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Adam Bede/Livre 3/23

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 15-21).

CHAPITRE XXIII

le dîner

Lorsque Adam apprit qu’il devait dîner en haut avec les gros tenanciers, il se sentit presque mal à l’aise à l’idée d’être élevé au-dessus de sa mère et de Seth, qui devaient rester dans les cloîtres en bas. Mais M. Mills, le sommelier, l’assura que le capitaine Donnithorne avait donné des ordres précis à ce sujet, et serait très-fâché s’il n’était pas en haut.

Adam fit un signe de tête à Seth qui était à quelques pas de là et s’approcha de lui : « Seth, mon garçon, dit-il, le capitaine m’a fait dire que je devais dîner en haut, — il le désire positivement, dit M. Mills ; ainsi je pense que ce serait mal agir que de ne pas y aller. — Mais je n’aime pas à m’asseoir à un endroit plus élevé que toi et ma mère, comme si j’étais meilleur que ma propre chair et mon propre sang. Tu ne le prendras pas en mauvaise part, j’espère ?

— Non, non, ami, dit Seth ; ce qui t’honore nous honore, et, si tu obtiens du respect, tu l’as mérité par ta conduite. Plus tu t’élèveras au-dessus de moi, mieux ce sera, aussi longtemps que tu auras pour moi des sentiments fraternels. C’est parce que tu as été nommé inspecteur des bois, et il n’y a rien là que de juste. C’est une place de confiance ; tu es au-dessus des ouvriers ordinaires maintenant.

— Mais, dit Adam, c’est que personne encore n’en sait un mot. Je n’ai pas averti M. Burge que je dusse le quitter, et je n’aimerais pas en parler à d’autres avant qu’il le sache, car il sera bien un peu blessé, je suppose. Les gens s’étonneront de me voir là, et il est assez probable qu’ils en devineront la raison et me feront des questions, car on a assez parlé pour et contre la probabilité que j’eusse la place pendant ces trois semaines.

— Eh bien, tu peux dire qu’on t’a ordonné de venir sans t’en dire la raison. C’est la vérité. Et la mère sera joliment contente de ça. Allons le lui dire. »

Adam n’était pas le seul convive invité à monter pour quelque autre motif que celui qui y donnait place aux gros tenanciers. Il y avait dans les deux paroisses d’autres personnes dont les fonctions, plutôt que leur position pécuniaire, faisaient la dignité, et Bartle Massey était du nombre. Sa marche claudicante était plus lente que de coutume à cause de la chaleur de ce jour ; aussi Adam resta en arrière quand sonna la cloche du dîner, afin de pouvoir monter avec son vieil ami, car il était trop timide pour se réunir à la famille Poyser dans cette circonstance. Quelques occasions de se trouver près d’Hetty se présenteraient bien dans le cours de la journée, et Adam se contentait de cette espérance, car il n’eût point voulu courir le risque d’être « plaisanté » au sujet d’Hetty ; — cet homme si grand, si franc et sans crainte, était très-réservé en faisant sa cour.

« Eh bien, monsieur Massey, dit Adam quand Bartle le rejoignit, je vais dîner là-haut, avec vous, aujourd’hui ; le capitaine m’en a envoyé l’ordre.

— Ah ! dit Bartle en s’arrêtant, une main derrière le dos. Alors il y a quelque chose sous le vent, — il y a quelque chose sous le vent. Avez-vous appris les intentions du vieux chevalier ?

— Mais oui, dit Adam ; je vais vous dire ce que j’en sais, parce que je crois que vous pouvez tenir votre langue tranquille si vous le voulez, et j’espère que vous ne laisserez pas échapper une parole jusqu’à ce que la chose soit publique, car j’ai des raisons particulières pour qu’on ne le sache pas.

— Fiez-vous à moi, mon garçon, fiez-vous à moi. Je n’ai point de femme pour me tirer les vers du nez, et aller courir ensuite caqueter à l’oreille de chacun. Si vous voulez vous confier à quelqu’un, que ce soit à un célibataire…, qu’il soit célibataire.

— Eh bien, il a été décidé hier que j’aurais la direction des bois. Le capitaine m’a envoyé chercher pour me l’offrir, pendant que je m’occupais des mâts et des arrangements par ici, et j’ai accepté. Mais si quelqu’un vous fait des questions là-haut, n’y faites pas attention et détournez la conversation, je vous serai obligé. Maintenant, avançons ; car je crois bien que nous sommes les derniers.

— Je sais bien ce qu’il faut faire, ne craignez rien, dit Bartle en se remettant en marche. La nouvelle sera une bonne sauce pour mon dîner. Eh ! mon garçon, vous ferez votre chemin. Je soutiendrai toujours contre qui que ce soit que vous avez un bon coup d’œil pour mesurer et une bonne tête pour calculer. Eh ! vous avez eu de bonnes leçons…, vous avez eu de bonnes leçons. »

Quand ils arrivèrent en haut, la question qu’Arthur avait laissée indécise, de savoir qui serait président et qui serait vice-président, était encore en discussion ; aussi l’entrée d’Adam passa sans remarque.

« Il tombe sous le sens, disait M. Casson, que le vieux M. Poyser, étant l’homme le plus âgé de la salle, doit s’asseoir au sommet de la table. Je n’ai pas été sommelier pendant quinze ans sans connaître ce qui doit se faire ou non à un dîner.

— Non, non, dit le vieux Martin, j’ai cédé la place à mon fils. Les vieilles gens ont eu leur tour ; ils doivent laisser la place aux jeunes.

— J’aurais pensé que le plus fort tenancier avait le meilleur droit avant le plus vieux, dit Luke Britton, qui n’aimait pas beaucoup la critique sensée de M. Poyser ; voilà maître Holdsworth qui a plus de terrain que qui que ce soit sur le domaine.

— Eh bien, dit M. Poyser, si nous décidions que celui qui a les terres les plus mal tenues occupera le haut bout, alors personne n’enviera cet honneur.

— Eh ! voici maître Massey, dit M. Craig, qui, étant neutre dans la discussion, n’avait d’autre intérêt que de concilier ; le maître d’école doit être en état de nous donner un bon conseil. Qui est-ce qui doit s’asseoir au plus haut bout de la table, monsieur Massey ?

— Mais l’homme le plus gros, répondit Bartle ; comme cela il n’empiétera pas sur la place des autres ; et le plus gros après lui doit s’asseoir au bout opposé. »

Cette heureuse manière de décider la question produisit de grands rires ; une moindre plaisanterie eût suffi pour cela. M. Casson, cependant, ne jugea pas compatible avec sa dignité et ses connaissances supérieures de se joindre à ce rire, jusqu’à ce qu’on eût reconnu que c’était lui qui était le second pour la grosseur. Martin Poyser, le fils, comme le plus gros, fut nommé président et M. Casson vice-président.

Grâce à cet arrangement, Adam, étant naturellement au bas de la table, tomba sous l’observation immédiate de M. Casson, qui, trop occupé de la question de préséance, n’avait pas remarqué son entrée. M. Casson, avons-nous vu, considérait Adam comme étant « trop estimé et trop loué ; » il pensait que les messieurs faisaient beaucoup plus de cas de ce jeune charpentier qu’il était nécessaire, et qu’ils ne s’occupaient point autant de lui, M. Casson, quoique pendant quinze ans il eût été un excellent sommelier.

« Bon, monsieur Bede, vous êtes de ceux qui montent dîner à part, dit-il, quand Adam s’assit. Vous n’avez jamais dîné ici auparavant, si je me le rappelle.

— Non, monsieur Casson, dit Adam de sa forte voix, que l’on pouvait entendre de toute la table ; je n’ai encore jamais eu cet honneur, mais je viens sur l’invitation du capitaine Donnithorne, et j’espère que cela n’est désagréable à personne ici.

— Non, non, dirent plusieurs voix à la fois, nous sommes bien aises que vous soyez venu. Qui est-ce qui pourrait avoir quelque chose à dire contre ?

— Et vous nous chanterez : Bien loin sur les montagnes ! après le dîner, n’est-ce pas ? dit M. Chowne. C’est une chanson que j’aime beaucoup.

— Bah ! dit M. Craig ; ça ne peut pas entrer en comparaison avec les airs écossais. Je n’ai jamais pensé à chanter moi-même ; j’avais autre chose de mieux à faire. Un homme qui a les noms et les caractères des plantes dans sa tête ne peut y garder une place vide pour y loger des chansons. Mais un de mes cousins, issu de germains, avait une étonnante facilité à se rappeler des airs écossais. Il n’avait rien d’autre à penser.

— Les airs écossais ! dit Bartle Massey avec dédain ; j’en ai assez entendu pour en être poursuivi toute ma vie. Ils ne sont bons à rien qu’à épouvanter les oiseaux, c’est-à-dire les oiseaux anglais, car les oiseaux écossais peuvent, je suppose, chanter l’écossais. Donnez à des enfants une cornemuse au lieu d’une crécelle, et je vous réponds que le grain sera en sûreté.

— Oui, il y a des gens qui trouvent plaisir à rabaisser ce qu’ils ne connaissent que fort peu, dit M. Craig.

— Mais les airs écossais sont tout juste comme une vieille femme qui gronde sans cesse, continua Bartle, sans daigner remarquer l’observation de M. Craig. Ils vont toujours disant et redisant la même chose et n’arrivent jamais à une fin raisonnable. On pourrait croire que les airs écossais font toujours la même question à quelqu’un d’aussi sourd que le vieux Taft et n’en reçoivent jamais aucune réponse. »

Adam s’inquiétait d’autant moins d’être assis à côté de M. Casson, que de sa place il pouvait voir Hetty, qui n’était pas loin de lui, à la table voisine. Hetty, toutefois, n’avait pas même remarqué sa présence, car elle était obligée de donner une attention inquiète à Totty, qui voulait absolument remonter ses pieds sur le banc à la manière antique, et menaçait ainsi de faire des marques terreuses sur la robe rose et blanche de sa cousine. Pas plutôt les petites jambes étaient-elles redescendues qu’elles remontaient, car Totty était trop occupée à examiner les grands plats, afin de voir où était le plum-pudding, pour penser à ses jambes. Hetty perdit tout à fait patience et dit à la fin, en faisant une moue de mauvaise humeur et retenant ses larmes :

« Vraiment, ma tante, je voudrais bien que vous parliez à Totty ; elle veut absolument remonter ses jambes et elle salit ma robe.

— Qu’y a-t-il donc avec cette enfant ? Vous n’en êtes jamais satisfaite, dit la mère. Qu’elle vienne alors à côté de moi, je puis m’accorder avec elle. »

Adam regardait Hetty ; il vit sa mauvaise humeur, sa moue et ses grands yeux noirs paraissant s’agrandir encore par ces larmes chagrines à moitié retenues. La calme Mary Burge, qui était assez rapprochée pour voir qu’Hetty était de mauvaise humeur et que les yeux d’Adam étaient fixés sur elle, pensa qu’un homme aussi sensé qu’Adam devait réfléchir au peu de prix de la beauté chez une femme d’un mauvais caractère. Mary était une bonne fille, peu portée à se laisser aller à de mauvaises pensées ; mais elle se disait que, puisque Hetty était ainsi, il valait mieux qu’Adam le sût. Il est parfaitement sûr que, si elle n’eût pas été aussi jolie, elle aurait paru tout à fait laide et désagréable dans cet instant, et le jugement que l’on aurait porté alors sur elle n’aurait point été faux. Mais, vraiment, il y avait quel que chose de charmant dans sa petite colère, qui ressemblait bien plus à un innocent chagrin qu’à de la mauvaise humeur, et le sévère Adam ne ressentit aucun mouvement désapprobateur ; il éprouvait plutôt une espèce de pitié amusante, comme s’il avait vu un petit chat faire le gros dos, ou un petit oiseau hérisser ses plumes. Il ne pouvait deviner ce qui la chagrinait ; mais il lui était impossible de ne pas voir qu’elle était la plus jolie créature du monde, et que, s’il pouvait être le maître, plus rien ne la chagrinerait à l’avenir. Quand Totty ne fut plus là, Hetty rencontra son regard, et son visage s’épanouit dans le plus brillant sourire, en lui faisant un signe d’amitié. C’était un échantillon de coquetterie ; elle savait que Mary Burge la regardait. Mais ce sourire fut comme du vin pour enivrer la tête d’Adam.