Action socialiste/La guerre de l’Indépendance crétoise

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Action socialiste, première série
(p. 472-510).

LA GUERRE DE L’INDÉPENDANCE CRÉTOISE

Chambre des députés. Séance du 22 février 1897[1]

Messieurs, je ne relèverai pas l’éloge un peu inattendu qui a été fait de la diplomatie européenne au lendemain des événements douloureux que vous connaissez, mais je vous prie de n’être pas dupes de l’impression qu’on a essayé de créer dans vos esprits. Vous avez, à l’heure présente, d’abord à déterminer des responsabilités gouvernementales pour le passé (Mouvements divers), je veux dire pour les massacres d’Arménie, et à vous demander ensuite quelle sera dans un avenir prochain, quelle est aujourd’hui même la politique qui convient le mieux aux intérêts de la France.

Ce que j’appelle la tactique, tactique prévue, de M. le ministre des Affaires étrangères[2], ç’a été de placer la Chambre et le pays entre l’approbation presque entière de la politique qu’il a suivie et le péril d’une guerre, du recours à la force, qu’il a laissé entrevoir. Un péril de guerre ! Nous prétendons, nous, — et ce ne sont pas là des paroles vaincs, ce sont les événements mêmes qui le démontrent, — nous prétendons que c’est la politique du Gouvernement lui-même qui, dans le passé, a créé un péril de guerre, et qui peut le créer demain. (Rumeurs au centre et à droite. — Applaudissements à l’extrême gauche.) D’où peut-il venir, en effet : de ce démembrement, de cette dislocation de l’empire ottoman, que le premier devoir de la diplomatie, comme le disait M. le ministre des Affaires étrangères, est de retarder et de prévenir. Mais est-ce que cette dislocation se produit spontanément ? D’où vient que l’empire ottoman est menacé d’un démembrement ? Tout simplement de ce fait que les diverses populations groupées sous l’autorité du Sultan n’y ont pas trouvé les garanties nécessaires : c’est parce que les populations arméniennes ont été massacrées, que la question d’Orient s’est rouverte ; c’est parce que les populations crétoises n’ont pas reçu les garanties auxquelles elles avaient droit, que le péril actuel s’est déclaré. Et c’est vous, qui, pendant des années, avez assisté impassible, impuissant tout au moins, à toutes ces causes de trouble et de désordre, c’est vous, qui n’avez pas réclamé à temps avec énergie les réformes pour les Arméniens, c’est vous, qui avez laissé égorger tous ces peuples, qui avez laissé les crimes se commettre (Exclamations au centre. — Applaudissements à l’extrême gauche), — c’est vous qui venez dénoncer le péril de guerre que vous-même avez créé. (Bruit.)

Pour la Crète, il y a quelques mois, à cette tribune même, M. le ministre des Affaires étrangères nous annonçait que la diplomatie avait réglé le différend, qu’il était intervenu entre toutes les puissances de l’Europe des transactions, un projet de réformes qui garantissaient la sécurité aux populations chrétiennes de l’île. Pourquoi donc, quelques mois après, dans cette île que vous déclariez pacifiée, les désordres ont-ils repris ? Pourquoi les fusillades, pourquoi les incendies, pourquoi les meurtres ? Parce que du projet de réformes dont vous nous aviez annoncé le vote, aucune puissance n’a surveillé l’application et l’exécution. Et c’est parce que le Sultan, que vous avez encouragé de votre complaisance, a tout fait pour paralyser l’exécution des réformes, que les Crétois ont été acculés à ce soulèvement, et que l’intervention de la Grèce s’est produite. Ce qui a fait à l’heure actuelle le péril crétois, le péril de guerre, c’est précisément que les réformes annoncées il y a plusieurs mois par M. le ministre des Affaires étrangères n’ont pas été appliquées ; et je m’étonne que l’on reproche aujourd’hui à la Grèce son intervention, alors qu’on a rendu, par tous ces atermoiements et par cet ajournement des réformes, cette intervention presque inévitable.

J’ai retenu des déclarations de M. le ministre trois points plus particulièrement importants et décisifs.

M. le ministre nous a dit que, pour le règlement définitif — autant que ces choses peuvent être définitives — de la question ottomane, des réformes d’ensemble étaient préparées pour toutes les populations de l’empire, et que si le Sultan n’acceptait pas ces réformes, il y aurait une intervention efficace pour les lui faire accepter. Messieurs, à cette politique je n’ai qu’un reproche à faire, pour ma part, c’est de venir bien tard, c’est de venir trop tard. Vous déclarez, — et vous ne faites par là que préciser votre responsabilité, — vous déclarez qu’il dépend de vous, qu’il dépend du concert européen d’imposer demain au Sultan, même réfractaire, les réformes et les garanties nécessaires pour les populations de son empire : que ne l’avez-vous fait depuis trois années (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche), depuis que les tueries, depuis que les massacres se multiplient, se prolongent sur les populations arméniennes et crétoises ?

Vous avez dit, monsieur le ministre, que pour l’île de Crète la diplomatie allait instituer un régime d’autonomie qui la soustrairait à la domination directe du Sultan.

Messieurs je n’ai pas à discuter à cette heure, parce que nous n’avons pas les éléments nécessaires, la solution même du problème que M. le ministre des Affaires étrangères nous indique ; je ne chercherai pas à relever certaines contradictions de termes, inévitables et bienfaisantes peut-être dans les transactions diplomatiques, entre l’autonomie crétoise et ce qu’on a appelé l’intégrité de la puissance ottomane. Mais depuis si longtemps, dans les rapports de la France et de l’empire ottoman, la France s’est si souvent contentée de promesses vaines et de formules trompeuses, que nous avons le droit et le devoir d’attendre que les termes dans lesquels le gouvernement comprend l’autonomie de l’île crétoise nous soient définis avec plus de précision. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

M. le ministre des Affaires étrangères me permettra ici d’exprimer un regret. Il a dit tout à l’heure qu’on reprochait à la France de ne pas avoir pris, pour le règlement de la question orientale, pour la protection des Arméniens ou des Crétois, des initiatives que d’ailleurs, selon lui, n’avaient pas prises d’autres peuples. Je lui en demande bien pardon, mais je suis obligé de constater avec une véritable tristesse — et la Chambre constatera avec moi — que bien souvent depuis trois ans, d’autres puissances, notamment dans le mémorandum du 20 octobre, ont formulé des propositions précises et décisives, que la France n’a acceptées qu’après de longs ajournements et de longues hésitations.

Mais, aujourd’hui même, cette proposition d’autonomie crétoise, est-ce qu’elle est émanée de l’initiative de la France ? Messieurs, nous nous trouvons dans cette situation singulière que le gouvernement de la France républicaine entend le concert européen de tout autre façon que les autres gouvernements. Oui, les autres puissances, l’Angleterre elle-même, — et M. le ministre des Affaires étrangères avait raison de rappeler les discours de M. Balfour et de lord Salisbury, — ont déclaré qu’elles voulaient agir dans le concert européen et par lui seul ; elles ont déclaré que le concert européen supposait nécessairement une certaine subordination des vues particulières des puissances aux vues d’ensemble. Mais le lendemain même du jour où les ministres anglais faisaient cette déclaration, ils prenaient devant l’Europe l’initiative d’une proposition d’autonomie crétoise, qui donne à l’heure présente à l’Angleterre cette situation très forte, ou du moins cette apparence très heureuse, d’avoir apporté le premier règlement pacifique et humain de la question crétoise. Je demande au ministre de la République française pourquoi, lorsque dans le concert européen, sous sa condition fondamentale et dans ses limites, les autres puissances prennent des initiatives, pourquoi la France s’est interdit jusqu’ici de prendre des initiatives conformes à ses traditions les plus nobles et à ses souvenirs les plus glorieux. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Il n’y a qu’une chose que nous ayons faite, et, à l’heure même où nous discutons à cette tribune, à l’heure même où s’échangent entre nous, dans la lassitude commençante de ce débat, des explications, il se peut, comme en témoignent les dépêches de ce matin, que la force de la France soit engagée dans l’île de Crète contre le petit peuple de Grèce, et ici j’ai bien le droit de dire que je ne suis pas rassuré, que je suis troublé, au contraire, par les paroles de M. le ministre des Affaires étrangères. Elles constituent une menace très claire et très formelle contre le petit peuple grec. M. le ministre des Affaires étrangères a déclaré qu’il saurait, que l’Europe saurait, le cas échéant, user de rigueur contre un peuple qui chercherait à abuser, pour son profit exclusif, des événements actuels. Oui, et les dépêches de ce matin nous annoncent que, sur la terre crétoise où ont débarqué, il y a plusieurs jours, d’un côté les forces grecques, et de l’autre celles des puissances européennes, il y a eu un commencement de conflit : l’escadre de l’Europe aurait envoyé des boulets sur un camp retranché où se trouvaient des soldats crétois et des soldats grecs. Messieurs, je ne sais pas si, dans aucune hypothèse, la France pourrait assumer, sans une responsabilité redoutable, sans une répudiation douloureuse de tout son passé, le fait d’une agression contre le peuple de Grèce ; mais il me sera bien permis de dire que vous n’en avez pas le droit, vous qui n’avez pas su résoudre le problème crétois avant l’intervention de la Grèce et en dehors de la Grèce. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Ah ! vous éprouvez le besoin — il ne faut pas s’y tromper — de donner à l’opinion publique émue un commencement de satisfaction, et vous déclarez à cette tribune — nous prenons acte de vos paroles — qu’en aucun cas l’île de Crète ne pourra retomber sous la domination ottomane ! Mais, je le demande à votre loyauté, je le demande à la clairvoyance de la Chambre, si les Crétois avaient subi passivement, comme les ont subis les Arméniens, tous les outrages, toutes les violations de promesses, et l’ajournement indéfini des réformes, s’ils avaient été enveloppés comme les Arméniens dans un silence systématique et livrés aux massacreurs, si la petite Grèce ne s’était pas trouvée là pour penser à cette vieille parcelle de la terre hellénique, si elle ne vous avait pas forcé la main et obligé à prendre la défense des opprimés en la prenant elle-même, à l’heure actuelle vous déclareriez, monsieur le ministre des Affaires étrangères, au nom du principe de l’intégrité de l’empire ottoman, que la Crète, étant à l’empire turc, doit lui rester, qu’il n’est pas possible de rompre cette intégrité. (Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche.) C’est donc, de votre propre aveu, à la Grèce, et à la Grèce seule, que vous devez l’heureuse nécessité où vous vous êtes trouvé d’intervenir pour libérer la Crète. Et j’espère bien que vous n’intervenez là-bas que pour cette libération ; j’espère bien que ces menaces que vous avez formulées à cette tribune, vous ne les exécuterez pas : vous ne pouvez pas les exécuter.

Et laissez-moi vous le dire, il y a une singulière et douloureuse coïncidence entre les premiers coups de canon qui sont partis là-bas contre les troupes grecques et l’arrivée de certains navires. (Très bien ! Très bien !) Sur les résolutions à adopter à l’égard de la Grèce, il y avait visiblement, sinon une opposition absolue, au moins des hésitations entre les puissances : les unes voulaient respecter les droits acquis par la Grèce de par son intervention ; les autres, au contraire, voulaient lui arracher la Crète pour une autre combinaison. Mais, en dehors de toutes les puissances hésitantes et divisées, il y en avait une qui avait une opinion claire, une opinion brutale, et cette puissance, la puissance allemande, disait : « Il est impossible de discuter avec la Grèce : elle est en état d’insurrection ; il est impossible de régler la condition de l’île de Crète tant qu’elle n’aura pas été évacuée par les troupes grecques, et nous entendons exclure la Grèce du concert européen et du règlement des affaires de Crète, d’abord pour donner une leçon à ce petit peuple indiscipliné qui se permet de forcer la main aux grands empires, et ensuite pour ne pas permettre qu’il se reconstitue en Europe, à l’occasion d’une question quelconque, un droit nouveau fondé sur le respect des nationalités. » Or, le jour même ou le lendemain de l’arrivée des vaisseaux envoyés tardivement par l’empereur Guillaume dans les eaux de la Crète, ont commencé les actes d’hostilité, de violence, de brutalité. Vous pouvez demander à ce pays ce que vous voudrez ; demandez-lui, puisque vous dites qu’il a besoin de se recueillir, et de songer — ce sont vos paroles de tout à l’heure — à ses foyers immédiats, demandez-lui de restreindre en effet ses horizons et ses soucis ; demandez-lui de ne se laisser aller à aucune des aventures de la force, à aucune tentation d’imprudente générosité ; demandez-lui de ne se jeter dans aucun péril de guerre. Mais à la minute même où vous prononcez ces paroles, à la minute même où vous rappelez la France à la paix, à la prudence humble, mais nécessaire (Rumeurs au centre. — Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche), à cette minute même, ne laissez pas entendre qu’il y a ou une guerre commencée ce matin, ou une guerre possible demain, et cette guerre-là, non plus pour forcer le Sultan et la Turquie à des réformes d’humanité, mais pour châtier la Grèce d’avoir libéré une partie des populations opprimées, et pour donner satisfaction à l’esprit de domination conservatrice de l’empereur Guillaume. Et c’est parce que nous sommes engagés par vous, monsieur le ministre des Affaires étrangères, et par le Gouvernement, dans cette direction, que nous ne pouvons pas vous accorder notre confiance.

Vous nous avez dit qu’il fallait choisir ; vous nous avez dit qu’il n’était pas suffisant de critiquer et de ruiner votre système, que nous devions en opposer un. Nous vous l’avons dit depuis longtemps, notre système : c’était simplement celui que, depuis des années, votre ambassadeur même à Constantinople vous conseillait. Notre système, c’était de ne pas laisser s’envenimer, s’exaspérer jusqu’à des convulsions meurtrières les blessures des populations de l’empire ottoman ; notre système, c’était de faire entendre la voix de l’humanité, et la voix de la France, qui devrait être indiscernable de la voix de l’humanité, et de la faire entendre à temps. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Vous avez attendu. Vous avez reçu pendant des années les rapports de vos consuls, les rapports de vos ambassadeurs, qui vous apportaient par milliers les chiffres des massacres. Vous n’avez pas agi, vous n’avez pas su agir utilement. Et vous, qui n’avez pas su prévenir les désordres et les troubles localisés pourtant dans cette petite partie de l’empire ottoman, vous vous flattez, avec la même politique, avec la même complaisance pour le même Sultan, de résoudre le problème !

Mais, monsieur le ministre des Affaires étrangères, vous avez, à l’heure actuelle, une grande faiblesse. Le Sultan, quoi que vous fassiez, ne vous croira pas. Il est habitué, depuis trois ans, à vous voir faire le silence sur ses opérations et ses massacres ; il est habitué, depuis trois ans, à vous voir plaider pour lui les circonstances atténuantes ; et il sait que, lorsque le Français qui nous représente à Constantinople demandait des mesures vigoureuses, énergiques, vous interveniez toujours pour faire dégénérer en simple procédure de paroles les actes qui auraient pu l’arrêter (Applaudissements à l’extrême gauche) ; par conséquent, demain, quand vous lui parlerez de réformes ; quand vous lui demanderez d’appliquer réellement à tout son empire les réformes que vous n’avez pas su lui imposer pour l’Arménie elle-même, ce Sultan se souviendra de la vanité de vos paroles passées, de la complaisance et de la complicité de votre attitude passée ; il se souviendra que vous avez, depuis trois ans, travaillé pour lui, et il ne dira qu’une fois de plus : « Il faut laisser passer l’orage » — et il aura d’autant plus raison de se le dire que vous, qui n’avez pas su réaliser le concert de l’Europe pour châtier le Sultan et lui imposer des réformes, vous êtes en train de le réaliser pour venger la Turquie et le Sultan de l’intervention de la Grèce en vue de libérer le peuple crétois. (Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche.)

En sorte que le système que M. le ministre des Affaires étrangères vous demande de sanctionner, messieurs, c’est tout simplement la continuation de celui qu’il a suivi depuis trois ans, c’est-à-dire un décor de vaines manifestations, de vaines paroles, de vaines menaces, de vaines promesses, et derrière ce décor la réalité de l’oppression, la réalité du massacre. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Je dis que c’est de votre attitude à vous, monsieur le ministre, de votre attitude imprudente, que sortira la guerre. C’est vous-même qui en avez donné la leçon à toutes les populations de l’empire ottoman. Ah ! si elles vous avaient vu intervenir à temps et sérieusement, avec conscience et efficacité, pour briser leurs chaînes ou pour panser leurs blessures, alors, oui ! elles attendraient peut-être patiemment du développement des réformes et de la paix un salut probable. Mais toute votre attitude, toute votre conduite, tous vos actes ont appris à ces populations que tant qu’il n’y avait pas un commencement de guerre, tant qu’il n’y avait pas soulèvement, aventure, il n’y avait rien à espérer de l’Europe. C’est pourquoi votre présence ici continue à signifier à toutes les populations de l’empire ottoman qu’il n’y a pour elles d’espérance que dans la force. Vous êtes le vrai parti de la guerre, le seul parti de la guerre, et vous n’aurez ni sauvé ni maintenu la paix. (Applaudissements répétés à l’extrême gauche. — Rumeurs sur divers bancs.)

(« Journal officiel » du mardi 23 février 1897)


Chambre des députés. Séance du 15 mars 1897[3]

Je n’affronterais pas à cette heure la fatigue de la Chambre et la mienne propre, si je ne considérais comme un devoir d’opposer une réponse à M. le président du conseil[4]. M. le président du conseil lui-même a donné à la question un tour nouveau en parlant du rôle qui devait appartenir dans le monde à la France républicaine, et M. le ministre des Affaires étrangères[5] avait dit avant lui que s’il importait d’examiner avec soin la question crétoise, il importait aussi de dégager les conceptions générales qui à cette heure doivent régler la politique de la France dans le monde.

Je crois en effet, messieurs, que ce n’est pas sur la solution particulière du problème crétois que vous allez vous prononcer ce soir, mais bien sur toute la direction de notre politique étrangère dans le monde à l’heure actuelle. (Mouvements divers.) Je suis d’accord avec M. le président du conseil sur la position du problème. Il nous a dit qu’il ne s’agissait ni d’imagination, ni de sentimentalité. Nous aussi, quelle que puisse être notre sympathie pour la race hellénique, quelle que puisse être notre espérance dans le rôle qu’elle peut jouer en Orient, nous entendons ne subordonner en rien à des considérations sentimentales les intérêts précis et positifs de la France. (Très bien ! très bien !)

Mais quels sont ces intérêts ? Quels sont les périls qui nous ont été signalés ? Il y en a trois qui ont été précisés par le Gouvernement. M. le ministre des Affaires étrangères et M. le président du conseil nous ont dit que la France et la Chambre devaient avoir trois préoccupations : la première, de maintenir la paix en Europe ; la seconde, de ne pas troubler ou même de ne pas affaiblir le concert européen ; et la troisième, de ne pas porter la plus légère atteinte à cet accord de la France et de la Russie qui pour la première fois depuis vingt-cinq ans avait fait sortir notre pays de l’isolement douloureux auquel il avait été condamné.

Eh bien ! messieurs, c’est moi qui ai le droit de dire à M. le président du conseil et au Gouvernement qu’il ne faut pas apporter à cette tribune et devant le pays des thèses générales ou des menaces vagues. Il ne faut pas seulement parler à la Chambre des périls qu’une autre attitude dans la question crétoise et dans la question grecque ferait courir à la paix. Il faut encore, par l’analyse exacte de la situation présente, définir les causes qui pourraient compromettre la paix.

J’ai retenu de l’importante déclaration de M. le ministre des Affaires étrangères une parole sur laquelle j’appelle l’attention de la Chambre. Depuis quelques semaines, pour nous faire accepter successivement les mesures qui ont été adoptées à l’égard de la Crète, pour nous faire accepter le premier débarquement dans l’île, les premières hostilités des flottes européennes contre la population crétoise, et le blocus de la Crète et de la Grèce elle-même, pour nous faire accepter, messieurs, toutes ces mesures devant lesquelles, il y a un mois, auraient certainement reculé l’instinct de la Chambre tout entière et le sentiment du pays tout entier, que nous a-t-on dit ? On nous a dit que, si nous consentions directement ou indirectement, soit par l’annexion de la Crète à la Grèce, soit par une autonomie qui conduirait indirectement à cette annexion, si nous consentions à un agrandissement territorial ou politique de la Grèce, les autres peuples des Balkans réclameraient un agrandissement égal ; que toutes les convoitises seraient allumées à la fois dans l’Orient, et que les grandes puissances de l’Europe seraient obligées à leur tour d’entrer dans cette conflagration générale.

Messieurs, je ne conteste pas les rivalités qui en Orient opposent les différents éléments de la population balkanique. Tous ces peuples : Bulgares, Serbes, Grecs, savent que l’Orient de l’Europe peut être appelé à de hauts destins, et ils s’y essayent d’avance en s’efforçant de s’y marquer, de s’y retenir la place la plus large possible ; et il est certain qu’entre tous ces peuples il y a des rivalités qui pourraient être un péril. Mais M. le ministre des Affaires étrangères a reconnu lui-même à cette tribune la sagesse des populations balkaniques, et en vérité il est aisé de comprendre à quelles préoccupations obéissent à l’heure actuelle et la Serbie et la Bulgarie. Assurément elles peuvent désirer, comme la Grèce, des agrandissements de territoire ou d’influence, mais elles ont un autre souci qui les domine visiblement aujourd’hui. Ce souci, c’est de maintenir leur indépendance nationale, c’est de maintenir leur autonomie. Et l’autonomie de ces peuples, serbe, bulgare, est exposée à un double péril. Ils peuvent être guettés en effet par la Turquie, essayant de reconquérir sur eux l’ancienne domination. Mais ce péril n’est pas le seul, et les Serbes, les Bulgares savent que leur indépendance nationale peut être menacée par les grandes puissances européennes, ou par l’Autriche-Hongrie, ou par la Russie. Et voilà pourquoi, à l’heure actuelle, dans les Balkans, en Bulgarie, en Serbie, malgré les jalousies que pourrait exciter le développement nouveau de la Grèce, il y a aussi ce sentiment profond que la croissance dans l’Orient de l’Europe d’un État libre comme la Grèce peut assurer par contre-coup des garanties nouvelles d’indépendance et d’autonomie à tous ces peuples qui ne veulent pas être absorbés. Voilà pourquoi, messieurs, tandis qu’on nous menaçait depuis quelques semaines, si nous n’arrêtions pas brutalement les prétentions de la Grèce, des convoitises et du déchaînement de la Bulgarie, le chef du gouvernement bulgare a déclaré qu’il ne considérait pas l’annexion de la Crète à la Grèce comme un titre à la Bulgarie de réclamer un agrandissement territorial, et vous avez pu voir — c’est là la traduction même du sentiment national — que de Sofia les étudiants bulgares ont envoyé aux étudiants hellènes à Athènes une adresse fraternelle, associant dans une même espérance d’avenir la Bulgarie et la Grèce.

Par conséquent, de ce côté, il n’y avait et il n’y a aucun péril, et c’est vous qui avez à dessein exagéré et suscité dans les esprits ce péril de guerre pour faire accepter contre la Grèce des mesures de coercition et de répression que personne, jusque là. n’avait songé à exercer. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Non ! le péril pour la paix n’est pas là ! Il est précisément dans la politique que vous suivez. Et pourquoi ? Parce qu’elle va constituer, parce qu’elle constitue déjà pour le Sultan l’encouragement le plus dangereux à la fois pour l’humanité et pour la paix. Tout à l’heure, l’honorable M. Denys Cochin demandait à M. le ministre des Affaires étrangères de lier la question de la Turquie à celle de la Grèce et de menacer la Turquie si elle ne réalisait pas des réformes, comme il va menacer la Grèce si elle ne retire pas ses troupes. Et je m’étonnais de la confiance que paraît avoir encore l’honorable M. Denys Cochin dans l’espèce de coercition affectueuse à exercer sur le Sultan. (Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche. Mais, au-dessus des déclarations, il y a les leçons de choses que le Sultan, à l’heure actuelle, reçoit de l’Europe. Lorsque le Sultan voit que, pendant trois années, il a pu, grâce au sommeil complaisant de l’Europe, conduire impuni des massacres qui n’ont peut-être pas de précédents dans les derniers siècles de l’histoire humaine, lorsqu’il voit l’Europe, se levant dans le premier sursaut de ce réveil tardif, au lieu de se tourner vers les victimes du Sultan pour guérir leurs blessures… (Bruit au centre), au lieu de se tourner vers les populations opprimées, pour les aider à conquérir leur indépendance, se faire d’abord, pour première démarche, pour première politique, la servante de ses intérêts à lui, il se dit qu’il tient l’Europe dans ses mains, qu’il peut, à son gré, jouer d’elle. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Et qu’a-t-il vu depuis trois semaines ? Quel spectacle de sa propre force, quelle glorification de sa propre impunité et de son propre crime allez-vous lui donner demain ? Il y avait eu des populations arméniennes résignées : pour celles-là l’oubli. Il y a un petit peuple crétois qui se soulève, et l’Europe alors vient au secours du Sultan, pour monter la garde autour de l’île de Crète et pour écraser ces populations opprimées. Comment voulez-vous que demain, lorsque, sur les conseils de M. Denys Cochin, vous irez proposer au Sultan des réformes, celui-ci prenne votre langage au sérieux ? Dès maintenant vous l’avez investi de l’impunité de l’Europe.

Mais bien mieux ! Avant que le Sultan ait pu par de premières mesures réformatrices se réhabiliter lui-même devant le monde de l’œuvre sanglante qu’il a accomplie, vous le choisissez pour collaborateur en Crète. Ah ! vous avez repoussé, — et c’est pourtant une proposition nouvelle que la sagesse de la diplomatie hellénique vous avait faite, — vous avez repoussé le concours des troupes grecques pour le rétablissement de l’ordre dans l’île de Crète ; vous avez dit aux troupes grecques qu’elles ne pourraient pas collaborer avec les troupes européennes ; vous avez refusé de mettre le drapeau de la Grèce libératrice à côté du drapeau français ; mais le drapeau du Sultan, vous le maintenez sur la Crète, et l’ombre du drapeau du Sultan continuera à se projeter sur la Crète au moment même où vous chassez par la force les libérateurs du pays ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)

C’est vous qui jetez ainsi en Orient le plus redoutable germe de guerre. Ce que je dis là ne sont pas de vaines prophéties. Il semblait que le Sultan, averti enfin par l’indignation tardive de l’Europe, allait suspendre les massacres arméniens, et M. le ministre des Affaires étrangères lui avait écrit, au lendemain des interpellations qui s’étaient débattues ici : « Il ne faut plus qu’il soit versé une goutte de sang »[6]. Mais il a repris confiance, il ne vous redoute plus ; il voit tout à coup que vous restez encore ses meilleurs soutiens et ses meilleurs amis. Et voici qu’à l’heure même où nous parlons, les massacres d’Arménie recommencent, les populations arméniennes sont massacrées de nouveau, et le Sultan ne nous permet pas d’oublier une minute à quelle collaboration vous vous résignez, en acceptant l’action des troupes ottomanes pour la pacification de la Crète. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

La Chambre sait donc ce qu’elle fait, ce qu’elle vote à cette heure. Ce qu’on lui demande d’instituer, ce n’est pas la paix : c’est peut-être notre paix à nous, et pour un moment, notre paix étroite, notre paix égoïste. Mais ce n’est pas une paix que cette paix sanglante, c’est la caricature de la paix, c’est la forme la plus odieuse de la guerre ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Non ! ce n’est pas la peur de la guerre, et ce n’est pas le désir passionné de sauver la paix qui vous conduit à la politique turque que vous faites. Pour faire cette politique, vous avez deux raisons décisives et vraies, les raisons certaines qu’il faut étudier à cette tribune et qu’il faut dire au pays.

La première, M. Goblet y a fait allusion : C’est la puissance financière des porteurs de bons ottomans (Interruptions au centre. — Applaudissements à l’extrême gauche), des porteurs de valeurs ottomanes qui ont essayé de confondre la politique du pays avec leur propre intérêt et qui, soucieux avant tout de prolonger, même sans bornes, l’existence actuelle de l’empire ottoman, pour prolonger le service des coupons de la dette, ont imposé peu à peu à l’opinion publique, par les mille moyens dont ils disposent, précisément la politique aujourd’hui suivie. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Interruptions au centre.) Si quelques rumeurs, éveillées par mes paroles, peuvent m’opposer un vague démenti, assurément M. le ministre des Affaires étrangères ne pourra pas contester la place très grande que les préoccupations et les intérêts de cet ordre ont tenue dans la conduite de notre politique, parce que c’est dans le Livre jaune même (Très bien ! Très bien ! à l’extrême gauche), c’est dans les documents politiques les plus certains qu’apparaît l’influence de ces porteurs de titres ottomans.

M. le Ministre des Affaires étrangères

Vous savez bien au contraire qu’une campagne financière est dirigée contre moi, monsieur Jaurès. Vous le savez parfaitement.

M. Jaurès

Monsieur le ministre des Affaires étrangères, je ne sais pas et je n’ai pas à savoir s’il y a des campagnes financières engagées pour ou contre vous, et je vous prie de penser, lorsque j’apporte à cette tribune l’analyse de la situation générale du pays, qu’il n’est jamais entré dans ma pensée de mêler votre personne à ces sortes de questions et à ces sortes de différends. Mais j’imagine que vous ne contestez pas mon droit, étudiant les documents diplomatiques, d’y relever l’action certaine, que vous avez jugée certainement légitime, de grands intérêts qui à nos yeux ne doivent pas peser autant dans cette question orientale que d’autres intérêts plus généraux, plus humains.

Vous avez dit à cette tribune, monsieur le ministre des Affaires étrangères, en réponse à notre interpellation du 3 novembre, que le passage du tsar Nicolas à Paris avait été l’occasion d’un entretien entre le gouvernement de la République et le souverain russe et qu’il était résulté de cet entretien d’importantes décisions communes pour la solution de la question orientale. Nous n’avons pas eu de longues illusions à cet égard. À l’heure où le chef du gouvernement russe se rencontrait avec les chefs de la République française il semblait naturel que l’on se fût entretenu des abominables massacres d’Arménie, et du moyen d’y mettre un terme et d’en empêcher le retour. Le Livre jaune nous atteste — c’est une dépêche de M. le ministre des Affaires étrangères à ses agents — que ce sont des intérêts d’un autre ordre qui, dans cette rencontre solennelle des deux peuples, ont été examinés et débattus. Quelle est la concession qu’à cette époque M. le ministre des Affaires étrangères avait obtenue du tsar et de son ministre ? C’était la promesse que la Russie entrerait dans l’administration de la dette ottomane où elle n’est pas représentée. C’était, par conséquent, la promesse que la signature de la Russie viendrait garantir pour les porteurs de titres ottomans, quelles que fussent les dislocations ou les secousses de l’empire, le service des coupons.

Il est vrai que quelques jours après, vous appreniez de Saint-Pétersbourg que mieux conseillé, mieux informé, et ne voulant pas engager l’indépendance de la Russie dans la responsabilité des finances ottomanes, le gouvernement russe vous retirait la seule promesse qu’il vous eût faite de passage à Paris. Mais j’ai bien le droit de dire, lorsqu’on cherche dans les documents diplomatiques les plus certains le bilan politique de ces fêtes, où il y a eu à côté de grandes illusions un grand souffle d’espérance nationale, et lorsqu’on n’y trouve qu’une conversation, précaire d’ailleurs et inefficace, sur la garantie à apporter aux porteurs de titres ottomans, j’ai bien le droit de dire que le poids des intérêts financiers a pesé et pèse encore d’une manière abusive sur la conduite de notre politique étrangère dans les affaires d’Orient. (Rumeurs au centre. — Applaudissements à l’extrême gauche.)

Il y a une autre force qui pèse à l’heure actuelle sur l’Europe et sur la conduite des affaires communes. Vous avez parlé du concert européen. Mais vous savez bien — vous l’avez reconnu vous-même — que sous l’apparente unité de ce concert se cachaient des politiques très différentes et des tendances très opposées. Il y a une période, toute la période des massacres arméniens, où certains peuples voulaient une politique, où d’autres peuples en voulaient une autre. Eh bien, je vous demande si aujourd’hui dans le concert européen la juste influence de la France républicaine s’est suffisamment exercée.

Que voyons-nous depuis quelques semaines ? Nous voyons partout des contraintes brutales conseillées dès la première heure par d’autres peuples que le nôtre : nous voyons que dès le début, et avant même que les négociations aient pu être serrées de près avec la Grèce, comme pour empêcher une solution pacifique et bienveillante, l’empereur allemand avait proposé ce blocus du Pirée, auquel on vous demande, quelques semaines après, de souscrire maintenant au nom de la France. (Très bien ! à l’extrême gauche.) Nous savons par des communications quotidiennes des agences que le tsar a pesé tous les jours dans le sens d’une intervention rigoureuse, d’une coercition brutale à l’égard de la Grèce. De sorte que nous assistons, sous le prétexte de ce qu’on appelle le concert européen, à ces deux choses : d’une part, toutes les grandes puissances d’absolutisme qui sont encore dans l’Europe affirmant leur politique, imposant et proclamant leur volonté, et, à côté, le silence de la France républicaine (Applaudissements à l’extrême gauche), qui ne fait pas à cette poussée de force autocratique en Europe un contrepoids suffisant.

Messieurs, vous prétendez nous mettre dans cette alternative ou d’une rupture du concert européen ou d’une abdication de ce qui a été jusqu’ici la politique traditionnelle de la France. Eh bien, messieurs, laissez-moi vous le dire, à une autre époque, lorsqu’il s’agissait aussi, sous la Restauration, des premières tentatives de liberté nationale du peuple grec opprimé, il y a eu un concert européen fortement organisé : c’était ce concert européen qui s’appelait la Sainte-Alliance. Et il est tout à fait inexact de prétendre — j’en demande pardon à mes collègues monarchistes de la droite — qu’à cette époque troublée la monarchie française ait pris généreusement la défense du peuple grec. Alors comme aujourd’hui le concert européen tout entier prenait parti contre le peuple grec naissant, et c’était seulement une opposition de gauche avec Benjamin Constant, ou une opposition de droite avec M. de Chateaubriand qui s’opposait à la politique turque du ministère Villèle. Et le ministère Villèle s’opposait à toute intervention généreuse de la France en faveur des Grecs soulevés, avec la même fermeté et au nom des mêmes principes, avec les mêmes paroles de paix que le ministère actuel oppose à une intervention bienveillante de la France au profit du peuple crétois. Alors il y avait aussi des massacres sur lesquels se faisait le silence ; alors aussi Benjamin Constant demandait à la majorité : « Voulez-vous que nous ajoutions le silence de l’opposition au silence de toutes les têtes qui ornent les murs du sérail ? »

Eh bien, malgré cette coalition, — et vous devinez bien la conclusion qu’annoncent mes paroles, — malgré cette coalition de toutes les puissances européennes, dominées alors par l’esprit de contre-révolution, contre le peuple grec naissant, malgré cet esprit d’hostilité du concert européen contre la Grèce, peu à peu la force des choses, la force du droit, malgré M. de Villèle, malgré Metternich, malgré le tsar Nicolas, obligea les puissances européennes à briser dans la question grecque cette politique de la Sainte-Alliance et à aider à l’émancipation de la Grèce. J’ai le droit de dire que si la France de 1827 a pu échapper, sous la monarchie, à l’étreinte de la Sainte-Alliance, et, sans rompre le concert avec l’Europe, acheminer peu à peu le concert européen à une politique plus libérale et plus humaine, j’ai le droit de dire qu’il dépend de vous aujourd’hui, non pas de rompre le concert européen, mais d’y introduire la politique d’humanité et de liberté qui est nécessairement celle de la France.

Monsieur le ministre des Affaires étrangères, êtes-vous sûr qu’il vous serait impossible d’obtenir pour cette politique le consentement de la Russie elle-même ? Vous savez bien que tout le long de ce siècle la Russie a eu, à l’égard de la Grèce comme à l’égard de toutes les populations orientales, une double politique alternante : tantôt la Russie les écrase pour ne pas laisser s’éveiller les idées de liberté, et tantôt, au contraire, elle les encourage pour étendre sur elles son protectorat moral. Eh bien, à l’heure où l’on fait valoir devant nous, pour emporter nos décisions, le prix de l’alliance russe et de l’amitié de la Russie, je demande à la Chambre la permission de lui citer simplement deux très courts extraits de journaux importants de l’opinion russe, et je demanderai à la Chambre d’avoir à l’égard de la politique russe la même liberté que la Russie affirme à l’égard de la politique française. Voici ce que dit la Gazette de Saint-Pétersbourg, dirigée par le prince Oukhtomski. qui a accompagné le tsarévitch dans son voyage à travers le monde et qui est un des représentants les plus accrédités de la pensée du tsar. Il signale nettement les illusions enfantines que la presse française entretient sur les rapports de la France et de la Russie. Voici ce qu’il dit :

« Les journaux français qualifient avec beaucoup d’insistance le comte de Mouravief de francophile et de germanophobe. Ils oublient que le nouveau ministre ne peut être ni ceci ni cela, et qu’il sera tout simplement Russe au plein sens du mot. Ce qui nous en est un sûr garant, c’est, d’une part, l’illustre nom historique qu’il porte, et c’est d’autre part le fait que dans un empire comme la Russie il n’y a nulle place pour des opinions personnelles et que « philie » et « phobie » sont également inconcevables et impossibles.

» Celui qui écrit ces lignes a entendu le comte Mouravief dire à Copenhague, quelques mois à peine avant sa désignation à ce poste élevé, qu’un diplomate russe doit être complètement et véritablement affranchi de toutes tendances de ce genre, et que le fondement de nos relations internationales est la bienveillance sincère pour les gouvernements de toutes les puissances. D’où il résulte qu’il ne saurait être question ici d’une « phobie » quelconque ni d’une « philie » quelconque.

» Il y a donc… » — messieurs, écoutez ces paroles — « une excessive naïveté dans la hâte avec laquelle des publicistes, pleins d’imagination, abusent le public de l’étranger en lui représentant le comte Mouravief, cet homme qui voit les choses d’un large et clair regard, d’un regard d’homme russe, comme inclinant à la francophilie ou à la germanophobie. »

Messieurs, je trouve toutes naturelles ces paroles du diplomate russe, et s’il est parfaitement juste qu’il voie, lui, représentant de la Russie, les choses européennes d’un regard d’homme d’État russe, j’ai simplement le droit de demander à nos gouvernants de regarder les choses européennes d’un regard d’hommes d’État français ; et ce n’est pas un regard français… (Vives protestations au centre, à gauche et à droite. — Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche. — Au centre : la censure !)

M. le Président

Monsieur Jaurès, vous ne pouvez pas adresser une pareille injure au gouvernement de votre pays. (Très bien ! très bien !)

M. le Président du Conseil

Vous faites le plus grand tort à la France. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

M. le Ministre des Affaires étrangères

On a attaqué odieusement un gouvernement ami et on a attaqué odieusement les ministres français ! (Applaudissements sur les mêmes bancs. — Bruit à l’extrême gauche.)

M. Jaurès

J’ai à répondre et je répondrai à M. le ministre des Affaires étrangères et au président de la Chambre.

Je dois dire au président de la Chambre, quelle que soit ma déférence pour lui, qu’il m’est impossible d’accepter pour mes paroles le blâme qu’il leur a infligé. Car je ne contestais pas, au moment où je parlais, les intentions françaises du Gouvernement ; mais j’opposais, et j’en avais le droit, la liberté du regard que les hommes d’État russes jetaient sur les faits européens pour n’y démêler que ce qui était immédiatement conforme à l’intérêt de leur pays, à la préoccupation excessive, à l’obsession dangereuse, à mon sens, qui fait que les ministres de la France s’habituent à regarder les affaires du monde d’un point de vue qui n’est pas exclusivement un point de vue français. (Exclamations au centre. — Bruit prolongé.)

M. le Ministre des Affaires étrangères

Voulez-vous le démontrer ?

M. le Président du Conseil

C’est odieux ! (Très bien ! très bien ! au centre.)

M. Jaurès

Je dis, messieurs… (Nouvelles exclamations au centre et cris : À l’ordre ! à l’ordre !)

M. le Ministre des Affaires étrangères

Démontrez-le !

M. le Président

Monsieur Jaurès, vous aggravez encore vos paroles ; j’ajoute au blâme que je vous ai adressé un formel rappel à l’ordre. (Applaudissements.)

M. le Président du Conseil

On n’a jamais parlé de cette façon !

M. Joseph Jourdan (Var)

Si on vous disait que vous regardez les affaires d’Europe d’un œil anglais, que répondriez-vous ?

M. Jaurès

Je m’étonne que, pour avoir apporté ici des paroles d’un homme d’État russe, je soulève une pareille colère sur les bancs de cette Chambre. J’ai le sentiment profond, quelque interprétation qu’il vous plaise de donner à mes paroles, qu’en parlant comme je l’ai fait et dans l’intention où j’ai parlé, je n’ai ni excédé mon devoir, ni excédé mon droit. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Je vous prie d’écouter encore une lecture. (Interruptions au centre.) Je préviens la Chambre que, dans une question qui engagera la responsabilité de nous tous, autant je désire éviter le retour des incidents passionnés qui, contre ma volonté, se sont produits tout à l’heure, autant j’ai le ferme dessein de remplir jusqu’au bout ce que je considère comme mon devoir. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Et je rappelle à M. le président du conseil que, tout à l’heure, il nous demandait de ne pas nous séparer du concert européen, surtout parce qu’il importait à la France de ne pas retomber, par le refroidissement de ses rapports avec la Russie, dans l’état d’isolement douloureux où elle était il y a quelques années. Et je prétends — c’est la démonstration que j’avais entreprise — je prétends qu’il y a dans les traditions historiques de la Russie et dans les manifestations de sa pensée, à cette heure même, des éléments, des tendances qui vous permettraient, je le crois, même à l’heure actuelle, d’obtenir dans la question crétoise une attitude de la Russie plus conforme à nos propres traditions ; et j’en apportais la preuve dans ces lignes de la grande revue libérale russe, le Messager de l’Europe, critiquant la politique de la France elle-même en Orient, dans ces lignes singulièrement instructives :

« Il serait insensé de la part d’une grande puissance civilisée de mettre son autorité au service de l’intangibilité d’un corps politique » — il s’agit de l’empire ottoman — « qui s’écroule et qui continue d’être, pour des millions d’hommes, une cause de souffrances et de misères… En tous les cas — continue la grande revue russe — les ministres de la France républicaine auraient dû parler moins des droits du Sultan et se préoccuper davantage de l’intangibilité des populations. » (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Je ne m’exagère pas, et j’espère que la Chambre ne s’y trompera point, la portée de ces paroles, mais vous savez tous qu’il faut, en Russie, pour que certaines affirmations de politique générale puissent se produire, le consentement gouvernemental. J’ai simplement le droit de conclure que si le gouvernement russe, pour les intérêts immédiats de sa politique en Orient, décourage les tendances nationalistes des peuples balkaniques, il laisse se produire, avec une complaisance dont plus tard il tirera parti, l’affirmation d’un sentiment contraire favorable à ces populations elles-mêmes. Eh bien, prenez garde qu’un jour, lorsque vous aurez déclaré solennellement à cette tribune que vous ne pouvez pas aller au secours des Crétois ou que vous ne pouvez pas ne pas vous associer à des mesures de coercition contre la Grèce, parce que la solidarité de votre politique avec la politique russe vous y oblige, prenez garde que dans l’avenir, lorsque votre discrédit auprès de ces populations orientales sera complet, et lorsque l’intérêt de la Russie sera d’avoir une autre politique, elle n’essaie précisément de rejeter sur la France, et sur la France seule, la responsabilité de l’attitude qui aura été prise par vous et par elle en Orient. (Applaudissements à l’extréme gauche.)

Tout à l’heure, M. le président du conseil disait : « L’heure n’est plus aux chimères des nationalités et la France a assez souffert de la politique des nationalités pour ne pas aller tenter de nouveau en Orient quelque aventure de cet ordre. »

M. le Président du Conseil

Je n’ai pas dit cela de cette façon.

M. Jaurès

Monsieur le président du conseil, permettez-moi de vous dire que lorsqu’on vous demande de ne pas aller écraser en Grèce et en Crète une nationalité qui a le droit de s’affirmer, on ne vous demande pas de vous jeter dans une aventure.

Et, après tout, vous qui vous réclamez toujours contre nous des souvenirs de la Révolution française, vous n’avez pas le droit d’oublier que c’est la Révolution française qui, il y a un siècle, a suscité partout, parmi les peuples, ces mouvements d’indépendance qui se sont traduits par l’affirmation des nationalités (Applaudissements à l’extrême gauche), et ce qui nous a perdus, ce qui nous a diminués, quoi qu’il ait pu être dit à cette tribune, — et c’étaient des paroles imprudentes, — ce qui nous a diminués, ce n’est pas la croissance de l’Italie, ce n’est pas la constitution d’une Italie unie et affranchie ; ce qui nous a diminués, monsieur le président du conseil, c’est la politique contradictoire, tantôt révolutionnaire, tantôt contre-révolutionnaire de l’Empire, qui intervenait d’abord pour susciter l’espérance italienne, et ensuite pour l’écraser et l’humilier (Applaudissements à l’extrême gauche) n’ayant ainsi pour lui-même le bénéfice ni d’une politique ni de l’autre. Puisque vous avez réveillé ces souvenirs des nationalités, vous êtes, à l’heure actuelle, dans la question orientale, en train de commettre la même faute et de vous livrer à la même contradiction. Vous intervenez au profit du Sultan : mais vous savez bien, quels que soient vos efforts pour rester dans le concert européen, que vous ne pourrez pas intervenir contre la Crète et contre la Grèce d’une action aussi certaine, aussi délibérée que le veut l’empereur d’Allemagne, et vous n’aurez pas, dans le sens conservateur, le bénéfice de cette politique ; vous n’aurez pas non plus le bénéfice de la politique libérale, humaine qui eût consisté, sinon à aider, au moins à ne pas écraser sous le poids de la France une nationalité qui réclame son droit. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Rumeurs au centre.)

Messieurs, j’ai démontré, malgré votre opposition, que c’est vous qui suscitez le péril de guerre. J’ai démontré que, sans quitter le concert européen, vous pouviez lui imprimer, en restant fidèles aux traditions de la France, une autre direction. J’ai montré même que vous auriez pu, avec plus de confiance dans la vertu républicaine de la France, obtenir de votre alliée russe une autre politique.

Vous ne l’avez pas voulu ; vous avez acculé ce pays, depuis trois ans, par vos fautes, par une longue tolérance des crimes du Sultan, à une politique de réaction et de violence qui sera une politique de guerre et d’humiliation. Vous seuls en porterez la responsabilité. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche. — Exclamations au centre.)[7]


  1. Discussion de l’interpellation de M. Jaurès sur les intentions du Gouvernement relativement aux événements de Crète. La séance était présidée par M. Henri Brisson.
  2. Le ministre des Affaires étrangères était M. Gabriel Hanotaux.
  3. Discussion des interpellations : 1o de M. Goblet sur la suite que le Gouvernement entend donner à la note adressée à la Grèce ; 2o de M. Jules Delafosse sur l’action diplomatique du Gouvernement dans les affaires d’Orient ; 3o de M. Millerand sur la suite que le Gouvernement entend donner à la réponse de la Grèce. La séance était présidée par M. Henri Brisson.
  4. Le président du conseil était M. Jules Méline, ministre de l’agriculture.
  5. Le ministre des Affaires étrangères était M. Gabriel Hanotaux.
  6. Nous savons bien que la majorité approuvera demain, comme elle approuvait hier, tous les actes gouvernementaux. Mais nous savons aussi que l’opposition parlementaire la plus impuissante en apparence peut agir, en réalité, sur la marche des événements : le Livre jaune atteste que les débats sur les affaires d’Arménie, malgré les ordres du jour de triomphe qui ont suivi, ont obligé M. Hanotaux à regarder de plus près aux massacres arméniens.
    (Jean Jaurès. — La Lanterne du dimanche 2 mai 1897)
  7. Quoique M. Hanotaux ait obtenu de la Chambre, dans les affaires crétoises, l’approbation de sa politique, il n’a pu la suivre jusqu’au bout, car il a senti la résistance de l’opinion à la résistance d’une partie du Parlement.
    (Jean Jaurès. — La Lanterne du dimanche 2 mai 1897)