Aller au contenu

Adam Bede/Livre 6/49

La bibliothèque libre.
Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 288-300).

LIVRE SIXIÈME


CHAPITRE XLIX

à la grand’ferme

C’était la première après-midi de l’automne de 1801, — plus de dix-huit mois après la séparation d’Adam et d’Arthur à l’Hermitage, — le soleil éclairait la cour de la Grand’Ferme et le dogue s’agitait terriblement, car c’était l’heure de la journée où les vaches sont amenées dans la cour pour les traire l’après-midi. Rien d’étonnant à ce que ces patientes bêtes courussent en confusion de tous côtés, car le tapage effrayant du dogue se mêlait à des sons éloignés plus effrayants pour elles, tels que le claquement du fouet du charretier, le retentissement de sa voix et le roulement pareil au tonnerre du chariot débarrassé de sa charge dorée et quittant la cour des granges.

Madame Poyser se plaisait à voir traire les vaches, et, quand le temps était doux, elle se tenait ordinairement à cette heure à la porte de la maison, son tricotage en mains, dans une calme contemplation. Elle s’animait d’un intérêt plus vif quand la vicieuse vache rouge, qui avait un jour renversé d’un coup de pied tout un précieux seau de lait, était au moment d’avoir les jambes de derrière liées, pour plus de sûreté.

Ce jour-là cependant madame Poyser n’accordait qu’une attention partagée à l’arrivée du bétail, car elle avait une discussion animée avec Dinah, qui cousait des cols de chemise pour M. Poyser. Elle avait déjà supporté patiemment trois fois la rupture de son fil par Totty, assise à côté d’elle et qui lui tirait le bras, insistant pour qu’elle regardât « Bébé, » c’est-à-dire une grosse poupée de bois sans jambes et avec une longue robe. Totty la caressait et en pressait la tête chauve contre sa belle joue grasse avec grande ferveur. L’enfant est plus âgée d’un peu plus de deux ans depuis que nous l’avons vue pour la première fois, et elle a une robe noire sous son sarrau ; madame Poyser est aussi en habillement noir, ce qui paraît augmenter la ressemblance de famille entre elle et Dinah. À d’autres égards, il y a peu de changement extérieur à remarquer chez nos anciens amis et dans l’agréable salle commune, où brillent toujours le chêne poli et les vases d’étain.

« Je n’ai jamais vu votre semblable, Dinah, disait madame Poyser, quand vous avez mis quelque chose dans votre tête ; on ne peut pas plus vous faire changer qu’un arbre enraciné. Vous direz ce que vous voudrez, mais je ne crois pas que cela soit de la religion ; car, qu’est-ce que le sermon sur la montagne que vous aimez tant à lire aux garçons, si ce n’est de faire ce que nous voudrions que vous fissiez ? Mais si c’était quelque chose de déraisonnable qu’on vous demandât, comme d’ôter votre manteau pour le donner ou de vous laisser frapper au visage, je suis sûre que vous seriez prête à le faire ; ce n’est que lorsqu’on veut exiger quelque chose qui a le sens commun et qui est bon pour vous que vous vous obstinez dans le sens contraire.

— Non pas, chère tante, dit Dinah en souriant légèrement et continuant son ouvrage, je suis sûre qu’un désir de votre part serait une raison pour moi de céder dans tout ce que je ne croirais pas avoir tort de faire.

— Tort ! c’est par trop insupportable. Quel tort y a-t-il, je voudrais bien savoir, à rester avec vos propres amis, qui ne seraient que plus heureux de vous garder et désireux de vous entretenir, lors même que votre travail ne payerait pas et au delà la petite nourriture de moineau que vous prenez et le peu d’étoffe dont vous vous habillez ? Et qui est-ce au monde, je voudrais bien le savoir, que vous ayez l’obligation de soulager et aider, plus que ceux de votre propre chair et sang, plus que moi, la seule tante que vous ayez sur terre, qui suis mise sur le bord de la fosse à chaque hiver qui vient ? Et cette enfant qui est assise à côté de vous, n’aura-t-elle pas le cœur brisé quand vous partirez ? avec ça que le grand-père est mort il y a douze mois, et votre oncle à qui vous manquerez plus que jamais, — pour allumer sa pipe et le servir. À présent que je puis me fier à vous pour le beurre et que j’ai eu la peine de vous l’enseigner, qu’il y a toute la couture à faire et qu’il me faudra prendre pour ça une fille étrangère de Treddleston, — et tout ça parce qu’il faut que vous retourniez à un monceau de pierres arides sur lequel les corbeaux même passent sans vouloir s’y arrêter !

— Chère tante Rachel, dit Dinah la regardant en face, c’est votre bonté qui vous fait dire que je vous suis utile. Vous n’avez réellement pas besoin de moi à présent, car Nancy et Molly sont habiles à leur ouvrage, et vous êtes en bonne santé maintenant, par la grâce de Dieu ; mon oncle a repris son entrain, et vous avez des voisins et bon nombre d’amis ; quelques-uns viennent causer avec lui presque chaque jour. Certainement je ne vous ferai pas défaut, mais à Snowfield se trouvent des frères et des sœurs dans le dénûment, et qui n’ont aucun des secours qui vous entourent. Je sens que je suis rappelée à retourner vers ceux au milieu desquels ma première existence s’est passée ; je me sens attirée de nouveau vers les montagnes où j’ai eu la grâce de porter la parole de vie aux pécheurs et aux attristés.

— Vous sentez ! oui, dit madame Poyser en ramenant sur Dinah ses regards qui s’étaient portés sur les vaches. C’est toujours la raison que vous me donnez, quand vous avez l’idée de faire quelque chose qui me contrarie. Qu’avez-vous besoin de prêcher plus que vous ne prêchez à présent ? Est-ce que vous n’allez pas, le Seigneur sait où, chaque dimanche prêcher et prier ? et n’avez-vous pas assez de méthodistes à aller voir à Treddleston, si les visages des gens de l’église sont trop beaux pour vous plaire ? N’y a-t-il pas dans cette paroisse des gens que vous tenez sous la main et qui fort probablement se lieront de nouveau avec le vieil Harry (Satan) dès que vous aurez tourné le dos ? Cette Bessy Cranage, elle se pavanera, je gage, dans quelque nouvelle parure trois semaines après votre départ ; elle ne peut pas plus continuer sa nouvelle route sans vous, qu’un chien ne restera sur ses pattes de derrière quand il n’y a personne pour le surveiller. Mais je suppose que vous n’avez pas grand souci des âmes des gens de ce pays, autrement vous resteriez avec votre tante, car elle n’est pas si bonne que vous ne puissiez l’aider à devenir meilleure. »

Il y avait un certain je ne sais quoi dans la voix de madame Poyser en cet instant, auquel elle ne désirait pas qu’on fît attention ; aussi elle se retourna promptement pour regarder la pendule et dit : « Voyez donc ! c’est le moment de prendre le thé, et si Martin est occupé aux gerbes, il sera bien aise d’en avoir une tasse. Ici, Totty, mon poulet, que je te mette ton chapeau, et puis tu iras voir dans la cour des granges si ton père y est, et tu lui diras de ne pas s’en retourner sans venir prendre une tasse de thé ; tu diras aussi à tes frères de venir. »

L’enfant s’en alla trottant avec son chapeau ballant, tandis que madame Poyser tirait la table de chêne poli et y posait les tasses.

« Vous parlez de ces filles, Nancy et Molly, comme habiles à leur ouvrage, recommença-t-elle ; c’est beau à dire. Elles sont toutes la même chose ; habiles ou non, on ne peut s’y fier si on les perd de vue une seule minute. Il faut constamment avoir l’œil sur elles, si on veut qu’elles ne se détournent pas. Et supposons que je redevienne malade cet hiver, comme je l’ai été l’avant-dernier, qui est-ce qui les surveillera, si vous êtes partie ? Et voilà cette enfant bénie, — bien sûr que quelque chose lui arrivera ! — elles la laisseront tomber dans le feu, ou s’approcher du chaudron plein de graisse bouillante, ou de quelque autre cause de malheur qui l’estropiera pour la vie, et tout ça par votre faute, Dinah.

— Chère tante, dit Dinah, je vous promets de revenir vers vous cet hiver, si vous êtes malade. Ne pensez pas que je voulusse jamais rester loin de vous, si vous aviez vraiment besoin de moi. Mais, en vérité, il est nécessaire, pour le bien de ma propre âme, que je sorte de cette vie d’aisance et de luxe dans laquelle je jouis de tout en trop grande abondance ; au moins que je m’éloigne pour un peu de temps. Personne que moi ne peut savoir quels sont mes besoins intérieurs et les pièges auxquels je suis le plus exposée. Le désir que vous avez que je reste n’est pas un appel à un devoir auquel je refuse de prêter l’oreille, parce qu’il est opposé à ma propre volonté ; c’est une tentation à laquelle je dois résister, à moins que l’amour de la créature ne vienne comme un nuage se placer entre mon âme et la lumière céleste.

— Cela passe mon entendement de savoir ce que vous voulez dire par l’aisance et le luxe, dit madame Poyser, tout en coupant le pain et le beurre. Il est vrai qu’il y a suffisamment de bonne nourriture à votre disposition, et on ne pourra jamais dire que je n’en fournisse pas assez et de reste ; mais s’il y a par hasard quelque vieux morceau ou croûton que personne ne veuille manger, on est bien sûr que vous le choisissez… Mais voyez ça ! voilà Adam Bede qui entre en portant la petite. Par quel hasard vient-il d’aussi bonne heure ? »

Madame Poyser se dirigea promptement vers la porte, les yeux pleins d’amour, mais le reproche sur les lèvres, pour le plaisir de voir sa mignonne dans cette agréable position.

« Ah ! que c’est mal, Totty ! Des petites filles de cinq ans devraient avoir honte de se faire porter. Vraiment, Adam, elle vous cassera le bras, une aussi grosse fille que ça ; mettez-la par terre ; quelle honte !

— Non pas, dit Adam, je puis la porter avec la main ; je n’ai pas besoin du bras pour ça. »

Totty, l’air aussi indifférent à cette remarque qu’un petit chien blanc et gras, fut posée sur le seuil de la porte, et sa mère donna plus de force à ses reproches par une pluie de baisers.

« Vous êtes surprise de me voir à cette heure de la journée ? dit Adam.

— Oui, mais entrez, dit madame Poyser en lui faisant place ; il n’y a pas de mauvaises nouvelles, j’espère ?

— Non, rien de mauvais, » répondit Adam en s’approchant de Dinah et lui tendant la main. Elle avait posé son ouvrage et s’était levée instinctivement à son approche. Une légère rougeur disparut de ses joues pâles, tandis qu’elle mettait sa main dans celle d’Adam et qu’elle le regardait timidement. « C’est une commission pour vous qui m’amène, Dinah, dit Adam, n’ayant point l’air de s’apercevoir qu’il lui tenait la main tout le temps ; ma mère est un peu indisposée, et elle s’est mis dans la tête que vous vinssiez passer la nuit auprès d’elle, si vous avez cette bonté. Je lui ai dit que je viendrais vous le demander en revenant du village. Elle se donne trop de peine, et je ne puis la persuader de prendre une jeune fille pour l’aider. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. »

Adam lâcha la main de Dinah en cessant de parler et il attendait une réponse ; mais, avant qu’elle ouvrît la bouche, madame Poyser dit :

« Vous voyez bien maintenant ! Je vous ai dit qu’il y avait assez de gens à soulager dans cette paroisse, sans aller plus loin. Voilà madame Bede, qui devient âgée et aussi exposée au mal qu’on peut l’être, et qui veut à peine se laisser approcher par quelqu’un d’autre que vous. Les gens de Snowfield ont eu le temps d’apprendre mieux à présent à se passer de vous qu’elle ne peut le faire.

— Je vais mettre mon chapeau et partir tout de suite, si vous n’avez rien à me demander avant, ma tante, dit Dinah en pliant son ouvrage.

— Oui, je désire vous demander quelque chose. Je désire que vous preniez une tasse de thé, mon enfant ; il est tout prêt ; et vous en prendrez aussi une tasse, Adam, si vous n’êtes pas trop pressé.

— Oui, j’en veux bien une tasse, s’il vous plaît, et ensuite je partirai avec Dinah. Je vais directement à la maison, car j’ai à calculer la valeur d’un lot de bois.

— Tiens, Adam, mon garçon, vous êtes là ? dit M. Poyser en entrant sans habit et ayant très-chaud, suivi des deux garçons aux yeux noirs, lui ressemblant toujours autant que deux petits éléphants à un gros. Comment se fait-il que vous soyez en vue si longtemps avant le moment d’affourager ?

— Je suis venu faire une commission de ma mère, dit Adam. Elle a une de ses vieilles douleurs, et demande que Dinah veuille bien rester auprès d’elle.

— Eh bien, nous nous en priverons un peu de temps pour votre mère, dit M. Poyser. Mais ce ne sera jamais pour personne d’autre après que pour son mari.

— Mari ! dit Marty, qui était à l’époque la plus prosaïque et la plus littérale de l’esprit enfantin. Mais Dinah n’a point de mari.

— Nous en priver ? dit madame Poyser en mettant sur la table un gâteau d’épices, et s’asseyant pour servir le thé. Il faudra bien nous en priver, à ce qu’il paraît, et ce ne sera pas non plus pour un mari, mais pour sa vieille maladie du cerveau. Tommy, qu’est-ce que tu fais à la poupée de ta petite sœur ? pour la faire pleurer, quand elle serait sage, si tu la laissais tranquille. Tu n’auras point de gâteau, si tu fais comme ça. »

Tommy, avec une vraie sympathie de frère, s’amusait à retrousser la robe de Dolly par-dessus sa tête chauve, et offrait son corps tronqué au mépris général, indignité qui perçait le cœur de Totty.

« Que pensez-vous que Dinah ait pu me dire depuis le dîner ? continua madame Poyser en regardant son mari.

— Oh ! je ne suis pas fort pour deviner, dit M. Poyser.

— Eh bien, elle pense retourner à Snowfield, travailler à la filature et s’affamer comme une créature qui n’aurait point d’amis. »

M. Poyser ne trouva pas tout de suite des mots pour exprimer son pénible étonnement ; seulement ses regards se portèrent de sa femme sur Dinah, qui venait de s’asseoir à côté de Totty, comme un boulevard contre les plaisanteries fraternelles, et s’occupait du thé des enfants. S’il avait eu le don de faire des réflexions générales, il aurait remarqué qu’il s’était certainement opéré un changement chez Dinah, car elle n’avait jamais eu l’habitude de changer de couleur. M. Poyser trouva qu’elle n’en paraissait que plus jolie, avec cette nuance douce, comme celle des pétales de rose de tous les mois. Peut-être cela venait-il de ce que son oncle la regardait si fixement ; mais qui le sait ? car, justement dans cet instant, Adam disait avec un ton calme de surprise :

« Comment ! j’espérais que Dinah était fixée parmi nous pour toujours. Je croyais qu’elle avait abandonné l’idée de retourner dans son ancien pays.

— Vous l’avez cru, dit madame Poyser, et c’est ce qu’aurait pensé toute personne qui n’aurait pas eu la tête à l’envers. Mais je suppose qu’il faut être méthodiste pour savoir ce que fera une méthodiste. Il est difficile de deviner après quoi volent les chauves-souris.

— Mais qu’est-ce que nous vous avons fait, Dinah, que vous vouliez nous quitter ? dit M. Poyser, encore en attente devant sa tasse de thé. C’est presque reprendre votre parole, car votre tante n’a jamais pensé autrement, sinon que vous ne fissiez de cette maison votre chez vous.

— Non pas, mon oncle, dit Dinah en tâchant de rester tout à fait calme. Dès mon arrivée, j’ai dit que c’était seulement pour un temps, aussi long que je pourrais être de quelque utilité à ma tante.

— Bon, et qui est-ce qui a dit que vous eussiez cessé de m’être utile ? dit madame Poyser. Si vous n’aviez pas l’intention de rester avec moi, vous auriez mieux fait de ne jamais venir. Ceux qui n’ont jamais eu de coussin ne s’aperçoivent pas qu’il leur manque.

— Non, non, dit M. Poyser, qui était opposé aux manières de voir exagérées. Il ne te faut pas parler ainsi ; nous aurions eu bien à souffrir sans elle, il y a eu un an à Notre-Dame ; nous devons en être reconnaissants, qu’elle reste ou non. Mais je ne puis comprendre qu’elle quitte une bonne habitation pour retourner dans un pays où le terrain, pour la plus grande partie, ne vaut pas dix schellings de rente l’acre.

— Mais c’est justement pour cette raison qu’elle veut partir, si tant est qu’elle puisse donner une raison, dit madame Poyser. Elle dit que notre pays est trop confortable, qu’il y a trop à manger et que les gens n’y sont pas assez malheureux. Et puis elle s’en va la semaine prochaine ; je ne puis l’en détourner, quoi que je lui dise. Mais c’est toujours comme ça avec ces personnes au doux visage ; il serait aussi facile d’écraser un sac de plumes que de les persuader par des paroles. Mais je dis, moi, que ce n’est pas de la religion, c’est de l’obstination ; n’est-ce pas, Adam ? »

Adam vit que Dinah était plus troublée qu’il ne l’avait jamais vue pour tout ce qui se rapportait à elle, et, désirant lui venir en aide, s’il le pouvait, il dit en la regardant affectueusement :

« Mais je ne saurai trouver mal quoi que ce soit que Dinah puisse faire. Sans doute que ses pensées valent mieux que nos suppositions, quelles qu’elles puissent être. J’aurais été reconnaissant, si elle avait pu rester au milieu de nous ; mais, si elle trouve bon de partir, je ne voudrais pas l’en empêcher, ou le rendre plus pénible pour elle par des objections. Nous lui devons quelque chose d’autre que cela. »

Comme cela arrive souvent, ces paroles qui devaient lui venir en aide furent de trop en ce moment pour la susceptibilité de sentiments de Dinah. Les larmes lui vinrent aux yeux avant qu’elle pût les cacher, et elle se leva précipitamment, désirant que l’on comprît qu’elle allait mettre son chapeau.

« Mère, pourquoi est-ce qu’elle pleure, Dinah ? dit Totty. Ce n’est pas une petite fille sotte.

— Tu as été un peu trop loin, dit M. Poyser. Nous n’avons pas le droit de l’empêcher d’agir comme il lui convient. Et tu serais joliment fâchée contre moi si je la blâmais dans quoi que ce soit qu’elle fasse.

— Parce que vous le feriez probablement sans motif, dit madame Poyser. Mais il y a de la raison dans ce que je dis ; sans ça je ne le dirais pas. C’est bien facile d’en parler pour ceux qui ne sauraient l’aimer autant que sa propre tante peut le faire. Et moi qui me suis tellement habituée à elle ! Je me sentirai aussi mal à l’aise qu’une brebis qu’on vient de tondre quand elle sera partie. Et penser qu’elle quitte une paroisse où elle est si fort considérée. Voilà M. Irwine qui en fait autant de cas que si c’était une dame, quoiqu’elle soit méthodiste et qu’elle ait cette lubie dans la tête ; Dieu me pardonne de l’appeler ainsi, si j’ai tort de le faire.

— Eh ! dit M. Poyser d’un air de plaisanterie ; mais tu ne dis pas à Adam ce qu’il t’a dit un jour. Voilà ma femme qui disait un jour que la prédication était le seul défaut qu’on pût reprocher à Dinah, et M. Irwine lui dit : « Mais vous ne devez pas lui en faire un crime, madame Poyser ; vous oubliez qu’elle n’a point de mari à qui prêcher. Je répondrais bien que vous faites à Poyser plus d’un bon sermon. » Le pasteur t’y avait pris, ajouta M. Poyser en riant de bon cœur. Je l’ai raconté à Bartle Massey et il en a bien ri aussi.

— Oui, il ne faut pas grand’chose pour faire rire les hommes quand ils sont assis à se regarder avec la pipe à la bouche, dit madame Poyser. Laissez parler Bartle Massey sur les femmes, et tout le tranchant sera de son côté. Si le coupe-paille était chargé de nous arranger, nous serions bientôt hachées. Totty, mon poulet, monte vers cousine Dinah voir ce qu’elle fait, et donne-lui un gentil baiser. »

Cette commission pour Totty était improvisée comme un moyen de réprimer certains symptômes vers les coins de sa bouche ; car Tommy n’ayant plus de gâteau à attendre soulevait ses paupières avec son index et tournait ses prunelles contre Totty d’une manière qui lui paraissait personnellement désagréable.

« Vous êtes joliment occupé à présent, n’est-ce pas, Adam ? dit M. Poyser. Burge va si mal, qu’avec son asthme il n’est pas probable qu’il puisse encore beaucoup chevaucher par là.

— Oui, nous n’avons pas mal de constructions en train pour le moment ; sans compter les réparations à la propriété et les maisons neuves à Treddleston.

— Je gagerais deux sous que cette nouvelle maison que Burge bâtit sur son morceau de terrain est pour y demeurer lui-même avec Mary, dit M. Poyser. Il désirera bientôt laisser les affaires, j’en suis sûr, et vous demandera de vous charger du tout en lui payant tant par année. Nous vous verrons demeurer sur la colline avant qu’il soit longtemps.

— Eh bien, j’aimerais assez à diriger moi-même l’établissement. Ce n’est pas que je tienne beaucoup à gagner quelque argent de plus ; nous en avons assez et même à mettre de côté, n’étant que nous deux et la mère ; mais j’aimerais pouvoir agir à ma guise ; j’essayerais alors des plans que je ne puis exécuter sans cela.

— Vous allez bien avec le nouvel intendant, je crois ? dit M. Poyser.

— Oui, c’est un homme d’assez bon sens ; il entend la culture, il s’occupe de drainage, et de tout cela parfaitement. Il vous faut aller quelque jour du côté de Stonyshire, voir quels changements ils font. Mais il n’a pas la moindre idée de la construction ; vous rencontrez si rarement un homme qui puisse appliquer ses facultés sur plus d’une chose ; c’est absolument comme s’ils portaient des œillères comme les chevaux, et qu’ils ne puissent rien voir de ce qui est à côté d’eux. Mais quant à M. Irwine, lui, il s’entend en construction mieux que la plupart des architectes ; et pour ce qui est des architectes, qui se posent comme de fameux gaillards, la plupart d’entre eux ne savent pas arranger une cheminée de manière qu’elle ne se dispute pas avec une porte. Mon idée est qu’un constructeur pratique qui a un peu de goût est le meilleur architecte pour les choses ordinaires, et j’ai dix fois plus de plaisir à surveiller un ouvrage quand j’ai moi-même fait les plans. »

M. Poyser écoutait avec un intérêt d’amateur les discours d’Adam sur la construction : mais peut-être cela lui suggéra l’idée que les granges étaient restées un peu longtemps sans l’œil du maître ; car, lorsqu’Adam eut fini de parler, il se leva et dit :

« Bien, mon garçon, je vous dis adieu à présent, car il faut que je retourne à l’ouvrage. »

Adam se leva aussi, car il vit entrer Dinah avec son chapeau sur la tête et un petit panier à la main, précédée par Totty.

« Vous êtes prête, je vois, Dinah, lui dit Adam ; ainsi nous ferons bien de partir, car plus vite je serai à la maison, mieux cela vaudra.

— Mère, dit Totty de son timbre grave. Dinah disait ses prières et elle pleurait bien fort.

— Chut ! chut ! dit la mère ; les petites filles ne doivent pas jaser. »

Sur quoi le père, secoué par un rire silencieux posa Totty sur la table de sapin blanc, et lui dit de l’embrasser. M. et madame Poyser, vous voyez, n’avaient pas des principes d’éducation bien réguliers.

« Revenez demain, si madame Bede n’a pas besoin de vous, dit madame Poyser ; mais vous savez que vous pouvez rester plus longtemps si elle est malade. »

Ainsi, quand on se fut dit adieu, Dinah et Adam quittèrent ensemble la Grand’Ferme.