Adam Bede/Livre 4/33
CHAPITRE XXXIII
nouveaux chaînons
L’orge était enfin toute rentrée, et les soupers de moisson avaient lieu sans attendre la récolte des fèves horriblement noircies. Les pommes et les noix étaient cueillies et renfermées ; le parfum du petit-lait avait disparu des fermes, et une odeur de brasserie le remplaçait. Les bois derrière le Château et tous les arbres prenaient une splendeur solennelle sous les lourds et sombres nuages. La Saint-Michel était venue avec ses odoriférantes corbeilles de prunes violettes, et ses marguerites d’une teinte plus claire. Les garçons et les filles qui laissent ou cherchent des places, à ce moment cheminaient le long des haies dorées, portant leur paquet sous le bras. Mais quoique la Saint-Michel fût arrivée, M. Thurle, ce fermier désiré, ne vint pas à la ferme du Parc, et le vieux chevalier, après tout, fut obligé d’y mettre un nouveau receveur. On savait dans les deux paroisses que le projet du chevalier avait échoué parce que les Poyser avaient su éviter d’être pris pour dupes, et la sortie de madame Poyser était discutée dans toutes les fermes avec une approbation qui ne faisait qu’augmenter par une répétition fréquente. Les nouvelles du retour d’Égypte de Bony (Buonaparte) étaient comparativement insipides, et la défaite des Français en Italie n’était rien auprès de la défaite du vieux chevalier devant madame Poyser. M. Irwine en avait entendu une version dans la maison de chacun de ses paroissiens, excepté au Château. Mais comme il avait toujours, par une habileté merveilleuse, évité toute querelle avec M. Donnithorne, il ne put se permettre le plaisir de rire de la déconfiture du vieux chevalier qu’avec sa mère. Elle déclara que, si elle était riche, elle voudrait accorder une pension viagère à madame Poyser, et qu’elle avait envie de l’inviter à la cure pour entendre le récit de cette scène de sa propre bouche.
« Non, non, chère mère, dit M. Irwine ; il y a eu là un petit acte de justice irrégulière de la part de madame Poyser ; et un homme de mon caractère ne peut pas l’approuver. Il ne faut pas que l’on puisse dire que je connaisse cette dispute, autrement je perdrais le peu de bonne influence que j’ai sur le vieillard.
— Eh bien, j’aime cette femme encore plus que son fromage à la crème, dit madame Irwine. Elle a le courage de trois hommes, avec sa pâle figure, et elle sait dire des choses si tranchantes.
— Tranchantes ! c’est le mot ; sa langue est comme un rasoir fraîchement repassé. Elle est tout à fait originale aussi dans sa manière de parler ; un de ces esprits naturels qui pourraient fournir de proverbes tout un pays. Je vous racontai ce que je lui ai entendu dire au sujet de Craig ; qu’il était comme un coq qui pensait que le soleil se levait pour l’entendre chanter. C’est vraiment toute une fable d’Ésope dans une seule phrase.
— Mais ce sera pourtant une mauvaise affaire si le vieux monsieur les met dehors de la ferme à la prochaine Saint-Michel, dit madame Irwine.
— Oh ! cela n’arrivera pas, et Poyser est un si bon fermier que Donnithorne y pensera probablement à deux fois et digérera sa mauvaise humeur plutôt que de le mettre dehors. Mais s’il leur en donnait l’avertissement à Notre-Dame, Arthur et moi mettrions en mouvement ciel et terre pour l’adoucir. De si anciens paroissiens ne doivent pas nous quitter.
— Ah ! on ne sait trop ce qui peut arriver avant Notre-Dame, dit madame Irwine. J’ai été frappée de voir, à la fête du jour de naissance d’Arthur, que le vieux gentilhomme était un peu ébranlé ; il a quatre-vingt-trois ans, savez-vous. C’est vraiment un âge indiscret. Il n’y a que les femmes qui aient le droit de vivre aussi longtemps que ça.
— Quand elles ont de vieux célibataires de fils qui seraient abandonnés sans elles, dit M. Irwine en riant et baisant la main de sa mère.
Madame Poyser, aussi, répondait aux appréhensions occasionnelles de son mari par un « Qui sait ce qui peut arriver avant le jour de Notre-Dame ? » — une de ces propositions générales qu’on ne peut nier, et dont le but est de suggérer une idée bien difficile à contredire. Mais ce serait être trop sévère pour la nature humaine que de lui faire un crime de supposer la mort, même d’un roi, quand il a passé quatre-vingt-trois ans.
Sauf cette appréhension, les choses allaient à peu près comme à l’ordinaire dans le ménage de la Grand’Ferme. Madame Poyser paraissait remarquer une amélioration notable dans Hetty. Bien certainement la jeune fille avait « le caractère plus renfermé, et quelquefois il semblait qu’on n’en pourrait pas tirer une parole, même avec des cordes de char ; » mais elle s’occupait beaucoup moins de son costume et faisait son ouvrage bien plus activement sans se le faire dire. Et il était étonnant comme elle désirait peu sortir maintenant ; — vraiment on avait de la peine à la persuader de le faire ; et elle supporta que sa tante mît un terme à ses leçons hebdomadaires au Château, sans le moindre murmure ou la moindre moue. Il fallait, après tout, que son cœur se fût enfin porté vers Adam, et son caprice soudain de vouloir être femme de chambre devait avoir eu pour cause quelque petite pique ou malentendu entre eux, qui n’existait plus. Car chaque fois qu’Adam venait à la Grand’Ferme, Hetty semblait de meilleure humeur et parlait davantage, quoiqu’elle fût presque silencieuse quand M. Craig ou quelque autre de ses admirateurs y faisaient visite.
Adam lui-même le remarqua d’abord avec une inquiétude qui fut remplacée par la surprise et une délicieuse espérance. Cinq jours après avoir remis la lettre d’Arthur, il se hasarda à retourner à la Grand’Ferme, — non sans redouter que sa vue ne fût pénible à Hetty. Elle n’était pas dans la pièce commune quand il entra, et il s’assit à causer avec M. et madame Poyser pendant quelques minutes, dans la crainte douloureuse qu’ils ne lui dissent bientôt qu’Hetty était malade. Mais peu à peu s’approchèrent des pas légers qu’il connaissait, et lorsque madame Poyser dit : « Venez, Hetty ! où avez-vous été ? » Adam se retourna, quoiqu’il eût peur de voir le changement qui devait s’être opéré sur ses traits. Il tressaillit lorsqu’il la vit lui sourire comme bien aise de le voir, — paraissant à première vue la même qu’auparavant ; seulement elle avait un bonnet qu’il n’avait jamais vu quand il venait le soir. Cependant, lorsqu’en la regardant de nouveau, il la vit circuler dans la chambre ou s’asseoir à son ouvrage, il put croire à un changement ; les joues étaient aussi roses que jamais, le sourire comme naguère ; mais il y avait quelque chose de différent dans ses yeux, dans son expression, dans tous ses mouvements. Adam lui trouva une apparence plus ferme, plus âgée, moins enfantine. « Pauvre créature ! se dit-il, c’était bien probable. C’est parce qu’elle a eu sa première peine de cœur. Mais elle a du courage pour la supporter. Dieu en soit loué ! »
Les semaines se passaient et elle semblait toujours satisfaite de le voir, — tournant sa charmante tête de son côté comme si elle voulait lui faire comprendre qu’elle était bien aise qu’il vînt, et s’occupant de son ouvrage de la même manière calme, sans donner de signe de tristesse. Il commença alors à croire que le sentiment qu’elle avait eu pour Arthur devait être bien plus léger qu’il ne l’avait imaginé dans sa première indignation et sa frayeur, et qu’elle avait pu reconnaître que son idée de jeune fille, qu’Arthur était amoureux d’elle et l’épouserait, n’était qu’une folie dont elle se guérissait. Peut-être aussi était-ce, comme il l’avait quelquefois espéré, — que son cœur se portait réellement avec plus de chaleur vers l’homme qu’elle savait avoir un sérieux attachement pour elle.
Pensez-vous qu’Adam manquait de sagacité et qu’en tous cas il était très-peu convenable à un homme sensé de se conduire comme il le faisait ? — Rester amoureux d’une jeune fille qui n’avait en réalité que sa beauté pour la recommander, lui attribuer des vertus imaginaires, et même condescendre à l’épouser après qu’elle avait eu de l’amour pour un autre homme, et attendre ses regards bienveillants, comme un chien tremblant et patient attend que son maître tourne les yeux vers lui ! Mais dans une chose aussi compliquée que la nature humaine nous devons remarquer qu’il est très-difficile de trouver des règles sans exceptions. Je sais bien qu’en thèse générale les hommes sensés deviennent amoureux des femmes sensées de leur connaissance, voient clair au travers de toutes les jolies petites tromperies de la beauté coquette, ne s’imaginent jamais être aimés quand ils ne le sont pas, reprennent leur cœur toutes les fois que cela convient, et épousent la femme qui leur va le mieux sous tous les rapports, de manière à s’attirer l’approbation de toutes les dames célibataires de leur voisinage. Mais une exception même à cette règle peut se présenter de temps en temps dans le cours des siècles, et mon ami Adam en était une. Pour ma part, je ne l’en respecte pas moins ; bien plus, je pense que le profond amour qu’il avait pour cette douce, gracieuse, fraîche Hetty aux yeux noirs, dont il ignorait entièrement le moi intérieur, venait de la puissance même de sa nature et nullement de quelque faiblesse. Y en a-t-il, je vous prie, à être entièrement captivé par une délicieuse musique ? à sentir ses étonnantes harmonies s’insinuer dans les détours les plus déliés de votre âme, dans les fibres délicates d’une vie passée, qu’aucun souvenir ne peut retrouver, et unir ainsi l’existence passée à l’existence présente par une seule vibration que la parole ne peut décrire ? Vous êtes ému en un instant par le rappel d’affections aimantes qui étaient dispersées au travers de vos années, concentrant ainsi en une seule émotion, soit de courage héroïque, soit de résignation, toutes les leçons durement apprises de renoncement sympathique ; mêlant alors votre bonheur présent à vos douleurs passées, ou les tristesses du moment aux joies disparues. Si cela n’est point une faiblesse, ce n’en est pas une non plus d’être aussi captivé par les lignes exquises de la joue, du cou et des bras d’une femme, par les profondeurs humides de ses yeux suppliants, ou par la gentille moue de ses lèvres enfantines. Car la beauté d’une jolie femme est comme la musique : que peut-on dire de plus ? Elle a un charme qui va bien au delà et bien au-dessus de l’âme même de la femme qu’elle pare ; de même que les accents du génie ont une signification bien plus étendue que la pensée qui les a fait naître. Ce qui nous émeut dans les yeux d’une femme, c’est bien plus que son amour, c’est comme un lointain et puissant autre amour qui s’approche de nous et nous parle par eux. Les natures les plus nobles sont celles qui sentent le plus cette expression impersonnelle de la beauté, et c’est pour cela que ces natures sont souvent les plus aveugles sur les dispositions de l’âme voilée par la beauté d’une femme. En conséquence, je le crains, le drame de la vie humaine continuera longtemps encore, malgré les sages psychologistes qui sont munis des meilleures recettes pour éviter toutes les erreurs de cette espèce.
Notre bon Adam n’avait point de paroles qui pussent traduire son sentiment pour Hetty ; il ne pouvait point l’expliquer par la science ; il appelait franchement son amour un mystère, comme vous auriez pu le lui entendre dire. Il savait seulement que sa vue et son souvenir l’émouvaient profondément, faisaient agir tous les ressorts de tendresse, de foi et de courage qui étaient en lui. Comment aurait-il pu supposer en elle de l’étroitesse, de l’égoïsme, de la dureté, de la personnalité ? Il jugeait le cœur auquel il avait foi d’après le sien, qui était grand, dévoué, tendre.
Les espérances qu’il concevait sur Hetty adoucissaient un peu son ressentiment contre Arthur. Certainement si les attentions de celui-ci avaient été de peu d’importance, elles n’en étaient pas moins fautives, et un homme dans la position d’Arthur ne devait pas se les permettre ; mais leur apparence de légèreté qui l’avait effrayé, aurait par cela même empêché qu’elles ne s’emparassent trop du cœur d’Hetty. À mesure que cette nouvelle perspective de bonheur grandissait pour Adam, sa colère et sa jalousie commençaient à s’effacer : Hetty ne lui paraissait pas malheureuse ; il croyait presque que c’était lui qu’elle aimait le mieux. Quelquefois son esprit était traversé par la pensée que son amitié pour Arthur, qui lui avait semblé devoir être morte pour toujours, pourrait revivre, et qu’il n’aurait pas à dire « adieu » à ces nobles vieux bois, mais les aimerait d’autant mieux qu’ils appartiendraient à Arthur. Car cet espoir, succédant si brusquement au choc de la douleur, avait un effet enivrant sur le sobre Adam, qui avait toute sa vie été habitué à des difficultés et à de modestes désirs. Viendrait-il, après tout, à avoir un sort heureux ? Cela paraissait possible, car au commencement de novembre, Jonathan Burge, ne pouvant remplacer Adam, s’était enfin décidé à lui offrir une part dans ses affaires, à la seule condition de renoncer à former un établissement séparé pour lui-même. Gendre ou non, Adam s’était rendu trop nécessaire pour s’en séparer, et sa bonne tête était tellement plus importante pour Burge que son habileté manuelle, que sa place de directeur des bois faisait peu de différence dans la valeur de ses services ; quant aux marchés à faire pour le bois du chevalier, il serait facile d’appeler un tiers. Adam voyait là l’ouverture d’une large route de travail prospère, telle qu’il y avait pensé dans ses vues ambitieuses depuis son adolescence. Il pourrait en venir à construire un pont, ou une halle, ou une fabrique, car il s’était toujours dit que l’établissement de Jonathan Burge était comme un gland d’où pouvait sortir un grand arbre. Aussi il donna la main à Burge pour ce marché, et revint chez lui l’esprit plein d’heureuses visions, dans lesquelles (mon lecteur trop délicat en sera peut-être choqué) voltigeait l’image d’Hetty. Il souriait à des plans pour émonder le bois avec peu de dépense, à des calculs pour charrier par eau la brique à tant par mille de rabais, et à son projet favori de renforcer les toits et les murs par une forme particulière de garniture en fer. Pourquoi pas ? Adam mettait son enthousiasme à ces choses-là : et notre amour est contenu dans notre enthousiasme comme l’électricité est contenue dans l’air, dont elle augmente la puissance par sa présence subtile.
Adam serait maintenant en état de prendre une maison à part et de laisser sa mère dans l’ancienne. Cette possibilité lui permettrait de se marier plus vite, et si Dinah consentait à accepter Seth, leur mère murmurerait moins de vivre séparée d’Adam. Mais il ne voulait pas se presser, — il ne voulait pas forcer les sentiments d’Hetty pour lui avant de leur laisser le temps de s’affermir. Cependant, le lendemain, après l’église, il irait à la Grand’Ferme pour leur dire les nouvelles. Madame Poyser, il le savait, les aimerait mieux qu’un billet de cinq livres, et il verrait si les yeux d’Hetty brilleraient en l’apprenant. Les mois passeraient vite avec tout ce qu’il aurait pour remplir son esprit, et cette folle ardeur qui s’était emparée de lui dernièrement ne devait point l’entraîner à faire des propositions prématurées. Cependant quand il fut de retour à la maison, qu’il eut dit à sa mère les propositions de Burge tandis qu’il soupait, et qu’elle était assise pleurant presque de joie, il ne put s’empêcher de la préparer doucement au changement qui pourrait survenir, en parlant de la vieille maison comme étant trop petite pour qu’ils pussent tous y demeurer longtemps encore.