Action socialiste/L’Idéal de Justice

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Action socialiste, première série
(p. 64-72).

L’IDÉAL DE JUSTICE

« La Dépêche » du dimanche 3 novembre 1889

Je disais ici, il y a huit jours, qu’il ne fallait pas mesurer à l’insuffisance du parti socialiste la puissance de l’idée de justice sociale ; cette idée, dans notre démocratie, après dix-neuf ans de République, a une grande force cachée, et cette force, elle la manifestera bientôt. Je sais bien qu’à l’heure actuelle les esprits semblent être ailleurs. Les élections signifient avant tout tranquillité, ajournement des questions qui divisent, c’est-à-dire des grandes questions ; administration régulière et paisible des intérêts. Après l’agitation factice et énervante du boulangisme, après l’orgie de boucan et d’injures à laquelle tous les ennemis de la République se sont livrés depuis des mois, le pays paraît aspirer surtout au repos ; et certes, ceux-là seraient bien maladroits et bien coupables qui rouvriraient les agitations vaines et les crises. Mais le pays de France ne saurait se passer longtemps d’idéal.

Or, la liberté étant sauvée, de quel côté pourra se tourner le besoin renouvelé d’idéal, si ce n’est vers la justice sociale ? Quand le dernier écho de l’aventure boulangiste et des disputes grossières se sera tu, les beaux rêves se réveilleront d’eux-mêmes au cœur des citoyens libres. Ils se diront que, dans un intérêt économique aussi bien que dans un intérêt moral, il faut constituer tous les travailleurs dans notre pays à l’état d’hommes ; que le vrai moyen d’exciter l’énergie de la production nationale, comme de relever le niveau humain, c’est de développer en chaque travailleur toute la valeur d’homme qu’il contient ; qu’il faut, pour cela, l’arracher, par la solidarité professionnelle, au servage des faibles isolés devant les grands capitaux, aux terribles hasards du chômage et à l’écrasement du labeur irrégulier et démesuré ; qu’il faut subordonner les lois brutales de la concurrence aux lois supérieures de la vie et non celles-ci à celles-là ; qu’il faut ménager dans l’existence de tout homme une petite place pour la vie de famille et pour la vie de l’esprit, et que, dans ces quelques heures de loisir humain restituées à tout homme, il faut, par une éducation incessante et multiple, concentrer tous les rayons de la pensée, comme on pratique dans la forêt enchevêtrée et sombre quelques éclaircies où rit la lumière du soleil.

Les citoyens libres de la République française se diront que l’Église défaillante, après des siècles de domination, leur a laissé l’humanité à guérir de tous les maux de l’ignorance et du servage, et qu’il faut que la liberté, pour guérir tous ces maux, se fasse fraternelle. Il est impossible qu’un pareil idéal ne parle pas bientôt à ceux qui marchent déjà dans la vie ; il est impossible surtout qu’il ne parle pas au cœur de la jeunesse qui va y entrer.

Que feront dans la vie tous ces jeunes gens, qui se pressent maintenant dans nos écoles de médecine et de droit, dans nos facultés des lettres et des sciences ? Marcheront-ils sans idéal et sans lumière, et quel autre idéal prochain pourront-ils avoir que la justice entre les hommes ? Iront-ils, comme plusieurs que je connais, dégoûtés par les misères de l’intrigue politique, par le matérialisme grossier de certaine science et le naturalisme de certaines œuvres, renouveler en eux-mêmes, aux sources évangéliques, le sentiment chrétien et les joies chrétiennes ? Mais cela seul a une vie intérieure dans les âmes, qui a, en même temps, une vie extérieure dans les sociétés, et l’esprit chrétien ne pourra s’affirmer à nouveau, même dans l’intimité des consciences, que s’il s’applique, au dehors, à pénétrer de douceur fraternelle l’ordre social.

La jeunesse mettra-t-elle son ambition et sa vie à conquérir et à développer la science ? Noble ambition ; mais qu’est-ce que la science ? Une puissance et une joie ; et, si elle ne s’anime pas de l’esprit de justice, si elle ne se mêle pas partout à la vie des hommes, et à la vie des plus humbles, pour l’alléger et l’ennoblir, elle est un privilège de plus, et, comme tous les privilèges, elle ne tarde point à tarir au cœur même des privilégiés les sources profondes de la joie et de la vie.

Et ces adolescents qui sont encore sur les bancs du collège et qui commencent à rêver, qui ont l’âme pleine de vagues ébauches, où se tourneront-ils, où trouveront-ils un aliment ? Devront-ils se dépouiller d’eux-mêmes de leur puissance de rêverie et de sympathie pour se borner à l’étude photographique, à la froide ou brutale peinture des milieux sociaux ? Oh ! certes, qu’ils ne reculent devant aucune observation, devant aucune réalité, devant aucune vérité : c’est ne point aimer le monde et l’homme que de s’en cacher à soi-même les tristesses et les vilenies. Mais qu’ils descendent dans la réalité, ayant toujours en eux l’idéal qui doit la transformer lentement.

Je sais bien qu’on leur conseille une sorte de dilettantisme continu. Les Maurice Barrès ne manquent pas qui veulent persuader à la jeunesse qu’il faut goûter à tout et ne tenir à rien ; mais, au point de vue même de la science de la vie, c’est un faux calcul, car l’homme ne peut connaître les choses que quand il y croit, et, après une longue vie de dilettantisme, le dilettante n’a rien vu et ne sait rien.

Quant aux jeunes gens qui vont entrer dans le commerce et dans l’industrie, pour y continuer ou y développer la tradition paternelle, leur tâche est belle, et je sais qu’elle est rude : avec la lutte universelle, ne pas déchoir est un grand effort. Je sais aussi qu’absorbés presque tout entiers par le souci de la machine industrielle, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, ils n’ont pas beaucoup de temps pour songer à la corriger. Toute innovation dans l’ordre social sera pour eux un embarras de plus ; ils porteront tout le poids des transitions pénibles. Mais aussi, si, dans les années libres de la jeunesse, ils ont rêvé à plein cœur la justice, s’ils veulent favoriser le groupement des travailleurs qu’ils dirigent et les éclairer, s’ils veulent les initier peu à peu aux conditions de la puissance économique et les introduire dans cette puissance, quelle belle vie s’ouvre devant eux ! Ils se sentiront devenir peu à peu les guides respectés d’une société libre, et ils auront réconcilié définitivement, pour le bien de l’une et de l’autre, la bourgeoisie industrielle et la démocratie.

Le boulangisme a retardé, en l’égarant, le mouvement socialiste. Il est certain qu’il y a eu, au début, dans le mouvement boulangiste, un grand mélange de socialisme dévoyé. La démocratie, dès qu’elle s’est aperçue de son erreur, s’est retirée peu à peu du boulangisme ; mais, dans ce va-et-vient, ne sachant pas comment traduire ses aspirations, elle a paru se résigner un moment à une politique de simple conservation républicaine : c’est là le sens dominant des élections dernières. Mais ces aspirations, d’abord dévoyées, puis refoulées, ne tarderont pas à se faire jour de nouveau, et ceux qui sauront trouver une issue à ce mouvement, lui marquer sa route et ses étapes, seront avant peu les chefs de la démocratie.

L’équivoque boulangiste nous gênait, nous, républicains démocrates. Sur la revision, où nous cherchions l’avènement du peuple, où le boulangisme cherchait l’avènement d’un homme, équivoque. Sur le socialisme, qui était pour nous la réalisation de la justice par la science et la liberté, qui n’était pour le boulangisme qu’un vague sourire de prétendant aux foules amorcées, équivoque encore. Et, dans toutes ces ambiguïtés, nous avions peine à déployer notre politique. Tacite raconte que, sur le sol détrempé de la Germanie, les légions romaines, un jour de bataille, ne purent planter leurs étendards ; et nous aussi, dans la fange et l’équivoque glissante du boulangisme, nous n’avons pu planter le drapeau de nos espérances sociales. Le boulangisme est fini, nous pouvons reprendre hardiment, avec la démocratie, l’œuvre de justice.

La Chambre nouvelle, qui est animée pour les classes laborieuses d’excellentes intentions, s’apercevra que ces réformes pratiques, que ces lois d’affaires dont on parle tant aujourd’hui sont impossibles, si l’on n’a pas un idéal supérieur.

Lois d’affaires tant qu’on voudra, mais fera-t-on, en faveur des classes laborieuses, de simples lois d’assistance et de philanthropie, ou bien fera-t-on des lois d’émancipation, c’est-à-dire des lois qui les préparent peu à peu à la puissance économique ?

Lois d’affaires, réformes pratiques, je veux bien ; mais se bornera-t-on à remanier quelques tarifs de pénétration imposés par le calcul de la haute banque au travail national, sauf à laisser la haute banque prendre sa revanche le lendemain par les mille moyens dont elle dispose ? ou bien voudra-t-on décidément contenir le pouvoir démesuré de la haute finance, et s’appliquera-t-on pour cela à favoriser, à préparer dans le pays de puissantes fédérations du travail industriel et du travail agricole, qui puissent, par leur accord, disputer à la finance internationale l’initiative et le gouvernement des grandes entreprises, et contenir les ambitions du capitalisme par la force combinée du travail et du capital ?

Lois d’affaires et réformes pratiques tant qu’on voudra, les mots importent peu,, à moins qu’on ne veuille, en rabaissant les mots, rabaisser aussi les choses. Quelque modeste que soit l’œuvre de chaque jour, elle doit être ordonnée en vue d’un but, et, si ce but n’est pas toujours très haut et toujours en évidence, l’œuvre s’arrête et se perd. J’admire ceux qui croient que l’on peut mener à bien des lois d’affaires en supprimant les grands courants politiques, c’est-à-dire les grands courants de pensée et de sentiment dans le pays. Autant dire au moulin de moudre le grain de chaque jour en supprimant les courants atmosphériques et en arrêtant les rivières. La Chambre ne pourra donc toucher à une seule loi intéressant les travailleurs, si modeste soit-elle, sans soulever le problème social tout entier, et quand il sera nettement posé, il faudra bien le résoudre.

Enfin, le patriotisme même donnera l’élan à l’œuvre de justice. Tous les Français ambitionnent pour la France un grand rôle dans le monde. Ce n’est point par des aventures guerrières qu’elle le trouvera, c’est en donnant aux peuples l’exemple et le signal de la justice. Si elle se met à la tête du mouvement social, si elle rallie pour le règlement international des heures de travail dans l’industrie mécanique les esprits généreux de toutes les nations ; si, en 1892, en même temps qu’elle réglera, pour protéger le travail national, les conditions nouvelles des échanges, elle propose aux peuples de régler de concert les conditions générales du travail, si elle se fait ainsi, pour son propre bien, comme pour le bien des nations, l’initiatrice et l’éducatrice de la justice, elle reprendra bientôt dans le monde, sans combat, le rôle universel que la Révolution française lui a assigné.

C’est ainsi que, par ce besoin d’idéal qui est au cœur de notre peuple et sans lequel les nouvelles générations seraient comme mortes, par la disparition de l’équivoque boulangiste où l’idéal social était compromis, par la force même des problèmes économiques qui ne peuvent être résolus partiellement qu’en étant posés tout entiers, enfin par les ambitions mêmes de notre patriotisme, l’idée de justice sociale va apparaître au-dessus des partis plus éclatante et plus impérieuse peut-être qu’à aucune époque de notre histoire.

Heureux ceux qui, ayant le sentiment de la grande œuvre qui est à accomplir, peuvent y travailler de près !