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Abrégé de l’histoire romaine (Florus)/Livre III

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Crassus[1], et le fit lui-même prisonnier. Mais Crassus, se souvenant de la gloire de sa famille et du nom romain, creva l’œil avec une baguette, au Barbare commis à sa garde, et le contraignit ainsi à lui donner la mort qu’il désirait. Bientôt après, vaincu par Perperna, et forcé de se rendre, Andronicus fut jeté dans les fers. Aquilius étouffa les restes de cette guerre d’Asie par un odieux moyen : il empoisonna les fontaines pour réduire quelques villes. Cette perfidie accéléra mais flétrit sa victoire ; c’était, au mépris des lois divines et des usages de nos pères, souiller, par d’infâmes empoisonnements, l’honneur, jusque-là sans tache, des armes romaines.

II. — Guerre de Jugurtha. — (An de Rome 641-647.) — Tel était l’état l’Orient ; mais la même tranquillité ne régnait pas au Midi. Qui aurait cru qu’après la ruine de Carthage il pût y avoir quelque guerre en Afrique ? Cependant la Numidie s’ébranla violemment, et Rome trouva dans Jugurtha un ennemi encore redoutable après Annibal. Ce prince artificieux, voyant le peuple romain illustre et invincible dans les combats, lui fit la guerre avec de l’or ; mais la fortune voulut, contre l’attente générale, que le plus rusé des rois fût lui-même victime de la ruse.

Il avait Massinissa pour aïeul, et Micipsa pour père par adoption. Dévoré de la passion de régner, il avait formé le dessein d’ôter la vie à ses frères, et il ne les craignait pas plus que le sénat et le peuple romain, sous la foi et la protection desquels était le royaume. Son premier crime est le fruit de la trahison, et la tête d’Hiempsal est bientôt en son pouvoir. Il se tourne alors contre Adherbal, lequel s’enfuit à Rome ; il y envoie de l’argent par ses ambassadeurs[2], entraîne le sénat dans son parti ; ce fut là sa première victoire sur nous. Attaquant ensuite, par un semblable moyen, la fidélité des commissaires chargés de partager la Numidie entre lui et Adherbal, il triomphe dans Scaurus des mœurs même de l’empire romain[3], et consomme avec plus d’audace son crime inachevé. Mais les forfaits ne restent pas longtemps cachés ; le secret honteux de la corruption des commissaires est dévoilé, et la guerre résolue contre le parricide.

Le consul Calpurnius Bestia est envoyé le premier en Numidie ; mais le roi, sachant que l’or est plus puissant que le fer contre les Romains, achète la paix. Accusé de ce crime, et cité par le sénat à comparaître sous la garantie de la foi publique, il ose à la fois et se présenter et faire assassiner Massiva, son compétiteur au trône de Massinissa. Ce meurtre est une autre cause de guerre coutre lui. On confie donc à Albinus le soin de cette nouvelle vengeance. Mais, ô honte ! Jugurtha corrompt aussi cette armée ; et nos soldats, par une fuite volontaire, abandonnent au Numide la victoire et le camp. Enfin, après un traite honteux, prix de la vie qu’il lui laisse, il renvoie cette armée qu’il avait d’abord achetée.

Métellus se lève alors pour venger, non pas tant les pertes, que l’honneur de l’empire romain. Son astucieux ennemi tâchait d’éluder ses coups, tantôt par des prières ou par des menaces, tantôt par une fuite simulée ou véritable ; Métellus l’attaque par ses propres artifices. Non content de ravager les campagnes et les bourgs, il fond sur les principales villes de la Numidie, et s’il fait sur Zama[4] une longue et inutile tentative, du moins il pille Thala, vaste dépôt d’armes, et les trésors du roi. Bientôt, après l’avoir dépouillé de ses villes et forcé de fuir au-delà des frontières de son royaume, il le poursuit chez les Maures et dans la Gétulie.

Enfin Marius grossit l’armée d’une foule de prolétaires (1)que l’obscurité de sa naissance lui faisait, de préférence, soumettre au serment militaire, et il tombe sur Jugurtha déjà en déroute et accablé ; il a cependant autant de peine à le vaincre qu’un ennemi nouveau et dans toute sa force. Il se rend maître, par un bonheur en quelque sorte merveilleux, de la ville de Capsa, consacrée à Hercule, située au milieu de l’Afrique, et que les serpents et les sables défendent comme un rempart. Pour pénétrer dans la ville de Mulucha[5], placée sur un rocher, un Ligurien lui découvre un chemin escarpé et jusque-là inaccessible. Bientôt après, dans un sanglant combat, près de la place de Cirta, il écrase en même temps Jugurtha et Bocchus, roi de Mauritanie, qui, docile à la voix du sang, avait voulu venger le Numide. Dès lors Bocchus, désespérant du succès, tremble d’être enveloppé dans la perte d’autrui, et achète, en livrant le roi, l’alliance et l’amitié des Romains. Ainsi le plus fourbe des rois tombe dans les pièges dressés par la ruse de son beau-père ; il est remis entre les mains de Sylla ; et le peuple romain voit enfin Jugurtha chargé de fers et mené en triomphe. Quant à lui, il vit aussi, mais vaincu et enchaîné, la ville qu’il avait appelée vénale (2), et qui, selon ses vaines prédictions, devait périr, si elle trouvait un acheteur. Eh bien ! comme si elle eût été à vendre, elle trouva cet acheteur, et ce fut lui qui ne put échapper à Rome, preuve certaine qu’elle ne périra pas.

III. — Guerre des Allobroges. — (An de Rome 628 - 639). — Tels furent les succès du peuple romain dans le Midi. Il eut à soutenir vers le Septentrion des combats beaucoup plus terribles, et plus multipliés. Nulle région n’est plus affreuse que celle-là ; le ciel y communique sa rudesse au génie des habitants (3). De tous les points de ces contrées septentrionales, de la droite, de la gauche, du centre, s’élancèrent d’impétueux ennemis.

La première nation transalpine qui sentit la force de nos armes fut celle des Saliens[6], dont les incursions avaient forcé la ville de Marseille, notre très fidèle amie et alliée, à se plaindre à nous. Nous domptâmes ensuite les Allobroges[7] et les Arvernes[8], contre lesquels les Édues[9] nous adressèrent de semblables plaintes, et implorèrent notre aide et notre secours. Nous eûmes pour témoins de nos victoires, et le Var, et l’Isère, et la Sorgue, et le Rhône, le plus rapide des fleuves. Les Barbares éprouvèrent la plus grande terreur à la vue des éléphants, dignes de se mesurer avec ces nations farouches. Rien, dans le triomphe, ne fut aussi remarquable que le roi Bituitus, couvert d’armes de diverses couleurs, et monté sur un char d’argent, comme il avait combattu.

On peut juger de la joie qu’excitèrent ces deux victoires, par le soin que prirent Domitius Ænobarbus[10] et Fabius Maximus[11] d’élever sur le lieu même du combat des tours de pierres, et d’y ériger des trophées ornés des armes ennemies, usage inconnu à nos ancêtres. Jamais, en effet, le peuple romain n’insulta à la défaite d’un ennemi terrassé.

IV. — Guerre des Cimbres, des Teutons et des Tigurins. — (An de Rome 644-652.) — Les Cimbres, les Teutons et les Tigurins, fuyant l’Océan qui avait inondé leurs terres, étaient partis des extrémités de la Gaule, et cherchaient par tout l’univers de nouvelles demeures. Chassés de la Gaule et de l’Espagne, ils remontent vers l’Italie, et envoient des députés dans le camp de Silanus, et de là au sénat ; ils demandent que le peuple de Mars leur donne quelques terres, à titre de solde, et promettent, à cette condition, d’employer à son service leurs bras et leurs armes. Mais quelles terres aurait pu donner le peuple romain, chez qui les lois agraires allaient exciter la guerre civile ? Leur demande est donc rejetée ; et ils arrêtent, puisque leurs prières ont été vaines, d’en appeler aux armes.

Silanus ne put, il est vrai, soutenir le premier choc des Barbares ; ni Manlius, le second ; ni Caepion, le troisième. Tous furent mis en fuite et chassés de leur camp. C’en était fait de Rome si ce siècle n’eût produit Marius. N’osant pas en venir aux mains sur-le-champ, il retint ses soldats dans leur camp, pour laisser à cette invincible rage et à cette fougue qui tiennent lieu de valeur aux Barbares le temps de se ralentir. Ceux-ci décampèrent enfin, en insultant aux Romains, et leur demandant, tant ils comptaient sur la prise de Rome ! s’ils n’avaient rien à mander à leurs femmes. Prompts à exécuter leurs menaces, ils s’avançaient déjà en trois corps, par les Alpes, barrière de l’Italie.

Marius prévint l’ennemi en occupant aussitôt, avec une merveilleuse célérité, les plus courts chemins. Il atteignit d’abord les Teutons, au pied même des Alpes, dans un lieu nommé les Eaux Sextiennes ; quelle bataille, grands dieux ! il leur livra ! Les ennemis étaient maîtres de la vallée et du fleuve qui la traverse. Nos soldats manquaient absolument d’eau. Que Marius l’ait fait à dessein, ou qu’il ait su tourner sa faute à son avantage, on l’ignore. Il est certain, du moins, que la nécessité de vaincre, imposée au courage de ses soldats, leur donna la victoire. En effet, comme ils lui demandaient de l’eau : « Vous êtes des hommes, leur dit-il, vous en avez là devant vous ». Aussi on se battit avec une telle ardeur, et on fit des ennemis un tel carnage, que le vainqueur, en se désaltérant dans le fleuve chargé de morts, but moins d’eau que de sang. Leur roi lui-même, Teutobochus (4), accoutumé à sauter successivement sur quatre et sur six chevaux, put à peine en monter un pour fuir. Saisi dans un bois voisin, il fut le plus beau spectacle du triomphe ; cet homme d’une taille gigantesque s’élevait au-dessus même des trophées de sa défaite.

Les Teutons exterminés, on se tourne contre les Cimbres. Déjà — qui le croirait ? malgré l’hiver, qui ajoute à l’élévation des Alpes, ils avaient roulé le long des abîmes, du haut des montagnes de Tridentum, et étaient descendus en Italie. Ce n’est pas sur un pont ni sur des bateaux qu’ils veulent passer l’Athesis[12] ; mais, par une sorte de stupidité barbare, ils opposent d’abord à ce fleuve la masse de leurs corps. Après de vains efforts pour l’arrêter avec leurs mains et leurs boucliers, ils y jettent toute une forêt, le comblent et le traversent. Si leurs redoutables bataillons eussent aussitôt marché sur Rome, le danger eût été grand ; mais, dans la Vénétie, la plus délicieuse peut-être des régions de l’Italie, la douce influence de sol et du ciel énerva leurs forces. Ils s’amollirent encore par l’usage du pain, de la viande cuite et des vins exquis. C’est dans cette conjoncture que Marius les attaqua. Eux-mêmes demandèrent à notre général de fixer le jour du combat ; il leur assigna le lendemain (5). La bataille se donna dans une très vaste plaine, appelée le champ Raudien[13]. Il périt, d’un côté, jusqu’à soixante mille hommes[14] ; il y eut, de l’autre, moins de trois cents morts. Le carnage qu’on fit des Barbares dura tout le jour. Marius, imitant Annibal et ses habiles dispositions à Cannes, avait joint la ruse à la valeur. D’abord, il choisit un jour où le ciel était couvert de nuages, afin de pouvoir surprendre les ennemis, et où soufflait en outre un grand vent qui devait porter la poussière dans leurs yeux et leur visage. Ensuite, il tourna ses lignes vers l’orient ; de cette manière, comme on le sut bientôt des prisonniers, la lumière du soleil, réfléchie par les casques resplendissants des Romains, faisait paraître le ciel tout en feu.

Le combat ne fut pas moins rude contre les femmes des Barbares, que contre ceux-ci. Elles s’étaient partout retranchées derrière des chars et des bagages ; et de là, comme du haut de tours, elles combattirent avec des piques et des bâtons ferrés. Leur mort fut aussi belle que leur défense. Une députation, envoyée à Marius, ayant vainement demandé pour elles la liberté et le sacerdoce, prétention que rejetaient nos usages, elles étouffèrent pêle-mêle et écrasèrent leurs enfants, puis elles se donnèrent mutuellement des blessures mortelles ou, formant des liens de leurs cheveux, elles se pendirent aux arbres et au timon des chariots. Leur roi, Bojorix, resta sur le champ de bataille, non sans avoir combattu vaillamment, ni sans vengeance.

Le troisième corps, composé des Tigurins, qui s’était posté, comme en réserve, sur le sommet des Alpes Noriques[15], se dispersa par divers chemins ; après cette fuite honteuse, accompagnée de brigandages, il s’évanouit.

Cette nouvelle si agréable et si heureuse, de la délivrance de l’Italie et du salut de l’empire, ce ne fut pas par l’entremise ordinaire des hommes qu’elle parvint au peuple romain, mais, s’il est permis de le croire, par celle même des dieux. Le jour où cette bataille eut lieu, on vit, devant le temple de Castor, deux jeunes hommes couronnés de laurier remettre des lettres au préteur ; et le bruit de la défaite des Cimbres, répandu au théâtre, y fit de tous côtés crier : « Victoire ! » Quel prodige plus admirable, plus éclatant ! On eût dit que Rome, du haut de ses collines, assistait au spectacle de cette guerre, comme à un combat de gladiateurs, puisqu’au moment même où les Cimbres succombaient sur le champ de bataille, le peuple romain applaudissait dans ses murs.

V. — Guerre coutre les Thraces. — (An de Rome 639-682.) — Après les Macédoniens, les Thraces, autrefois leurs tributaires, osèrent, le croira-t-on ? se révolter contre nous. Non contents de faire des incursions dans les provinces voisines, telles que la Thessalie et la Dalmatie, ils les poussèrent jusqu’à la mer Adriatique, où, arrêtés par les barrières que la nature semblait leur opposer, ils lancèrent leurs traits contre les eaux.

Il n’est aucun raffinement de cruauté que, pendant tout le cours de ces invasions, ils ne fissent souffrir à leurs prisonniers. Ils offraient aux dieux des libations de sang humain, buvaient dans des crânes (6), et, ajoutant même un horrible jeu aux supplices de la mort, faisaient périr ceux-ci par le feu, ceux-là par la fumée ; ils arrachaient aussi, à force de tourments, du sein des femmes enceintes, le fruit qu’elles portaient.

Les plus féroces de tous les Thraces étaient les Scordisques[16], qui alliaient d’ailleurs la ruse au courage. La disposition de leurs forêts et de leurs montagnes favorisait ces mœurs. Non seulement ils battirent et mirent en fuite, mais, ce qui ressemble à un prodige, ils anéantirent toute l’armée que Caton[17] conduisit contre eux. Didius les ayant trouvés errants et dispersés sans ordre pour piller, les repoussa dans la Thrace. Drusus les chassa plus loin, et leur interdit le passage du Danube. Minucius ravagea leur pays tout le long de l’Ébre[18], non sans perdre un grand nombre de soldats, en les faisant passer à cheval sur la glace perfide du fleuve. Pison franchit le Rhodope[19] et le Caucase[20] ; Curion s’avança jusqu’aux frontières de la Dacie ; mais il recula devant leurs ténébreuses forêts. Appius pénétra jusque chez les Sarmates ; Lucullus[21], jusqu’au Tanaïs et aux Palus-Méotides, dernières limites de ces nations. On ne put dompter ces sanguinaires ennemis qu’en imitant leurs usages. On tourmenta donc les prisonniers par le fer et par le feu. Mais rien ne parut plus affreux à ces Barbares, que de se voir, quand on leur eut coupé les mains, forcés de survivre à leur supplice (7).

VI. — Guerre de Mithridate. — (An de Rome 664-690.) — Les nations pontiques s’étendent du septentrion au Pont-Euxin, dont elles tirent leur nom. Æetes est le plus ancien roi de ces peuples et de ces régions. Plus tard, elles furent gouvernées par Artabaze, issu des sept Perses[22], et depuis par Mithridate, le plus grand, sans contredit, de tous ces princes[23]. Il nous avait suffi de quatre ans de combats contre Pyrrhus, de dix-sept contre Annibal. Mithridate nous résista pendant quarante années, jusqu’à ce que, vaincu dans trois guerres sanglantes, il fût accablé par le bonheur de Sylla, le courage de Lucullus, la grandeur de Pompée[24].

Le motif de ces hostilités, celui qu’il allégua à l’ambassadeur Cassius, était l’invasion de ses frontières par Nicomède, roi de Bithynie. Mais, dans le fait, plein d’orgueil et d’ambition, il aspirait à la possession de l’Asie entière, de l’Europe même, si la conquête en était possible. Nos vices lui donnaient cet espoir audacieux. Les guerres civiles qui nous divisaient lui semblaient une occasion favorable ; Marius, Sylla, Sertorius lui montraient de loin les flancs de l’empire sans défense. Au milieu de ces plaies de la république et de ces agitations tumultueuses, le tourbillon de la guerre pontique, formé sur les hauteurs les plus éloignées du septentrion, vient tout à coup, et comme après avoir choisi le moment, éclater sur les Romains fatigués et livrés aux déchirements. La Bithynie est emportée aussitôt, dans le premier effort de la guerre. L’Asie est bientôt saisie de cette terreur contagieuse ; les villes et les peuples de notre domination s’empressent de se ranger sous celle du roi. Présent partout, il pressait ses conquêtes, et la cruauté lui servait de courage. Quoi de plus atroce en effet que ce seul édit par lequel il ordonna le massacre de tous les hommes de la cité de Rome qui se trouvaient en Asie ? Alors furent violés les maisons, les temples, les autels, tous les droits humains et divins. L’effroi de l’Asie ouvrait encore au roi le chemin de L’Europe. Ses lieutenants, Archélaüs et Néoptolème, qu’il avait détachés de son armée, occupèrent les Cyclades, Délos[25], l’Eubée, Athènes même, l’ornement de la Grèce ; mais Rhodes resta plus fidèle à notre cause. La terreur qu’inspirait ce roi s’était déjà répandue dans l’Italie et même jusque dans la ville de Rome.

Lucius Sylla, ce grand homme de guerre, se hâte, et, opposant à l’ennemi une impétuosité égale à la sienne, il le repousse. Il fait d’abord le siège d’Athènes ; il la presse par la famine, et qui le croirait ? il réduit cette ville, la mère des moissons, à se nourrir de chair humaine. Il ruine bientôt le port du Pyrée, renverse plus de six enceintes de murailles ; et, après avoir dompté les plus ingrats des hommes (c’est ainsi qu’il appelait les Athéniens), il leur pardonne cependant en considération de leurs ancêtres, de leurs cérémonies sacrées et de leur célébrité. Ensuite, ayant chassé de l’Eubée et de la Béotie les garnisons du roi, il disperse toutes ses troupes dans deux batailles, à Chéronée, à Orchomène[26]. Il passe sur-le-champ en Asie, et accable Mithridate lui-même. C’en était fait de ce prince, si Sylla n’eût mieux aimé précipiter qu’assurer son triomphe.

Voici l’état où Sylla laissait l’Asie. Il conclut avec le roi de Pont un traité (9) qui rendit la Bithynie à Nicomède, la Cappadoce à Ariobarzane ; et, de cette manière, l’Asie rentra sous notre domination, comme par le passé. Mais Mithridate n’était que repoussé, et ses revers l’avaient moins abattu qu’irrité. Amorcé, pour ainsi dire, par la conquête de l’Asie et de l’Europe, il ne les regardait plus comme des provinces étrangères mais comme un bien qu’il avait perdu, qu’on lui avait ravi, et que le droit de la guerre devait lui restituer.

Comme les flammes d’un incendie mal éteint renaissent plus furieuses, ainsi Mithridate, renouvelant ses entreprises, à la tête de troupes plus nombreuses (10), marche de nouveau vers l’Asie, cette fois avec toutes les forces de son royaume, dont il avait couvert la mer, la terre et les fleuves. Cyzique[27], ville fameuse, est, par sa forteresse, ses remparts, son port et ses tours de marbre, l’ornement du rivage asiatique. C’est pour lui comme une autre Rome, contre laquelle il tourne tous les efforts de ses armes ; mais les habitants sont encouragés dans leur résistance par un messager qui leur annonce l’approche de Lucullus. Porté sur une outre qu’il gouvernait avec ses pieds (11), cet émissaire avait, à la faveur d’un stratagème aussi audacieux, passé au milieu des vaisseaux ennemis, qui l’avaient pris de loin pour un monstre marin. Bientôt la fortune change ; la longueur du siège engendre dans le camp du roi la famine, et la famine la peste ; Mithridate se retire, Lucullus le suit, et fait de ses troupes un tel carnage, que les eaux du Granique[28] et de l’Ésape[29] en sont ensanglantées. Le rusé monarque, connaissant l’avarice des Romains[30], ordonne à ses soldats en fuite de disperser les bagages et l’argent, pour retarder la poursuite des vainqueurs[31]. Sa retraite n’est pas plus heureuse sur mer que sur terre. Sa flotte, composée de plus de cent vaisseaux, et chargée d’un immense appareil de guerre, est assaillie par une tempête dans la mer de Pont, et si horriblement fracassée qu’elle n’offrait plus que les débris d’une bataille navale. On eût dit que, d’intelligence avec les flots, les orages et les vents, Lucullus leur avait donné à consommer la défaite du roi.

Toutes les forces de ce puissant monarque étaient anéanties ; mais les revers augmentaient son courage. Il se tourna donc vers les nations voisines ; et il enveloppa dans sa ruine presque tout l’Orient et le Septentrion. Il sollicita les Ibériens, les peuples de la mer Caspienne, les Albaniens et les deux Arménies. La fortune cherchait ainsi de tous côtés à Pompée, son favori[32], des sujets de renommée, de gloire et de triomphe. Voyant l’Asie ébranlée et embrasée de nouveau, et les rois s’y succéder en foule, il sentit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Prévenant la jonction des forces de tant de nations, le premier de tous les généraux Romains, il passa l’Euphrate sur un pont de bateaux (12) ; il atteignit le roi fugitif au milieu de l’Arménie, et, tant était grande sa fortune ! il l’accabla sans retour dans une seule bataille.

L’action s’engagea pendant la nuit, et la lune y prit part. En effet, comme si elle eût combattu pour nous, elle se montra derrière les ennemis et en face des Romains ; de sorte que les soldats du roi de Pont, trompés par la grandeur démesurée de leurs propres ombres, dirigeaient leurs corps sur elles en croyant frapper leurs ennemis. Enfin, cette nuit consomma la ruine de Mithridate (13) ; et, depuis, nul effort ne lui réussit, bien qu’il ait tenté tous les moyens de se relever ; tel qu’un serpent qui, ayant la tête écrasée, fait avec sa queue de dernières menaces (14). Ainsi, après s’être réfugié à Colchos, il voulut jeter l’épouvante sur les côtes de Sicile et jusque dans notre Campanie, par une subite apparition (15). Il comptait associer à ses desseins tous les pays situés entre Colchos et le Bosphore, traverser en courant la Thrace, la Macédoine et la Grèce, puis envahir inopinément l’Italie. Cc ne fut qu’un projet ; car, prévenu par la défection de ses sujets et par la trahison de Pharnace, son fils, il se délivra par le fer d’une vie qui avait résisté à l’essai du poison (16).

Cependant le grand Pompée poursuivait, d’un vol rapide, à travers les différentes contrées de la terre, les restes de la rébellion de l’Asie. Du côté de l’Orient, il pénétra chez les Arméniens, s’empara d’Artaxate, capitale de ce peuple, et laissa le trône à Tigrane, réduit à le supplier. Du côté du Septentrion, il rentra en Scythie, guidé par les étoiles, comme sur mer, soumit la Colchide[33], pardonna à l’Ibérie, et épargna les Albaniens. De son camp, placé au pied même du Caucase, il contraignit Orode, roi d’Albanie, à descendre dans la plaine, et Arthoce, qui commandait aux Ibériens, à lui livrer ses enfants en otage. Il récompensa Orode, qui lui avait, de son propre mouvement, envoyé d’Albanie un lit d’or et d’autres présents (17). Conduisant ensuite son armée vers le midi, il franchit le Liban dans la Syrie, s’avança au-delà de Damas, et porta les étendards romains à travers ces bois odorants, ces forêts renommées par leur encens et leur baume. Les Arabes s’empressèrent de lui offrir leurs services (18). Les Juifs tentèrent de défendre Jérusalem ; mais il s’en ouvrit aussi l’entrée, et vit à découvert l’objet mystérieux que cette nation impie tient caché sous un ciel d’or (19). Deux frères se disputaient la couronne ; choisi pour arbitre, il adjugea le trône à Hircan, et fit mettre dans les fers Aristobule, qui renouvelait cette querelle (20).

C’est ainsi que, sous la conduite de Pompée, les Romains parcoururent l’Asie dans toute son étendue, et que cette province, qui formait la limite de l’empire, en devint le centre. Car, exceptés les Parthes, qui préférèrent notre alliance, et les Indiens qui ne nous connaissaient pas encore, toute la partie de l’Asie située entre la mer Rouge, la mer Caspienne et l’Océan, était assujettie, par les armes ou par la seule terreur, au pouvoir de Pompée (21).

VII. — Guerre des Pirates. — (An de Rome 675-685.) Tandis que le peuple romain était occupé dans les différentes parties de la terre, les Ciliciens avaient envahi les mers. Coupant les communications, et brisant le lien qui unit le genre humain, la guerre qu’ils faisaient, avait, comme la tempête, fermé la mer aux vaisseaux. Les troubles de l’Asie, qu’agitaient nos combats contre Mithridate, donnaient à ces brigands voués au crime une audace effrénée. A la faveur du désordre causé par une guerre étrangère, et de la haine qu’inspirait le roi ennemi, ils exerçaient impunément leurs violences. S’étant d’abord contentés, sous leur chef Isidore, d’infester les mers voisines, ils étendirent bientôt leurs brigandages sur celle de Crète, de Cyrène[34], d’Achaïe, sur le golfe de Malée, auquel les richesses qu’ils y capturaient leur avaient fait donner le nom de Golfe d’or. Publius Servilius, envoyé contre eux, dispersa avec ses gros vaisseaux de guerre leurs brigantins légers et faits pour la fuite ; mais la victoire qu’il remporta ne laissa pas d’être sanglante. Non content néanmoins d’en avoir purgé la mer, il détruisit leurs villes particulièrent bien fortifiées, où ils avaient accumulé leur butin journalier, Phasélis, Olympe, Isaure même, le boulevard de la Cilicie ; et le souvenir des grands travaux que lui coûta cette guerre, lui rendit bien cher le surnom d’Isaurique. Tant de pertes ne domptèrent cependant pas les pirates qui ne purent vivre sur le continent. Semblables à certains animaux, qui ont le double privilège d’habiter l’eau et la terre, à peine l’ennemi se fut-il retiré, qu’impatients du sol, ils s’élancèrent de nouveau sur leur élément, et poussèrent leurs courses encore plus loin qu’auparavant.

Pompée, ce général naguère si heureux, fut encore jugé digne de les vaincre ; et ce soin lui fut confié, comme un accessoire de département de la guerre contre Mithridate. Voulant détruire d’un seul coup, et pour jamais, ce fléau de toutes les mers, il fit contre eux des préparatifs plus qu’humains : ses vaisseaux et ceux des Rhodiens, nos alliés, formèrent une flotte immense, qui, partagée entre un grand nombre de lieutenants et de préfets, occupa tous les passages de Pont-Euxin et de l’Océan. Gellius bloqua la mer de la Toscane ; Plotius, celle de Sicile ; Gratilius, le golfe de Ligurie ; Pomponius, celui des Gaules ; Torquatus, celui des îles Baléares ; Tibérius Néron, le détroit de Gadès, qui forme l’entrée de notre mer ; Lentulus, la mer de Libye ; Marcellinus, celle d’Egypte ; les jeunes Pompée, l’Adriatique ; Terentius Varron, la mer Egée et la mer Pontique ; Métellus, celle de Pamphilie ; Coepion, celle d’Asie ; les embouchures même de la Propontide furent fermées, comme une porte, par les vaisseaux de Porcius Caton.

Ainsi les ports, les golfes, les retraites, les repaires, les promontoires, les détroits, les péninsules, tout ce qui servait de refuge aux pirates fut enveloppé, fut pris comme dans un filet. Quant à Pompée, il se porta vers la Cilicie, l’origine et le foyer de la guerre. Les ennemis ne refusèrent pas le combat, non dans l’espoir de vaincre ; mais, ne pouvant résister, ils voulaient du moins faire preuve d’audace. Leur résolution ne se soutint cependant pas au delà du premier choc. Bientôt, se voyant assaillis de tous côtés par les éperons de nos vaisseaux, ils se hâtèrent de jeter loin d’eux leurs traits et leurs rames, et, battant des mains à l’envi, en signe de supplication, ils demandèrent la vie. Jamais nous ne remportâmes une victoire moins sanglante ; jamais aussi nation ne nous fut désormais plus fidèle. Ce résultat fut le fruit de la rare sagesse du général, qui transporta bien loin de la mer, et enchaîna pour ainsi dire, au milieu du continent, ce peuple maritime, rendant ainsi tout à la fois aux vaisseaux l’usage de la mer et à la terre ses habitants. Que doit-on le plus admirer dans cette victoire ? la rapidité ? quarante jours suffirent pour nous la donner ; le bonheur ? elle ne coûta pas même un seul vaisseau ; la durée de ses résultats ? les pirates furent détruits sans retour.

VIII. — Guerre de Crète. — (An de R. 679-685.) Si nous voulons bien reconnaître la vérité, nous avons fait la guerre de Crète, par le seul désir de vaincre cette île célèbre. Elle semblait avoir favorisé Mithridate ; on décida de s’en venger par les armes. Marcus Antonius l’envahit le premier, avec un si grand espoir et une si ferme assurance de la victoire qu’il portait sur sa flotte plus de chaînes que d’armes. Il fut bientôt puni de sa folle témérité : les ennemis lui enlevèrent la plus grande partie de ses vaisseaux ; ils attachèrent et pendirent les corps des prisonniers aux antennes et aux cordages ; et, déployant toutes leurs voiles, ils cinglèrent, comme en triomphe, vers les ports de la Crète. Plus tard, Métellus porta la flamme et le fer par toute leur île, on les enferma dans leurs châteaux et dans leurs places fortes, telles que Gnosse, Érythrée et Cydonie[35], la mère des villes, ainsi que l’appellent les Grecs. Il traitait si cruellement les prisonniers que la plupart des Crétois mirent fin à leurs jours par le poison, et que les autres firent porter leur soumission à Pompée absent. Ce général, alors occupé en Asie, leur envoya Antonius, son préfet, et se rendit illustre jusque dans la province d’un autre. Métellus ne s’en montra que plus ardent à exercer contre les Crétois les droits du vainqueur. Après avoir défait Lasthène et Panarès, chefs des Cydoniens, il revint triomphant à Rome. Il ne remporta néanmoins d’une si fameuse campagne que le surnom de Crétique.

IX. — Guerre contre les îles Baléares. — (An de Rome 650.) La famille de Métellus le Macédonique était en quelque sorte habituée à tirer ses noms des guerres qu’elle faisait. L’un des fils de ce Romain ayant été surnommé le Crétique, un autre ne tarda pas à être appelé le Baléarique.

Les insulaires des Baléares infestaient alors la mer de leur piraterie forcenée. On doit s’étonner de voir ces hommes farouches et sauvages oser seulement la contempler du haut de leurs rochers. Toutefois, montés sur de frêles bateaux, ils étaient devenus, par leurs attaques soudaines, la terreur de ceux qui naviguaient près de leurs îles. Ayant aperçu la flotte romaine qui, de la haute mer, cinglait vers eux, ils la regardent comme une proie, et poussent l’audace jusqu’à l’assaillir. Du premier choc, ils la couvrent d’une grêle effroyable de pierres et de cailloux. Chacun d’eux combat avec trois frondes. Faut-il s’étonner que leurs coups soient sûrs, quand c’est, chez cette nation, la seule arme et l’unique exercice dès l’âge le plus tendre ? l’enfant ne reçoit de nourriture que celle qu’atteint sa fronde au but que lui montre sa mère. Cependant ce déluge de pierres n’épouvanta pas longtemps les Romains. Quand on en vint à combattre de près et que les insulaires eurent fait l’expérience de nos éperons et de nos javelots, ils poussèrent, comme des troupeaux, un grand cri, et s’enfuirent vers leurs rivages. S’étant dispersés dans les montagnes voisines, il fallut les chercher pour les vaincre.

X. — Expédition de Chypre. — (An de Rome 693.) — L’heure fatale des îles était arrivée ; et Chypre fut à nous sans combat. Cette île, abondante en richesses antiques et consacrée à Vénus, avait Ptolémée pour roi. La renommée de son opulence était si grande et si fondée que le peuple vainqueur des nations et dispensateur des royaumes, sur la proposition de tribun Publius Clodius, ordonna, du vivant de ce roi, notre allié, la confiscation de ses biens. Averti de cette résolution, Ptolémée avança par le poison le terme de ses jours. Porcius Caton transporta à Rome, par l’embouchure du Tibre, sur des brigantins, les richesses de Chypre, qui grossirent plus qu’aucun triomphe le trésor du peuple romain.

XI. — Guerre des Gaules. — (An de Rome 695-704.) — L’Asie soumise par les armes de Pompée, la fortune choisit César pour achever la conquête de l’Europe. Restaient encore les Gaulois et les Germains, les plus féroces de tous les peuples, et la Bretagne, qui, bien que séparée de tout l’univers, trouva cependant un vainqueur.

Le premier mouvement de la Gaule commença par les Helvètes[36], qui, situés entre le Rhône et le Rhin, dans un territoire insuffisant, vinrent réclamer des habitations, après avoir incendié leurs villes, faisant ainsi le serment de ne pas y revenir. César a demandé du temps pour délibérer : dans l’intervalle, il rompit le pont du Rhône, afin de leur ôter tout moyen de retraite, et fit rentrer aussitôt cette belliqueuse nation dans ses foyers, comme un pasteur, son troupeau dans le bercail.

La guerre des Belges, qui suivit, fut beaucoup plus sanglante ; car ils combattaient pour la liberté. Si les soldats romains firent des prodiges de valeur, leur chef se signala par un exploit bien mémorable. Notre armée pliait, prête à prendre la fuite ; il arrache un bouclier des mains d’un des fuyards, vole à la première ligne, et rétablit le combat par sa valeur[37].

Il soutint ensuite une guerre maritime contre les Vénètes ; mais il eut plus à lutter contre l’Océan que contre leurs vaisseaux qui, grossiers et informes, étaient naufragés dès la première atteinte de nos éperons. L’Océan s’étant, à l’heure du reflux, retiré pendant le combat, comme pour y mettre fin, l’action n’en continua pas moins sur la grève.

Voici les divers incidents de cette guerre, d’après la nature des nations et des lieux. Les Aquitains, race astucieuse, se retirèrent dans des cavernes ; César les y fit enfermer. Les Morins se dispersaient dans les bois ; il ordonna d’y mettre le feu. Qu’on ne dise pas que les Gaulois ne sont que féroces ; ils ont recours à la ruse. Induciomare rassembla les Trévires ; Ambiorix, les Eburons. Tous deux se liguèrent pendant l’absence de César et attaquèrent ses lieutenants. Mais le premier fut vigoureusement repoussé par Dolabella, qui rapporta la tête du roi barbare. L’autre, avant dressé une embuscade dans un vallon, nous surprit, nous accabla, pilla notre camp et en emporta l’or. Nous perdîmes, dans cette rencontre, les lieutenants Cotta et Titurius Sabinus. On ne put pas même tirer une prompte vengeance de ce roi, qui s’enfuit et resta toujours caché au-delà du Rhin. Ce fleuve toutefois ne fut pas à l’abri de nos armes ; il n’était pas juste qu’il pût impunément receler et protéger les ennemis.

La première guerre de César contre les Germais fut fondée sur les plus justes motifs. Les Eduens en effet se plaignaient de leurs incursions. Quel orgueil ne montra pas Arioviste lorsque, invité par les députes à venir trouver César, il répondit : — « Eh ! quel est César ? qu’il vienne, s’il le veut, lui-même. Que lui importe, que lui fait notre Germanie ? Me mêlé-je, moi, des affaires des Romains ? » Ces nouveaux ennemis répandirent dans le camp une telle terreur que partout, même dans la tente des plus braves, on faisait son testament (22). Mais plus les corps énormes des Germains présentaient d’étendue, plus ils offraient de prise aux glaives et aux javelots. Quelle ne fut pas, dans cette bataille, l’ardeur de nos soldats ! Rien ne peut mieux la faire comprendre que ce fait : les Barbares élevaient leur bouclier au-dessus de leur tête et formaient ainsi la tortue[38] ; les Romains s’élançaient sur cette voûte, et, de là, leur plongeaient l’épée dans la gorge[39].

Les Tenctères se plaignirent aussi des Germains. César résolut alors de passer la Moselle, et même le Rhin, sur un pont de bateaux. Il chercha l’ennemi dans la forêt d’Hercynie ; mais toute la nation s’était dispersée dans les bois et dans les marais : tant la puissance romaine avait subitement jeté l’épouvante sur la rive du fleuve !

César avait passé le Rhin une fois ; il le traversa une seconde fois sur un pont qu’il y fit construire. Mais l’effroi fut plus grand encore. A la vue de ce pont, qui était comme un joug imposé à leur fleuve captif, les Germains s’enfuirent de nouveau dans les forêts et les marécages ; et ce qui causa le plus vif regret à César, c’est qu’il ne trouva pas d’ennemis à vaincre.

Maître de tout sur terre et sur mer, il jeta ses yeux sur l’Océan ; et, comme si le monde conquis n’eût pas suffi aux Romains, il en convoita un autre. Ayant donc équipé une flotte, il passa en Bretagne. Il traversa la mer avec une étonnante célérité : sorti du port des Morins à la troisième veille de la nuit, il aborda dans l’île avant le milieu du jour. Son arrivée causa sur le rivage ennemi un tumulte général, et les insulaires, épouvantés par un spectacle si nouveau, faisaient voler leurs chars de tous côtés[40]. Cet effroi nous tint lieu d’une victoire. César reçut des Bretons tremblants leurs armes et des otages ; et il eût pénétré plus avant, si l’Océan n’eût châtié, par un naufrage, sa flotte téméraire.

Alors il revint en Gaule, accrut sa flotte, augmenta ses troupes, affronta de nouveau ce même Océan, et ces mêmes Bretons, les poursuivit dans les forêts de la Calédonie, et donna des fers à un des rois vassaux de Cavelian. Content de ce succès (car ce n’était pas la conquête d’une province, mais la gloire qu’il ambitionnait), il repassa la mer avec un plus riche butin que la première fois. L’Océan lui-même, plus tranquille et plus propice, semblait s’avouer vaincu.

Mais la plus formidable, et en même temps la dernière ligne des Gaulois, fut celle où l’on vit entrer à la fois les Arvernes et les Bituriges, les Carnutes et les Séquanes. Ils y furent entraînés par un homme dont la stature, les armes et la valeur répandaient l’épouvante, et dont le nom même avait quelque chose de terrible ; c’était Vercingétorix. Dans les jours de fêtes et dans les conciliabules, pour lesquels les Gaulois se réunissaient en foule dans les bois sacrés, il les excitait par des discours pleins d’audace à reconquérir leur légitime et ancienne liberté. César était alors absent, et faisait des levées à Ravenne. L’hiver avait accru la hauteur des Alpes et les Barbares pensaient que le passage nous en était fermé. Mais, à la première nouvelle de ces mouvements, César, toujours heureux dans sa témérité, franchit des montagnes jusqu’alors inaccessibles, des routes et des neiges que nul n’avait foulées, et pénètre tout à coup dans la Gaule avec quelques troupes armées à la légère. Il rassemble ses légions distribuées dans des quartiers d’hiver éloignés, et se montre au milieu de la Gaule avant qu’on le crût sur les frontières. Alors il attaque les villes mêmes qui avaient suscité la guerre ; et Avaricum succombe avec ses quarante mille défenseurs. Alexia, malgré les efforts de deux cent cinquante mille Gaulois, est détruite de fond en comble. C’est surtout sur Gergovie des Arvernes que tombe tout le poids de la guerre. Elle était défendue par quatre-vingt mille combattants, par ses murailles, sa forteresse et ses rochers escarpés. César entoure cette grande ville d’un fossé, dans lequel il détourne la rivière qui l’arrose, d’un long retranchement bien palissadé et flanqué de dix-huit tours, et il commence par l’affamer. L’ennemi ose cependant tenter des sorties, mais il trouve la mort dans la tranchée sous les glaives et les pieux de nos soldats ; enfin ils sont forcés de se rendre. Leur roi lui-même, le plus bel ornement de la victoire, vient en suppliant dans le camp romain ; il jette alors aux pieds de César les harnais de son cheval et ses armes : « C’en est fait, lui dit-il ; ton courage est supérieur au mien ; tu as vaincu. »

XII. — Guerre des Parthes. — (An de R. 699.) — Tandis que, par les armes de César, le peuple romain soumet les Gaulois au septentrion, il reçoit, dans l’Orient, une cruelle blessure de la main des Parthes. Nous ne pouvons toutefois nous plaindre de la fortune ; cette consolation manque à notre malheur. La cupidité du consul Crassus, qui, malgré les dieux et les hommes, voulait s’assouvir de l’or des Parthes, fut punie par le massacre de onze légions, et par la perte de sa propre vie. Le tribun du peuple Métellus, au moment où ce général partait, l’avait dévoué aux divinités infernales (25). Lorsque l’armée traversait Zeugma[41], ses enseignes, emportées par un tourbillon subit, furent englouties dans l’Euphrate. Crassus campait à Nicéphorium[42], quand des ambassadeurs envoyés par le roi Orode, vinrent lui rappeler les traités conclus avec Pompée et Sylla. Affamé des trésors de ce prince, il ne daigna pas même imaginer un prétexte pour colorer son injustice, et dit seulement « qu’il répondrait dans Séleucie[43]. » Aussi les dieux, vengeurs de la foi des traités, favorisèrent les ruses et la valeur des ennemis.

D’abord Crassus s’éloigna de l’Euphrate, qui pouvait seul transporter les convois et couvrir les derrières de son armée. Il se confia ensuite à un Syrien, Mazara, prétendu transfuge, qui, servant de guide à l’armée, l’égara au milieu de vastes plaines, où elle se trouva exposée, sur tous les points, aux attaques de l’ennemi. A peine Crassus fut-il arrivé à Carres que l’on vit les préfets du roi, Sillace et Suréna (24) agiter de toutes parts leurs drapeaux étincelants d’or et de soie. Leur cavalerie nous enveloppa aussitôt de tous côtés et fit pleuvoir sur nous une grêle de traits. Telle fut la déplorable catastrophe qui détruisit notre armée. Le général lui-même, attiré à une conférence, serait, à un signal donné, tombé vivant entre les mains des ennemis, si la résistance des tribuns n’eût obligé les Barbares à le tuer pour prévenir sa fuite. Mais ils emportèrent sa tête qui leur servit de jouet. Déjà ils avaient fait périr à coups de flèches le fils de Crassus, presque sous les yeux de son père. Les débris de cette malheureuse armée, fuyant au hasard, se dispersèrent dans l’Arménie, la Cilicie et la Syrie ; et à peine revint-il un soldat pour annoncer ce désastre. La main droite de Crassus et sa tête, séparée du tronc, furent présentées au roi, qui en fit un objet d’ironie trop méritée. On versa en effet de l’or fondu dans sa bouche, afin que l’or consumât même les restes inanimés et insensibles de l’homme dont le cœur avait brûlé de la soif de l’or.

XIII. — Récapitulation. — C’est là le troisième âge du peuple romain, âge qu’il passa au-delà des mers, et pendant lequel, osant sortir de l’Italie, il porta ses armes dans le monde entier. Les cent premières années de cet âge furent une époque de justice, de piété, et, comme nous l’avons dit, un siècle d’or, que ne souillèrent ni la corruption ni le crime. Alors, l’innocence et la simplicité de la vie pastorale étaient encore en honneur ; alors, la crainte perpétuelle qu’inspiraient les Carthaginois, nos ennemis, entretenait les mœurs antiques. Les cent dernières années qui s’écoulèrent depuis la ruine de Carthage, de Corinthe et de Numance, et la succession d’Attale, roi d’Asie, jusqu’au temps de César, de Pompée et d’Auguste, postérieur à eux, et dont nous parlerons, présentent un tableau magnifique d’exploits brillants, mais aussi de malheurs domestiques dont il faut gémir et rougir. Sans doute la Gaule, la Thrace, la Cilicie, la Cappadoce, ces provinces si fertiles et si puissantes, et enfin l’Arménie et la Bretagne, furent des conquêtes, sinon utiles, du moins belles, brillantes, glorieuses pour l’empire, par les grands noms qu’elles rappellent ; mais ce fut aussi le temps de nos guerres domestiques et civiles, des guerres contre les alliés, contre les esclaves, des gladiateurs, des sanglantes dissensions du sénat ; époque honteuse et déplorable.

Je ne sais s’il n’eût pas été plus avantageux au peuple romain de se contenter de la Sicile et de l’Afrique, ou, sans même avoir conquis ces provinces, de se borner à la domination de l’Italie, que de s’élever à ce point de grandeur où il devait succomber sous ses propres forces. Quelle autre cause, en effet, enfanta nos fureurs civiles que l’excès de la prospérité ? La Syrie vaincue nous corrompit la première, et, après elle, cet héritage légué en Asie par le roi de Pergame. Cette opulence et ces richesses portèrent un coup mortel aux mœurs de ce siècle et précipitèrent la république comme dans un gouffre impur creusé par ses vices. Le peuple romain eût-il demandé aux tribuns des terres et des vivres, s’il n’y eût été réduit par la famine que le luxe avait produite ? De là les deux séditions des Gracches, et celle d’Apuléius. Les chevaliers se seraient-ils séparés du sénat, pour régner par le pouvoir judiciaire, si leur avarice ne se fût proposé de trafiquer des revenus de la république et de la justice même ? De là encore la promesse du droit de cité faite aux Latins, et qui arma nos alliés contre nous. Quelle fut la cause de la guerre servile, si ce n’est la multitude des esclaves ? Des armées de gladiateurs se seraient-elles levées contre leurs maîtres, si, pour se concilier la faveur d’un peuple idolâtre de spectacles, une prodigalité sans frein n’eût fait un art, de ce qui servait autrefois au supplice des ennemis. Enfin, pour en venir à des vices plus brillants, ces mêmes richesses n’ont-elles pas donné naissance à l’ambition des honneurs, source des orages suscités par Marius et par Sylla ? Et ce magnifique appareil de festins, ces somptueuses largesses, qui les rendit possibles si ce n’est l’opulence, d’où devait naître bientôt la pauvreté, qui déchaîna Catilina contre sa patrie ? Enfin, cette passion pour l’empire et pour la domination, d’où vint-elle, si ce n’est de l’excès de nos richesses ? Voilà ce qui arma César et Pompée de ces torches infernales qui embrasèrent la république.

Nous allons exposer dans leur ordre toutes ces agitations domestiques du peuple romain, séparées des guerres étrangères et légitimes.

XIV. — Séditions excitées par les tribuns. — Toutes les séditions ont eu pour cause et pour principe la puissance des tribuns. Sous prétexte de protéger le peuple, dont la défense leur était confiée, ils n’aspiraient en réalité qu’à la domination, et captaient l’affection et la faveur de la multitude par des lois sur le partage des terres, la distribution des grains et l’administration de la justice. Elles avaient toutes une apparence d’équité. N’était-il pas juste, en effet, que la plèbe rentrât en possession de leurs droits usurpés par les patriciens ? qu’un peuple, vainqueur des nations et maître de l’univers, ne fût pas exproprié de ses autels et de ses foyers ? Quoi de plus équitable que ce peuple, devenu pauvre, vécût du revenu de son trésor ? Qu’y avait-il de plus propre à établir l’égalité, si nécessaire à la liberté, que de contrebalancer l’autorité du sénat, administrateur des provinces, par celle de l’ordre équestre, en lui déférant au moins le droit de juger sans appel ? Mais ces réformes eurent de pernicieux résultats ; et la malheureuse république devait devenir le prix de sa propre ruine. En effet, le pouvoir de juger, transporté des sénateurs aux chevaliers, anéantissait les tributs, c’est-à-dire le patrimoine de l’empire ; et l’achat du grain épuisait le trésor, ce nerf de la république. Pouvait-on enfin rétablir le peuple dans ses terres sans ruiner les possesseurs, qui étaient eux-mêmes une partie du peuple ? Comme d’ailleurs ces domaines leur avaient été laissés par leurs ancêtres, le temps leur donnait à cette possession une sorte de droit héréditaire.

XV. — Sédition de Tibérius Gracchus. — (An de Rome 620.) — Le premier qui alluma le flambeau de nos discordes fut Tibérius Gracchus, que sa naissance, sa figure, son éloquence plaçaient à la tête de la république. Soit que la crainte de partager le châtiment infligé à Mancinus, dont il avait garanti le traité, l’eût jeté dans le parti populaire, soit que, guidé par la justice et par l’humanité, il eût gémi de voir les plébéiens chassés de leurs terres, et le peuple vainqueur des nations et possesseur du monde banni de ses demeures et de ses foyers, il osa, quel que fût son motif, s’engager dans l’entreprise la plus difficile. Le jour de la présentation de sa loi, escorté d’une multitude immense, il monta à la tribune aux harangues. Toute la noblesse, s’étant avancée en un corps, se trouvait à cette assemblée ; elle avait même des tribuns dans son parti. Voyant Cnaeus Octavius s’opposer à ses lois, Gracchus, sans respect pour un collègue et pour le droit de sa charge, le fait saisir et arracher de la tribune, le menace de le faire mourir sur-le-champ, et le force, par la terreur, d’abdiquer sa magistrature. Gracchus est, par ce moyen, créé triumvir pour la répartition des terres. Pour consommer ses entreprises, il veut, au jour des comices, se faire proroger dans le tribunat ; les nobles et ceux qu’il avait dépossédés de leurs terres, s’avancent en armes, et le sang coule d’abord dans le Forum. Gracchus se réfugie sur le Capitole, et, voyant sa vie en danger, il porte la main à sa tête pour exhorter le peuple à le défendre, et laisse présumer ainsi qu’il demande la royauté et le diadème. Scipion Nasica soulève alors la multitude armée, et le fait périr avec quelque apparence de justice.

XVI. — Sédition de Caius Gracchus. — (An de Rome 629-632.) — Caius Gracchus entreprit aussitôt de venger la mort et les lois de son frère, et ne montra pas moins d’ardeur et d’impétuosité que lui. Il eut pareillement recours au désordre et à la terreur pour exciter les plébéiens à reprendre l’héritage de leurs ancêtres ; en outre, il promit au peuple, pour sa subsistance, la succession récente d’Attale. Bientôt son orgueil et sa puissance furent au comble, grâce à un second consulat et à la faveur populaire. Le tribun Minucius ose s’opposer à ses lois. Gracchus, soutenu par ses partisans, s’empare du Capitole, lieu fatal à sa famille. Il en est chassé par le massacre de ceux qui l’entourent et se réfugie sur le mont Aventin, où il est poursuivi par le parti du sénat et tué par l’ordre du consul Opimius. On insulta jusqu’à ses restes inanimés ; et la tête inviolable et sacrée d’un tribun du peuple fut payée au poids de l’or à ses meurtriers.

XVII. — Sédition d’Apuléius Saturninus. — (An de Rome 650-655.) — Apuléius Saturninus n’en soutint pas avec moins d’opiniâtreté les lois des Gracches, tant l’appui de Marius lui donnait d’assurance ! Éternel ennemi de la noblesse, ce tribun, enhardi d’ailleurs par un consulat qu’il regardait comme le sien, fit assassiner publiquement, dans les comices, Annius, son compétiteur au tribunal, et s’efforça de lui subroger Caius Gracchus, homme sans naissance et sans nom, qui, sous un titre supposé, se plaçait lui-même dans cette famille. Fier de voir impunis les outrages qu’il s’était fait un jeu de prodiguer à la république, Saturninus travailla si ardemment à faire recevoir les lois des Gracches qu’il força même les sénateurs à en jurer l’observation ; il menaçait d’interdire l’eau et le feu à ceux qui refuseraient ce serment. Un seul cependant se trouva, qui préféra l’exil. Le bannissement de Métellus avait consterné toute la noblesse, et le tribun, qui dominait déjà depuis trois ans, alla, dans l’excès de son délire, jusqu’à troubler les comices consulaires par un nouveau meurtre. Pour élever au consulat Glaucias, le satellite que s’était donné sa fureur, il fit assassiner Caius Memmius son compétiteur ; et il apprit avec joie que, dans le tumulte, ses satellites l’avaient lui-même appelé roi. Mais alors le sénat conspira sa perte, et aussitôt le consul Marius lui-même, ne pouvant plus le soutenir, se déclara contre lui. On en vint aux mains dans le Forum. Saturninus en fut chassé, et courut se saisir du Capitole. Mais, voyant qu’on l’assiégeait et qu’on avait coupé les conduits qui y amenaient de l’eau, il envoya témoigner au sénat son repentir, descendit de la citadelle avec les chefs de sa faction, et fut reçu dans cette assemblée. Le peuple y fit une irruption, accabla le tribun de coups de bâton et de pierres, et mutila son cadavre.

XVIII. — Sédition de Drusus. — (An de R. 662.) — Enfin, Livius Drusus entreprit d’assurer le triomphe de ces même lois, non seulement par la puissance tribunitienne, mais encore par l’autorité du sénat lui-même, et par l’assentiment de toute l’Italie. S’élevant d’une prétention à une autre, il alluma un si furieux incendie qu’on ne put en arrêter les premières flammes ; et, frappé d’une mort soudaine, il légua à ceux qui lui survivaient la guerre en héritage.

Par la loi sur les jugements, les Gracches avaient mis la division dans Rome, et donné deux têtes à l’Etat. Les chevaliers romains s’étaient élevées à une telle puissance, qu’ayant entre leurs mains la destinée et la fortune des principaux citoyens, ils détournaient les deniers publics et pillaient impunément la république. Le sénat, affaibli par l’exil de Métellus, par la condamnation de Rutilius, avait perdu tout l’éclat de sa majesté.

Dans cet état de choses, deux hommes égaux en richesses, en courage, en dignité (et cette égalité même avait allumé la jalousie de Livius Drusus), se déclaraient l’un, Servilius Cæpion (26), pour l’ordre des chevaliers, l’autre, Livius Drusus, pour le sénat. Les enseignes, les aigles, les drapeaux étaient déployés de part et d’autre, et les citoyens formaient ainsi comme deux camps ennemis dans la même ville. Caepion, engageant la lutte contre le sénat, accusa de brigue Scaurus et Philippe, chefs de la noblesse. Drusus, pour résister à ces attaques, appela le peuple dans son parti, en renouvelant les lois des Gracches, et attira les alliés dans celui du peuple, par l’espoir du droit de cité. On rapporte de lui cette parole : « Qu’il n’avait laissé aucune autre répartition à faire que celle de la boue ou de l’air (27). » Le jour de la promulgation de ces lois étant arrivé, on vit tout à coup paraître de toutes parts une telle multitude d’étrangers, que la ville semblait prise d’assaut par une armée ennemie. Le consul Philippe osa cependant proposer une loi contraire ; mais un huissier (28) du tribun le saisit à la gorge, et ne le lâcha qu’après lui avoir fait sortir le sang par la bouche et par les yeux. Grâce à ces violences, les lois furent proposées et confirmées. Mais les alliés réclamèrent sur-le-champ le prix de leurs secours. Tandis que, dans son impuissance à les satisfaire, Drusus gémissait de ses téméraires innovations, la mort vint à propos le tirer de cette position embarrassante. Les alliés en armes n’en demandèrent pas moins au peuple romain l’exécution des promesses de Drusus.

XIX. — Guerre sociale. — (An de R. 662-665.) — On peut nommer sociale la guerre des alliés, pour en pallier l’horreur ; si cependant nous voulons être sincères, ce fut une guerre civile. En effet, le peuple romain étant un mélange d’Etrusques, de Latins et de Sabins, et tenant par le sang à tous ces peuples, formait un seul corps de ces différents membres, un seul tout de ces diverses parties ; et la rébellion des alliés dans l’Italie n’était pas un crime moins grand que celle des citoyens dans Rome.

Ces peuples demandaient avec raison le droit de cité dans une ville qui devait ses accroissements à leurs forces ; ils voulaient qu’on réalisât l’espoir que Drusus leur avait donné dans ses vues de domination. Dès que ce tribun eut péri par un crime domestique, les feux mêmes du bûcher qui le consuma enflammèrent les alliés, qui, volant aux armes, se préparèrent à assiéger Rome. Quoi de plus triste que cette guerre ? Quoi de plus malheureux ? Tout le Latium, le Picentin, l’Etrurie entière, la Campanie, l’Italie enfin, se soulèvent contre une ville, leur mère et leur nourrice. On vit nos alliés les plus braves et les plus fidèles la menacer de toutes leurs forces, et se ranger chacun sous ses enseignes, guidés par ces prodiges qu’ont produits les villes municipales (29) ; les Marses, par Popédius ; les Latins, par Afranius ; les Umbriens, par un sénat et des consuls qu’ils avaient élus ; les Samnites et les Lucaniens, par Télésinus. Aussi, le peuple, arbitre des rois et des nations, ne pouvant se gouverner lui-même, on vit Rome, victorieuse de l’Asie et de l’Europe, avoir Corfinum pour rivale !

Le premier projet de cette guerre fut formé sur le mont Albain ; les alliés décidèrent d’assassiner, le jour des féries latines, au milieu des sacrifices et aux pieds des autels, les consuls Julius César et Marcius Philippus. Le secret de cet horrible complot une fois trahi, toute la fureur des conjurés éclata dans Asculum, où, pendant la célébration des jeux, ils massacrèrent les magistrats romains qui y assistaient. Ce fut là le serment par lequel ils s’engagèrent dans cette guerre impie. Aussitôt Popédius, le chef et l’auteur de la révolte, court dans toutes les parties de l’Italie ; et la trompette retentit de différents côtés, au milieu des peuples et des villes. Ni Annibal ni Pyrrhus ne firent tant de ravages. Ocriculum et Grumentum[44] et Fésule et Carséoli[45], Réate[46], et Nucéria[47], et Picentia, sont en même temps dévastées par le fer et par le feu. Les troupes de Rutilius, celles de Caepion sont vaincues. Julius César, après avoir perdu son armée, est ramené à Rome couvert de blessures ; il expire, et laisse dans la ville les traces sanglantes de son passage. Mais la fortune du peuple romain, toujours grande, et plus grande encore dans l’adversité, rassemble toutes ses forces et se relève. On oppose une armée à chaque peuple. Caton dissipe les Etrusques ; Gabinius, les Marses ; Carbon, les Lucaniens ; Sylla, les Samnites. Pompéius Strabon, portant de tous côtés le fer et la flamme, ne met fin à ses ravages qu’après avoir satisfait, par la destruction d’Asculum, aux mânes de tant de guerriers et de consuls, aux dieux de tant de villes saccagées.

XX. — Guerre contre les esclaves. — (An de Rome 615-652.) Si la guerre sociale fut un crime, au moins la fit-on à des hommes de naissance et de condition libres. Mais qui pourra voir sans indignation le peuple roi des nations combattre des esclaves ? Vers les commencements de Rome, une première guerre servile avait été tentée dans cette ville même par Herdonius Sabinus. Profitant des séditions excitées par les tribuns, il se saisit du Capitole, qui fut repris par le consul. Mais cet événement fut plutôt un tumulte qu’une guerre. Qui eût cru que plus tard, et lorsque notre empire s’étendait dans les diverses contrées de la terre, une guerre contre les esclaves désolerait bien plus cruellement la Sicile que n’avait fait une guerre punique ? Cette terre fertile, cette province était en quelque sorte un faubourg de l’Italie, où les citoyens romains possédaient de vastes domaines. La culture de leurs champs les obligeait à avoir de nombreux esclaves, et ces laboureurs à la chaîne devinrent les instruments de la guerre. Un Syrien, dont le nom était Eunus (la grandeur des désastres qu’il causa fait que nous nous en souvenons), feignant un enthousiasme prophétique, et jurant par la chevelure de la déesse des Syriens, appela les esclaves, comme par l’ordre des dieux, aux armes et à la liberté. Pour prouver qu’une divinité l’inspirait, cet homme, cachant dans sa bouche une noix remplie de souffre allumé, et poussant doucement son haleine, jetait des flammes en parlant. A la faveur de ce prodige, il fut d’abord suivi de deux mille hommes qui vinrent s’offrir à lui. Bientôt, les armes à la main, il brisa les portes des prisons, et se forma une armée de plus de soixante mille hommes ; puis, mettant le comble à ses forfaits, il prit les insignes de la royauté, et porta le pillage et la dévastation dans les forteresses, les villes et les bourgs. Bien plus (et ce fut le dernier opprobre de cette guerre), il força les camps de nos préteurs ; je ne rougirai pas de les nommer ; c’étaient ceux de Manilius, de Lentulus, de Pison, d’Hipsœus. Ainsi, des esclaves que la justice aurait dû arrêter dans leur fuite et ramener à leurs maîtres, poursuivaient eux-mêmes des généraux prétoriens qu’ils voyaient fuir devant eux.

Enfin, Perperna, général envoyé contre eux, en tira vengeance. Après les avoir vaincus, et enfin assiégés dans Enna, où la famine, suivie de la peste, acheva de les réduire, il chargea de fers et de chaînes ce qui restait de ces brigands, et les punit du supplice de la croix. Il se contenta de l’ovation, pour ne pas avilir la dignité du triomphe par l’inscription d’une victoire sur des esclaves.

La Sicile respirait à peine que les esclaves reprennent les armes, non plus sous un Syrien, mais sous un Cilicien. Le pâtre Athénion, après avoir assassiné son maître, délivre de prison ses compagnons d’esclavage, et les range sous ses enseignes. Revêtu d’une robe de pourpre, un sceptre d’argent à la main, et le front ceint du bandeau royal, il rassemble une armée non moins nombreuse que celle de son fanatique prédécesseur, et, comme pour le venger, il se livre à de bien plus cruelles violences, pille les hameaux, les forteresses et les villes, se montre impitoyable envers les maîtres, et surtout envers les esclaves qu’il traite comme des transfuges. Il battit aussi des armées prétoriennes ; il prit le camp de Servilius, il prit celui de Lucullus. Mais Aquilius, à l’exemple de Perperna, réduisit cet ennemi à l’extrémité en lui coupant les vivres, et détruisit sans peine, par la famine, des troupes que leurs armes eussent longtemps défendues. Elles se seraient rendues si la crainte des supplices ne leur eût fait préférer une mort volontaire. On ne put même infliger à leur chef aucun supplice, quoiqu’il fût tombé en notre pouvoir. Une foule de soldats s’efforçant de saisir cette proie, il fut, dans la lutte, déchiré entre leurs mains.

XXI. — Guerre contre Spartacus. — (An de Rome 680-682.) — Peut-être encore supporterait-on la honte d’avoir pris les armes contre des esclaves ; car, si la fortune les a exposés à tous les outrages, ils sont du moins comme une seconde espèce d’hommes que nous pouvons même associer aux avantages de notre liberté ! Mais quel nom donnerai-je à la guerre qu’alluma Spartacus ? je ne le sais. Car on vit des esclaves combattre, et des gladiateurs commander, les premiers, nés dans une condition infime, les seconds, condamnés à la pire de toutes : ces étranges ennemis ajoutèrent au désastre le ridicule.

Spartacus, Crixus, Ænomaus, gladiateurs de Lentulus, ayant forcé les portes de l’enceinte où ils s’exerçaient, s’échappèrent de Capoue avec trente au plus des compagnons de leur fortune, appelèrent les esclaves sous leurs drapeaux, et réunirent bientôt plus de dix mille hommes. Non contents d’avoir brisé leurs chaînes, ils aspiraient à la vengeance. Le Vésuve fut comme le premier sanctuaire où ils cherchèrent un asile. Là, se voyant assiégés par Clodius Glaber, ils se glissèrent, suspendus à des liens de sarments, le long des flancs caverneux de cette montagne, et descendirent jusqu’à sa base ; puis, s’avançant par des sentiers impraticables, ils s’emparèrent tout à coup du camp du général romain, qui était loin de s’attendre à une telle attaque. Un autre camp est encore enlevé par eux. ils se répandent ensuite dans les environs de Cora, et dans toute la Campanie, ne se contentent pas de dévaster les maisons de campagne et les bourgs, et exercent d’effroyables ravages dans les villes de Nole et de Nucérie[48], de Thurium et de Métaponte[49].

Leurs forces grossissaient de jour en jour et formaient déjà une armée régulière. Ils se fabriquèrent alors des boucliers d’osier grossièrement recouverts de peaux de bêtes ; du fer de leurs chaînes, remis au feu, ils firent des épées et des traits. Enfin, pour qu’il ne leur manquât rien de l’appareil des troupes les mieux réglées, ils se saisirent des chevaux qu’ils trouvèrent, en composèrent leur cavalerie, et donnèrent à leur chef les ornements et les faisceaux pris sur nos préteurs. Spartacus ne les refusa pas, lui qui, de Thrace, mercenaire, était devenu soldat, de soldat déserteur, puis brigand, enfin gladiateur, en considération de sa force. Il célébra les funérailles de ceux de ses lieutenants qui étaient morts dans les combats, avec la pompe consacrée aux obsèques des généraux et força les prisonniers à combattre armés autour de leur bûcher, comme s’il eût cru effacer entièrement son infamie passée en donnant des jeux de gladiateurs, après avoir cessé de l’être. Osant dès lors attaquer des armées consulaires, il tailla en pièces sur l’Apennin celle de Lentulus. Il ravagea, près de Modène, le camp de Caius Cassius. Fier de ces victoires, il délibéra, et c’en est assez pour notre honte, s’il marcherait sur la ville de Rome.

Enfin on soulève contre un vil gladiateur toutes les forces de l’empire, et Licinius Crassus efface la honte du nom romain. Les ennemis (je rougis de leur donner ce nom), dissipés et mis en fuite par ce général, se réfugièrent à l’extrémité de l’Italie. Là, se voyant enfermés, resserrés dans le Bruttium, ils se préparèrent à s’enfuir en Sicile, et, faute de navires, ils tentèrent vainement, sur des radeaux formés de claies et de tonneaux liés avec de l’osier, le passage de ce détroit aux eaux si rapides. Alors ils tombèrent sur les Romains et trouvèrent une mort digne d’hommes de cœur ; ainsi qu’il convenait aux soldats d’un gladiateur, ils combattirent sans demander quartier. Spartacus, après leur avoir lui-même donné l’exemple du courage, périt à leur tête, comme un général d’armée.

XXII. — Guerre civile de Marius. — (An de Rome 665-674.) — Il ne manquait plus aux maux du peuple romain que de tirer contre lui-même, dans ses propres foyers, un fer parricide, et de faire de la ville et du Forum comme une arène où les citoyens, armés contre les citoyens, s’égorgeaient ainsi que des gladiateurs. J’en serais moins indigné, toutefois, si des chefs plébéiens, ou du moins des nobles méprisables, eussent dirigé ces manœuvres criminelles. Mais, ô forfait ! ce furent Marius et Sylla, quels hommes ! quels généraux ! la gloire et l’ornement de leur siècle, qui prêtèrent l’éclat de leur nom à cet horrible attentat.

L’influence de trois astres différents souleva ces tempêtes, si je puis m’exprimer ainsi. Ce fut d’abord une légère et faible agitation, un tumulte plutôt qu’une guerre, la barbarie des chefs ne s’exerçant encore que contre eux-mêmes. Bientôt plus cruelle et plus sanglante, la victoire déchira les entrailles du sénat tout entier. Enfin le rage qui anime non seulement les partis mais des ennemis acharnés, fut surpassée dans cette lutte, où la fureur se fit un appui des forces de toute l’Italie ; et la haine ne cessa d’immoler que lorsqu’elle manqua de victimes.

L’origine et la cause de cette guerre furent cette soif insatiable d’honneurs qui poussa Marius à solliciter, en vertu de la loi Sulpicia, la province échue à Sylla. Celui-ci, impatient de venger cet outrage, ramène aussitôt ses légions ; et, suspendant la guerre contre Mithridate, il fait entrer dans Rome, par les portes Esquiline et Colline, son armée partagée en deux corps. Sulpicius et Albinovanus lui opposent de concert quelques troupes ; on lui lance de toutes parts, du haut des murailles, des pieux, des pierres et des traits ; les mêmes armes et l’incendie lui ouvrent un passage ; et le Capitole, cette citadelle qui avait échappé aux mains des Carthaginois et des Gaulois Sénonais, reçoit un vainqueur dans ses murs captifs. Alors un sénatus-consulte déclare les adversaires de Sylla ennemis de la république, et le tribun Sulpicius, qui était resté à Rome, est juridiquement immolé, avec d’autres citoyens de la même faction. Marius s’enfuit sous un habit d’esclave ; la fortune le réserva pour une autre guerre.

Sous le consulat de Cornélius Cinna et de Cnaeus Octavius, l’incendie mal éteint se ralluma par la dissension même des deux consuls, au sujet d’une loi proposée au peuple pour le rappel de ceux que le sénat avait déclarés ennemis publics. L’assemblée avait même été investie par des soldats armés ; mais, vaincu par ceux qui voulaient la paix et le repos, Cinna s’enfuit de Rome et rejoignit ses partisans. Marius revient d’Afrique, plus grand par sa disgrâce : sa prison, ses chaînes, sa fuite, son exil avaient donné à sa dignité quelque chose de terrible. Au seul nom d’un si grand capitaine, on accourt de toutes parts. O crime ! on arme les esclaves, on ouvre les prisons, et le malheur de ce général lui donne bientôt une armée. Ainsi, revendiquant par la force sa patrie d’où la force l’avait chassé, sa conduite pouvait paraître légitime, s’il n’eût souillé sa cause par sa cruauté.

Mais il revenait ulcéré contre les dieux et les hommes. Ostie, la cliente et la nourrice de Rome, est la première victime de sa fureur ; il la livre au meurtre et au pillage. Quatre armées entrent bientôt dans Rome ; Cinna, Marius, Carbon, Sertorius avaient divisé leurs forces. A peine toute la troupe d’Octavius est-elle chassée du Janicule, que le signal est donné pour le massacre des principaux citoyens, et les vengeances sont plus cruelles que si on les eût exercées dans une ville de Carthaginois ou de Cimbres. La tête du consul Octavius est exposée sur la tribune aux harangues ; celle du consulaire Antoine sur la table même de Marius. Les deux César sont massacrés par Fimbria, au milieu de leurs dieux domestiques ; les deux Crassus, père et fils, sous les yeux l’un de l’autre. Les crocs des bourreaux servent à traîner, par la place publique, Baebius et Numitorius. Catulus respire la vapeur de charbons enflammés, pour se dérober aux insultes de ses ennemis. Mérula, flamine de Jupiter, se coupe les veines dans le Capitole, et son sang rejaillit jusque sur la face du dieu. Ancharius est percé de coups à la vue même de Marius, qui ne lui avait pas présenté, pour répondre à son salut, cette main dont le geste était un arrêt (30). C’est par le meurtre de tant de sénateurs que Marius, alors revêtu pour la septième fois de la pourpre, remplit l’intervalle des calendes aux ides du mois de janvier. Qu’aurait-ce été s’il eût achevé son année consulaire ?

Sous le consulat de Scipion et de Norbanus éclata, dans toute sa fureur, le troisième orage des guerres civiles. D’une part, en effet, huit légions et cinq cents cohortes étaient sous les armes ; de l’autre, Sylla accourait de l’Asie avec une armée victorieuse. Marius, s’étant montré si barbare envers les partisans de Sylla, que de cruautés ne fallait-il pas pour venger Sylla de Marius ? La première bataille se livre près de Capoue, sur la rive du Vulturne. L’armée de Norbanus est aussitôt mise en déroute ; et Scipion, se laissant tromper par l’espoir de la paix, perd bientôt toutes ses troupes.

Le jeune Marius, et Carbon, tous deux consuls, désespérant presque de la victoire, mais ne voulant pas périr sans vengeance, préludaient alors à leurs funérailles en répandant le sang des sénateurs. Le lieu des assemblées fut investi ; et l’on tirait du sénat, comme d’une prison, ceux qu’on voulait égorger. Que de meurtres dans le Forum, dans le Cirque, dans l’enceinte même des temples ! Le pontife Quinctus Mucius Scaevola fut tué comme il tenait embrassé l’autel de Vesta, et peu s’en fallut qu’il n’eût le feu sacré pour sépulture (31). Cependant Lamponius et Télésinus, chefs des Samnites, dévastaient la Campanie et l’Etrurie avec plus de fureur que Pyrrhus et Annibal ; et, sous prétexte de soutenir un parti, ils vengeaient leurs injures.

Toutes les troupes ennemies furent vaincues à Sacriport[50] et près de la porte Colline ; là fut défait Marius, ici Télésinus. Toutefois, la fin de la guerre ne fut pas celle des massacres. Le glaive resta tiré pendant la paix, et l’on sévit contre ceux qui s’étaient soumis volontairement. Que Sylla ait taillé en pièces, à Sacriport et près de la porte Colline, plus de soixante-dix mille hommes, c’était le droit de la guerre ; mais qu’il ait fait égorger, dans un édifice public, quatre mille citoyens désarmés et qui s’étaient rendus, tant de victimes en pleine paix, n’est-ce pas un massacre plus grand ? Qui pourrait compter ceux qu’immolèrent de tous côtés, dans Rome, des vengeances particulières ? Furfidius, ayant enfin représenté à Sylla « qu’au moins devait-il laisser vivre quelques citoyens, pour avoir à qui commander, » on vit paraître cette longue table qui contenait les noms de deux mille Romains, choisis parmi la fleur de l’ordre équestre et du sénat, et auxquels il était ordonné de mourir : premier exemple d’un pareil édit.

Parlerai-je, après tant d’horreurs, des outrages qui accompagnèrent la mort de Carbon, celle du préteur Soranus, celle de Vénuléius ? Parlerai-je de Baebius, déchiré non par le fer, mais par les mains de ses assassins, véritables bêtes féroces, de Marius, le frère du général, traîné au tombeau de Catulus, les yeux crevés, les mains et les jambes coupées, et qui fut laissé quelque temps dans cet état, pour qu’il se sentît mourir par tous ses membres ?

Les supplices individuels sont presque abandonnés, et l’on met à l’encan les plus belles villes municipales de l’Italie, Spolète, Intéramnium[51], Préneste[52], Florence[53]. Quant à Sulmone, cette antique cité, l’alliée et l’amie de Rome, Sylla, par un indigne attentat envers une ville qu’il n’avait pas encore prise d’assaut, en exige des otages, comme usant du droit de la guerre, les condamne à la mort et les y fait conduire. Ce fut comme la condamnation de cette cité, qu’il ordonna de détruire.

XXIII. Guerre de Sertorius. — (An de Rome 675-679.) — La guerre de Sertorius fut-elle autre chose que l’héritage des proscriptions de Sylla ? Je ne sais si je dois l’appeler étrangère ou civile ; faite, il est vrai, par les Lusitaniens et les Celtibères, elle le fut sous un général romain.

Fuyant dans l’exil les tables de mort, Sertorius, cet homme d’une héroïque mais bien funeste vertu, remplit de ses disgrâces la terre et les mers. Après avoir tenté la fortune et en Afrique et dans les îles Baléares, il s’engagea sur l’Océan et pénétra jusqu’aux îles Fortunées[54]. Enfin il arma l’Espagne. Un homme de cœur trouve facilement à s’allier à des gens qui lui ressemblent. Jamais la valeur du soldat espagnol n’éclata davantage que sous un général romain. Non content de l’appui de l’Espagne, celui-ci jeta les yeux sur Mithridate, sur les peuples du Pont, et fournit une flotte à ce roi. Quels dangers cette alliance ne présageait-elle pas ? Rome ne pouvait résister avec un seul général à un si puissant ennemi. A Métellus on adjoignit Cnaeus Pompée. Ils affaiblirent, par des combats multipliés, mais toujours sans résultat définitif, les forces de Sertorius, qui succomba enfin, non pas à nos armes, mais à la scélératesse et à la perfidie des siens. On poursuivit ses troupes par toute l’Espagne, et on les accabla par des batailles fréquentes et jamais décisives.

Les lieutenants de chaque parti engagèrent les premiers combats. Domitius et Thorius d’un côté, les deux Herculéius de l’autre préludèrent à la guerre. Ceux-ci furent vaincus près de Ségovie, ceux-là sur les bords de l’Ana[55] ; et les généraux, se mesurant bientôt eux-mêmes, à leur tour, essuyèrent chacun une égale défaite près de Laurone[56] et de Sucrone[57]. Les uns se mirent alors à ravager les campagnes, les autres à ruiner les villes ; et la malheureuse Espagne porta la peine de la discorde qui régnait entre les généraux romains. Enfin Sertorius périt par une trahison domestique ; Perperna fut vaincu et livré aux Romains, qui reçurent alors la soumission des villes d’Osca, de Termes, de Tutia, de Valence, d’Auxime et de Calaguris[58], qui avait souffert toutes les horreurs de la famine. Ainsi l’Espagne fut rendue à la paix. Les généraux vainqueurs voulurent faire regarder cette guerre plutôt comme étrangère que comme civile, pour obtenir le triomphe.

XXIV. — Guerre civile de Lépidus. — (An de Rome 675.) — Sous le consulat de Marcus Lépidus et de Quinctus Catulus s’éleva une guerre civile qui fut étouffée presque à sa naissance. Mais, allumé au bûcher de Sylla, combien le flambeau de cette discorde devait étendre au loin l’incendie ! Lépidus, avide de nouveautés, eut la présomption de vouloir abolir les actes de cet homme extraordinaire ; entreprise qui ne laissait pas que d’être juste, si toutefois son exécution n’eût pas causé un grand dommage à la république. Sylla, étant dictateur, avait, par le droit de la guerre, proscrit ses ennemis ; rappeler ceux qui survivaient, n’était-ce pas, de la part de Lépidus, les appeler aux armes ? Les biens des citoyens condamnés, adjugés par Sylla, étaient injustement mais juridiquement acquis. En demander la restitution, c’était évidemment ébranler l’Etat dans ses nouvelles bases. Il fallait à la république, malade et blessée, du repos à quelque prix que ce fût ; vouloir guérir ses plaies, c’était risquer de les rouvrir.

Quand les turbulentes harangues de Lépidus eurent, comme le clairon des batailles, sonné l’alarme dans la ville, il alla en Etrurie lever une armée qu’il fit marcher sur Rome. Mais Lutatius Catulus et Cnaeus Pompée, les chefs du parti de Sylla, dont leur nom était comme le drapeau, occupèrent, avec une autre armée, le pont Milvius et le mont Janicule. Repoussé dès le premier choc, et déclaré ennemi public par le sénat, Lépidus s’enfuit, sans vouloir verser de sang, en Etrurie, et de là en Sardaigne, où il mourut de maladie et de regret. Les vainqueurs, exemple unique dans les guerres civiles, se contentèrent d’avoir rétabli la paix.


LIVRE QUATRIÈME.

I. — Guerre de Catilina. — (An de Rome 690.) — La débauche, puis la ruine de son patrimoine, qui en fut la suite, et en même temps l’occasion que lui offrait l’éloignement des armées romaines, occupées auux extrémités du monde, inspirèrent à Catilina l’horrible projet d’opprimer sa patrie. Il voulait massacrer le sénat, poignarder les consuls, consumer Rome dans un vaste incendie, piller le trésor, renverser enfin toute la république de fond en comble et aller, dans ses forfaits contre elle, au-delà même de tout ce que semblait avoir souhaité Annibal. Et quels furent, grands dieux ! les complices de son attentat ! Lui-même était patricien ; mais c’est peu, à considérer les Curius, les Porcius, les Sylla, les Céthégus, les Autronius, les Varguntéius, les Longinus ; quels noms ! quels ornements du sénat ! Il y avait aussi Lentulus, alors préteur. Catilina les eut tous pour satellites dans l’exécution de sa monstrueuse entreprise. Le gage de leur union fut du sang humain bu dans des coupes qui circulèrent de main en main (1) ; crime sans égal, s’il n’eût été surpassé par celui dont ce breuvage fut le prélude.

C’en était fait d’un si bel empire, si cette conjuration ne se fût tramée sous le consulat de Cicéron et d’Antoine, dont l’un la découvrit par sa vigilance, et l’autre l’étouffa par les armes. Le premier indice de cet exécrable forfait fut donné par Fulvie, vile courtisane, mais qui n’avait pas trempé dans ce complot parricide. Alors le consul Cicéron, ayant assemblé le sénat, accusa le coupable en sa présence même ; mais le seul fruit de sa harangue fut l’évasion de cet ennemi de la patrie, et la menace qu’il osa faire « d’éteindre sous des ruines l’incendie allumé contre lui. » Il va joindre alors l’armée que Manlius tenait prête en Etrurie. Lentulus s’appliquant des vers Sibyllins qui promettaient la royauté de sa famille (2), dispose dans toute la ville, au jour marqué par Catilina, des soldats, des torches et des armes. Non content d’avoir machiné une conspiration domestique, il sollicite le secours des Allobroges,

  1. Crassus était consul, et non préteur.
  2. V. Salluste. (Bell. Jugurth. c. 13.)
  3. V. Salluste, (ibid. c. 13 et 29), et Cicéron (De Offic. l. 1. c. 30 ; in Brut. c. 29. orat. pro. Sext. c. 47.
  4. Ville d’Afrique, à cinq jours de marche de Carthage.
  5. Situées dans la Mauritanie, sur le fleuve de ce nom. V. Salluste (Bell Jug. c. 93).
  6. Ils habitaient au sud-est de la Provence.
  7. All-Brog (gaël), hauts lieux. Leur territoire comprenant la Savoie, une partie du Dauphiné et du canton de Genève.
  8. Peuple de l’Auvergne.
  9. Peuple du territoire d’Autun, de Nevers et de Macon.
  10. Ahenobarbus, sur les médailles et dans les inscriptions.
  11. Il fut surnommé Allobrogique.
  12. L’Adige, rivière de l’Italie septentrionale, qui se jette dans le Pô.
  13. Près de Va. Cette indication ne se trouve que dans FLorus.
  14. Veit Paterculus dit cent mille, et Plutarque cent vingt mille.
  15. Florus est le seul auteur qui parle de ce troisième corps de Tigurius.
  16. Peuple gaulois d’origine établi sur les confins de la Thrace, au confluent de la Save et du Danube.
  17. Le petit-fils du censeur.
  18. FLeuve de Thrace, aujourd’hui Mariza.
  19. Montagne de la Thrace.
  20. Chaînes de montagnes dans la Colchide, entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne.
  21. Le frère du fameux Lucullus.
  22. V. Justin, l. 1 c. 9
  23. V. id. l. 37. et 38.
  24. Allusion aux surnoms de ces trois Romains.
  25. Une des Cyclades.
  26. Deux ville situées dans les vastes plaines de la Béotie.
  27. Ville de la Mysie, située dans une ile de la Propontide, maintenant jointe au contument par des atterrissements.
  28. Fleuve de la Mysie, qui se jette dans la Pronmande.
  29. Petit fleuve, qui se jette la même mer.
  30. V. Tacit. Agric. xxx, 10.
  31. V. Cic. protege Mamlia, c. 8 et 9.
  32. V. Lucain, l. 8, v. 730.
  33. Située entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne.
  34. Grande ville grecque, qui donna son nom à la Cyrénaïque, contrée maritime de la Lybie, à l’ouest de l’Egypte.
  35. Aujourd’hui la Cauée.
  36. V. our les noms des peuples dont il est fait mention dans ce chapitre les notes des commentaires sur La guerre des Gaules.
  37. V. Cæs. De Bell. Gall.
  38. V. de Belle Gall. l. 1. c. 25 et la note 14 du 1er livre des commentaires sur la guerre des Gaules. p. 333.
  39. De Bell. Gal. l. 1, c. 52
  40. Cæs. De Bell. Gall. l. 4. c. 13-16.
  41. Ville de Syrie, près de l’Euphrate.
  42. Ville de Mésopotamie, située sur la rive orientale de l’Euphrate.
  43. Ville située au confluent de l’Euphrate et du Tigre.
  44. Ville de Lucanie.
  45. Ville des Eques.
  46. Ville des Sabins.
  47. Ville de l’Ombrie.
  48. Dans la Campanie.
  49. Dans la Lucanie.
  50. Près de Préneste.
  51. Ville de l’Ombrie.
  52. Dans le Latium.
  53. En Étrurie.
  54. Les Canaries.
  55. Aujourd’hui la Guadana.
  56. Aux environs de Valence.
  57. Dans la même province, sur la rivière du même nom, appelée aujourd’hui Xucar.
  58. Huesca, dans la province d’Aragon. — Thermes dans la même province. Osmo, dans la Vieille Castille, Calahorra, ibid.