Action socialiste/Le tsar à Paris

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Action socialiste, première série
(p. 429-448).

LE TSAR À PARIS

« La Petite République » du vendredi 14 août 1896

Il faut vraiment que l’opportunisme et la réaction comptent sur la diminution intellectuelle et morale du peuple de Paris, pour lui demander d’acclamer le tsar. Que le gouvernement qui, depuis deux ans, a humilié notre politique extérieure devant la politique russe, fasse accueil au représentant le plus complet de la réaction européenne, c’est son rôle ; que les réactionnaires calculent le contre-coup que pourra avoir sur notre politique intérieure l’ovation populaire à un souverain absolu, et qu’ils mesurent avec joie ce qui reste de badauderie monarchiste dans l’âme des foules, c’est leur rôle encore. Mais au peuple français et socialiste on ne peut demander que son silence.

Français, il ne peut oublier que depuis deux ans les gouvernants ont sacrifié à l’autocratie russe tous les intérêts et la dignité même de la France. C’est pour complaire au tsar, qui voulait ménager l’empereur Guillaume, que la flotte française a dû aller à Kiel saluer l’empereur allemand, qui nous jette de si insolents défis militaires. C’est parce qu’elle est devenue dans l’Extrême-Orient la servante de la Russie, qui menace l’intégrité du territoire chinois, que la France est devenue suspecte à la Chine et qu’elle va être exclue du marché chinois au profit de l’Angleterre. C’est parce que le tsar a intérêt à maintenir tout le système d’abus et de violences du régime turc, jusqu’au jour où il pourra intervenir seul et tout absorber, que la France a laissé se commettre en Arménie, sans une protestation, sans un murmure, les plus abominables massacres qu’ait vus l’histoire. Et récemment, est-ce que la France ne consentait pas à faire le blocus de la Crète, à étouffer au profit des Turcs la juste insurrection Crétoise, uniquement pour plaire à la Russie qui s’est constituée la gardienne du Turc ? Oui, sans l’opposition de l’Angleterre, la France, oublieuse de toutes ses traditions, allait prendre parti contre la Crète, et contre la Grèce, et contre le droit. Et si cette politique dure, dans quelques années il ne restera plus rien de l’honneur de la France dans le monde, et de la liberté de sa diplomatie. Ce n’est pas nous seuls, socialistes, toujours suspects d’exagération aux prétendus sages, qui parlons ainsi. Le rédacteur ordinaire du Temps pour les affaires extérieures, M. de Pressensé, écrivait textuellement il y a quelques jours : « Il est temps que la France retrouve un peu du prestige qu’elle a perdu pour s’être laissé subalterniser par la Russie. »

Certes, quand, il y a quelques années, presque tout le peuple de Paris acclamait les officiers russes, ce n’est pas à cela qu’il entendait aboutir. Il voulait répondre par sa sympathie à la sympathie présumée du peuple russe ; il voulait signifier sa joie de n’être pas seul dans le monde, et sa confiance en l’avenir ; sevré depuis longtemps de toute parole amie, il accueillait avec une cordialité expansive ces hôtes lointains qui lui parlaient avec une sorte d’amitié. Mais dans sa gratitude et dans sa joie il y avait de la fierté, la juste fierté de la France populaire qui sait ce qu’elle vaut, et le prix de ce qu’elle donne en se donnant. Si à ce moment-là on eût dit à ce peuple que des gouvernants sans habileté et sans fierté transformeraient en un lien de servage le lien d’amitié qu’il voulait former, il eût renié d’emblée ses propres acclamations. Et pourquoi nos gouvernants ont-ils laissé dégénérer un régime d’amitié en un régime de dépendance ? Parce qu’ils ont perdu le sens de ce qu’était la France en perdant le sens de ce qu’était la République ; ils ont cru que la République devait se faire pardonner d’être la République, aussi bien devant les alliés du dehors que devant les ennemis du dedans ; et ils ont mis la République à la suite du tsar pour nos affaires extérieures, comme ils l’ont mise à la suite de la réaction pour nos affaires intérieures. Ceux que l’idée républicaine embarrasse au dedans sont embarrassés au dehors par la forme républicaine ; et ils ne traitent plus en égaux, au nom d’une France fière de son droit ; ils traitent en inférieurs, au nom d’une France repentante et toute prête à donner des gages. Voilà ce qu’a fait la réaction gouvernementale des puissantes sympathies populaires qui faisaient fête au peuple russe. Et c’est cette déchéance, c’est cette « subalternisation » de la France, reconnue par les modérés eux-mêmes, qu’on demande au peuple de Paris d’acclamer sur le passage du tsar.

On lui demande aussi d’acclamer la pire réaction capitaliste. Le temps n’est plus où l’on pouvait dire que la Russie était si loin de nous par son état social qu’il n’y avait aucune analogie, aucune coïncidence possible entre la forme de la réaction russe et la forme de la réaction française. Maintenant la civilisation industrielle et capitaliste a pénétré en Russie : il y a de grandes usines à Saint-Pétersbourg et à Moscou, comme à Paris et à Roubaix ; et tout récemment, au lendemain même du sacre du tsar Nicolas, quarante mille ouvriers des fabriques, à Saint-Pétersbourg, se mettaient en grève. Ils demandaient que leur travail, un travail écrasant de quinze heures par jour, fût moins misérablement payé ; malgré le régime de servitude qui interdit toute réunion, toute discussion, la propagande ouvrière s’était faite dans les fabriques par des manuscrits distribués secrètement ; puis, un beau jour, les délégués des fabriques s’étaient tous réunis dans un jardin public, sous les yeux de la police stupéfaite, et, héroïquement, ils avaient décidé le combat ; leurs réclamations étaient si justes, l’opinion leur était si favorable que les patrons, après quelques semaines, firent savoir qu’ils allaient faire des concessions ; mais aussitôt le gouvernement du tsar intervint pour défendre aux patrons de céder : n’allaient-ils pas encourager la rébellion ouvrière ? Les patrons retirèrent leurs concessions ; les ouvriers, vaincus par la famine et par le tsar, rentrèrent dans les fabriques, et leurs délégués, au nombre d’une centaine, furent envoyés en Sibérie.

Voilà ce qu’on demande aux prolétaires parisiens d’acclamer à pleine poitrine : on leur demande de supplicier une fois de plus les prolétaires russes. Honte sur eux s’ils commettent ce crime ! Comme l’empereur Guillaume, qu’il aura embrassé la veille à Berlin, connue nos gouvernants réactionnaires, le tsar Nicolas est aujourd’hui l’un des gardiens de l’ordre capitaliste ; il est une des forces d’oppression qui pèsent sur les ouvriers de tous les pays. Que Leygues et Trarieux et Rességuier lui fassent cortège et l’acclament : les ouvriers assisteront en silence à toutes ces parades de réaction ; ils attendront patiemment, sans vaine protestation et sans adhésion servile, que les hourrahs inconscients soient tombés, que les derniers feux d’artifice soient éteints ; et ils garderont leur dignité intacte pour pouvoir dire le lendemain à la France républicaine qu’ils sont restés républicains, à l’humanité socialiste qu’ils sont restés socialistes.


« La Petite République » du 1er septembre 1896

Vous vous rappelez le discours récent où M. Méline renouvelait ses attaques contre le socialisme et retirait l’impôt sur la rente qui risquait de le brouiller avec la droite. Voici comment « le journal populaire russe », le Fils de la Patrie, complaisamment reproduit par le Nord, organe officiel des relations franco-russes, parle de ce discours réactionnaire : « Le beau discours de M. Méline doit être considéré comme un signe des temps et comme le signal d’une profonde modification dans la politique intérieure de la République : comme tel il a dû produire partout un excellent effet. » Si l’on songe que rien en Russie n’est publié sans l’autorisation du gouvernement et le visa de la censure, on comprendra sans peine la portée de ces paroles. L’autocratie et l’aristocratie russes croient de leur intérêt de se rapprocher de la France, mais elles comptent bien que celle-ci se débarrassera sans tarder de tout esprit républicain, et elles notent avec joie les premiers gages de réaction qui leur sont donnés par les gouvernants français.

Le gouvernement russe a exploité largement, depuis trois ans, le mouvement d’opinion qui s’est produit en France : il nous a emprunté plus de six milliards pour développer ses voies ferrées, combler le déficit de ses budgets et soutenir le cours de sa monnaie de papier ; il s’est appuyé sur nous pour ses desseins politiques dans l’Extrême-Orient ; il se donne peu à peu l’air d’être dans le monde l’arbitre souverain de la paix, et il sait bien que, dans le règlement définitif des affaires balkaniques, ce prestige accru lui sera d’un grand secours. Mais tous ces avantages que lui procure l’accord, au moins apparent, avec la France, le tsar ne voudrait pas les payer trop cher. Il veut bien se servir de nous, mais il ne veut pas se brouiller avec les autres peuples et les autres gouvernements ; aussi il évite avec soin tout ce qui peut l’engager à fond avec la France : il vient chez nous, mais après s’être arrêté chez tous les souverains de l’Europe ; et l’on annonce qu’à Paris il descendra non pas chez nous, non pas sur le sol de la France, mais à l’ambassade russe, sur le sol russe. Quand le journal le Temps a donné cette nouvelle, il a bien compris que ce refus de l’hospitalité française en France même avait quelque chose d’étrange, et il nous a gravement expliqué que sur le sol russe le tsar gardait aux yeux de ses peuples, malgré son absence, la direction effective des affaires. — Mais à Vienne, au vieux château de la Hofburg, mais à Breslau, chez Guillaume, mais à Balmoral, dans le château d’été de la reine d’Angleterre, est-ce qu’il sera sur le sol russe ?

La vérité, c’est que, tout en venant chez nous, il entend se livrer le moins possible et marquer les distances. Le Figaro a, dès le début, recommandé de réduire au minimum les manifestations populaires et de donner à la réception du tsar une sorte de discrétion aristocratique ; et dès le lendemain, il livrait son secret : « Nous savons, disait-il, que nous traduisons ainsi la pensée de nos hôtes : ce qu’on redoute, c’est l’excès de l’enthousiasme. » Pressez-vous donc, travailleurs de Paris, sur le passage du maître auguste, et laissez-lui voir la dévotion de vos âmes ; mais « ayez de la tenue » — c’est encore le mot du moniteur officiel du tsar — ; surveillez vos gestes et vos cris ; car vous risqueriez d’encanailler la fête et de compromettre aux yeux de son frère de Berlin l’autocrate russe. C’est bon pour notre Félix Faure, quand il accompagne M. Bourgeois dans le Midi, d’être un peu bousculé par les acclamations populaires : il faut plus de ménagements à la majesté de l’autre ; et la rue elle-même doit avoir des enthousiasmes de salon ; c’est par ses bonnes manières que la République gardera la haute amitié dont on l’honore ; et le tsar pourra parler sans trop d’embarras, aux autres souverains de l’Europe, de ses relations avec nous : « C’est, je vous assure, un peuple très décent, très assagi, et auquel il ne manque guère qu’un roi pour être irréprochable. » Oh ! nationalistes prétendus qui nous parlez des énergies spontanées et profondes de notre France comme si nous voulions les amortir, c’est vous qui les redoutez, même quand elles s’égarent avec vous !

Et au lendemain de ces fêtes où les conservateurs voudraient que le peuple républicain marchât sur le pavé de Paris comme sur le parquet d’une antichambre royale, quelle garantie nouvelle de sécurité aura la France ? Où sera le traité précis, loyal, public, assurant notre frontière contre la surprise d’une invasion ? Brousse le demandait ici même l’autre jour, et assurément tout le peuple patriote adresse au gouvernement la même question. Il n’y aura pas de réponse, et on ne pourra pas montrer de traité parce qu’il n’y en a pas, parce que le tsar ne laisse pas traîner chez nous sa signature ; ou, s’il y en a un, le gouvernement ne pourra pas le montrer aux patriotes les plus exaltés, à ceux qui ne conçoivent le relèvement de la France que par une revanche militaire, car ce traité avec le tsar russe ne peut être qu’un traité de statu quo consacrant définitivement le traité de Francfort et le démembrement de la France. Que la Ligue des Patriotes le demande à un des siens, à un député français, un des plus sincères assurément et des plus fervents nationalistes ; il a été reçu par le tsar Alexandre III, au moment des fêtes de Cronstadt, et le tsar lui a dit, avec une insistance significative : « Dites bien à vos amis, monsieur, que toute entente de la France et de la Russie ne peut avoir pour base que le statu quo. » Pour nous, qui croyons que le socialisme international libérera les peuples comme les individus et qu’il restituera à tous les groupements nationaux leur intégrité et leur liberté, ces paroles nous importent peu. Mais qu’en pensent les chauvins qui nous accusent ? et n’est-ce pas la répudiation même de leur rêve exalté qu’ils acclameront sur le passage du tsar ?

Non : en échange de tous les services d’argent, de diplomatie et de docilité que la France a rendus au tsar, le tsar n’apporte rien à la France. Il n’apporte quelque chose qu’aux classes réactionnaires de notre pays : quand on aura brisé dans notre peuple toute fierté, quand on aura persuadé à ce peuple de France, qui trouva jadis dans sa ferveur révolutionnaire une si prodigieuse force nationale, qu’il ne peut plus défendre son indépendance et son sol que sous la protection du tsar, on lui persuadera tous les jours que pour garder cette protection nécessaire, cette amitié vitale, il faut être bien sage. Quoi ! nous ferions de la politique hardie, de la politique populaire et socialiste ! Mais nous allons gêner et refroidir notre auguste allié ! Et la République elle-même sera une sorte de trahison contre la France. Voilà où l’on nous mène, et c’est notre devoir de le dire et de le redire, contre tous les engouements, contre tous les aveuglements. Oh ! nous n’empêcherons rien, et les foules se précipiteront, et se livreront. Mais quand ce torrent sera passé, il n’y aura plus en France qu’un parti républicain et français : le parti socialiste.


La « Petite République » du 4 octobre 1896

Pour qu’une fête soit vraiment belle, il ne suffit point de prodiguer les drapeaux, de marquer royalement le linge présidentiel et de dorer les carrosses : il faut que ce soit autour d’une haute idée commune que tout un peuple soit groupé. Quelle est donc l’idée qui dominera les fêtes franco-russes ?

Est-ce une idée de revanche ? Le peuple se dit-il que par l’entente des forces françaises et des forces russes l’immanente justice va s’accomplir enfin ? Se dit-il que bientôt l’acte odieux de violence commis contre tout un peuple par le militarisme allemand sera réparé, et que le drapeau de la France républicaine flottera sur Strasbourg et sur Metz ? — Si le peuple de Paris, si le peuple de France avait fait ce rêve, il serait exposé à un cruel réveil ; car l’autocrate russe, frère des autres souverains d’Europe, ne peut pas coopérer, il ne peut même pas consentir à une guerre de réparation nationale qui ébranlerait les dynasties de l’Occident ; il ne peut pas se détourner de sa propre politique et de ses desseins sur l’Orient pour nous rendre notre frontière perdue ; il ne peut pas permettre que la France républicaine crie au monde le droit des peuples opprimés, car l’ensemble des institutions politiques et sociales de l’Europe monarchique et conservatrice en serait ébranlé. Ce n’est donc pas la revanche franco-russe que le peuple pourra saluer, c’est seulement la paix franco-russe, c’est-à-dire la paix sans la revendication de l’Alsace opprimée, la paix sans l’affirmation du droit de la France, la paix telle que la veut le tsar, non telle que la veut la France elle-même. Et ce n’est certainement pas cette acceptation du fait accompli qui peut faire battre le cœur de la foule.

Se dit-elle que grâce à la Russie nous ne serons pas exposés à une invasion nouvelle, à un nouveau démembrement ? — Certes, la France a le droit de chercher toutes les garanties de sécurité. Mais personne ne lui fera cette injure de supposer qu’elle doute à ce point d’elle-même, de son énergie, de sa puissance, qu’elle attende son salut de l’étranger. Et ce n’est pas le protecteur non plus, ce n’est pas le sauveur qu’en la personne du tsar Paris acclamera.

Serait-il donc vrai, comme le disent nos journaux de réaction, que l’instinct monarchique se réveille au cœur du peuple de France, qu’il subit de nouveau la fascination séculaire du pouvoir personnel, et que, n’ayant plus en France même que des idoles déconsidérées, ridicules et pourries, il attend avec une curiosité dévote la grande idole du Nord, moscovite et byzantine ? — Non, certes ; et si le peuple est fatigué de ses dirigeants, il n’est fatigué ni de la République, ni de sa propre souveraineté ; les ouvriers mêmes qui, entraînés par je ne sais quelle force obscure, acclament le tsar, autocrate et persécuteur des prolétaires russes, défendraient la liberté républicaine.

Qu’y a-t-il donc au fond de la conscience populaire ? Quelque tristesse que nous cause, à nous socialistes, l’aveugle empressement des foules vers la Russie, il me déplaît de penser qu’il n’y a, dans tout ce qui se prépare, que vanité théâtrale plate et vide de badauderie : même en ses erreurs, même en ses illusions, le peuple de France retient assurément quelque grandeur. Que veut-il donc, et pourquoi, contre tout bon sens, contre toute raison, semble-t-il visité par un beau rêve, soulevé par un vague et puissant espoir ? C’est qu’il n’a pu trouver depuis vingt ans le noble emploi de sa force ; c’est qu’il n’a trouvé, ni dans la contrefaçon de la République qu’il subit, ni dans les lointaines expéditions mal conduites, une expansion de son âme et une consolation à son orgueil blessé ; c’est qu’entre les vieux partis impuissants et corrompus et le socialisme nouveau, qui refera le monde, il n’a pas fait encore un choix décisif ; c’est qu’il a le dégoût du présent et que l’universelle justice humaine est encore un fantôme trop lointain pour lui ; c’est qu’il erre ainsi et attend et espère, mais sans savoir encore quoi ; et quand une occasion lui est donnée de se sentir vivre, de s’affirmer, même par des acclamations vaines, et de saluer dans la personne ambiguë du visiteur qui passe sa propre espérance incertaine encore et mal définie, il se livre à la force secrète de son désir, et il veut crier à tous les vents de l’Europe qu’il est le peuple de France, qu’il se sent soulevé par des énergies inconnues, et que l’avenir est à lui.

Voilà ce que n’ont point compris les hommes d’État misérables qui conduisent encore ce peuple pour quelques jours. C’est par de fières et nobles paroles d’espérance nationale et humaine qu’ils devaient répondre à l’inquiétude secrète, au besoin de vie, d’action, d’ivresse, qui tourmente le peuple nouveau de la vieille France. Ils ont préféré ramener toute chose à la petitesse de leur propre pensée, se perdre dans d’humiliants calculs de cérémonial, et abaisser autant qu’il dépendait d’eux, par leur attitude et leur nullité, cette France républicaine qui sent tressaillir en elle sa prochaine grandeur.

Mais qu’importent ces hommes, et les Félix Faure, et les Hanotaux, et les Méline ? Ce qui importe, c’est que nous prenions tous conscience de ce qu’est et veut la France. Elle ne veut point d’aventures, mais elle veut, sous des formes nouvelles, refaire sa grandeur dans le monde, donner un plein essor à sa force et à son génie. Elle ne veut pas être une âme contrainte et refoulée : elle veut agir sur les choses humaines, et hardiment et au grand jour, selon la juste part que l’histoire et la Révolution assignent à la France ; elle veut se proposer une grande et noble fin et y tendre de toutes ses énergies. Et elle s’apercevra bien vite que ce n’est pas par un impossible accord avec l’autocrate russe qu’elle pourra renouveler et agrandir sa vie ; cet accord, au contraire, ne peut que lui enlever tout espoir de retrouver son intégrité nationale, et refouler ses énergies républicaines et socialistes. La faillite de la combinaison franco-russe suivra donc de près la fête franco-russe ; et le peuple de France comprendra enfin, après toutes les illusions et toutes les duperies, que c’est seulement dans la République socialiste qu’il trouvera le noble emploi de sa force, l’expansion de sa conscience, l’essor de son orgueil et de sa joie et la grandeur nationale inséparable aujourd’hui de l’affranchissement humain. O peuple de France, que ton rêve monte et monte encore ; car, si haut qu’il aille, l’idée socialiste ne sera jamais au-dessous de lui.

Millerand définissait très bien, il y a quatre jours, l’attitude du parti socialiste français pendant les fêtes franco-russes : « Il regarde, il écoute et il attend. » L’essentiel pour nous, en effet, pendant ces grandes manifestations à la fois gouvernementales et populaires, était de saisir le véritable sentiment de la foule. Nous connaissons celui des ouvriers vraiment socialistes ; comme nous, tous, ils veulent la France libre et forte, et comme nous ils pensent que seul l’avènement politique du prolétariat international assurera à l’Europe la paix, à toutes les nations la justice. Mais il y a, en dehors des groupements socialistes proprement dits, une foule immense où notre doctrine n’a point vraiment pénétré encore ; et c’est elle qui, par ses mouvements, par son instinct, peut faire les événements et décider de la patrie ; c’est d’elle, je l’avoue, que nous redoutions un pareil excès d’enthousiasme et d’irréparables entraînements ; et nous avons constaté avec une joie profonde que, dans toutes ces fêtes, elle est restée parfaitement maîtresse d’elle-même. Elle a fait éclater sa joie sans rien perdre de sa sagesse et de sa fierté ; nous l’avons vue curieuse et vivante, et vibrante, flattée aussi d’une visite qui lui semblait un hommage à la France républicaine ; mais elle ne s’est point livrée ; elle est restée capable de réflexion et de contrôle, et dans quelques jours, quand le Parlement aura à statuer sur les crédits, nous pourrons, sans faire violence à l’instinct du peuple, demander des explications sur l’entente franco-russe et en signaler les périls ou les illusions ; assurément le peuple tout entier ne sera point de notre avis, mais il entendra nos paroles sans colère, et il saura les méditer.

Car on ne pourra pas s’en tenir toujours à des effusions sentimentales. Il faudra bien qu’on dise à la France quelle est la signification de l’accord franco-russe. Il peut, en effet, avoir deux sens bien différents et même opposés. Il peut signifier que l’Europe est coupée en deux, et qu’à la triple alliance de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie s’oppose nettement la double alliance de la Russie et de la France. C’est ainsi assurément que l’entendait, il y a quelques années, la partie la plus ardente du peuple, quand l’affaire Schnæbélé et les insolences de M. de Bismarck exaspérèrent à nouveau les blessures de l’année terrible ; c’est ainsi qu’aujourd’hui encore paraissent l’entendre quelques échauffés, que nos diplomates feront bien de rappeler vite à la sagesse. Dans un discours récent, M. Sansbœuf déclarait que la Ligue des Patriotes s’associerait aux fêtes avec quelque réserve, parce que la question d’Alsace-Lorraine n’y était pas suffisamment posée. Que nos gouvernants se hâtent de réprimer, par des explications décisives, ces dangereuses et fausses interprétations. Je sais bien qu’elles sont isolées et qu’elles ne peuvent engager la France elle-même ; et assurément la guerre n’en sortirait pas. Mais rien ne serait funeste et humiliant pour nous comme de nous donner encore l’air d’être des boutefeu, sans être vraiment décidés au combat.

Il sera donc bien entendu, par les déclarations gouvernementales les plus expresses, que l’amitié franco-russe n’a qu’un but essentiel : la paix. Elle ne signifie donc pas que la France et la Russie forment un camp tout armé en face de la triple alliance ; elle se produit au contraire à une heure où tous les groupements agressifs de l’Europe perdent leur netteté et leur acuité, et où la triple alliance même se décompose. L’accord franco-russe signifie que la Russie croit possible de se lier à la France sans rompre décidément avec les autres puissances ; il constate aussi que la France, aidée par la Russie, croit possible de renouer avec les États de la Triplice : c’est la constatation d’une sorte de détente générale, et comme une reprise de la conversation européenne ; c’est donc tout le contraire d’une alliance spéciale offensive ou défensive.

Mais qui ne voit qu’ainsi ramené à ses proportions exactes l’accord franco-russe est singulièrement vide ? Et quelle imprudence chez nos gouvernants de laisser entendre par leur silence même plus que ne contient la réalité ! Quelle folie d’exciter je ne sais quelle secrète espérance nationale, quand il faudra bientôt amortir les vibrations de la conscience populaire ! La diplomatie de nos gouvernants s’achemine à la même banqueroute que leur politique intérieure.

Et il nous importerait peu, si la France n’usait, en ces chemins sans issue, la force nouvelle d’espérance et d’action qui la soulève. Elle ne veut point de la guerre, et ce n’est pas d’elle que viendront les provocations. Mais elle veut s’affirmer dans le monde avec toute sa force et tout son droit. Et ce ne sont ni nos gouvernants ni les sympathies de la Russie qui lui restitueront sa grandeur et son vrai rôle dans le monde. Aveugle qui ne voit pas que le socialisme seul, sans guerre aventureuse et meurtrière, peut rendre à la France toute sa puissance de rayonnement et d’action ! C’est nous, nous seuls qui sommes les vrais nationalistes, car nous seuls pouvons fonder l’unité profonde de la nation. Ne voyez-vous pas que sous l’éclat superficiel des fêtes et la trêve passagère des partis elle reste nécessairement divisée contre elle-même ? Ne voyez-vous pas qu’elle sera coupée en classes antagonistes, c’est-à-dire en consciences antagonistes, tant que le travail et la propriété ne seront pas confondus ? Ceux qui préparent cette unification de la France par un nouveau régime social lui préparent par là même une force incomparable. Et si la République parlementaire a obligé enfin un tsar autocrate à la reconnaître et à la saluer, comment la République populaire, la République sociale, n’exercerait-elle pas sur le monde, tout entier tourmenté d’un besoin de justice, la plus décisive action ?

J’ai donc la conviction profonde que tous les sentiments obscurs d’espérance et de fierté dont vibrait l’immense foule ne trouveront qu’en l’idée socialiste leur satisfaction. Cette foule, au moment même où elle acclamait l’alliance franco-russe, était, par le cœur, plus près de nous que de ceux qui masquent derrière le splendide décor de la fête populaire le vide de leur politique et l’impuissance de leur pensée. C’est sans embarras que nous pouvions nous mêler à ce peuple et nous pénétrer en silence de son espoir et de sa joie, car tout ce qu’il y a de grand et de noble dans son rêve aura dans l’idée socialiste son accomplissement. C’est dans la République sociale seulement que la France trouvera un renouveau de sa grandeur séculaire, l’intégrité de son domaine et la plénitude de son action.

Toute autre politique n’est et ne peut être que déception. Il nous suffit que la France ait mis dans la politique franco-russe, même pour un instant, une parcelle de son cœur pour que nous en parlions avec respect ; mais c’est avec une fermeté irréductible que nous opposerons la politique socialiste à la politique gouvernementale.