Action socialiste/Les marins russes à Paris

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Action socialiste, première série
(p. 384-389).

LES MARINS RUSSES À PARIS

« La Petite République » du 29 octobre 1893

Il faut à certains réactionnaires une étrange sénilité pour voir dans les fêtes franco-russes le prélude d’une restauration monarchique en France. Il y faut aussi une inconscience analogue à celle de 1815 : c’est toujours dans les fourgons de l’étranger qu’ils veulent ramener le maître, et c’est toujours, sous des formes diverses, des armées alliées qu’ils attendent leur roi.

Laissons ces tristes fantaisies de la décrépitude politique. Quand bien même tout le beau monde réactionnaire mobilisé pour la soirée de gala donnerait contre la République, elle ne s’en apercevrait même point. Le vrai, c’est que la réaction a continué, à propos des fêtes franco-russes, et avec la demi-complicité du gouvernement, son mouvement de pénétration, non pour renverser la République, mais pour s’en emparer. Perfidement, sournoisement, elle a tenté de dénaturer, de détourner à son profit les grandes manifestations du sentiment populaire.

Le peuple, dans ses vastes mouvements spontanés, ne se trompe guère. Même au temps du Boulangisme, il n’entendait pas se ruer à la servitude. Il voulait protester contre un personnel parlementaire impuissant et discrédité, contre les stériles agitations politiciennes de l’oligarchie bourgeoise. Seulement la réaction le guettait, et, obscurément, par toutes les puissances d’argent et d’intrigue, elle dérivait vers le césarisme d’abord, vers la monarchie ensuite, ce qui était à l’origine un mouvement de socialisme confus. De même aujourd’hui, par ses acclamations aux marins russes, par la prodigieuse allégresse de ses foules, Paris n’a voulu ni rendre hommage au principe monarchique représenté par le tsar, ni réveiller la guerre, ni réchauffer la réaction, ni renier ou immobiliser la République. Non. Paris a voulu attester sa confiance en la force renaissante de la patrie, résumer en une superbe effusion de joie le silencieux effort de vingt années, constater que le cercle d’indifférence ou de haine où l’on avait prétendu enfermer la France s’ouvrait enfin, et affirmer la paix, non point précaire et humiliée, mais ferme et fière. Voilà ce qu’a signifié Paris, et point autre chose. Seulement, voyez la réaction, et écoutez-la.

La réaction bonapartiste, ensevelie sous les désastres de 1870, cherche une réhabilitation du militarisme impérial. Derrière la triste nuée de l’année terrible, et pour la dissiper, on nous montre les gloires de Crimée ou d’Italie, comme si les aventures funestes n’étaient point l’inévitable rançon des aventures heureuses. L’Empire ne s’appelle plus Sedan : il s’appelle Magenta ou Malakoff. Et puis, parce que l’odieux Bismarck a machiné la guerre de 1870, parce qu’il a falsifié les dépêches, parce qu’il a menti, il paraît que l’Empire, dupe à demi-complaisante de ce mensonge, est innocenté ; comme si la criminelle prévoyance de l’un excusait la criminelle imprévoyance de l’autre, comme si les préoccupations dynastiques de l’Empire ne l’avaient point perverti et aveuglé jusqu’à tomber, avec une sorte d’inconscience où il y avait de la préméditation, dans les pièges les plus grossiers de l’ennemi. Et enfin, si on pouvait griser de nouveau notre peuple ! si l’on pouvait exaspérer ses blessures jusqu’à la folie ! si l’on pouvait l’amener à confondre dans la même haine le militarisme prussien et la démocratie allemande ! si l’on pouvait de nouveau, par les excitations du clairon, du drapeau, des souvenirs tragiques, faire passer en lui le frisson et la tentation de la guerre ! si le peuple, la voulant aujourd’hui, pouvait s’imaginer que c’est lui qui l’a voulue il y a vingt ans ! si la France pouvait assumer ainsi les responsabilités qui écrasent le bonapartisme ! si on obtenait de la République égarée ces cris de : « À Berlin ! » qui emplirent jadis la cité soumise ! — quelle délivrance pour l’impérialisme accablé ! comme il déposerait le fardeau de honte sous lequel il se traîne depuis vingt ans ! Pour rétablir l’Empire ? Non. Mais pour faire je ne sais quelle république militaire, livrée de nouveau aux États-Majors à panaches.

Et, après tout, est-ce que la réhabilitation n’a pas commencé ? est-ce que l’homme au « cœur léger » n’avait pas sa place marquée à la grande fête où l’on prétendait résumer la patrie française ? Les fossoyeurs appelés à fêter la résurrection ! Que ne peut-on désormais espérer de la France oublieuse ? Ne s’attendrissait-elle point — au moins c’est Cornély qui l’affirme — devant les chamarrures et les dorures de nos généraux ? ne faisait-elle point à l’armée « la place qui lui appartient, la première » ? Et n’est-ce pas ainsi qu’on inocule peu à peu le bonapartisme à la République ?


Et le cléricalisme aussi. Déjà elle avait été bénie par le pape, et comment bouder à une bénédiction ? Mais maintenant, n’est-ce point nos amis les Russes qui ont achevé la réconciliation de la République et de l’Église ? Les républicains étaient un peu gênés sous le surplis dont les avait délicatement revêtus le Pape. Ils n’avaient pas osé inviter le Cardinal à l’Hôtel de Ville. Vite, les Russes ont réparé cette omission : une de leurs premières visites est pour l’archevêché. Ne nous ont-ils pas donné ainsi — c’est le Temps qui parle — une leçon d’esprit politique et de tact ? Et comment la religion, qui fait partie si manifestement de l’alliance russe, ne rentrerait-elle pas en grâce ?

Oui, voilà ce que la réaction bonapartiste et cléricale et le modérantisme veulent faire sortir de la grande manifestation populaire et patriotique qui a remué le pays tout entier. D’une vibrante allégresse qui signifie Paix, quelques incorrigibles casse-cou de l’Empire ne seraient point fâchés que sortît la guerre. D’un mouvement qui atteste la force et la spontanéité du peuple, son ferme vouloir de substituer aux diplomaties occultes sa diplomatie à lui, la diplomatie de la rue et du grand soleil, — d’une fête qui étend à la politique extérieure elle-même, jusqu’ici réservée, la souveraineté de tous, les habiles du modérantisme et de la réaction veulent obtenir une diminution de la souveraineté populaire. Si la démocratie réclame l’entière émancipation de la société civile, on lui dira : « Silence ! ne craignez-vous pas, en contristant l’Église catholique, de contrister sa bonne cousine, l’Église russe ? » Si la démocratie réclame l’amnistie pour ceux qui expient, dans les prisons de la République, leur lutte inégale contre le capital, silence aux démagogues ! Veulent-ils donc que la France paraisse fomenter le nihilisme, et ne faut-il pas que toutes ces vieilleries socialistes ou anarchistes soient déposées, selon la fière expression d’un académicien français, « aux pieds du Tsar » ? S’il faut négocier avec nos amis une entente plus précise, peut-on s’en remettre à ces républicains de la veille, qui ont à se faire beaucoup pardonner ? Les vieux républicains français reviennent tous, plus ou moins, de la Pologne : est-il bien délicat à eux de s’imposer pour certaines négociations ? et n’était-ce point déjà chose pénible que le communeux Humbert, qui a écrit l’article que l’on sait, ait reçu nos hôtes à l’Hôtel de Ville ? D’ailleurs, la République n’a-t-elle pas un diplomate tout prêt ? N’est-ce pas Arthur Meyer qui, toute une soirée, a représenté la France devant l’étranger, « avec quelle grâce, vous le savez » ? — et n’est-ce point le Gaulois, moniteur officiel de l’entente franco-russe, qui a reçu et publié le premier les adieux des marins russes à la bonne et grande ville de Paris ? Allons, messieurs les diplomates de la République, un peu d’abnégation et de tact, disparaissez ! Disparaissez aussi, démocrates intraitables, qui êtes devenus un péril extérieur ! Il faut que « l’ordre règne » à Paris.

Ô peuple puissant et confiant, voilà ce qu’on veut faire de ta joie, de ton patriotisme sincère et profond, de ton enthousiasme.