Action socialiste/France et Russie

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Action socialiste, première série
(p. 366-371).

FRANCE ET RUSSIE

« La Dépêche » du jeudi 6 août 1891

On savait bien, depuis quelques années, qu’il y avait entre la France et la Russie sympathie de race, et même que la diplomatie française et la diplomatie russe marchaient habituellement d’accord. Mais il subsistait dans nos relations avec la Russie quelque chose d’équivoque, et même d’irritant pour nous. Il semblait que la France faisait toutes les avances, et que la Russie n’y répondait qu’à moitié, avec une sorte de réserve hautaine. Peut-être la monarchie du tsar craignait-elle d’entrer ouvertement en amitié avec la République française. Cette situation n’était pas digne de la France, car, quelles qu’aient été ses infortunes, elle ne peut, elle ne doit entrer dans un système d’alliances qu’avec une égalité absolue et sans rien désavouer d’elle-même. Dans un pays libre, le gouvernement du pays, c’est le pays lui-même : en France, la République, c’est encore la France, et aucune monarchie ne peut être l’alliée de la France, si elle ne fait en même temps accueil cordial à la République.

Le tsar de Russie l’a compris : il a vu que la République durait depuis vingt ans, que ses adversaires les plus ardents capitulaient, qu’elle avait résisté à toutes les entreprises et à tous les entraînements, qu’elle était décidément le gouvernement légal, ou mieux, qu’elle était le gouvernement national, que désormais la France et la République française étaient deux termes synonymes dans l’histoire, — et c’est au son de la Marseillaise qu’il a accueilli l’escadre française, c’est avec une cordialité empressée qu’il a télégraphié à M. Carnot, président de la République. Chose étrange ! la monarchie de Juillet n’a jamais été reconnue officiellement par les tsars de Russie, l’Empire a été en guerre avec eux, et la République française, que nos monarchistes condamnaient tous les jours à l’isolement éternel, est reconnue, non seulement de fait, mais de cœur, par le chef de l’empire russe, comme l’expression même de la France. C’est que la République, au lieu de gaspiller, dans les guerres dynastiques, les forces de la patrie, les a ménagées et accrues par la seule défense de l’intégrité nationale et de l’honneur national. N’ayant d’autre intérêt que celui de la France, elle a désormais dans le monde, aux yeux de tous, la grandeur inviolable et sacrée de la France elle-même. Voilà pourquoi les fêtes de Cronstadt ont été si belles et si émouvantes. Entre les cœurs français et russes, aucun malentendu ne subsistait, aucune réserve : la France, en saluant le drapeau de la Russie, n’abaissait pas le sien, et la fierté républicaine ne s’humiliait pas devant la loyauté monarchique. L’Europe a compris que la Russie accueillait la France tout entière, et que les deux nations, s’acceptant ainsi pleinement l’une l’autre, constituaient tout à coup une force incomparable.

Cette manifestation de Cronstadt aura des effets décisifs pour nous à l’intérieur et à l’extérieur. À l’intérieur, quel prétexte reste-t-il aux conservateurs de bonne foi pour refuser leur adhésion définitive à la France républicaine ? Ils reprochaient à la République, par préjugé ou par calcul, d’avoir isolé ou abaissé la France. Qu’ils comparent maintenant l’état où la dernière des monarchies françaises, l’Empire, a laissé la France, et la situation morale que vingt années de liberté républicaine et de sagesse patriotique ont donnée à notre pays dans le monde ; qu’ils relisent leurs diatribes d’hier, et qu’ils se disent dans leur conscience de quel côté étaient la vérité et le clairvoyant amour de la patrie. Après la formation timide d’une droite constitutionnelle, après l’évolution commençante du clergé, après les polémiques entre catholiques et royalistes qui dissolvent le vieux parti réactionnaire, la manifestation triomphale de Cronstadt va achever en France la déroute de l’idée monarchique. Et, par un de ces paradoxes de l’histoire qui déconcertent les formules étroites et routinières des partis, le tsar de Russie aura contribué à rallier à la République française les monarchistes attardés.

À l’extérieur, les sympathies éclatantes et réciproques de la Russie et de la France contribueront au maintien de la paix européenne de deux façons : d’abord, la triple alliance hésitera beaucoup plus à attaquer la France et la Russie amies ; en second lieu, il y aurait eu pour nous un péril dans l’alliance russe, si elle avait été en quelque sorte quémandée par nous, si nous étions pour la Russie, non pas des amis, mais des solliciteurs et des clients. Nous aurions été dans la dépendance de la Russie ; or, nous savons bien, nous, quelle est notre politique extérieure ; nous savons bien que nous ne voulons attaquer personne ; au contraire, les complications séculaires de la politique russe en Orient peuvent ouvrir brusquement des conflits où nous serions entraînés. Il importait donc beaucoup que le rapprochement qui s’est fait vînt de la Russie au moins autant que de la France, que la France pût donner, elle aussi, des conseils, et qu’une égalité et une cordialité absolues entre les deux gouvernements prévint toutes les aventures possibles. Donc, la situation défensive de la France n’a jamais été mieux assurée qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Mais la France commettrait une erreur grave si elle se bornait à cela. Il est bon qu’elle soit protégée par une amitié loyale contre les surprises de la triple alliance, contre le mauvais vouloir sournois de l’Angleterre. Mais la France peut davantage : elle peut dissoudre la triple alliance elle-même, par l’exemple d’une politique démocratique et généreuse donnée de haut à tous les peuples. Il n’y a aucune ressemblance entre la monarchie russe et les monarchies de la triple alliance : la Russie est encore dans cette période historique où la monarchie, sauf quelques erreurs réparables, se confond avec la nation elle-même ; elle est le résumé de ses instincts les plus profonds, elle est l’instrument nécessaire de son action, elle est l’âme même du peuple. Au contraire, en Autriche-Hongrie, en Italie, en Allemagne, il y a peu à peu, entre les monarchies et la nation, un malentendu grandissant. Là, et à l’abri du régime parlementaire, la démocratie se développe, et la démocratie pacifique et socialiste est à la veille d’entrer en conflit avec les monarchies militaires appuyées sur les classes privilégiées. Si nous, républicains français, nous savons conduire et mener à bien, chez nous, sans le violenter, l’immense mouvement socialiste qui travaille l’Europe, nous donnerons à la démocratie européenne une force devant laquelle les monarchies de la triple alliance, y compris la monarchie de Guillaume II, capituleront bientôt. Ainsi nous aurons assuré la paix par la suppression des puissances de haine qui sont dans le monde.

À côté des monarques comme le roi de Suède et le tsar de Russie, qui font bon accueil à la République française parce qu’elle est la figure de la France, il y a les peuples, qui voient dans la République française le premier signal de l’affranchissement universel. La Marseillaise, qui en Russie signifie amitié, en Italie, en Autriche, en Allemagne, signifie liberté. J’ai appris, par des renseignements directs de l’escadre, un incident bien curieux qui s’est produit à Stockholm. Pendant que les officiers français étaient reçus au palais du roi, les matelots étaient entraînés dans un meeting socialiste, et comme ils ne sont pas de leur naturel très diplomates, ils criaient à la fin du meeting avec les démocrates suédois : « Vive la République suédoise ! » — Il ne s’agit pas du tout de cela, et nous n’avons pas à faire chez les autres une propagande politique que nous ne tolérerions pas chez nous ; mais si la France réalise chez elle la pleine justice par l’avènement économique de la démocratie et l’organisation fraternelle du travail, elle aura été une fois de plus pour les peuples la libératrice bien-aimée. Nous savons bien, nous, socialistes, quelle est la hauteur de notre idéal, aussi bien de notre idéal patriotique et français que de notre idéal humain.