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Adam Bede/Livre 4/34

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 141-147).

CHAPITRE XXXIV

les fiançailles

C’était un dimanche ; le temps était sec et vraiment agréable pour le 2 novembre. Le soleil ne brillait pas, mais les nuages étaient très-élevés, et l’air était si calme, que les feuilles jaunes qui descendaient des ormes de l’enclos tombaient de leur propre dépérissement. Cependant madame Poyser n’alla pas à l’église, car elle avait un refroidissement trop sérieux pour être négligé. Il n’y avait que deux hivers qu’elle avait été alitée plusieurs semaines pour la même cause, et, puisque sa femme n’allait pas à l’église, M. Poyser réfléchit qu’à tout prendre ce serait aussi bien pour lui de s’en abstenir aussi et de « lui tenir compagnie. » Il n’aurait peut-être pu donner aucune forme aux raisons qui l’amenèrent à cette conclusion ; mais il est bien connu de tous les esprits expérimentés que nos plus fermes convictions dépendent souvent d’impressions si subtiles, que les mots sont un moyen trop grossier pour les exprimer. Quoi qu’il en fût, personne de la famille Poyser n’alla à l’église cette après-midi, excepté Hetty et les garçons. Cependant Adam eut le courage de les aborder et de dire qu’il les accompagnerait à la maison : tant qu’ils traversèrent le village, il parut principalement occupé de Marty et de Tommy, leur parlant des écureuils du taillis de Binton et leur promettant de les y conduire un jour. Mais, quand ils furent dans les champs, il leur dit : « Voyons à présent, lequel de vous est le meilleur marcheur ? Celui qui arrivera le premier à la porte de la maison sera le premier à venir avec moi sur l’âne au taillis de Binton. Mais Tommy doit avoir de l’avance jusqu’à la première borne, parce qu’il est le plus petit. »

Jamais Adam ne s’était conduit avant en amoureux si déclaré. Dès que les garçons furent partis tous deux, il abaissa les yeux sur la jeune fille et lui dit : « Ne voulez-vous pas prendre mon bras, Hetty ? » d’un ton d’instance, comme s’il le lui eût déjà demandé et qu’elle l’eût refusé. Hetty le regarda en souriant et mit à l’instant son bras potelé autour du sien. Il lui était indifférent, à elle, de mettre son bras sur celui d’Adam ; mais elle savait qu’il tenait beaucoup à ce qu’elle le fit, et elle en était satisfaite. Son cœur n’en battait pas plus vite, et elle regardait les haies à moitié dépouillées et les champs labourés avec le même sentiment de nonchalance qu’avant. Mais Adam sentait à peine qu’il marchait ; il pensait qu’Hetty devait s’apercevoir qu’il lui pressait un peu le bras, très-peu ; les mots se précipitaient à ses lèvres sans qu’il osât les prononcer, car il avait décidé de ne pas parler ; ainsi il resta silencieux pendant toute la longueur du champ. La patience calme avec laquelle il avait naguère attendu l’amour d’Hetty, content alors de sa seule présence et de ses pensées d’avenir, l’avait abandonné depuis la terrible rencontre au bosquet. Les agitations de la jalousie l’avaient remplacée et donnaient à sa passion une ardeur nouvelle qui lui rendait la crainte et l’incertitude pénibles à supporter. Mais, quoiqu’il désirât ne rien dire à Hetty de son amour, il voulut lui faire connaître ses nouvelles espérances et voir si cela lui ferait plaisir. Aussi, quand il fut assez maître de lui pour parler, il dit :

« Je vais apprendre à votre oncle une chose qui le surprendra, Hetty, et je pense qu’il en sera bien aise aussi.

— Qu’est-ce que c’est ? dit Hetty avec indifférence.

— Eh bien, M. Burge m’a offert une part dans son établissement et je vais l’accepter. »

Il y eut sur le visage d’Hetty un changement qui ne fut certainement point produit par quelque agréable impression à l’ouïe de cette nouvelle. Dans le fait, elle ressentit une frayeur et un chagrin subits, car elle avait si souvent entendu son oncle faire allusion à ce qu’Adam pourrait obtenir Mary Burge et une part dans l’établissement le jour qu’il voudrait, qu’elle associait maintenant les deux choses, et l’idée lui vint immédiatement que peut-être Adam avait renoncé à elle, à cause de ce qui s’était passé dernièrement, et s’était tourné du côté de Mary Burge. À cette supposition, et avant d’avoir le temps de se rappeler les raisons qui la détruisaient, elle éprouva un sentiment d’abandon et de mécompte. La seule chose, la seule personne, sur lesquelles son esprit se fût reposé dans son triste abattement lui échappaient, et cette détresse remplit ses yeux de larmes. Elle regardait le sol, mais Adam vit son visage, vit ses larmes, et, avant qu’il eût fini de dire : « Hetty, chère Hetty, pourquoi pleurez-vous ? » sa rapide et ardente pensée avait parcouru toutes les causes qu’il pouvait imaginer et s’était enfin arrêtée à la moitié de la véritable. Hetty pensait qu’il allait épouser Mary Burge ; elle ne voulait pas qu’il se mariât ; peut-être elle était mécontente qu’il en épousât une autre qu’elle-même ? Toute réserve fut mise de côté ; elle n’avait plus de raison d’être, et Adam ne sentit plus qu’un tremblement de joie. Il se pencha vers elle et lui prit la main en disant :

« Je suis maintenant en position de pouvoir me marier, Hetty ; je pourrais faire à une femme une vie facile, mais je n’y penserai jamais, si vous ne voulez pas de moi. »

Hetty leva les yeux sur lui et sourit à travers ses larmes, comme elle l’avait fait pour Arthur à cette première soirée dans le bois, quand elle avait cru qu’il ne viendrait pas et que pourtant il était venu. C’était une petite consolation, un plus modeste triomphe qu’elle sentait maintenant ; mais ses grands yeux noirs étaient aussi beaux que jamais, peut-être encore plus, car il y avait une plus riche beauté féminine chez Hetty depuis quelque temps. Adam pouvait à peine croire au bonheur de ce moment. Il lui tenait la main gauche de sa droite et pressait sou bras sur son cœur en se penchant vers elle.

« M’aimez-vous réellement, Hetty ? Voulez-vous être ma propre femme, que je puisse aimer et soigner aussi longtemps que je vivrai ? »

Hetty ne parla point, mais le visage d’Adam était bien près du sien, et elle appuya sa joue arrondie contre la sienne, comme une petite chatte. Elle avait besoin de caresses, elle avait besoin de sentir comme si Arthur était de nouveau avec elle.

Adam s’inquiétait peu de paroles après cela, et ils parlèrent à peine le reste de la promenade. Il lui dit seulement : « Je puis en parler à votre oncle et à votre tante, ne le puis-je pas, Hetty ? et elle dit : — Oui. »

La flamme rouge de l’âtre, à la Grand’Ferme, éclaira d’heureux visages ce soir-là, quand Hetty fut montée et qu’Adam saisit l’occasion de dire à M. et madame Poyser et au grand-père qu’il se voyait maintenant les moyens d’entretenir une femme et qu’Hetty avait consenti à l’accepter.

« J’espère que vous n’avez pas d’objection à ce qu’elle me prenne pour mari, dit Adam ; je suis pauvre pour le moment, mais nous ne manquerons de rien de ce que je peux obtenir par mon travail.

— Des objections ? dit M. Poyser, tandis que le grand-père se penchait en avant et proférait son allongé : « Non, non ! » Quelle objection pourrions-nous avoir contre vous, mon garçon ? Ne vous inquiétez pas d’être un peu pauvre pour le moment ; il y a de l’argent dans votre cerveau comme il y en a dans le champ semé, mais il lui faut son temps. Si vous n’avez pas assez pour commencer, nous ne pourrons pas mal vous aider, pour le mobilier dont vous avez besoin. Tu ne manques pas de plumes et de linge dont tu peux te passer, eh ? »

Cette question s’adressait naturellement à madame Poyser, qui était enveloppée d’un châle chaud et était trop enrouée pour parler avec sa facilitè habituelle. Elle fit d’abord un signe éloquent d’assentiment, mais il lui fut bien vite impossible de résister à la tentation de mieux s’expliquer.

« Ce serait une pauvre histoire, si je n’avais pas des plumes et du linge, dit-elle d’une voix rauque, quand je ne vends jamais une volaille sans l’avoir plumée, et que le rouet est en mouvement tous les jours de la semaine.

— Viens, ma fille, dit M. Poyser, lorsque Hetty descendit, viens nous embrasser et te laisser souhaiter du bonheur. »

Hetty vint très-tranquillement embrasser le gros excellent homme.

« Voilà ! dit-il en lui frappant légèrement le dos, va embrasser ta tante et ton grand-père. Je suis aussi désireux de te voir bien établie que si tu étais ma propre fille, et ta tante l’est aussi, j’en réponds, car elle s’est conduite avec toi pendant ces sept années, Hetty, comme si tu étais à elle. Allons, allons, à présent, continua-t-il en s’égayant, aussitôt qu’Hetty eut embrassé sa tante et le vieillard, Adam aussi désire un baiser, je gage, et il en a bien le droit maintenant. »

Hetty se retira en souriant vers sa chaise vide.

« Allons, Adam, prends-en un alors, persista M. Poyser, autrement tu n’es que la moitié d’un homme. »

Adam se leva en rougissant comme une jeune fille, — tout grand et vigoureux gaillard qu’il était, — et, passant son bras autour d’Hetty, il se baissa et prit un léger baiser sur ses lèvres.

C’était une jolie scène, avec cette rouge clarté du foyer, car il n’y avait point de chandelles ; pourquoi y en aurait-il eu, quand le feu était si brillant et réfléchi par tous les vases d’étain et le chêne poli ? Personne ne voulait travailler un dimanche soir. Même Hetty sentait quelque chose comme du contentement au milieu de tout cet amour. L’attachement d’Adam pour elle, ses caresses, n’éveillaient aucune passion chez elle ; ce n’était pas assez pour satisfaire sa vanité ; mais c’était ce que la vie pouvait lui offrir de mieux maintenant, ce lui qui promettait quelque changement.

Il y eut beaucoup de discussion, avant le départ d’Adam, sur la possibilité de trouver une maison convenable pour s’y établir. Il n’y en avait point de vacante, excepté une à côté de Will Maskery, dans le village, et elle était trop petite pour eux. M. Poyser soutenait que le meilleur moyen serait que Seth et sa mère quittassent la vieille maison pour la laisser à Adam ; on pourrait l’agrandir un peu plus tard, car il ne manquait pas de place dans le chantier et le jardin ; mais Adam s’opposait à l’idée de mettre sa mère dehors.

« Bon, bon, dit M. Poyser en finissant, nous n’avons pas besoin de tout décider ce soir. Il faut prendre le temps de réfléchir. Vous ne pouvez penser à vous marier avant Pâques. Je ne suis pas pour qu’on se fasse longtemps la cour, mais il faut un peu de temps pour arranger les choses convenablement.

— Eh ! certainement, dit madame Poyser à voix basse et enrouée, les chrétiens ne doivent pas se marier comme des coucous, je suppose.

— Je suis un peu découragé tout de même, dit M. Poyser, quand je pense que nous pouvons recevoir une signification de quitter, et peut-être nous trouver obligés de prendre une ferme à une vingtaine de milles d’ici.

— Eh ! dit le vieillard en fixant le plancher, et remuant ses mains, tandis que ses coudes restaient appuyés sur son fauteuil, ce sera une triste histoire s’il me faut quitter le vieil endroit et être enterré dans une paroisse étrangère. Et vous aurez peut-être à payer le double de rentes, ajouta-t-il en regardant son fils.

— Bon, il ne faut pas t’inquiéter d’avance, père, dit Martin le jeune. Peut-être le capitaine viendra-t-il à la maison et il fera notre paix avec le vieux chevalier. Je me repose là-dessus, car je sais que le capitaine aime à rendre justice aux gens, quand il le peut. »