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Adam Bede/Livre 6/50

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 301-315).

CHAPITRE L

dans la chaumière

Adam n’offrit point le bras à Dinah quand ils furent hors du sentier. Il ne l’avait encore jamais fait, quoiqu’ils se fussent souvent promenés ensemble ; car il avait observé qu’elle ne marchait jamais bras à bras avec Seth, et il pensait que peut-être ce genre de support ne lui était pas agréable. Ainsi ils cheminaient séparément quoique l’un à côté de l’autre, et la passe serrée du petit chapeau noir de Dinah cachait son visage à Adam.

« Ça ne peut donc vous rendre heureuse de faire de la Grand’Ferme votre chez vous, Dinah ? dit Adam avec le calme intérêt d’un frère qui ne met point à la chose d’inquiétude personnelle. C’est dommage, quand on voit comme vous êtes aimée.

— Vous savez, Adam, que mon cœur leur appartient autant qu’il m’est possible de les aimer et de leur souhaiter du bien-être. Mais ils n’ont pas besoin de moi pour le moment, leurs chagrins sont calmés, et je me sens appelée à retourner à cette œuvre dans laquelle je trouvais une bénédiction qui m’a manqué dernièrement au milieu de cette abondance de biens terrestres. Je sais que c’est une pensée orgueilleuse de laisser le travail que Dieu nous donne à faire, dans le but de chercher une plus grande bénédiction pour nos propres âmes ; comme si nous pouvions choisir pour nous-mêmes où nous trouverons la plénitude de la présence divine, au lieu de la voir là seulement où elle peut se rencontrer… dans l’amour et l’obéissance. Mais maintenant je crois posséder une indication positive que mon œuvre est ailleurs, du moins pour quelque temps. Dans les années suivantes, si la santé de ma tante venait à décliner, ou si elle avait besoin de moi de quelque autre manière, je reviendrais.

— Vous savez mieux que personne ce que vous avez à faire, Dinah ; je ne crois pas que vous voulussiez contrarier les désirs de parents qui vous aiment, sans en avoir en conscience une bonne et suffisante raison. Je n’ai aucun droit de parler de la peine que cela me fera ; vous connaissez assez pourquoi je vous mets au-dessus de tous les autres amis que je puis avoir ; et s’il avait dû se faire que vous devinssiez ma sœur et pussiez vivre avec nous pour toujours, je l’aurais regardé comme la plus grande bénédiction qui pût nous arriver maintenant. Mais Seth me dit qu’il n’y a aucun espoir à cela ; vos sentiments ne sont pas les mêmes, et peut être je prends trop sur moi de vous en parler. »

Dinah ne répondit point, et ils firent quelques pas en silence jusqu’à la barrière de pierre ; là, quand Adam eut passé le premier et qu’il se retourna pour donner la main à sa compagne afin de franchir cette marche d’une élévation au-dessus de l’ordinaire, il put voir son visage. Il fut frappé de surprise ; car ces yeux gris-bleu habituellement si doux et graves avaient ce coup d’œil brillant et embarrassé qui accompagne une agitation comprimée, et la légère nuance qu’offraient ses joues quand elle était descendue de sa chambre était devenue un rose foncé. Elle semblait n’être qu’une sœur de Dinah. Adam devint muet de surprise et ne sut que penser, puis il dit :

« J’espère que je ne vous ai pas blessée ou déplu par mes paroles, Dinah ; peut-être ai-je pris trop de liberté. Je n’ai aucun désir différent de ce que vous pensez devoir être le plus convenable ; et j’approuverai même que vous viviez à trente milles de distance si vous le trouvez bon. Je penserai de toute manière tout autant à vous que je le fais maintenant ; car vous êtes liée à ce que je ne puis pas plus m’empêcher de me rappeler que je ne puis arrêter mon cœur de battre. »

Pauvre Adam ! C’est ainsi que les hommes se méprennent. Dinah ne répondit pas sur le moment, mais bientôt elle dit :

« Avez-vous appris quelque nouvelle de ce pauvre jeune homme depuis la dernière fois que nous en avons parlé ? »

Dinah appelait toujours Arthur ainsi ; elle n’avait jamais oublié son image, tel qu’elle l’avait vu dans la prison.

« Oui, dit Adam. M. Irwine m’a lu une partie de la lettre qu’il en a reçue hier. Il est assez certain, pense-t-on, que la paix se fera bientôt, quoique personne ne croie qu’elle dure longtemps ; mais il dit qu’il n’a pas l’intention de revenir chez lui. Il n’en a pas encore le courage ; et il vaut mieux aussi pour d’autres qu’il se tienne éloigné. M. Irwine trouve qu’il a raison de ne pas revenir. C’est une triste lettre. Il s’informe de vous et des Poyser comme toujours. Il y a quelque chose dedans qui me peine beaucoup. « Vous ne pouvez vous imaginer quel vieil individu je me sens, dit-il ; je ne forme plus de projets maintenant. Le mieux pour moi est d’avoir une forte journée de marche ou un combat en perspective. »

— Il est d’un caractère impétueux et il a le cœur chaud comme Ésaü, pour qui j’ai toujours éprouvé une grande pitié, dit Dinah. Cette entrevue entre les frères dans laquelle Ésaü est si aimant et généreux, tandis que Jacob est si craintif et si méfiant, malgré son sentiment de la faveur divine, m’a toujours grandement touchée. En vérité, j’ai quelquefois été tentée de dire que Jacob avait le cœur bas. Mais c’est une de nos épreuves ; nous devons apprendre à discerner ce qui est bien au milieu de beaucoup de choses peu aimables.

— Ah ! dit Adam, je préfère lire ce qui se rapporte à Moïse, dans l’Ancien Testament. Il conduisit à bonne fin une entreprise difficile, et mourut quand d’autres personnes allaient en recueillir les fruits. Un homme doit avoir le courage d’envisager sa vie ainsi, et de penser à ce qui en résultera après qu’il sera parti et mort. Un travail bien et solidement fait est utile et dure ; ne fût-ce que de poser un plancher. Le bon ouvrage satisfait chacun, outre celui qui l’a exécuté. »

Ils étaient tous deux bien aises de parler de sujets qui ne leur fussent pas personnels, et ils continuèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils eussent passé le pont sur le ruisseau des saules ; alors Adam se retourna et dit :

« Ah ! voici Seth. Je pensais bien qu’il serait promptement à la maison. Sait-il que vous partez, Dinah ?

— Oui, je le lui ai dit au dernier sabbat. »

Adam se rappela alors que le dimanche soir Seth était rentré à la maison très-abattu, ce qui était bien peu son habitude depuis le bonheur qu’il avait de voir Dinah chaque semaine. Sa présence semblait depuis longtemps avoir contre-balancé le chagrin de penser qu’elle ne l’épouserait jamais. Ce soir il avait son air habituel de douce rêverie, jusqu’à ce qu’il fût près de Dinah et vît des traces de pleurs à ses paupières et à ses cils délicats. Il jeta un coup d’œil rapide sur son frère ; mais Adam était bien évidemment en dehors du courant d’émotions qui avait agité Dinah ; il avait comme tous les jours son air calme et résigné. Seth ne voulut pas que Dinah vît qu’il eût remarqué l’expression de ses traits, et lui dit seulement :

« Je vous remercie d’être venue, Dinah, car la mère a soupiré tout le jour du désir de vous voir. Ses premières paroles ce matin ont été à votre sujet. »

Quand ils entrèrent dans la chaumière, Lisbeth était assise dans son fauteuil. Elle était trop fatiguée d’avoir préparé le repas du soir, ce qu’elle faisait toujours longtemps d’avance, pour venir comme habituellement à leur rencontre vers la porte, quand elle les entendit s’approcher.

« Viens, mon enfant, te voilà enfin, dit-elle quand Dinah s’approcha d’elle. Qu’est-ce que cela veut dire de me laisser toute une semaine sans venir me voir ?

— Chère amie, dit Dinah en lui prenant la main, vous n’êtes pas bien ? Si je l’avais su plus tôt, je n’aurais pas autant tardé.

— Et comment pourrais-tu l’apprendre si tu ne viens pas ? Les garçons ne savent que ce que je leur dis ; aussi longtemps que vous pouvez remuer le pied ou la main, les hommes pensent que vous êtes en bon état. Mais je ne suis pas si malade, ce n’est qu’un petit refroidissement qui me fait souffrir. Les garçons me tourmentent tellement pour prendre quelqu’un qui puisse faire l’ouvrage, qu’ils me rendent plus malade. Si tu restais avec moi, ils me laisseraient tranquille. Les Poyser n’ont pas autant besoin de tes soins que moi. Mais ôte ton chapeau, que je te voie. »

Dinah s’éloignait, mais Lisbeth la retint ferme pendant qu’elle ôtait son chapeau et la regarda au visage, comme quelqu’un regarde une boule de neige qu’il vient de cueillir, afin de retrouver ses anciennes impressions de pureté et de douceur.

« Que t’est-il arrivé ? dit Lisbeth avec étonnement ; tu as pleuré ?

— Ce n’est qu’un petit chagrin qui passera, dit Dinah, qui ne désirait pas, dans ce moment, s’attirer les remontrances de Lisbeth en lui annonçant son intention de quitter Hayslope. Vous le connaîtrez bientôt, — nous en parlerons plus tard. Je resterai avec vous cette nuit. »

Lisbeth fut tranquillisée par cette promesse, et elle eut toute la soirée pour parler seule avec Dinah, car il y avait une nouvelle chambre dans la chaumière, construite, vous vous le rappelez, dans l’espérance d’une nouvelle habitante, et c’est là qu’Adam se tenait toujours quand il avait à écrire ou à tracer des plans. Seth y resta aussi pour la soirée, car il savait que sa mère serait bien aise d’avoir Dinah tout à elle.

Cela formait deux jolis tableaux de chaque côté de la cloison. D’une part cette honnête vieille femme aux larges épaules, aux grands traits, avec son mantelet bleu et son mouchoir de toile, dont les yeux au regard voilé et inquiet se dirigeaient continuellement sur le visage de lis et le corps frêle et mince de Dinah vêtue de noir. Puis celle-ci employant sans bruit son utile activité ou s’asseyant tout près du fauteuil de la vieille femme, tenant sa main desséchée et levant les yeux vers elle. Elle savait lui parler un langage qu’elle comprenait bien mieux que la Bible ou le livre d’hymnes. Lisbeth voulut à peine consentir à entendre lire quelque chose ce soir. « Non, non, ferme le livre, dit-elle. Nous causerons. Je voudrais savoir pourquoi tu as pleuré. Aurais-tu des chagrins à toi, comme en ont les autres ? »

De l’autre côté du mur étaient les deux frères, se ressemblant parfaitement malgré leur dissemblance : Adam, les sourcils froncés, les cheveux rudes et le teint vigoureusement coloré, absorbé dans ses calculs ; Seth avec des traits largement accentués, véritable copie de ceux de son frère, mais ayant de légers cheveux bruns ondés et des yeux bleus, rêveurs, qui se tournaient vaguement en dehors de la fenêtre, aussi souvent que sur son livre, quoique ce fût un livre nouvellement acheté, — l’Abrégé de la Vie de madame Guyon, par Wesley, ouvrage plein d’intérêt pour lui. Seth avait dit à Adam : « Puis-je t’aider en quelque chose ici ce soir ; je désire ne pas faire de bruit à l’atelier.

— Non, mon garçon, répondit Adam ; il n’y a rien que je ne doive faire moi-même. Tu as ton nouveau livre à lire. »

Et souvent, sans que Seth s’en aperçût, Adam, quand il s’arrêtait après avoir tracé une ligne, regardait son frère avec un doux sourire de bienveillance. Il savait que « le garçon aimait à être assis la tête pleine de pensées dont il ne pouvait rendre aucun compte, qui n’aboutiraient jamais à rien, mais ça le rendait heureux, » et, depuis une année à peu près, Adam devenait chaque jour plus indulgent pour Seth. Ce développement d’une tendresse plus expansive était le résultat du chagrin.

Car Adam, quoique vous le voyiez parfaitement maître de lui-même, travaillant sans cesse et y prenant plaisir par suite d’une disposition innée, n’avait point laissé éteindre son chagrin, ne s’en était point déchargé, comme d’un fardeau temporaire, pour redevenir le même homme qu’auparavant. Quelqu’un de nous agirait-il ainsi ? Dieu l’en préserve. Ce serait une triste conséquence de toutes nos angoisses et de nos luttes, si nous n’y gagnions rien de mieux à la fin, que de nous retrouver toujours semblables ; si nous pouvions revenir aux mêmes attachements aveugles, au blâme orgueilleux, au sentiment léger des souffrances d’autrui, aux commérages frivoles sur les vies humaines passées ; nous retrouver enfin tels qu’avant l’épreuve. Soyons plutôt reconnaissants de ce que, si nos chagrins vivent en nous comme une force indestructible, ils peuvent changer de forme et passer de la douleur à la sympathie, — ce mot qui exprime seul tout ce qu’il y a de mieux en nous et notre meilleur amour. Ce n’est point que cette transformation de la douleur en sympathie fût déjà complète chez Adam. Il lui restait encore une grande souffrance, qu’il sentait devoir exister aussi longtemps que ses peines à elle seraient non pas seulement un passé, mais un présent qu’il retrouvait chaque matin avec la lumière du jour. Nous nous faisons à la douleur morale aussi bien qu’à celle du corps, sans pour cela cesser de la sentir. Elle devient une habitude de notre vie, et nous n’imaginons plus un état de parfait bien-être comme possible pour nous. Le désir, après l’épreuve, prend plus facilement le caractère de la soumission, et nous sommes satisfaits de notre journée quand nous avons été capables de supporter notre mal en silence et de nous conduire comme si nous ne souffrions pas. C’est à de telles heures que le sentiment que nos vies ont des relations visibles et invisibles au delà de tout ce dont notre moi présent ou futur est le centre, se fortifie comme le fait un muscle sur lequel nous nous appuyons.

Telle était la disposition d’esprit d’Adam, quoique ce fût le second automne passant sur son chagrin. Son travail, comme vous le savez, avait toujours fait partie de sa religion, et depuis tout jeune il avait clairement pensé que faire du bon ouvrage de charpentier était pour lui faire la volonté de Dieu, laquelle se manifestait ainsi pour ce qui le concernait immédiatement. Il ne pouvait plus placer au delà de cette obligation quotidienne de doux rêves concernant un temps de repos dans ce monde de travail, alors même que le devoir retirerait sa cuirasse et son gantelet de fer. Il ne voyait rien pour l’avenir, que des jours de rude labeur, comme ceux qu’il traversait, lui donnant un contentement et une intensité d’intérêt qui augmentaient chaque semaine. L’amour, pensait-il, ne pourrait jamais être pour lui plus qu’un souvenir vivant, un membre détaché dont on conserve la sensation d’existence. Il ne se doutait pas que la puissance d’aimer prenait tous les jours en lui plus de forces, que ses tristes expériences avaient développé de nouvelles facultés de sentir ; c’étaient autant de fibres vibrantes qui lui rendaient possible, bien plus, nécessaire, le besoin qu’une âme s’attachât à la sienne et se fondît en elle. Toutefois il reconnaissait que l’affection et l’amitié lui étaient plus précieuses que précédemment, — qu’il était plus uni à sa mère et à Seth, et qu’il mettait une satisfaction inexprimable à découvrir ou à chercher quelque chose qui ajoutât à leur bonheur. Il était de même pour les Poyser, — il se passait à peine trois ou quatre jours sans qu’il sentît le besoin de les voir et d’échanger avec eux quelques mots ou regards d’amitié. Il eût probablement agi de même, alors que Dinah n’eût pas été chez eux, et il n’avait fait que dire la plus simple vérité en l’assurant qu’il la mettait au-dessus de tous ses autres amis dans ce monde. Que pouvait-il y avoir de plus naturel ? Car, dans les moments les plus sombres de ses souvenirs, la pensée de Dinah se présentait toujours comme la première lueur ramenant la consolation, et dès les premiers jours de sa présence à la Grand’Ferme, la morne tristesse des habitants s’était changée en une calme soumission. Il en avait été de même dans la chaumière, car elle était venue à chaque moment de liberté consoler et donner du courage à la pauvre Lisbeth, qui avait été frappée d’une crainte l’emportant même sur son habitude de se plaindre, à la vue du visage de son Adam chéri, décomposé par la douleur. Il s’était habitué à ses légers mouvements tranquilles, à ses paroles aimantes pour les enfants quand il allait à la Grand’Ferme, à écouter le son de sa voix comme une musique qui le pénétrait, à penser que tout ce qu’elle disait ou faisait était parfaitement juste et n’aurait pu être mieux. En dépit de sa sagesse, Adam ne pouvait rien trouver à redire à l’indulgence exagérée qu’elle avait pour les enfants. Ils avaient réussi à convertir Dinah la prêcheuse, devant qui un cercle d’hommes rudes avaient souvent un peu tremblé, en une esclave soumise ; quoique Dinah elle-même fût plutôt honteuse de sa faiblesse et soutînt quelque combat intérieur sur l’abandon qu’elle faisait des préceptes de Salomon. Mais il y avait une chose qui aurait pu être mieux ; elle aurait pu aimer Seth et consentir à l’épouser. Adam était un peu fâché, à cause de son frère, et il ne pouvait s’empêcher d’avoir des regrets en pensant que Dinah, devenue la femme de Seth, aurait rendu leur maison aussi agréable que possible pour tous. Il voyait qu’elle était la seule personne qui eût mis quelque paix dans l’âme de sa mère et qui pût lui procurer le repos dans ses derniers jours.

« Il est étonnant qu’elle n’aime pas ce garçon, s’était dit quelquefois Adam à lui-même ; car chacun croirait qu’il a été fait exprès pour elle. Mais son cœur est tellement possédé d’autres choses ! C’est une de ces femmes qui ne sont nullement portées à désirer un mari et des enfants à elles-mêmes. Elle sent qu’alors elle serait entièrement occupée de sa propre vie, et elle a été tellement habituée à vivre de soins pour les autres, qu’elle ne peut supporter la pensée d’en séparer son cœur. Je vois bien ce qui en est. Elle est d’une autre étoffe que la plupart des femmes : je l’ai déjà vu depuis longtemps. Elle n’est contente que lorsqu’elle vient en aide à quelqu’un, et le mariage gênerait ses habitudes, — c’est vrai. Je n’ai aucun droit de penser que ce serait mieux qu’elle épousât Seth, comme si j’étais plus sage qu’elle ; — ou même que Dieu, qui l’a faite ce qu’elle est ; et c’est une des plus grandes bénédictions que j’aie reçues de sa bonté, et bien d’autres avec moi, que de l’avoir rencontrée. »

Ce regret intérieur était revenu avec plus de force à l’esprit d’Adam quand il reconnut, à l’expression de Dinah, qu’il l’avait blessée en faisant allusion à son désir qu’elle eût accepté Seth, et il s’efforça d’exprimer plus vivement sa confiance dans la justesse de sa détermination, — sa résignation même à la voir s’éloigner d’eux et cesser de faire partie de leur vie autrement que par la mémoire, si cette séparation était volontaire de sa part. Il était sûr qu’elle savait quel prix il mettait à la voir continuellement, — et à lui parler avec la certitude d’avoir un grand souvenir en commun. Il n’était pas possible qu’elle vît autre chose qu’une affection désintéressée et du respect dans l’assurance qu’il lui donnait d’approuver son départ ; cependant il lui restait dans l’esprit le sentiment pénible de ne s’être pas très-bien expliqué, — et qu’en quelque sorte Dinah ne l’eût pas parfaitement compris.

Dinah s’était bien certainement levée un peu avant le soleil le matin suivant, car elle était déjà descendue vers les cinq heures. Seth aussi, car, en raison du refus obstiné de Lisbeth d’avoir quelque femme pour l’aider dans la maison, il avait appris à se rendre lui-même, comme disait Adam, « très-expert dans le ménage, » afin d’éviter à sa mère une trop grande fatigue. Et j’espère que vous ne le trouverez pas trop peu viril, pas plus que vous ne le diriez du vaillant colonel Bath lorsqu’il faisait du gruau pour sa sœur malade. Adam, qui avait veillé tard à écrire, dormait encore, et ne devait pas probablement, comme le disait Seth, « être en bas » avant le moment du déjeuner. Quoique Dinah fût venue souvent voir Lisbeth pendant ces dix-huit mois, elle n’avait jamais couché à la chaumière depuis cette nuit qui suivit la mort de Thias, où, vous vous le rappelez, Lisbeth fit l’éloge de ses mouvements adroits et donna même son approbation, modifiée, à la soupe qu’elle avait préparée. Mais dans ce long intervalle Dinah avait fait de grands progrès dans l’habileté ménagère, et ce matin, Seth l’aidant, elle s’occupa à amener toute chose à un état de propreté et d’ordre qui aurait pu satisfaire sa tante Poyser elle-même. La chaumière en avait besoin, car le rhumatisme de Lisbeth l’avait forcée à abandonner ses anciennes habitudes chéries d’épousseter et de frotter. Quand la cuisine fut à son goût, Dinah alla dans la nouvelle chambre, où Adam avait écrit la veille, pour s’assurer si elle devait être balayée et essuyée. Elle ouvrit la fenêtre pour laisser entrer l’air frais du matin et le parfum de l’églantier. Les brillants rayons du soleil levant entouraient d’une auréole son visage pâle et ses cheveux châtains clairs tandis qu’elle agissait en chantant à voix très-basse, semblable à un doux murmure d’été auquel vous devez prêter une oreille très-attentive. C’était un des hymnes de Charles Wesley :

Source d’inépuisable amour, éternel rayon de lumière divine, dans lequel brille la gloire du Père, en bas sur la terre et plus haut dans les cieux.

Jésus ! repos du voyageur fatigué, rends-moi ton joug facile à porter. Arme mon cœur de force et de patience, d’amour sans tache et de crainte salutaire.

Apaise mes passions tumultueuses, dis à mon cœur tremblant : « Sois rassuré ! » Ton pouvoir est ma force et ma forteresse ; car toutes choses obéissent à la volonté souveraine !

Elle posa le balai et prit l’époussette, et si vous aviez jamais visité le ménage de madame Poyser, vous sauriez comment cet aide se conduisait dans les mains de Dinah, comme il pénétrait dans les plus petits recoins et sur chaque rebord, en vue ou non, comme il passait et repassait autour de chaque traverse de chaise, autour de chaque pied, dessous et dessus tout ce qui était sur la table, jusqu’à ce qu’il en vînt aux papiers, règles et autres instruments d’Adam, près du pupitre ouvert. Dinah épousseta jusque-là, puis hésita, en les regardant d’un œil timide. Il était pénible de voir quelle quantité de poussière s’y trouvait. En ce moment, elle crut entendre les pas de Seth devant la porte ouverte, à laquelle elle tournait le dos, et lui dit en élevant la voix :

« Seth, votre frère sera-t-il fâché si je touche à ses papiers ?

— Oui, très-fâché, si on ne les remet pas à leur bonne place, » dit une forte voix de basse, qui n’était point celle de Seth.

Ce fut comme si Dinah avait mis par mégarde la main sur une corde vibrante ; elle fut prise d’un violent tremblement, puis elle sentit ses joues rougir, et, sans oser se retourner, resta immobile, malheureuse de ne pouvoir souhaiter le bonjour d’une manière amicale. Adam, remarquant qu’elle ne se retournait point pour voir qu’il souriait, eut peur qu’elle ne prît au sérieux sa fâcherie et s’approcha d’elle, en sorte qu’elle fut obligée de le regarder.

« Comment ! vous me croiriez méchant chez moi, Dinah ? dit-il en souriant.

— Non, répondit-elle en levant des yeux timides, pas du tout. Mais cela pourrait vous faire perdre du temps de trouver vos papiers mélangés ; et même Moïse, le plus doux des hommes, se fâchait quelquefois.

— Allons donc, dit Adam en la regardant avec affection, je vais vous aider à les ôter et à les remettre en place, et comme cela il n’y aura rien de dérangé. Vous devenez tout à fait la propre nièce de votre tante pour la régularité, à ce que je vois. »

Ils commencèrent ce petit travail ensemble, mais Dinah ne s’était pas encore assez remise pour faire aucune remarque, et Adam la regardait avec un certain malaise. Dinah, pensait-il, semblait en quelque manière le désapprouver depuis peu ; elle n’était plus aussi bienveillante et franche à son égard. Il aurait aimé qu’elle le regardât et éprouvât le même plaisir que lui à faire ce petit travail amusant. Mais Dinah ne le regardait pas ; il lui était facile d’éviter de voir le visage de cet homme de haute stature, et, quand enfin il n’y eut plus de poussière à enlever, et plus d’excuse pour lui à s’arrêter près d’elle, il ne put y tenir plus longtemps et lui dit d’un ton d’intercession :

« Dinah, avez-vous quelque raison d’être fâchée contre moi ? Ai-je dit ou fait quelque chose pour vous faire mal penser de moi ? »

Cette question la surprit et la soulagea en donnant un nouveau cours à ses pensées. Elle le regarda cette fois tout à fait fixement et presque les larmes aux yeux, et lui dit :

« Oh ! non, Adam ! comment avez-vous pu le croire ?

— Je ne pourrais supporter que vous n’eussiez pas pour moi la même amitié que je sens pour vous, dit Adam. Et vous ne savez pas la valeur que j’attache à pouvoir penser à vous, Dinah. C’est ce que je voulais dire hier, quand j’ai dit que je serais satisfait, même de votre départ, si vous le jugiez convenable. Je voulais exprimer que, penser à vous a tant de prix pour moi, que je devais accepter et ne pas murmurer, si vous jugez convenable de vous éloigner. Vous savez combien il m’en coûte de me séparer de vous, Dinah ?

— Oui, cher ami, dit Dinah tremblante, mais essayant de parler avec calme, je sais que vous avez pour moi le cœur d’un frère, et nous serons souvent ensemble par la pensée ; mais en ce moment je suis alanguie par toutes sortes de tentations ; vous ne devez pas y faire attention. Je me sens appelée à quitter mes parents pour quelque temps ; c’est une épreuve, et la chair est faible. »

Adam vit qu’il lui était pénible d’être obligée de répondre.

« Je vous peine en parlant de cela, Dinah ; je n’en dirai plus rien. Allons voir si Seth a préparé le déjeuner maintenant. »

C’est une scène bien simple, lecteur. Mais il est presque certain que vous aussi avez été amoureux, peut-être même plus d’une fois, quoique vous ne teniez pas à le dire à toutes les dames, vos amies. S’il en est ainsi, vous ne trouverez pas ces mots de peu de valeur. Ces regards timides, ces légers tremblements par lesquels deux âmes humaines s’approchent peu à peu, comme deux petits courants d’eau pluviale qui hésitent avant de s’unir en un seul, vous ne trouverez pas, dis-je, ces choses plus triviales que vous ne trouvez vulgaires les premiers signes de l’approche du printemps, quoiqu’ils ne soient qu’une chose impalpable et indescriptible répandue dans l’air, dans le chant des oiseaux et dans le plus imperceptible bourgeonnement des branches de haies. Ces légères paroles et ces regards font partie du langage de l’âme ; et le plus beau, je crois, est composé de mots peu imposants, tels que « lumière, son, étoiles, musique, » mots qui, en réalité, ne valent pas la peine qu’on les regarde ou qu’on les écoute pour eux-mêmes, plus que « copeaux ou sciure ; » c’est seulement parce qu’ils se trouvent être les représentations de quelque chose d’une grandeur et d’une beauté inexprimables. Je suis de l’opinion que l’amour est aussi une grande et belle chose, et si vous me l’accordez, les plus petits signes qui l’indiquent ne seront point des copeaux ou de la sciure ; ils seront plutôt comme ces mots « lumière et musique, » qui agitent les fibres longtemps vibrantes de votre mémoire, et enrichissent votre présent de ce que vous avez de plus précieux dans le passé.