Adam et Ève (Lemonnier)/03

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 28-40).


III


Des jours s’écoulèrent. Je continuais par habitude à rayer le scion et chaque entaille était l’espace qui s’étendait du lever au cou­cher du soleil. Je sus ainsi qu’il y avait sept jours que Janille était venue. Je lui de­mandai : « Te rappelles-tu le nom du jour où, pour la première fois, tu entras avec moi dans cette forêt ? » Je lui parlais comme un homme qui autrefois avait regardé décroître à l’horizon le départ des tribus. « C’était un lundi », fit-elle, et elle compta sur ses doigts. Aussitôt le pieux devoir dominical se réveilla. Elle joignit les mains comme dans la petite église blanche où un vieux prêtre élevait l’ostensoir ; et, ayant prié un peu de temps, elle me dit : « C’est jour de Dieu aujourd’hui. » Cette foi naïve m’émut. Des images lointaines flottèrent. Pourtant, je lui répondis avec douceur : « C’est tous les jours le jour de Dieu dans la nature. » Il y avait aussi une prière dans cette grave parole. J’avais parlé comme si Dieu me visitait et je n’avais pas pensé à Dieu avant ce jour.

Je passais des jours entiers au cœur de la futaie. Je partais au matin avec mon fusil. Quelquefois le chien me quittait et s’en retournait à la maison. Alors je restais seul, couché sur la terre ou marchant sous les arbres, et la solitude ne me pesait pas. Le bois à présent s’animait d’une présence, une âme l’habitait ; il me suffisait de savoir qu’elle peuplait les chambres de gestes utiles et chacun avait sa beauté et recommençait la vie. Je n’éprouvais pas le besoin de regagner la maison avant le soir. Ma quiétude harmonieuse coulait avec le vent, les clartés, la chanson des feuillages. Par moments, mon cœur doucement cessait de battre. J’aimais surtout un site, l’ombre fraîche d’un ravin où sur des éboulis de pierres rouilleuses, entre des cépées de coudriers et de chêneaux aux jeunes pousses dorées, courait avec un clapotis léger le ruisseau qui, de pente en pente, descendait jusqu’à mon seuil. Des lumières, devant moi, givraient les dessous carminés d’un bois d’épicéas dont le versant déclinait vers la combe ; et l’autre versant, ensuite, remontait vert, touffu, arboré d’érables et de bouleaux. Des chèvrefeuilles se nouaient autour des arbrisseaux, avec une odeur poivrée d’aromates. Je demeurais là, étendu parmi les fougères, au bord du friselis de l’eau.

Elle m’évoquait le rire mouillé d’aube qui, si mélodieusement, tinta dans le matin. Elles étaient là trois filles, aux bouches rougies du suc des fraises. Oh ! il y avait si longtemps déjà de cela ! C’était comme un ancien refrain de légende. Dans l’éternité de la forêt, ma vie et toutes les autres vies se perdaient sans date aux gouffres clairs du jour. Au fond de moi, maintenant, stillait aussi une source ; à flots légers ruisselait une petite eau d’éternité. Et à peine je pouvais penser, dans le silence délicieux de mon être. Mes sensations étaient profondes, intérieures, comme le cours des sèves sous l’écorce, comme le glissement de l’onde sous les pierres. L’arbre ne sait pas qu’il vit ; le ruisseau ignore vers quel but il va, et cependant, en croissant et en coulant, ils sont le symbole auquel s’accordent le temps et tout le mystère de la vie.

Je n’avais pas encore connu une telle douceur assoupie de ma force. Ce n’était pas la joie : elle est active, elle tourne en riant la meule heureuse des heures, elle frappe avec des marteaux sur une enclume d’or. En arrivant dans cette forêt, la vie en moi avait l’impétuosité joyeuse d’un torrent. Mais à présent c’était plutôt la trêve de l’attente, soudainement tressaillante, d’une forme nouvelle de l’être. Je ne me sentais pas vivre ; pourtant, j’étais plus près du sens de ma vie que je ne le fus aux jours d’orgueil. Vers le soir, j’abattais d’un coup de fusil un gibier. Une fumée bleue spiralait du toit, des cônes de pins brûlaient dans l’âtre, volatilisant une senteur térébenthineuse. De loin, je criais : Misère ! J’ap pelais avec une autre voix : Janille ! Ses bras nus me faisaient un signe cordial d’accueil. Et, comme le premier soir, je tirais la table devant le seuil. L’ombre verte entrait par les fenêtres basses et obscurcissait la chambre.

La journée pour elle s’était employée à écurer le carreau, à créer d’aimables ordonnances. Des touffes d’origans et d’asclépiades parfumaient la nudité du logis. Il parut sur la table des écorces lisses qui nous servaient de plats. J’avais taillé moi-même dans des racines des vaisseaux et des coupes d’un dessin barbare. Comme une hutte d’hommes des îles, la demeure s’emplit d’œuvres naïves que l’usage nous rendit précieuses. Elle imagina de natter des osiers, elle les étendait à l’entrée. J’y secouais la poudre de mes semelles en arrivant. Je commençai ainsi à comprendre de quelle beauté se magnifie l’humble travail quotidien. Le mâle s’en va en chasse ; il abat des proies et les rapporte fumantes encore de vie ; mais un héroïsme diligent et familier multiplie les mains de la femme : celles-ci sont les bonnes ouvrières qui tissent la trame utile et gracieuse des heures. À peine je naissais à la connaissance des infinies ressources que procure la nature. Elles étaient déjà connues de Janille. La jeune ortie, le pissenlit, le cresson, l’oxalis, l’épiaire, les jets du houblon nous devinrent des nourritures fraîches et odorantes. Après le repas, je retirais la table ; nous échangions le salut fraternel et elle allait s’étendre sur un lit de fougères. Je partais chercher le sommeil dans la forêt.

Un matin la pluie tomba, et il plut jusqu’à la nuit. Le ruisseau monta, moussa en grosses écumes ; il fallut édifier un barrage, et je n’avais pas quitté la maison. Tout le jour j’écoutai la chanson de l’eau ; elle tintait aux vitres comme un petit oiseau qui veut entrer, comme le vol d’une âme exilée et qui revient. Moi, j’entendais ainsi le sens de la chanson : plus tard, au temps pourri de l’automne, il sera doux, elle et toi, les mains unies, d’entendre pleurer et gémir. La pluie dit des choses tendres au cœur. Or, le soir étant venu comme un homme qui tousse avec les charpies de la pluie sur son mal, je dis en riant à l’enfant : « Je n’irai pas dans la forêt cette nuit ». J’évitais de la regarder comme si cette parole eût été ambiguë. Je n’aurais pas dit autrement : « Quelqu’un cette nuit frappera à ta porte ». Et puis, devant ses yeux limpides, il me resta une gêne d’avoir ri. Elle me répondit comme une probe servante : « J’étendrai des fougères fraîches sur le carreau ». Elle me dit cela simplement avec son cœur droit ; cependant j’aurais voulu trouver un sens caché à ses paroles.

Bonne nuit, Janille ! Dors en paix ! Cette fois, je la regardai timidement. Elle ne baissa pas les yeux et monta devant moi, en disant aussi : bonne nuit ! L’odeur des fougères m’assoupit. Mes paupières se fermèrent au crépitement monotone de la pluie sur les feuilles. M’étant réveillé vers minuit, tout de suite je songeai qu’elle était là demi-nue avec l’odeur vierge et chaude de son corps. Mon cœur battait comme une porte descellée au vent. Un feu me consumait les reins. Oh ! si près, si près ! rien qu’une porte entre cette petite chair nuptiale et ma vieille folie ! Et à pas subreptices comme un larron me couler dans l’air assourdi de pluie ! Avec des mains tâtonnantes et onctueuses palper la place où lèvent ses petits seins ! Une fois, au temps de la chasse, la fille du fermier dormait dans la soupente. Je traversai la chambre des parents. J’entrai dans le lit de cette beauté aduste et noire ; et elle n’avait pas crié ; je la possédai d’une ardeur de viol jusqu’au matin. Petite Janille, dors-tu seulement ? Est-ce que toi aussi tu ne languis pas après mon désir sauvage ? Tu as écarté les genoux, tu écoutes et tu attends l’homme qui stupidement dormait de l’autre côté de la porte.

Je me levai donc, je me glissai dans le bruissement doux de la pluie, et la porte joignait mal. J’entendis une vie légère qui mollement respirait dans l’ombre, un souffle égal et lent et prolongé comme, au lever de la lune, le vent de proche en proche montant du bois. Sa vie ! le mystère divin du jardin clos de sa vie ! Je demeurai là un long temps, faible comme un enfant, penché sur la nuit ingénue de son être, écoutant vivre la splendeur invisible de sa chair. Et puis je descendis, mon pas mou erra dans les chambres humides. Vois-tu, Janille, si seulement une seconde je pouvais cesser d’entendre ce petit souffle léger et confiant, peut-être je redeviendrais l’homme qui entrait dans les lits, brandi comme l’étalon. Je remontai, j’appelai avec le tremblement de mes lèvres : Janille ! Et elle ne s’éveilla pas. Son sommeil bruissait comme un vol d’abeilles, comme le silence d’une chambre autour d’un berceau. Il n’était que la petite onde qui se lève et s’abaisse et il retentissait jusqu’aux limites de la forêt comme un torrent. Et moi maintenant, je l’écoutais dans la profondeur de ma vie presque avec effroi, je n’avais jamais entendu un si doux sommeil. Je suis le bûcheron qui à l’aube s’en va avec sa cognée : je lève la cognée et le sang bout à mes tempes. Au cœur, chêne, au cœur ! Mais du chêne une voix s’élève : « Prends garde, tu vas blesser Dieu. » Et la cognée me tombe des mains, comme si cette voix non plus, je ne l’eusse point encore entendue.

Il me vint l’impression étrange que la forêt la berçait dans ses bras verts, que cette âme nue comme dans les légendes dormait sous l’œil paternel des hêtres. Non, nature, je ne t’outragerai pas ! Je sortis de la maison. J’entrai dans le bois mouillé. Le jour ne descendait pas encore et à présent j’étais dans le grand murmure délicieux de la pluie, avec mon cœur farouche et ingénu. Je ressentais une peine lasse qui rendait mes genoux pesants. J’aurais voulu avoir le chien auprès de moi comme au temps de ma solitude. La chaleur fraternelle de son poil eût réjoui mes mains. Mais cette bête ne quittait plus Janille. Jamais je ne m’étais senti aussi seul. J’étais comme un ardent jeune homme qui ignore encore le baiser d’amour d’une femme.

L’aube but la pluie, le ciel s’émailla de clarté. Cette longue et lourde nuit enfin s’en alla de mes épaules et la terre aussi fut délivrée. J’aspirai avec force l’odeur du matin. Un arôme de thym et de résine fumait. L’égouttis des arbres filait un son de cristal par dessus les humus grésillants. Cependant un reste de sommeil traîna un peu de temps, attardant la vie ; et moi non plus je n’étais qu’à demi éveillé comme après une ivresse de vin ou un songe. Dites, mes mains, que s’est-il passé ? Mes mains innocentes et mouillées de senteurs fraîches, êtes-vous les mêmes mains tentées qui poussèrent la porte et tremblèrent dans l’ombre ? J’étais humble avec la peur de ma pauvre bonne volonté défaillante. Voilà ! chaque nuit à présent il me faudra retourner au bois comme un homme qui traîne en laisse une bête sauvage ! Et que dirai-je à la jeune fille si elle me voit rentrer avec des habits trempés et me demande en riant : « Est-ce le loup ou le renard qui de si grand matin vous fit quitter le logis ? » C’était le loup, Janille, c’était le loup qui toute la nuit a aboyé devant la maison.

Là-bas, un visage inquiet du seuil me regarda venir dans la vapeur matinale. « J’ai cherché par la maison, j’ai appelé, personne n’a répondu » fit Janille. J’avais les yeux bas, je lui dis tristement : « Vois-tu, Janille, il y a ici un homme si étrange… » J’aurais voulu me confesser, lui prendre les mains. Mais il y avait encore trop du vieil orgueil en moi. Les mots restèrent pendus dans ma barbe. Alors elle se mit à caresser le bon Misère. « Cher chien ! dit-elle plaisamment en riant, la meule a tourné, mais sans broyer le grain. » Ainsi, avec des dents claires, elle se moquait de celui qui en vain espéra s’humilier. Moi, troublé, je regardais à présent les bourgeons de sa gorge saillir de son corsage, je pensais : tu n’aurais qu’à les toucher avec le doigt et elle connaîtrait l’amour. Elle ne s’aperçut pas que mes mains tremblaient ; mais, avec candeur, me croyant fâché, elle me dit : « Si cette bête ou moi sommes en tort vis-à-vis de toi, il faudrait au moins nous le dire franchement. » Elle me parlait avec décision, les yeux mouillés.

Le mal, chère Janille, c’est l’odeur jeune de ton corps, plus forte que toutes les essences à la fois de cette forêt. Mon Dieu ! un autre homme peut-être l’eût dit ainsi. Mais moi l’ayant dit, c’eût été entre nous comme si, dans un accès de démence, j’avais déchiré sa robe et qu’elle se fût vue nue avec honte devant mes yeux forcenés… Je levai les épaules, et marchant par la chambre, je dis doucement : « Un homme comme moi peut quelquefois paraître singulier à une jeune fille comme toi sans que ce soit ta faute ou la mienne. » Le vent clair du matin passa, elle se mit à rire, et maintenant elle m’offrait une écuelle d’écorce comble de cerises fraîches. « Moi aussi, fit-elle, m’étais levée à l’aube pour les cueillir. » Janille ! innocente Janille ! assieds-toi là près de moi, partage ces fruits acides et sucrés dont le jus fit tes mains violettes. J’ai écouté la leçon de ton frais rire ingénu, je ne suis plus l’homme qui voulut toucher avec des doigts en folie les bouts droits de ta gorge.