Action socialiste/Nos camarades les socialistes allemands

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Action socialiste, première série
(p. 356-360).

NOS CAMARADES LES SOCIALISTES ALLEMANDS

« La Dépêche » du mardi 20 février 1890

Les élections de jeudi au Reichstag n’intéressent pas seulement la politique intérieure de l’Allemagne et la politique étrangère de la France ; elles contiennent aussi pour notre politique intérieure, à nous, d’utiles enseignements.

Lorsque nous disons que le moyen le plus sûr de faire échec à l’autocratie prussienne et de préparer la revanche de notre pays en Europe, c’est de donner à l’Europe et à l’Allemagne en particulier un ébranlement de démocratie par le développement hardi de la démocratie française, on nous accuse volontiers d’être des rêveurs. Les politiques abondent aujourd’hui, qui font consister toute la sagesse à crier : Sus aux rêveurs ! Or, il paraît bien que les prétendus rêveurs, parce qu’ils regardent au delà de l’heure présente, sont bien souvent ceux qui voient le plus clair. Qui aurait dit, il y a vingt ans, au lendemain de la guerre de 1870, que deux cents candidats socialistes se répandraient dans les circonscriptions électorales de l’empire allemand ; que tous ou presque tous, sous des formes différentes, diraient que le grand mal dont souffre l’Allemagne c’est l’annexion brutale de l’Alsace-Lorraine, que les ouvriers français sont les frères des ouvriers allemands, que le véritable ennemi c’est le privilège capitaliste et la féodalité militaire, et qu’il faut, du même coup, émanciper tous les prolétaires et réconcilier toutes les nations par la justice ? Qui eût dit, surtout, que ces hardis parleurs recueilleraient, dans l’empire allemand militarisé, plus d’un million de suffrages ? Et n’y a-t-il pas quelque chose de saisissant à voir qu’à Strasbourg il n’y a eu d’autre candidat de la protestation française qu’un ouvrier saxon du nom de Bebel ?

Il est certain que, sans le voisinage de la France républicaine, le mouvement socialiste ne se fût pas développé en Allemagne comme il l’a fait. Si les ouvriers français n’étaient pas libres, s’ils ne pouvaient pas se syndiquer, s’associer, s’ils étaient toujours sous la surveillance et sous la main de la police, les ouvriers socialistes allemands auraient moins de cœur à lutter contre les lois d’exception qui les oppriment ; il s’établirait d’un pays à l’autre une communication et comme un niveau de servitude. Si la grandeur pacifique de l’Exposition universelle n’avait éclaté à tous les esprits, le caporalisme féodal serait moins odieux aux ouvriers de l’Allemagne ; si la France, à l’occasion de l’Exposition, n’avait pas accueilli le congrès international des ouvriers, qui a rédigé, cent ans après 89, les cahiers du prolétariat, les délégués allemands n’auraient pas pu y réchauffer leurs espérances de liberté et de droit. On peut donc dire que, par la seule action de sa politique intérieure, par la seule existence de la République et des libertés républicaines, la France est de moitié dans ces élections qui, affaiblissant l’autocratie prussienne, préparent un régime d’équité et de paix entre les nations.

Or, jusqu’ici, nous nous sommes bornés à résoudre le problème politique dans le sens de la liberté ; que sera-ce donc le jour où nous résoudrons le problème social dans le sens du droit ? Si la France, par des mesures hardies, émancipait et organisait le travail, elle exercerait sur la démocratie européenne une action incalculable qui tournerait à la grandeur de notre pays. Quand les timides ou, comme ils s’appellent à tort, les modérés, nous prient, au nom du patriotisme et en invoquant les périls extérieurs qui enveloppent la France, de renoncer aux grandes ambitions réformatrices, d’ajourner le rêve de justice, ils commettent, croyons-nous, une erreur absolue ; car ce qui peut le mieux conjurer les périls extérieurs et restituer à la France toute sa place dans le monde, c’est justement une politique hardie qui aille au cœur de la démocratie européenne. Croyez-vous, oui ou non, qu’il y ait intérêt, pour la solidité de la paix et pour la grandeur française, à renforcer la démocratie allemande ? Et croyez-vous que la force de cette démocratie ne sera pas décuplée par un exemple éclatant de justice sociale donné par notre pays ? Ah ! si une pareille conviction pouvait entrer dans tous les esprits, l’œuvre de réformation sociale serait bien près d’aboutir : car les sacrifices que les classes dirigeantes et possédantes peuvent refuser à l’idée abstraite du droit, elles ne les refuseraient pas à l’intérêt évident de la patrie.

Les élections allemandes contiennent, en outre, à l’adresse des socialistes français qui se sont laissé égarer dans le boulangisme, une frappante leçon. Les travailleurs allemands viennent d’être soumis aux plus séduisantes avances du pouvoir personnel : ils ont résisté. Un empereur jeune, tout puissant, semblait aller vers eux ; il ne leur apportait pas de simples paroles, il donnait des gages, il convoquait avec éclat les grandes puissances de l’Europe pour réduire à une durée supportable la journée de travail, pour fixer un minimum de salaire, pour organiser la représentation industrielle des ouvriers. Les ouvriers allemands n’ont pas perdu une minute à discuter ces avances : ils ne se sont pas détournés de leur chemin : ils ont le sentiment que, même avec de bonnes intentions, le pouvoir personnel, féodal et militaire, ne peut rien pour eux, que le bien-être ne sortira pour eux que de la paix entre les nations et de l’équité entre les hommes, et qu’il n’y a ni paix, ni justice possibles sans liberté. C’est là une conception très ferme et très haute, et ceux d’entre les travailleurs français qui se sont livrés un moment à l’illusion d’une dictature bienfaisante reçoivent là un utile avertissement.

Enfin, ce qui a frappé tous les observateurs pendant la période électorale, c’est l’application des orateurs socialistes à instruire à fond le peuple de leur doctrine ; c’est aussi l’empressement du peuple à s’instruire du fond des choses. Les hommes politiques les plus militants ne craignent pas de passer pour des théoriciens, pour des doctrinaires, pour des pédants ; ils sont pénétrés de la pensée de Marx, de Lassalle, et ils veulent la communiquer tout entière à leurs adhérents. Le socialisme allemand n’est donc pas une coalition vague de mécontentements et d’appétits ; il représente une doctrine, une idée, et cette idée descend dans les foules. Ce qui fait la force de la nouvelle démocratie allemande, c’est la précision des idées générales. Si le socialisme français veut aboutir, il faut qu’il entreprenne partout et sans relâche l’éducation des masses populaires. La bourgeoisie française, celle même qui est instruite et qui lit, est, à l’égard de la doctrine socialiste, d’une ignorance extraordinaire, et cette doctrine n’existe guère dans le peuple qu’à l’état d’aspiration vague ou de formule vide. Le premier service que les socialistes français doivent rendre à leur idée, c’est de la bien faire connaître.