à cinq : un de ceux de Canton en avait vingt-cinq, et trente-six enfans ; mais on me le cita comme un exemple extraordinaire : un riche marchand en a pour l’ordinaire deux, et il est rare que les hommes des dernières classes en aient plus d’une. Le nombre des domestiques est au moins double de celui que soudoient en Europe les personnes de la même condition. Si donc nous supposons une famille chinoise plus considérable d’un tiers, et une maison d’Europe moins étendue de deux tiers, une ville de la Chine n’aura que la moitié des habitans d’une ville d’Europe de la même grandeur. D’après ces données, il est vraisemblable que la ville et les faubourgs de Canton contiennent environ cent cinquante mille âmes.

» J’ai trouvé diverses opinions sur le nombre des sampans habités ; mais ceux qui en comptaient le moins en supposaient quarante mille. Ils sont amarrés en lignes les uns près des autres, et offrent un passage etroit aux embarcations qui veulent remonter ou descendre le fleuve. Le Tigre, à Canton, est un peu plus large que la Tamise a Londres, et comme il est couvert de sampans dans l’espace de plus d’un mille, cette évaluation ne me paraît point du tout exagérée ; si on la suppose exacte, le nombre des individus établis dans les sampans seuls, qui contiennent chacun une famille, doit être triple de celui que suppose M. Sonnerat dans toute la ville.

» On compte cinquante mille soldats dans la province dont Canton est la capitale. On dit que l’intérieur et les environs de la ville en contiennent vingt mille, et on m’en donna pour preuve qu’à l’occasion de quelques troubles arrivés à Canton, trente mille hommes prirent les armes dans l’espace de quelques heures.

« Les rues sont longues, et la plupart étroites et irrégulières ; mais de larges pierres en forment le pavé, et en général on les tient extrêmement propres. Les maisons sont de brique et à un étage ; elles renferment communément sur les derrières deux ou trois cours qui servent de magasins : les appartenons des iemmes qui habitent l’intérieur de la ville se trouvent dans des lieux retirés. Il y a un petit nombre, de maisons de bois, qui appartiennent aux dernières classes du peuple.

» Les maisons des facteurs européens occupent un beau quai ; elles ont sur la rivière une façade régulière de deux étages, et leur distribution intérieure est tout à la fois à l’européenne et à la chinoise. Elles touchent à un certain nombre d’autres qui appartiennent à des Chinois, et qu’on loue aux capitaines de vaisseaux et aux negocians que leurs affaires attirent à Canton. Comme il est défendu à tous les Européens d’y amener leurs femmes, les subrécargues anglais mangent ensemble, et leur table est défrayée par la Compagnie : trois ou quatre pièces forment l’appartement de chacun d’eux. Leur séjour ici ne se prolonge guère au-delà de huit mois par année, et le service de la Compagnie les occupant presque toujours durant cet intervalle, ils se soumettent avec plus de tranquillité à la gêne que leur impose le gouvernement de la Chine. Les occasions publiques exceptées, ils vont faire peu de visites dans l’intérieur de Canton. Je pris une idée défavorable du caractère des Chinois en apprenant qu’ils ont rencontré souvent des hommes doués de beaucoup d’esprit, de mérite, et d’une politesse aimable, dont quelques-uns ont habité quinze ans ce pays, et qui n’ont jamais formé de liaisons d’amitié ou d’intimité avec eux. Les facteurs et les négocians étrangers sont obligés de se retirer de Macao dès que le dernier vaisseau quitte Vampou ; mais ce qui montre l’excellente police de la Chine, ils laissent à Canton tout l’argent qu’ils possèdent en espèces, ce qui se monte quelquefois à cent mille livres sterling, sans autre sûreté que les sceaux des négocians du hong, du vice-roi et des mandarins.

» Durant mon séjour à Canton, un de mes compatriotes me mena chez un des Chinois les plus distingués du pays. Nous fûmes reçus dans une longue salle ou galerie, à l’extrémité de laquelle il y avait une table : une grande chaise se trouvait derrière la table, et nous aperçûmes d’autres chaises de chaque côté, dans toute la longueur de la pièce. On m’avait averti que la politesse consiste ici à se tenir debout aussi longtemps qu’il est possible, et je ne manquai pas de me conformer à cette étiquete ; on nous servit ensuite du thé et des fruits confits et frais. Le personnage que nous étions venus voir avait beaucoup d’embonpoint, une physionomie morne, et une extrême gravité dans ses manières ; il parlait un jargon mêlé de mots anglais et portugais : lorsque nous eûmes pris des rafraîchissemens, il nous montra sa maison et ses jardins, et nous nous retirâmes quand il nous eût expliqué les embellissemens qui l’occupaient.

» Voulant me soustraire aux embarras et aux délais qu’entraînait la sollicitation d’un passe-port ; voulant d’ailleurs économiser douze livres sterling que devait me coûter un sampan, j’avais projeté de me rendre à Macao sur le vaisseau de l’Inde qui s’était chargé d’y conduire nos vivres et nos munitions ; mais deux Anglais qui avaient obtenu un passe-port pour quatre personnes, m’ayant offert deux places dans un bateau chinois, j’en profitai ainsi que M. Philips, et je chargeai M. Lanyon de veiller sur les matelots et les provisions dont l’embarquement se trouvait fixé au lendemain. Je fis mes adieux aux subrécargues de notre Compagnie le 26 au soir, et je les remerciai de leurs soins et de leurs attentions pour moi : je serais bien peu reconnaissant si j’oubliais de dire qu’ils eurent la bonté de me donner une quantité considérable de thé pour nos équipages, et une collection nombreuse de papiers anglais Ces papiers nous furent très-agréables car ils servirent à amuser notre impatience durant l’ennuyeuse campagne que nous avions encore à faire, et ils nous instruisirent assez bien de ce qui s’était passé en Angleterre les deux ou trois premières années de notre voyage. Nous partîmes de Canton le lendemain à une heure du matin, et nous arrivâmes à Macao le jour suivant à la même, heure.

» Durant mon absence, les Chinois avaient acheté aux vaisseaux beaucoup de peaux de loutre de mer et ils les avaient payées plus cher de jour en jour. Un de nos matelots vendit sa pacotille huit cents piastres : quelques peaux de première qualité, et qui étaient propres et bien conservées, se vendirent cent vingt piastres chacune. Je suis persuadé que la Résolution et la Découverte ne tirèrent pas de leurs fourures moins de deux mille livres stériles en marchandises ou en espèces ; et certainement les deux tiers des peaux embarquées à la côte d’Amérique s’étaient gâtées ou usées, ou avaient été vendues au Kamtchatka. J’ajouterai que nous rassemblâmes d’abord ces pelleteries sans avoir aucune idée de leur valeur réelle : que la plupart avaient été portées par les Indiens qui nous les cédèrent ; que nous les conservâmes ensuite avec peu de soin ; qu’elles nous tinrent souvent lieu de couvertures de lit ; que nous les employâmes à d’autres usages durant notre campagne au nord, et que vraisemblablement nous ne les vendîmes pas à la Chine ce qu’elles valaient : d’où il résulte qu’une expédition de commerce à la côte d’Amérique procurerait des avantages bien dignes de l’attention du public.

» Le désir que montrèrent nos matelots de retourner à la rivière de Cook, et de faire leur fortune avec une autre cargaison de peaux, parvint à un degré de vivacité qui alla presque jusqu’à la révolte ; et je dois avouer que je goûtais ce projet, dont l’exécution, en nous donnant des moyens de reconnaître l’archipel du Japon et la côte septentrionale de la Chine, aurait réparé les omissions de notre dernière campagne. Au reste, je jugeai que notre Compagnie des Indes pourrait toujours remplir ce dernier objet avec succès, non-seulement sans dépense, mais avec l’espoir d’un bénéfice considérable.

» La vente de nos peaux de loutre avait changé d’une manière très-bizarre les habits de nos équipages. Les jeunes officiers et les matelots étaient couverts de guenilles lorsque nous arrivâmes dans le Typa : notre expédition excédant déjà d’une année le temps que nous avions compté demeurer en mer, tous nos habits européens étaient usés depuis long-temps, ou rapetassés avec des morceaux de fourrures, ou des ouvrages des divers peuples que nous avions rencontrés sur notre route ; nous y ajoutâmes ici des lambeaux de riches étoffes de soie ou de coton de la Chine, ce qui produisit une autre bigarrure.

» M. Lanyon arriva le 30 avec les munitions et les vivres, qui furent répartis sur les deux vaisseaux. Le lendemain, d’après un marché fait par le capitaine Gore, j’envoyai la maîtresse ancre de la Découverte à un navire de l’Inde qui nous donna des canons en échange.

» Tandis que nous étions mouillés au Tvoa on me montra, dans le jardin de nos compatriotes établis à Macao, le rocher sous lequel on dit que le Camoëns composa sa Lusiade, C est une voûte élevée qui forme l’entrée d’une grotte creusée dans la colline située par-derrière ; elle est ombragée par de grands arbres, et domine sur une vaste et magnifique étendue de mer et sur les îles adjacentes.

» Le 11 janvier, deux matelots de la Résolution désertèrent avec un canot ; des recherches très-suivies durant cette journée et celle du lendemain ne nous en apprirent aucune nouvelle, et nous n’avons jamais pu savoir ce qu’ils étaient devenus : nous supposâmes que le désir de faire fortune, en retournant aux îles et à la côte d’Amérique, les avait séduits.

» Durant notre mouillage, au Typa, on ne nous parla point de lever des droits sur nos vaisseaux, et l’on peut en conclure que la fermeté et la vigueur du lord Anson ont empêché les Chinois d’insister de nouveau sur ce point, qu’ils voulaient établir lors de la relâche du Centurion.

» Nous démarrâmes le 12 janvier 1780, et nous mîmes en batterie nos canons, qui, sur mon vaisseau, étaient au nombre de dix : nous y ajoutâmes, quatre nouveaux sabords ; nous avions établi un fort bastinguage autour des œuvres-mortes de la Résolution et de la Découverte, et nous avions pris d’autres précautions pour imposer le plus qu’il serait possible.

» Nous jugeâmes qu’il convenait de nous occuper de ces moyens de défense, quoique nous eussions lieu de croire que la générosité de nos ennemis les rendrait superflus. Les papiers publics arrivés en dernier lieu d’Angleterre à Canton annonçaient qu’on avait trouvé à bord de tous les vaisseaux de guerre français pris en Europe des ordres aux capitaines de laisser passer les vaisseaux du capitaine Cook. On nous dit aussi que le congrès américain avait donné les mêmes ordres aux offciers de sa marine. Des lettres particulières adressées à plusieurs subrécargues confirmant cette nouvelle, le capitaine Gore crut devoir répondre à l’exception généreuse établie en notre faveur ; il résolut de n’attaquer aucun des navires ou vaisseaux qu’il pourrait rencontrer, et de garder la neutralité la plus stricte jusqu’à son arrivée en Angleterre. »

La Résolution et la Découverte mouillèrent le 20 à Poulo Condor.

« Dès que nous fûmes à l’ancre, le capitaine Gore tira un coup de canon afin d’instruire les insulaires de notre arrivée, et de les attirer sur le rivage ; mais cet expédient n’eut aucun succès. Des détachemens débarquèrent le 21 de bonne heure pour couper du bois, objet qui avait déterminé notre commandant à relâcher.

» Quoiqu’on eût tiré un second coup de canon, aucun des insulaires ne s’était encore montré : le capitaine Gore crut donc devoir descendre à terre, et les aller chercher, afin d’acheter tout de suite les provisions que l’île pouvait fournir. Il m’ordonna le 22 au matin de l’accompagner : le vent soufflant alors de l’est avec force, nous ne jugeâmes pas qu’il fût prudent de conduire nos canots à la bourgade située à la côte orientale de l’île, et nous doublâmes la pointe nord du havre. Nous avions fait environ deux milles le long de la côte, lorsque nous aperçûmes un chemin qui menait à un bois, et nous débarquâmes. Ayant quitté le capitaine Gore, je pris avec moi un midshipman et quatre matelots armés, et je suivis le sentier qui semblait couper l’île. Nous traversâmes une forêt, et nous remontâmes une colline escarpée l’espace d’un mille ; et ayant traversé de l’autre côté un bois à peu près de la même étendue, nous arrivâmes sur des terrains plats, ouverts et sablonneux, entremêlés de champs de riz et de tabac, et de bocages de palmistes et de cocotiers : nous y découvrîmes deux huttes placées au bord du bois vers lesquelles nous marchâmes, et, avant de les atteindre, nous vîmes deux hommes qui s’enfuirent au même instant, malgré tous nos signes de paix et d’amitié.

» Du moment où j’atteignis les huttes, j’y entrai seul, et j’ordonnai à ma petite troupe de se tenir en dehors, afin que la vue de nos armes n’épouvantât pas les habitans. Je trouvai dans une des cabanes un vieillard qui était très-effrayé, et qui se disposait à prendre la fuite avec ce qu’il pourrait emporter de plus précieux ; mais je parvins tellement à dissiper ses craintes, qu’il sortit et qu’il cria à ses deux compatriotes de revenir. Nous fûmes bientôt de bonne intelligence. Quelques signes, et surtout une poignée de piastres que je lui présentai en montrant un troupeau de buffles, et des volailles qui rôdaient en grand nombre autour des huttes, ne lui laissèrent aucun doute sur le véritable objet de notre descente. Il m’indiqua le lieu où était située la bourgade, et il me fit comprendre qu’on m’y fournirait toutes les choses dont nous avions besoin. Les jeunes gens qui avaient pris la fuite étant revenus, le vieux insulaire enjoignit à l’un des deux de nous conduire à la bourgade dès qu’il serait débarrassé d’un obstacle que nous ne remarquions pas. À l’instant où nous étions sortis du bois, un troupeau de buffles était accouru vers nous ; ces animaux, au nombre au moins de vingt, agitaient leur tête, reniflaient l’air, et poussaient des beuglemens horribles : ils nous avaient suivis jusqu’aux buttes, et ils eurent l’air de se ranger en bataille à peu de distance. Le vieillard nous avertit qu’il serait très-dangereux pour nous de changer de place avant qu’on les eût chassés dans les bois ; mais nos figures les avaient tellement irrités, qu’on eut beaucoup de peine et qu’il fallut bien du temps pour les écarter. Les deux hommes n’ayant pu en venir à bout, nous fûmes surpris de les voir appeler à leur secours de petits garçons qui écartèrent bientôt les buffles. Nous eûmes ensuite occasion d’observer qu’on emploie toujours de petits garçons pour conduire et assujettir ces animaux : ils en viennent à bout en passant une corde dans un trou qui perce les narines du buffle ; ils les frappent et ils les dirigent impunément, tandis que les hommes faits n’osent pas en approcher. Quand on nous eut délivrés des buffles, on nous conduisit à la bourgade, éloignée d’un mille ; le chemin était tracé au milieu d’un sable blanc très-profond. Elle est située près de la mer, au fond d’une baie profonde, qui doit contenir une rade sûre durant les moussons du sud-ouest.

» Vingt ou trente maisons bâties les unes près des autres composant cette bourgade : il y en a six ou sept de plus dispersées autour du rivage. Le toit, les deux extrémités et le côté qui regarde l’intérieur de l’île sont des roseaux disposés d’une manière agréable ; le côté qui est en face de l’Océan est absolument ouvert ; mais au moyen d’une sorte d’écran de bambous, les insulaires peuvent y admettre ou en écarter la quantité de jour et d’air qu’ils désirent. Nous remarquâmes aussi d’autres grands paravens ou cloisons, à l’aide desquels ils font plusieurs pièces séparées de la sente chambre qui compose l’habitation.

» On nous mena à la maison la plus grande de la bourgade : elle appartenait au chef, ou, pour me servir du terme qu’emploient les naturels, au capitaine. Elle offrait à chacune de ses extrémités une chambre qu’une cloison de roseaux séparait de l’espace du milieu, ouvert aux deux côtés. Cette chambre était garnie de paravens comme les autres : elle avait d’ailleurs un auvent qui s’avançait de quatre ou cinq pieds au delà du toit, et qui se prolongeait sur toute la longueur des côtés. On voyait aux deux bouts de la pièce du milieu des peintures chinoises qui représentaient des hommes et des femmes dans des attitudes bouffonnes. On nous pria honnêtement de nous y asseoir sur des nattes, et on nous présenta du bétel.,

» À l’aide de mon argent et des divers objets qui se trouvaient sous nos yeux, je fis assez bien comprendre l’objet de ma mission à un homme qui paraissait être le principal personnage de la compagnie ; et de son côté il ne tarda pas à répondre d’une manière intelligible pour moi que le chef ou capitaine était absent, mais qu’il reviendrait bientôt, et que je ne pouvais rien acheter sans son aveu. Voulant tirer quelque parti de ce délai, nous nous promenâmes dans la bourgade, et nous n’oubliâmes pas de chercher les restes d’un fort bâti par nos compatriotes, en 1702[4], près de l’endroit où nous étions.

» De retour à la maison du capitaine, nous eûmes le chagrin de voir qu’il n’était pas encore arrivé : nous en fûmes d’autant plus affligés, que l’heure fixée par le capitaine Gore pour notre retour au canot approchait. Les naturels nous engageaient à prolonger notre séjour ; ils nous proposèrent de passer la nuit à la bourgade, et ils nous offrirent toutes les commodités qui dépendaient d’eux. J’avais remarqué avant notre promenade, et je le remarquai davantage à notre retour, que mon interlocuteur se retirait souvent à une des chambres de l’extrémité de la grande maison, qu’il y demeurait quelques minutes, et qu’il venait ensuite répondre à mes questions. Je soupçonnai que le capitaine y était, et qu’il ne voulait pas se montrer ; j’en doutai moins encore lorsque j’entrepris de pénétrer dans cette chambre et qu’on m’arrêta. Enfin il parut clairement que mes soupçons étaient bien fondés ; car, tandis que nous nous disposions à partir, l’insulaire qui avait fait tant d’allées et de venues sortit de cette chambre avec un papier à la main, qu’il me donna ; et je fus très-surpris d’y lire une espèce de certificat en français, donné par Pierre-Joseph George, évêque d’Adran, vicaire apostolique de la Cochinchine, etc, etc.

» Je rendis le papier, en protestant que nous étions les bons amis du mandarin ; et j’ajoutai que nous espérions avoir le plaisir de le voir au vaisseau, afin de le convaincre de cette vérité. Nous partîmes alors assez contens de ce qui s’était passé, mais formant beaucoup de conjectures sur le billet écrit en français. Trois des insulaires se présentèrent pour nous servir de guides ; nous acceptâmes volontiers leurs services ; et nous revînmes par la route que nous avions déjà faite. Le capitaine Gore, fut charmé de notre retour : notre course ayant, duré une heure par-delà le temps fixé, il commençait à avoir des inquiétudes, et il se disposait à courir après nous. Il s’était occupé d’une manière utile durant notre absence ; sa petite troupe avait rempli le canot de choux palmistes qui abondent dans cette baie. Nous donnâmes à chacun de nos guides une piastre de récompense, et cette petite somme les rendit très-heureux ; nous les chargeâmes aussi d’une bouteille de rhum pour le mandarin. L’un d’eux consentit à venir à bord.

» Nous arrivâmes aux vaisseaux à deux heures après midi, et plusieurs de nos chasseurs revinrent des bois ; ils rapportèrent peu de gibier. Ils avaient cependant vu un grand nombre d’oiseaux et de quadrupèdes.

» Un pros, monté par six hommes, partit de l’extrémité supérieure du havre, et rama vers les vaisseaux à cinq heures du soir. Un homme d’une physionomie agréable se présenta au capitaine Gore d’une manière aisée et polie, et nous en conclûmes qu’il avait vécu ailleurs que dans cette île. Il apportait encore ce billet écrit en français dont j’ai parlé plus haut, et il nous apprit qu’il était le mandarin indiqué dans ce papier. Il dit quelques mots portugais ; mais, personne de nos équipages ne sachant cette langue, nous fûmes obligés d’avoir recours à un noir qui se trouvait sur notre bord, et qui parlait le malais, langue générale de ces insulaires.

» Après quelques questions de notre part, il nous déclara qu’il était chrétien, et qu’il avait été baptisé sous le nom de Luc ; qu’on l’avait fait partir au mois d’août de Sai-gon, capitale de la Cochinchine, et que, depuis cette époque, il attendait à Poulo Condor des vaisseaux français qu’il devait conduire dans un bon port de la Cochinchine, éloigné d’un jour de navigation. Nous l’avertîmes que nous n’étions point Français, mais Anglais, et nous lui demandâmes s’il ne savait pas que ces deux nations étaient en guerre : il répondit que oui, et il nous fit entendre que l’objet de sa mission, était de servir de pilote aux vaisseaux qui voudraient commercer avec le peuple de la Cochinchine, de quelque pays qu’ils fussent. Il nous montra alors un autre papier qu’il nous pria de lire ; c’était une lettre cachetée, et dont voici la suscription : « Aux capitaines de tous les vaisseaux européens qui relâcheront à Condor. » Nous craignîmes d’abord qu’elle ne fût destinée aux vaisseaux français en particulier ; mais comme elle paraissait adressée à tous les capitaines européens, et que Luc nous exhortait à la lire, nous rompîmes le cachet, et nous la trouvâmes écrite par l’évêque qui avait signé le certificat. Elle était conçue en ces termes : « Des nouvelles récentes d’Europe nous donnant lieu d’espérer qu’un vaisseau arrivera bientôt à la Cochinchine, nous avons déterminé la cour à envoyer à Poulo Condor le mandarin porteur de cette lettre pour y attendre l’arrivée du bâtiment. Si ce vaisseau arrive en effet, le capitaine peut nous instruire de son arrivée par le porteur, ou se fier au mandarin, qui le conduira dans un port de la Cochinchine bien abrité, et éloigné de Condor d’un seul jour de navigation. S’il veut demeurer à Condor jusqu’au retour de l’exprès, on lui enverra des interprètes et tous les secours qu’il aura demandés. Le capitaine doit sentir qu’il serait inutile d’entrer dans de plus grands détails. » Elle avait la même date que le certificat, et nous la rendîmes à Luc sans en prendre de copie

» Cette lettre et la conversation du mandarin nous firent penser que Luc attendait un vaisseau français ; nous vîmes en même temps qu’il serait bien aise de ne pas perdre le fruit de sa mission, et qu’il ne se refuserait pas à nous servir de pilote. Nous ne pûmes découvrir le but et les vues des vaisseaux qu’il attendait pour la Cochinchine ; il est vrai que le Nègre qui nous servait d’interprète n’avait aucune intelligence ; et d’après des données si peu sûres, je craindrais de tromper le lecteur si je lui exposais mes conjectures sur l’objet du séjour de Luc dans cette île. Au reste, il ajouta que les vaisseaux français pouvaient avoir mouillé à Timon, et fait voile de là pour la Cochinchine ; n’en ayant point eu de nouvelles, il était à peu près persuadé de la justesse de sa conjecture.

» Le capitaine Gore s’informa ensuite des provisions que l’île pouvait nous fournir. Luc dit qu’il avait deux buffles, et qu’ils étaient à notre service, que nous trouverions beaucoup de ces quadrupèdes, et qu’on nous les vendrait quatre ou cinq piastres chacun ; mais s’apercevant que M. Gore jugeait très-modique une pareille somme, et qu’il les paierait volontiers plus cher, il finit par nous dire qu’on ne bous les céderait peut-être pas à moins de sept ou huit piastres.

» Les chaloupes des deux vaisseaux furent envoyées à la bourgade le 23 dès le grand matin : elles devaient ramener à bord les buffles que nous avions donné ordre d’acheter ; mais ils furent obligés d’attendre la mer haute, seule époque de la journée où ils pussent traverser l’ouverture qui est à l’entrée du havre. Quand le détachement fut près de la bourgade, il trouva le ressac si fort sur la grève, que chacune des embarcations eut une peine extrême à ramener le soir un buffle : les officiers chargés de ce service dirent à leur retour que, vu la violence du ressac et la fureur des buffles, il eût été dangereux de vouloir en embarquer un plus grand nombre de cette manière. Nous en avions acheté huit, et nous ne savions alors comment les amener aux vaisseaux. Nous ne pouvions en tuer que ce qu’il en fallait pour notre consommation journalière, car dans ce climat la viande ne se garde pas jusqu’au lendemain. Après avoir délibéré avec Luc sur ce point, nous décidâmes que les six autres seraient amenés à travers les bois et la colline jusqu’à la baie où nous avions débarqué la veille, le capitaine Gore et moi, et où le ressac est moins violent, parce qu’elle est à l’abri du vent. Ce plan fut exécuté ; mais les buffles étaient si intraitables et d’une force si prodigieuse, que leur voyage et leur embarquement furent très-longs et très-difficiles. Pour les mener, on passa des cordes dans le trou de leurs narines et autour de leurs cornes ; mais l’aspect de nos gens les ayant irrités de nouveau, ils devinrent si terribles, qu’ils renversèrent les arbres auxquels nous fûmes obligés souvent de les attacher : d’autres fois ils déchirèrent le cartilage de leurs narines, et ils s’échappèrent. Nos matelots auraient essayé vainement de les rattraper, sans le secours de quelques petits garçons qui vinrent à bout d’approcher de ces animaux, et qui avec des caresses ne tardèrent pas à apaiser leur fureur. Lorsque enfin les buffles furent arrivés sur la grève, le secours des petits garçons fut encore indispensable ; ils entrelacèrent de cordes les jambes de ces animaux, et ils vinrent à bout de les renverser par terre : nous pûmes alors les traîner dans les canots. On a lieu de s’étonner de la douceur et même de l’affection que montrent les buffles devant de petits enfans ; mais ce qui n’est pas moins singulier, ils n’eurent pas été vingt quatre heures à bord, qu’ils devinrent très-apprivoisés. Je gardai longtemps un mâle et une femelle, et ils jouaient avec les matelots. Croyant qu’une race si forte et si grosse, et dont quelques individus pesaient sept quintaux, serait une acquisition précieuse, je voulais les conduire en Angleterre ; mais une blessure incurable que reçut un de ces buffles vint s’opposer à mes vues.

» L’embarquement des buffles ne fut terminé que le 28 : au reste, nous n’eûmes pas lieu de regretter le temps que prit cette besogne ; car on avait découvert, dans l’intervalle, deux puits d’une excellente eau douce, et des détachemens avaient rempli quelques futailles et fait du bois : de cette manière, notre séjour dans le détroit de la Sonde, où nous voulions embarquer un supplément de ces deux objets, allait se trouver abrégé. Une division des matelots s’occupa aussi de la pêche, à l’entrée du havre, et elle y prit une grande quantité de bons poissons : une seconde division coupait des choux palmistes, qu’on faisait cuire et qu’on servait avec la viande. Nous n’avions pu obtenir que très-peu de cordages à Macao, et il fallait travailler constamment à la réparation de nos manœuvres.

» Poulo-Condor est élevée et montueuse, et environnée de plusieurs îles plus petites, dont quelques-unes se trouvent à moins d’un mille, et d’autres à deux milles de distance. Son nom vient de deux mots, poulo, qui signifie une île, et condor, une calebasse, production très-abondante sur cette terre. Elle a la forme d’un croissant, qui se prolonge à environ huit milles au nord-est de la pointe la plus méridionale ; mais sa largeur n’est nulle part de plus de deux milles.

» La richesse de cette île en productions animales et végétales s’est beaucoup accrue depuis le voyage de Dampier. Cet écrivain, et l’auteur de l’East India Directory, n’indiquent d’autres quadrupèdes que des cochons, qu’ils disent même très-rares ; des lézards et des guanos. Le Directory observe, d’après le témoignage de M. Didier, ingénieur français qui examina l’île en 1720, qu’aucun des fruits et aucune des plantes comestibles, si communs dans les autres parties de l’Inde, ne se trouvent à Poulo-Condor, à l’exception des melons d’eau, de quelques patates, de petites courges, des ciboules, et d’une petite espèce de fève noire. Il y a maintenant des buffles ; et nous jugeâmes même, sur ce qu’on nous dit, qu’ils y sont en troupeaux nombreux : nous achetâmes des naturels du pays des cochons très-gras, de race chinoise. Ils nous en apportèrent aussi trois ou quatre de sauvages ; et nos chasseurs nous apprirent qu’ils avaient souvent vu dans les bois les traces de ces animaux : les forêts sont d’ailleurs remplies de singes et d’écureuils, mais si farouches, que nous eûmes beaucoup de peine à les tirer. Nous distinguâmes une espèce d’écureuil, d’un joli noir lustré, et une seconde, qui offrait des rayures brunes et blanches ; on donne à celle-ci le nom d’écureuil volant) parce qu’elle est pourvue d’une membrane fine qui se prolonge du cou aux cuisses de chaque côté du ventre, et qui, s’étendant sur les jambes, se déploie, et permet à ces animaux de voler assez loin d’un arbre à l’autre. Les lézards étaient en grande abondance ; mais je ne sache pas que personne des équipages ait vu le guano, ou bien un autre animal plus gros qui, selon Dampier[5], ressemble au guano,

» Quant aux productions végétales dont Poulo-Condor s’est enrichie depuis le voyage de ce navigateur, j’ai déjà indiqué les champs de riz que nous traversâmes ; nous y trouvâmes d’ailleurs des bananes, différentes espèces de courges, des cocos, des oranges, des chaddecks et des grenades ; mais, excepté les grenades et les chaddecks, les fruits n’étaient pas abondans.

» D’après ce que j’ai déjà dit de l’évêque d’Adran, il est vraisemblable que les Français ont introduit ces cultures dans l’île, afin que leurs vaisseaux destinés pour le Camboge ou la Cochinchine, y embarquent des rafraîchissemens. S’ils ont eu autrefois ou s’ils ont aujourd’hui le projet de faire des établissemens sur ces parages, Poulo-Condor est à coup sûr bien propre à cet objet, et même c’est d’où ils pourront nuire davantage à leurs ennemis en temps de guerre.

» Nos chasseurs tuèrent fort peu de gibier au vol, quoiqu’il y en eût beaucoup dans les bois : un de nos officiers rapporta cependant une poule sauvage, et tous dirent à leur retour qu’ils avaient entendu de toutes parts des cris de coq : ils les comparaient à ceux du coq ordinaire, quoique un peu grêles. Ils avaient aperçu plusieurs de ces coqs en l’air ; ils leur parurent extrêmement sauvages : la poule dont je viens de parler était tachetée et de la même forme, mais un peu moins grosse qu’un poulet parvenu à toute sa croissance. M. Sonnerat a fait une longue dissertation afin de montrer qu’il a indiqué le premier la patrie de cet oiseau si joli et si utile, et nie fort mal à propos que Dampier l’ait rencontré sur cette île.

» Le terrain des environs du havre forme une colline continuelle que des espèces variées de grands arbres d’une belle forme décorent depuis le sommet jusqu’aux bords de la mer. Nous remarquâmes entre autres celui que Dampier appelle l’arbre à goudron[6] ; mais nous n’en vîmes point de percés selon la méthode qu’il décrit.

« Les habitans, qui sont des réfugiés du Camboge et de la Cochinchine, sont peu nombreux ; leur taille est petite, leur teint fort basané, et ils paraissent faibles et d’une santé delicate ; autant que nous avons pu en iuger ils sont fort doux.

» Notre relâche se prolongea jusqu’au 28 janvier, et le mandarin nous demanda une lettre de recommandation pour les capitaines des vaisseaux qui mouilleraient ici : le capitaine Gore la lui donna avec un présent assez considérable. Il lui remit aussi une lettre et une lunette pour l’évêque d’Adran : il le pria d’offrir à l’évêque cette lunette, comme un témoignage de notre reconnaissance.

» Le havre de Poulo-Condor gît par 8° 40′ de latitude nord. Sa longitude est de 106° 18′ est. »

La traversée de Poulo-Condor en Angleterre ne pouvant guère offrir que des détails déjà connus, nous nous bornerons à dire que les deux vaisseaux mouillèrent le 12 février 1780 à l’île du Prince, après avoir passé par le détroit de Banca. Ils arrivèrent le 12 avril au cap de Bonne-Espérance. Ils en partirent le 9 mai. Malgré les avis qui leur avaient fait connaître les ordres donnés par le roi de France de les inspecter, il prirent le parti de ne pas entrer dans la Manche, et revinrent par le nord de l’Angleterre. Ils jetèrent l’ancre le 22 août à Stromness, dans les Orcades ; et le 4 octobre 1780, à l’embouchure de la Tamise, après une absence de quatre ans deux mois vingt-deux jours.

« Lorsque je quittai la Découverte à Stromness, dit le capitaine King, j’eus la satisfaction de laisser tout l’équipage en parfaite santé. La Résolution n’avait pas plus de deux ou trois convalescens, dont un seul se trouvait incapable de faire le service. La maladie, dans le cours du voyage, n’avait enlevé à ce vaisseau que cinq hommes, dont trois étaient d’une santé fort chancelante au moment de notre départ d’Angleterre ; la Découverte n’en avait pas perdu un seul. Une observation constante des règlemens de propreté et de santé établis par le capitaine Cook fut la principale cause de ce bonheur singulier ; mais, malgré notre vigilance, et malgré ces précautions salutaires nous aurions ressenti à la fin les funestes effets des provisions salées, si nous n’avions eu soin de les remplacer par des nourritures fraîches toutes les fois que nous en trouvâmes l’occasion. Nos équipages n’avaient jamais pensé qu’on pût servir à des hommes plusieurs des nourritures fraîches que nous leur donnâmes ; quelques-unes étaient fort dégoûtantes, et il nous fallut employer tout à la fois la persuasion, l’autorité et l’exemple pour vaincre leurs préjugés et triompher de leur répugnance

« Nous fîmes un grand usage de la choucroute et des tablettes de bouillon : quant aux remèdes anti-scorbutiques dont nous étions abondamment pourvus, nous n’eûmes pas occasion de les employer ; car durant tout le voyage il n’y eut pas le plus léger symptôme de scorbut sur l’un ou l’autre des vaisseaux. Nous avions réservé notre drêche et notre houblon pour les temps de maladie ; et en examinant ces deux objets au cap de Bonne-Espérance, nous les trouvâmes entièrement gâtés. On ouvrit, à la même époque, quelques barriques de biscuit, de farine, de pois, de gruau d’avoine, etc, qu’on avait mis, par manière d’essai, dans de petites caisses doublées de fer-blanc ; et excepté les pois, chacune de ces choses était beaucoup mieux conservée qu’elle ne l’eût été si on l’eût emballée de la manière ordinaire.

» Je dois observer ici qu’il est nécessaire de donner une quantité suffisante de quinquina à ceux des vaisseaux du roi qui peuvent être exposés à l’influence des climats insalubres. Heureusement pour la Découverte, un seul homme qui prit la fièvre dans le détroit de la Sonde eut besoin de ce médicament ; car il consomma tout le quinquina que les chirurgiens embarquent communément pour un bâtiment de la grandeur du nôtre. Si d’autres personnes de l’équipage eussent été attaquées de fièvres, il est vraisemblable qu’elles seraient mortes faute de remède capable de les soulager.

» Ce qui ne paraîtra pas moins étonnant que la bonne santé des équipages durant une expédition si longue et dans des parages si inconnus, les deux vaisseaux ne furent jamais séparés vingt-quatre heures que deux fois : la première séparation fut produite par un accident qui arriva à la Découverte devant Oouaïhy, et la seconde par les brumes à l’entrée de la baie d’Avatcha, Il est impossible de donner une preuve plus forte de l’habileté et de la vigilance de nos officiers subalternes, auxquels est presque entièrement dû cet heureux resultat. »


FIN DE L’HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES.
  1. C’est l’anglaise dansée par un homme seul.
  2. Voyez G Melin, pages 369-374.
  3. « J’ai vérifié moi-même, avec plusieurs Chinois, la population de Canton, de la ville des Tartares et de celle de Bateaux, etc. » Voyage aux Indes, par M. Sonnerat, tome II, page 14.
  4. Les Anglais s’établirent à Poulo Condor en 1702 lorsque la factorerie de Tchou-Sang, sur la côte de la Chine fut détruite ; ils y amenèrent quelques soldats macassarois qui travaillèrent à la construction d’un fort ; mais la présidence n’ayant pas rempli ses promesses à l’égard de ces soldats, ils épièrent une occasion favorable ; et durant la nuit ils massacrèrent les Anglais du fort : ceux qui étaient en dehors, frappés du bruit, gagnèrent leurs canots ; ils manquèrent eux-mêmes de périr ; et, après avoir souffert beaucoup de la fatigue, de la faim et de la soif, ils se réfugient sur les états du roi de Johor, où ils furent reçus avec beaucoup d’humanité. Quelques-uns d’entre eux allèrent ensuite former un établissement à Bendjdar-Massem, dans l’île de Bornéo. Voyez East India Directory, page 86.)
  5. Dampier, tome I, page 392.
  6. Dampier, tome I, page 390.