Acadie/Tome II/07

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. 151-169).

CHAPITRE DIX-HUITIÈME



Traité de Paix entre les Anglais et les Sauvages de l’Acadie, négocié à Halifax dans l’automne de 1752. — Une infamie commise envers les Indiens par deux habitants d’Halifax, Conner et Grâce, met fin au traité. — Vengeance des Sauvages. — Captivité d’Anthony Casteel, messager du Conseil. — Son journal. — Erreurs des historiens au sujet de ces deux incidents..


Soit que les Français aient eu honte de leur conduite, soit qu’ils l’aient trouvée impolitique, ou qu’ils aient rencontré chez les sauvages leurs alliés plus de tiédeur à les seconder qu’ils n’avaient prévu, peut-être pour tous ces motifs à la fois, nous avons lieu de croire qu’ils se désistèrent assez promptement de l’odieux projet qu’ils avaient formé contre les établissements anglais : du moins est-ce là ce qui paraît ressortir de l’ensemble des faits.

En novembre 1752, furent négociés à Halifax les préliminaires d’un traité de paix entre le gouverneur et les chefs micmacs[1]

Trois ans auparavant, une paix semblable, et qui n’avait pas été troublée depuis, avait été conclue avec les sauvages de la rivière St-Jean[2]. Ce nouveau traité ne devait au contraire avoir qu’une existence éphémère ; en fait, il venait à peine d’être conclu qu’il se trouva nul et de nul effet. Et Le Loutre et les Français sont presque invariablement accusés d’avoir fait avorter les belles espérances de paix que l’on avait conçues. Cette accusation pourrait être en soi plausible, si l’on n’avait sous les yeux l’évidence manifeste qui exonère ces personnages de toute ingérence en l’affaire. L’acte sur lequel on s’est fondé pour tenir les Français responsables de la rupture du traité est le suivant[3] :

« Conseil tenu en la résidence du gouverneur, à Halifax, lundi, le 13 avril 1753.

« John Conner et James Grâce qui sont arrivés en ce port hier sur un canot indien, apportant avec eux six chevelures sauvages, ont comparu devant le conseil et ont témoigné en ces termes de ce qui leur était arrivé.

« Les dits Conner et Grâce, accompagnés de Michael Hagarthy et de John Poor, avaient fait voile de ce Port, sur la goélette Dunk, le 6 février, le cap tourné vers l’Est ; ce même soir, ils touchèrent à Jedore ; le lendemain, ils gnaient lui endroit près de Owl’s Head, de là vinrent à la Baie des Îles (Bay of Islands,) et suivirent la côte jusqu’à un lieu situé entre Country Harbour et Torhay où ils arrivèrent le 21 février. Le lendemain matin, un canot portant quatre indiens s’approcha de leur goélette ; les sauvages leur ayant crié, ils leur répondirent ; puis les sauvages leur tirèrent plusieurs coups de feu. Comme la goélette se trouvait à proximité du rivage et que le vent soufflait du sud, il était impossible de s’éloigner : alors deux canots portant six indiens abordèrent le bateau. Conner et ses compagnons firent leur soumission. Sur le rivage se trouvait un autre canot chargé de trois indiens. Conner et Grâce donnèrent à manger et à boire aux indiens. Après quoi ceux-ci leur ordonnèrent de hisser les voiles et dirigèrent la goélette au fond d’une crique ; ils les firent descendre ensuite sur le rivage où ils ne tardèrent pas à les rejoindre. Puis, ordre leur fut signifié d’aller dans la forêt couper du bois ; à leur retour, les sauvages envoyèrent deux des anglais, en compagnie de trois indiens, dans la direction de la mer. Conner et Grâce virent alors les sauvages frapper avec des haches sur la tête de Michael Hagarthy et de John Poor, les tuer et les scalper. Le lendemain matin, Conner et Grâce furent entraînés à l’intérieur du pays, à une distance d’environ dix milles, où ils furent retenus prisonniers jusqu’au huit de ce mois. Le sixième jour de ce mois, un certain nombre d’Indiens se sépara du reste, laissant les captifs en compagnie de quatre sauvages, d’une femme et d’un enfant. Le huit de ce mois, — c’était un dimanche —, ces derniers, avec Conner et Grâce, descendirent vers le rivage de la mer, près de l’île sur laquelle la goélette s’était échouée. Les quatre sauvages allèrent au bateau pour y chercher un tonneau de bière. Conner et Grâce, dans leurs fréquentes conversations avec les Indiens, ayant appris de deux d’entre eux que les autres avaient l’intention de les tuer, et d’ailleurs manquant de provisions et menacés de mourir d’épuisement faute de vivres, saisirent l’occasion, en massacrant eux-mêmes les indiens, de s’évader d’une pareille captivité. Et donc, ils tuèrent d’abord la femme et l’enfant ; puis, s’étant procuré les armes et les munitions appartenant aux sauvages, ils attendirent que ceux-ci fussent de retour de leur visite à la goélette : comme ils mettaient en effet le pied sur le rivage, Conner et Grâce fondirent sur eux et les tuèrent à coups de fusils et de haches ; après quoi, prenant l’un de leurs canots, se munissant de viande de porc et de lièvre, qu’il y avait à bord de la goélette, ils se dirigèrent vers Halifax, où ils sont arrivés hier, le quinze de ce mois. Les dits Conner et Grâce ont déclaré en outre que les Indiens avaient coupé le mât de leur bateau et ensuite en avaient percé le flanc.

« Ordre fut donné à John Conner et à James Grâce de fournir caution pour leur comparution devant la prochaine cour générale au cas ofi les Indiens porteraient quelque plainte contre eux. »

« P. T. Hopson »

« Jno. Duport. Secr. »

L’histoire était invraisemblable.

Il était difficile de s’expliquer comment Conner et Grâce avaient été laissés seuls avec une femme et un enfant, et plus encore pourquoi ils n’avaient pas alors pris la fuite plutôt que d’attendre que les sauvages fussent de retour. C’est ce qui frappa sans doute les membres du conseil ; aussi, par mesure de prudence, enjoignirent-ils à ces deux messieurs de comparaître ultérieurement devant la cour pour répondre à toute accusation qui pourrait survenir contre eux.

L’arpenteur Morris, devenu plus tard juge de la Province, écrivant, le 16 avril 1753 au gouverneur Cornwallis, qui était alors en Angleterre, lui disait, après lui avoir relaté en gros le récit que nous venons de reproduire :

« Telle est la substance de leur histoire. Mais comme, peu après le départ de la goélette, (portant Conner et Grâce,) les sauvages étaient venus se plaindre qu’un bateau, dont la description correspondait exactement à celui-ci, avait fait escale à Jedore où étaient leurs magasins, et que ses occupants leur avaient volé quarante barils de provisions, lesquels ils tenaient du gouverneur, — alors l’on suppose que Conner et ses compagnons ont été plus tard capturés par des sauvages de la même tribu, qu’ils auraient réussi cependant à massacrer, ainsi qu’ils le racontent. »

« Si tel est le cas, c’est, dans les circonstances, un bien déplorable accident, dont l’avenir seul montrera toutes les conséquences. Les chefs de chacune des tribus de la Péninsule nous avaient envoyé des messages d’amitié, et je pense qu’ils étaient disposés à signer ce printemps un traité de paix, — si cet accident ne les en empêche pas[4]. »

Le révérend Andrew Brown, commentant ce que Morris appelle un accident, ajoute :

« Voilà ce que disait M. Morris. Mais le fait fut encore plus noir qu’il ne l’a soupçonné. Après avoir pillé le magasin des sauvages, Conner et tout l’équipage de sa malheureuse goélette eurent à affronter les fureurs de la mer. Ils firent naufrage ; les Indiens les trouvèrent trempés jusqu’aux os et dénués de tout ; ils les recueillirent chez eux et les traitèrent avec bonté. Or, pour toute récompense, ces hommes attendirent le moment propice, et, afin de recevoir la prime sur les chevelures, massacrèrent leurs bienfaiteurs, et vinrent ensuite à Halifax réclamer le prix de leur forfait. »

« Comme bien l’on pense, les Indiens furent exaspérés au delà de toute mesure par cet acte d’ingratitude et ce meurtre. (La vengeance fermente toujours dans leur sein, et leurs dents grinçaient.) Afin d’exercer d’immédiates représailles, ils dépêchèrent à Halifax quelques-uns de leurs guerriers, sous prétexte d’exposer la difficulté qu’ils éprouvaient à garder leurs provisions en sûreté durant la saison de pêche, et de prier le gouverneur de leur envoyer un petit bateau, à bord duquel leurs familles et leurs provisions seraient emmenées à Halifax. C’est pour répondre à ce désir que le vaisseau et l’équipage mentionnés dans le journal (d’Anthony Casteel,) leur furent envoyés, bien que plusieurs aient dès l’abord soupçonné que ce n’était là qu’une feinte imaginée par les Indiens en vue de répandre le sang.[5] »

En effet, la ruse inventée par les sauvages eut un succès complet. Une goélette fut mise à leur disposition dans le but de ramener leurs familles à Halifax. L’équipage se composait d’Anthony Casteel, messager du conseil, du capitaine Baunerman, d’un M. Cleaveland, et de quatre manœuvres : tous furent massacrés et scalpés, à l’exception d’Anthony Casteel. Comment celui-ci fut sauvé est raconté minutieusement dans le Journal qu’il a tenu, lequel, à son retour, fut certifié sous serment et transmis par le Gouverneur au Secrétaire d’État[6].

Le récit est intéressant : il dévoile la basse trahison dont Conner et Grâce s’étaient rendus coupables envers les sauvages : Casteel, après le massacre de ses compagnons, fut conduit ça et là et passa par toute sorte de péripéties. Laissons-le parler :

« Vendredi, 25 (mai.) Avons traversé une baie et marché vers un endroit appelé Remsheag ; et quand nous fûmes en vue d’un campement indien qu’il y avait là, l’un des sauvages de l’escorte répéta les cris de mort et tira deux coups de feu. Alors s’avança à travers le port un canot qui nous passa sur l’autre rive où habitaient la femme et la famille de mon maître. Dès notre arrivée, je dus entrer dans son wigwam où je trouvai un vieillard infirme, son beau-père. Celui-ci me dit qu’il était fort heureux pour moi que je fusse français[7], autrement j’aurais été tué avec les autres. Et il ajouta : « je suis étonné que les Anglais aient commencé les premiers. Les Sauvages se tenaient tranquilles depuis longtemps, mais les Anglais ont tué de nos gens. Nous avions recueilli deux hommes qui avaient été balayés par la tempête et avaient fait naufrage : c’est à peine s’il leur restait un souffle ; nous avions eu pitié de leur détresse, et les avions soignés et nourris ; nous les avions assurés qu’à la première occasion nous les renverrions à Halifax. Or, la saison venue de nous en aller dans les bois, nous avions laissé ces deux misérables, (dont les deux compagnons avaient péri en mer,) avec deux indiens, trois femmes et deux enfants (dont l’un encore à la mamelle) ; et ces sept personnes furent massacrées par eux pendant qu’elles dormaient ; leurs corps furent ensuite chargés sur un canot et jetés à l’eau. Jamais nous ne pardonnerons ni n’oublierons un tel acte. Quand même nous tuerions et scalperions autant d’anglais que leurs victimes avaient de cheveux sur la tête, notre vengeance n’en serait pas assouvie. Dans le passé, nous avons toujours épargné autant de femmes que nous avons pu le faire ; désormais nous ne ferons pas grâce même à l’enfant dans le sein de sa mère[8] ». — Casteel continue : « Joseph Morrice confirme ce qui vient d’être dit au sujet du cre des Indiens ; si l’on le désire, il est prêt à venir à Halifax, et à donner là-dessus un témoignage évident[9]. »

Il s’agissait donc de Conner et de Grâce, qui, quelques semaines auparavant, avaient apporté à Halifax sept chevelures pour lesquelles ils avaient réclamé la prime.

Rapportons un autre incident tiré du même Journal :

« Le douze juin, (Casteel était alors à Baie Verte, sous la garde et la protection d’un lieutenant du Fort, nommé Caskaron,) un indien vint me chercher, et l’officier (français) m’ordonna de le suivre. Il me conduisit à un endroit en face de Baie Verte, où les Indiens avaient récemment dressé leur camp. Je trouvai là, je pense bien, cinq cents d’entre eux. Le sauvage qui m’avait amené me dit d’entrer dans son wigwam… (Après avoir tenu conseil, les sauvages décident que Casteel doit payer sa rançon ou mourir…) Puis je fus mis à bord d’un canot avec le major Cope et cinq autres hommes pour être conduit au village (de Baie Verte.) En mettant pied à terre, je rencontrai Francis Jérémie et plusieurs autres Indiens, dont l’un était Paul Laurent, à qui Francis dit que je parlais très bien l’anglais… L’Indien me demanda si j’estimais que la somme de trois mille livres était trop considérable pour ma rançon : je lui répondis que si j’en avais vingt mille, je les donnerais toutes plutôt que de m’exposer à perdre la vie. À ce moment mon maître vînt, et je lui demandai si la somme de trois cents livres n’avait pas été convenue entre nous, et s’il ne m’avait pas été dit que j’étais un homme mort si je balançais à accepter cette condition. Mon maître me répondit que si, qu’il était homme, et n’avait qu’une parole, et que je n’avais pas à payer plus de trois cents livres. Sur ce, Paul Laurent se leva, et dit qu’il donnerait lui-même l’argent et me scalperait, car son père avait été pendu à Boston, Mon maître lui répondit : scalpe-le donc et paie la somme tout de suite. Laurent mît sa main dans sa poche et en tira un couteau ; il y avait là un officier appartenant au fort français de Chignecto ; il se tenait à ma gauche ; quand il vit le couteau et s’aperçut que l’Indien allait m’en frapper, il me donna une violente poussée qui me rejeta trois ou quatre pas en arrière et me fit tomber à la renverse. Les femmes se mirent à pousser des cris, pensant que j’avais été mortellement atteint : les fils de Jacques Morrice[10]me prirent et me portèrent dans une petite chambre où je perdis connaissance. Quand je revins à moi, la femme de Jacques Morrice me donna un verre de vin et me demanda si j’étais blessé ; je lui répondis que non. Et aussitôt elle alla vers un coffre d’où elle tira un sac de pièces de 6 livres ; elle en compta cinquante, ce qui fait trois cents. Jacques Morrice appela mon maître et lui dit de compter l’argent, ce qu’il fit. M. Morrice lui demanda quelle somme il y avait. Il répondit : 300 livres ; alors Jacques de dire : « cet argent est à vous ; prenez-le ; mais l’homme m’appartient. » L’Indien versa l’argent dans son chapeau. Alors Morrice lui dit : « qu’aucun d’entre vous ne vienne près de ma maison ni ne moleste cet homme, car je lui briserai les os. »

« … Je demandai… à Jacques Morrice s’il voulait accepter mon billet (reconnaissant ma dette envers lui et promettant de la lui payer ;) il me répondit que non, qu’il croyait que j’étais un honnête homme ; que, dût-il ne jamais recevoir un liard, cela ne l’empêcherait pas de faire tout en son pouvoir pour sauver un anglais, fut-ce au prix de sa dernière chemise. Il ajouta que si j’avais besoin de quelque chose, il me l’enverrait. Je lui dis que je serais heureux d’avoir une chemise… Nous nous séparâmes alors, et le lendemain il m’envoya les articles que je lui avais demandés, avec une pièce de 6 livres[11]. »

Nous nous sommes appesanti sur l’incident de Conner et de Grâce, et sur celui de Casteel, parce que tous les historiens[12] qui en font mention signalent le meurtre des compagnons de ce dernier comme un acte d’infamie dont la source doit être imputée aux instigations des Français. Et quelques-uns, prenant à la lettre la déclaration de Conner et de Grâce, intervertissent les rôles, et, ne voulant pas voir le crime que ces hommes ont commis en massacrant des Indiens sans défense, font du soi-disant meurtre de leurs compagnons un forfait attribuable à la même origine, tandis qu’en réalité ceux-ci avaient péri dans le naufrage de leur vaisseau.

Parkman, comme toujours, devait nécessairement tomber dans les pires imputations contre les Français. Il faut voir avec quels airs de sagacité pénétrante il s’efforce d’entrelacer les faits et les circonstances pour remonter jusqu’à eux. Il retourne quatre années en arrière pour mieux forger un enchaînement de preuves, qui lui permette de conclure, ou du moins d’insinuer que les préliminaires du traité de l’automne précédent n’avaient été qu’un stratagème inventé par les Français[13].

Il faut admettre, il est vrai, que le compilateur n’a guère donné du Journal de Casteel un résumé satisfaisant[14]. Toutefois, ce résumé suffisait pour que, rapprochant ce que dit Casteel de la déclaration de Conner, l’on comprit que le récit de l’un est connexe avec celui de l’autre, et que les faits qui sont rapportés ici et là s’enchaînent et s’éclairent réciproquement. Quelques doutes pouvaient encore subsister ; mais alors il fallait on ne pas toucher à la question, ou pousser plus loin les investigations à son sujet. Et le résultat de recherches plus sérieuses eût montré ceci : au lieu d’un cruel forfait commis par les sauvages à l’instigation des Français, un acte d’hostilité, justifiable selon le code de ces barbares, a été exécuté par eux en revanche d’un crime ignoble dont Conner et Grâce avaient été les auteurs[15].

Quoique la responsabilité de ce crime ne retombât que sur deux individus sans importance, il n’en est pas moins vrai que la paix, qui allait être définitivement signée, fut rompue pour longtemps de ce chef, et que des actes sanguinaires en furent la conséquence, actes qui exaspérèrent les autorités et contribuèrent largement à produire les événements malheureux qui ont suivi. Il semblerait qu’il eût été du devoir du gouverneur, après la découverte de l’atrocité commise par Conner et Grâce, de faire des démarches auprès des sauvages pour répudier ces faits et donner à ceux-ci quelque satisfaction[16]. Mais rien de tel n’apparaît. Ces militaires arrogants avaient pour les barbares trop de mépris pour se servir de tels procédés à leur égard. L’on ne voit même pas que les coupables aient été punis. Un fait que nous ne pouvons nous expliquer d’une manière satisfaisante, c’est l’étrange conduite du gouvernement, qui, après avoir signé avec les sauvages, l’automne précédent, les articles préliminaires d’un traité de paix, semble avoir laissé subsister contre eux la prime sur les chevelures.

Dans sa lettre du 23 juillet 1753, le gouverneur Hopson, transmettant aux Lords du Commerce la déposition sous serment de Casteel, leur disait : « Dans ma lettre du 29 mai dernier, j’ai communiqué à vos Seigneuries mes inquiétudes concernant le sort d’un petit Sloop que j’avais envoyé avec quelques indiens qui étaient ici ; mes inquiétudes n’avaient que trop de raison d’être. L’un des membres de l’équipage est revenu depuis et nous a fait le récit de ce qui leur est arrivé : lui seul a échappé ; tous ses autres compagnons ont été tués par les sauvages. J’ai l’honneur d’envoyer à Vos Seigneuries les divers points de sa déposition ; inutile d’y joindre des remarques ; le document est assez explicite par lui-même[17]. » Or, cette lettre du 23 juillet se trouve au volume des archives ; mais le compilateur a jugé à propos d’en éliminer tout ce qu’elle contenait au sujet de l’affaire qui nous occupe ; l’autre lettre de Hopson, en date du 29 mai, et qui y avait trait également, a été laissée entièrement de côté. Quoiqu’il en soit des motifs qu’a pu avoir Akins, ses omissions sur ce point particulier ont eu pour effet de laisser la question quelque peu embrouillée : il en est résulté que certains historiens l’ont éludée, et que d’autres l’ont interprétée de façon erronée[18].

Des erreurs de cette nature, qui attribuent aux uns les crimes commis par les autres, ne sont guère propres à inspirer confiance dans l’histoire. Il y avait là la clé d’une situation importante. En faisant tomber sur les sauvages ou sur les Français tout l’odieux d’un acte qui revenait à des sujets anglais, l’on faussait gravement l’explication des événements de cette époque obscure. Si Casteel n’eût pas échappé au sort qui a atteint ses compagnons, ou s’il n’eût pas tenu un journal des incidents de sa captivité, nous n’aurions jamais connu le fond de cette affaire ; car, même avec sa déclaration faite sous serment, l’on a pu jusqu’ici donner pour la vérité ce qui n’en était qu’une grotesque contrefaçon. L’histoire, surtout l’histoire de l’Acadie, est forcément, dans bien des cas, remplie de ces mensonges que les écrivains se passent les uns aux autres, et qui, avec le temps, se fixent comme des faits indiscutables.

Les sauvages n’ont pas toujours été les plus barbares.

Il faudrait peut-être chercher longtemps avant de trouver à leur charge des faits approchant en duplicité, sinon en atrocité, ceux qui sont attribués à Stoughton, Church, Waldron, Chubb, Lovewell, Harmon, etc. Et, quant à tous ceux-ci, l’on ne peut dire qu’il s’agissait de simples individus sans responsabilité, comme Conner et Grâce, mais d’un gouverneur, d’un colonel, d’un major, et de trois capitaines. Ou plutôt, les faits reprochés à ces messieurs devraient être mis sur le compte du gouvernement du Massachusetts, puisque de pareilles atrocités étaient ou tolérées ou encouragées par des primes alléchantes sur les chevelures des sauvages, y compris celles des femmes et des enfants. La conduite des autorités métropolitaines à l’égard des sauvages offre un contraste frappant avec celle des autorités coloniales. Si l’on s’en fût tenu aux sages conseils donnés en haut lieu, l’on eût évité bien des malheurs. Des actes comme ceux que nous venons de décrire ne pouvaient que perpétuer la haine et provoquer la vengeance. Par deux fois, Cornwallis fut rebuté par les Lords du Commerce, parce qu’il voulait faire aux sauvages une guerre sans merci :

« … Pour ce qui est cependant de notre opinion de ne plus dorénavant faire de paix avec les Indiens, et de les extirper entièrement, nous croyons que l’exécution d’un pareil dessein ne pouvant aller sans des actes de grande sévérité, les conséquences qui en résulteraient seraient désastreuses pour la sûreté des autres colonies de Sa Majesté sur le continent : les sauvages qui habitent sur les frontières auraient en effet l’esprit impressionné par notre cruauté, et cela les entretiendrait dans de néfastes sentiments de vengeance[19]. »

Dans une lettre subséquente, les mêmes Seigneurs, qui semblent redouter l’impétuosité naturelle à Cornwallis, lui renouvellent les mêmes recommandations :

« Les méthodes plus douces et les offres de paix ont souvent agi plus efficacement sur les Indiens que la menace du sabre[20]. »

Ces méthodes douces ne nous paraissent pas avoir été en harmonie avec le caractère national des anglais ; et malgré l’intérêt évident qu’il y avait à les adopter, intérêt que dictaient les circonstances, l’on ne voit pas qu’elles aient jamais prévalu. Aussi, l’Angleterre ne put que rarement compter sur le dévoûment absolu d’aucune tribu sauvage. Il semble qu’il y ait chez l’anglo-saxon un fond de rudesse qui résiste à toute civilisation, si grande que soit celle-ci ; comme il y a chez le Gaulois un fond de légèreté que les mécomptes n’ont jamais pu guérir. Avec tous ses défauts, le Français obtint auprès des Indiens un résultat bien différent. Tandis que le Français cherchait généralement à faire oublier aux sauvages la distance qui les séparait de lui, l’Anglais cherchait presque toujours à accentuer sa supériorité sur eux. La première pensée de l’un était : « Comment m’y prendre pour conquérir le cœur de l’Indien ? » Pour l’autre la grande question était, ou semble avoir été : « Comment arriverai-je à me faire respecter de ce maudit Peau-Rouge ? » — Et tout son souci était de commander ce respect, par une hautaine dignité, s’il avait de l’éducation, par la morgue, s’il était mal élevé[21]. Cette attitude méprisante a conduit à la brutalité, et la brutalité a conduit à ce curieux fait historique que Sir Charles Dilkes note dans ses chroniques, quand il dit de la race anglo-saxonne qu’elle est la seule qui extermine les sauvages.

Peu de temps après les événements dont nous venons de parler, un traité de paix allait être ou pouvait être conclu entre les Anglais et les sauvages Micmacs. Le capitaine Hussey, qui commandait au fort Lawrence, notifia Le Loutre de lui amener, comme il en avait été convenu, une délégation de sauvages, pour conférer avec eux des préliminaires d’un traité. Hussey les reçut, dit Le Loutre, avec tant de hauteur dédaigneuse, que les sauvages qui avaient pris la peine de venir de fort loin, s’en retournèrent très offensés[22]. Les négociations furent closes d’en par-là. La même chose s’était répétée vers le même temps, lors de la malheureuse expédition du général Braddock à la Monongahéla. Il avait accueilli les sauvages avec une raideur si méprisante que tous l’abandonnèrent avec les résultats que nous connaissons[23].

L’histoire est remplie de faits semblables. Que de malheurs eussent été évités, si les méthodes douces conseillées par les Lords du Commerce eussent été suivies !



  1. L’on ne se borna pas à négocier les préliminaires d’un traité, mais un véritable traité fut « signé », ratifié et échangé avec la tribu des Indiens Micmacs, habitant l’Est de la Province le 22 novembre 1752, en la « 26e année du règne de Sa Majesté ». Les parties contractantes étaient : « Son Excellence Pérégrine Thomas Hopson, gouverneur général de la Nouvelle-Écosse ou Acadie, agissant au nom de sa Majesté, d’une part, — et de l’autre : le major Jean-Baptiste Cope, chef Sachem de la tribu des Indiens Micmacs, habitant la côte est de la dite Province, et André Hadley Martin, Gabriel Martin, et Francis Jérémie, membres et délégués de la dite tribu, en leur nom et au nona de la dite tribu et de leurs héritiers, etc. »

    Ce traité comprenait 8 articles. Il se trouve tout entier dans Akins, 682 et seq. — Cf. Can. Arch. (1894). Halifax. Oct. 16, 1752. Hopson to Lords of Trade. (H. 88, B. T. N. S. vol. 13). Ibid. December 6, 1752. Same to same. «  …Sends minute of Councii containing the treaty with one of the tribe of Micmacs…  » (H. 119. B. T. N. S. vol. 13.)

  2. Cf. Can. Arch. (1894.) Whitehall. July 27, 1749. Lords of Trade to Secretary of State (Bedford.) (B. T. N. S. vol. 34, p. 141.) Ibid. Chebucto. Aug. 20, 1749. Cornwallis to Secretary of State (Bedford.) (Am. & W. I. vol. 31, p. 72.)
  3. Le MS. original — fol. 378 — ne donne qu’un pâle résumé du récit de Conner et de Grâce. Nous croyons préférable de le reproduire in-extenso d’après Akins, p. 694 et seq.
  4. Doc. in. sur l’Acadie. Can. Fr. Tome II, p. 111-2. Pièce LXXXVII. (Provenant du British Muséum. Brown MSS. Add. 19073. Fol. 11, no 23).

    Nous ne croyons pas que ceci s’applique au traité du 22 novembre, lequel avait été déjà dûment signé et ratifié, mais à d’autres négociations de paix avec toutes les tribus de la Péninsule. Dès le commencement de ce chapitre, Richard a parlé de « préliminaires » de paix. Or, avec les Micmacs, nous avons vu qu’il n’y eût pas seulement des préliminaires, mais une convention réelle en bonne et due forme. Ce mouvement pacifique était sans doute en voie de prendre plus d’extension, quand l’incident que nous rapportons fît tout manquer, anéantit le traité déjà existant et mît obstacle aux autres négociations semblables qui se préparaient.

  5. Doc. inéd. loc. cit.
  6. Cf. Can. Arch. (1894)-1753. July 23, Halifax. Hopson to Lords of Trade : « Sloop sent with Indians attacked, and all but one of the crew killed. » Enclosed : « Statement of Anthony Casteel, taken by the Indians ou the 16th of May. » (II. 193. B. T. N. S. vol. 14. H. 195.)

    Ce journal est in-extenso dans les Doc. inéd. loc. citato. Nous nous servons du texte même pour compléter et corriger les extraits qu’en fait Richard.

  7. Casteel s’était fait passer pour français : « L’un des chefs s’avança et me demanda de quel pays j’étais. Je lui répondis que j’étais français, et le priai d’interroger là-dessus ceux qui étaient venus souvent à Chebucto, et à qui, alors qu’il n’y avait aucun danger pour moi, j’avais affirmé la même chose. Il le leur demanda en effet, et tous confirmèrent ma réponse. Alors, tirant de son sein une croix, il me dit que par la vertu de cette croix, je ne mourrais pas de leurs mains… » — Journal.
  8. À ce discours du vieux sichem, Richard ajoute ce détail : « Puis il déchira devant Casteel un papier sur lequel se trouvait (sic) les préliminaires du traité. » — fol. 382.

    Cela n’est pas dans le Journal de Casteel, à cet endroit-ci du moins. Mais à la page précédente (117), Casteel dit qu’à Cobcquid, dans une certaine maison, un « Indien jeta au feu les articles du traité » (du 22 nov. précédent) et me dit : « voilà comment nous avons fait la paix. » Ceci se passait le mercredi, 23 mai.

  9. Journal dans les Doc. in., p. 118-9.
  10. Dans le M S. fol. 382. — Richard écrit non « Morrice », mais « Maurice », que c’était un « acadien nommé Jacques Vigneau dit Maurice ». Nous suivons l’orthographe du journal, où d’ailleurs le nom de Vigneau n’est pas mentionné. Murdoch, qui écrit Morris, dit également qu’il était un « habitant français ». (Vol. 2, ch. XVI, p. 222).
  11. Journal de Casteel, loc. cit.
  12. Le MS. folio 383 — portait d’ahord, après historiens, l’incidente à peu d’exceptions près, laquelle a été ensuite biffée.
  13. Cf. Montcalm and Wolfe. Ch. IV. Conflict for Acadia. Depuis la page 106. Voici son étonnante conclusion : « At length, the Acadians made peace, or pretended to do so. The chief of Le Loutre’s mission, who called himself Major Jean-Baptiste Cope, came to Halifax with a deputation of his tribe, and they all affixed their totems to a solemn treaty. In the next summer, they returned with ninety or a hundred warriors, were well entertained, presented with gifts, and sent homeward in a schooner. On the way, the seized the vessel and murdered the crew. This is told by Prévost, intendant at Louisbourg, who does not say that French instigation had any part in the treachery. It is nevertheless certain that the Indians were paid for this or some contemporary murder. » — Pauvre Parkman !
  14. Ce Journal, qui remplit 14 pages grd. in 8° du Canada-Français, est ramassé en 3 petites pages des N. S. Doc, 696-7-8.
  15. Le MS. — fol. 384 — porte la note ci-dessous : « Vers le même temps, l’équipage d’un vaisseau venant de Boston avait tué traîtreusement près du Cap Sables deux filles indiennes et un sauvage qui avaient été invités à se rendre à bord. » — Cf. Murdoch. 2, ch. XVI, p. 209, qui ajoute que le gouvernement avait promis une récompense de 50 £ à qui découvrirait ces malfaiteurs.
  16. Est-ce qu’en justice, le premier devoir du gouverneur n’eût pas été d’abord de faire un procès à ces hommes, et, leur culpabilité établie, de leur infliger le châtiment légal prévu pour de telles offenses ? Quelle meilleure manière y avait-il de répudier leur crime que de leur faire subir la peine imposée par le droit commun ? Ne pas s’en préoccuper autrement était au contraire, pour les autorités anglaises, en partager la responsabilité. Et nous croyons que toute excuse de leur part et toute protestation de non-complicité dans l’affaire eussent paru vaines aux sauvages, en l’absence d’un châtiment infligé aux coupables. Il est vrai que les barbares s’étaient fait justice à leur façon en se vengeant sur les malheureux compagnons de Casteel.
  17. Nota bene à la suite du Journal de Casteel, sans doute de la main du révérend Andrew Brown, dans doc. inéd. C. Fr. p. 126.
  18. Voici une rectification nécessaire : Aux Archives du Canada, il y a une lettre du 23 juillet 1753, dans laquelle Hopson fait mention de l’affaire Casteel (nous l’avons citée plus haut,) et à laquelle il a joint le journal de ce dernier ; mais il y a, à la même date du 23 juillet 1753, deux autres lettres de Hopson] aux Lords of Trade l’une respecting the expenditures for the province, entering into détails, Enclosed : Papers on the subject ; et l’autre dans laquelle Hopson sends mémorial from John Burbidge for an increase of salary…  »

    Nous croyons que Akins a reproduit, d’après le Letter Book, la deuxième de ces trois lettres, c’est-à-dire celle concerning the Expenditures etc., dans laquelle il n’était pas question de Casteel. Il ne la donne pas in-extenso d’ailleurs. Et l’on peut toujours se demander pourquoi il a reproduit cette lettre-ci plutôt que la première. Une autre chose qui montre bien le peu de conscience avec laquelle Akins a exécuté son travail est ceci : à l’une de ces 3 lettres du 23 juillet qu’il reproduit en partie, il a soudé sans vergogne une autre lettre du même au même, classée dans les Archives à la date du 1er  octobre 1753. En ouvrant donc la compilation des N.S. Doc., p. 198-99-200, on croit lire une seule lettre de la même date, tandis que la première partie est du 23 juillet, la seconde du 1er  octobre. (Cf. Can. Arch. (1894.) P. 193-194.)

  19. Cf. Akins. Lords of Trade and Plantations to Corwallis. P. 590. Whitehall, 16 octobre 1749.

    L’humanitarisme de ces bons seigneurs anglais d’outre-mer, que Richard prétend opposer à la dureté de leurs représentants en Acadie, n’a pas, on le voit, de bases bien profondes ni de motifs bien nobles : il est tout politique, il repose sur l’intérêt. C’est une question d’affaire. Et alors, l’auteur d’Acadie nous semble perdre à peu près son temps quand il veut établir un contraste entre la mentalité des Lords of Trade et celle des Gouverneurs. Le passage qui vient d’être cité est extrait d’une longue lettre de 4 pages qu’il faut lire en entier pour bien se persuader que la douceur prêchée par ces messieurs provenait non d’un sentiment de sympathie et de justice, mais de la prudence humaine. Nous y renvoyons nos lecteurs.

  20. Lords of Trade to Gov. Cornwallis. Whitehall. Febr. 16, 1749-50. Akins, p. 601-2.

    Que ne peut-on faire dire à une parole, quand on l’isole de son contexte ? Et ici, nous nous sentons obligé de reproduire tout le passage qui « encadre » la phrase qui vient d’être citée :

    « As to the measures which you have already taken for reducing the Indians, we entirely approve them, and wish you may have success, but as it has been found by expérience in other parts of America, that gentles methods and offers of peace have more frequently prevailed with the Indians than the sword, if at the same times that the sword is held over their heads, offers of peace and friendships were tendered to them, the one might he a means of inducing them to accept the other, but as you have had expérience of the disposition and sentiments of these savages, you will be better to judge whether measures of peace will be effectual or not ; if you should find that they will not, we dont in the least doubt of your vigour and activity in endeavouring to reduce them by force. »

    N’est-ce pas que tout ce passage éclaire singulièrement la citation faite par Richard et affaiblit la conclusion qu’il en veut tirer en faveur des Lords of Trade ?

  21. Ici, le MS. — fol. 388 — porte une note marginale au crayon, et qui nous semble bien être de la main du traducteur : Voir une phrase ajoutée dans la traduction. Jusqu’à la fin de ce paragraphe, nous traduisons donc le texte anglais. Vol. I, p. 316, au bas. Sir Charles Dilkes est l’auteur de plusieurs copieux ouvrages, entr’autres : Problems of Greater Britain.
  22. «  Mr. Hussey was in a sort of little waggon from which he did not get down, and received us haughtily enough, which offended our Savages. The conversation was short… Our Savages appeared displeased at not having an opportunity to explain themselves, or to make their représentations, after having taken the trouble to come so great a distance. »

    Letter from Mr. Le Loutre to Charles Lawrence, Esqr. Beauséjour, August 27th 1754. — Akins. P. 216.

  23. « Braddock. — A British bull-dog, brave, obstinate and honest, but more than ordinary dull in appreciating an enemy’s methods. His first and gravest mistake, that underrating his Indian foe, is one that has been shared by many commanders, to their confusion… Braddock… had small respect either for partisan guerilla forces or for Indian auxiliaries. The services of the Chief Scarroyaddy, or of the noted frontiersman Black Jack, were at his disposal at the cost of a few civil words only, but he treated these worthies so superciliously that they went off on business of their own. »

    New France and New England, by John Fiske. P. 256-260.