Adam et Ève (Lemonnier)/04

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 41-55).


IV


Je savais que comme l’eau suit sa pente, mon désir toujours à présent s’en irait vers le jardin secret de sa chair. Je pensais : aurait-elle aussi un petit grain au-dessus du genou comme l’autre ? Dinah était la dernière femme que j’avais aimée. Quand cette idée me vint pour la première fois, j’allai me rouler dans la bruyère, j’en restai tout un jour malade. Je n’aurais eu cependant qu’à lever sa robe pour le savoir. Un peu plus tôt un peu plus tard il arriverait tout de même un moment où elle m’offrirait sa petite gorge comme elle m’apportait les mûres du bois. Mais aussitôt mon cœur gronda. Si elle vient la première à toi, c’est qu’elle l’a fait déjà pour, un autre. Voilà, oui, la grande douleur. Elle était entrée dans la forêt et je ne savais rien de sa vie. C’était le matin, la terre s’éveillait et un autre peut-être déjà avait passé avant moi. Je marchai très vite vers la maison. J’étais faible, les jambes tremblantes, et cependant une force noire me déchaînait. J’avais arrangé ainsi les choses : j’appellerai Janille, je porterai la main à son corsage. Si elle rit au lieu de pleurer, je lui dirai : « Va-t’en, toi qui ne m’as pas supplié au nom de l’amour ! » Et puis je tombai là où je me trouvais, je frappai avec colère la terre de mes mains. Terre, ô terre ! fais un grand bruit de feuillages afin que je n’entende plus cette chose harcelante en moi. Je roulai ma tête dans les mousses, j’appuyai mes paupières brûlantes au sol frais, aux canaux profonds de la vie, espérant laver à mes yeux la petite image profanée. La terre écoute toujours celui qui la prie sincèrement. Mon cœur devint la forêt de mai avec ses vents doux comme de petites flûtes qui jasent dans l’ombre fluide. J’étais un pauvre ermite, un vieil homme des âges qui, par dessus la haie de son enclos, regarde danser une nymphe toujours plus loin, en fuite vers l’horizon. J’étais le jeune époux de la Sulamite qui vient par le sentier des vignes, parfumé de jeunesse et de ma tin. Et d’abord elle ne l’a pas reconnu. Celui qu’élira mon amour s’est levé dans la nuit ; il s’avance parmi la rosée et il n’a pas encore crié vers moi. Belle ! je crierai ton nom en bondissant sur le chemin comme un ardent bélier, comme un poulain échappé des prairies. J’ai reconnu mon sauvage ami à son appel et suis descendu vers lui dans la vigne.

La forêt m’écouta languir et chanter comme un timide jeune homme crédule. Toute l’ancienne humanité nuptiale tressaillit aux présages fortuits levés de l’aventure de mes pas. Si je crie et que l’oiseau s’effare, pleure ! Jamais Janille ne t’aimera. Et ensuite je marche par la chênaie, j’évoque le coucou. L’oiseau bienveillant a répondu et je ris de l’heureux augure. Un jour à tous deux la forêt nous passera l’anneau vert aux doigts. Et toi aussi, ris maintenant, nature !

Ah ! je n’avais pas connu encore avant ce temps le sens sacré de la vie. Une petite main frappa au volet, mon âme sortit d’un long sommeil et dans la clarté là-bas, une voix disait : « Toute chose vivante est un aspect de mon éternité ». Cependant, j’avais tué sans joie et sans colère, la forêt saignait à mes mains. Alors j’allai tremblant avec mon cantique dans la grande église aux mosaïques fleuries, aux cierges vermeils sous la voûte des heures bleues. C’était le mois d’amour : les palombes, comme des jeunes filles au rouet, roucoulaient mélodieusement ; l’agile poursuite des écureuils avec des râles brefs tournait autour des arbres. Même le cri de l’engoulevent, du noir oiseau camus, s’épousait intermittent et frôleur dans la nuit. Une rumeur, à cause des hymens et des accordailles, comme une énorme vague traînait entre le ciel et la terre. Et j’étais une parcelle de cette vie immense, une goutte d’eau dans le torrent de l’être.

Mon cœur, dans ma joie, se gonfla comme le pain : je le retenais avec mes deux mains. Maintenant, quand j’étais près du ruisseau, je ne savais plus si c’était sa petite onde qui coulait ou si j’entendais sourdre de moi ma vie ardente. Il y avait aussi là d’étranges glouglous comme des sanglots de femme doucement gémissante. Est-ce toi, Janille, qui, dans le silence vide des chambres, pleures là bas, comme moi-même, avec le mal délicieux de ton cœur dans les mains ? Dans les feuillages la meule d’or des mouches tourbillonne et ronfle. Le vent par les pentes roule des palets de soleil. Je crois voir le ruisseau laver le ciel sur ses galets, avec de mobiles mains bleues. Viel Vie ! que tu es effrayante dans ta beauté ! Un atome de toi est comme le dieu éternel. Il n’y a pas plus loin de l’insecte et du brin d’herbe à moi que de moi à Dieu. J’écarterai mon pied pour la fourmi. Je ne cueillerai pas la fleur où butine l’abeille. Écureuils, oiseaux, doux esprits de la terre, un homme ici a passé fraternel.

Janille à présent me demandait pourquoi je partais au bois sans ma carabine. Je lui répondis une fois : « C’est à cause du temps de l’amour, Janille. » Et puis, les autres fois, ce fut elle-même, en riant, qui me demanda si c’était toujours le temps de l’amour. Elle parlait de cela comme une enfant toute simple et nue d’âme. Elle avait fermé des yeux après l’agonie : elle connaissait la mort et elle ne savait rien de la vie. Un grand silence dormait dans son jeune corps comme le matin dans les bois. Je ne croyais plus que quelqu’un était venu avant moi.

Je vais dire une chose singulière. Celui qui, étant à écouter le vent et à regarder un fleuve loin des hommes, dans une grande solitude, a pleuré de sentir entre le mystère et lui s’interposer sa chair lourde et toute l’épaisseur de cette chair, celui-là trouvera ici un sens profond selon mon cœur. Un jour j’allai en forêt. C’était le matin. Le loriot, le verdier, la fauvette chantaient. Jamais je n’avais aspiré avec autant de joie la senteur vanillée des pins ni l’odeur épicée des chèvrefeuilles ni le puissant arôme safrané des chênes encore humides de nuit. Il montait de la terre une ivresse qui me grisait comme le moût des cuves. Un peu de temps je m’amusai à secouer la rosée des feuilles. Je baissais la tête et la bouche tendue, je buvais les gouttes brillantes ; il m’en tombait aussi dans les cheveux et les yeux.

Je m’en allai, la main ouverte devant moi, comme un vieux saint dans un lieu plein d’arbres et d’animaux. Et quelquefois j’écoutais, tous mes sens tendus avec une subtilité inouïe. C’était comme si par mes artères, par les profonds canaux de mon être je communiquais avec les courants de la terre. Elle entrait en moi, j’étais moi-même comme un chêne ou une herbe en qui passe le grand torrent et devant la vie il n’y a pas de différence entre l’herbe et le chêne. Mais tout à coup j’eus le sentiment que, malgré cette sensation déliée, je traînais après moi un vieil homme et que justement c’était cette ancienne humanité routinière qu’il m’était commandé de dépouiller. Mon Dieu, c’était là une idée qui ne serait venue à aucun autre homme vivant parmi les hommes. Mais la solitude avec une bouche fraîche avait soufflé sur mes yeux ; le matin commençait à s’élucider au fond de mes prunelles longtemps obscures.

Je pensai donc : « Entre toi et l’au delà de toi, il y a encore toi, comme entre l’air bleu et ta peau il y a la laine grossière de ton vêtement ». Les idées sont pareilles aux mailles d’un tissu et si l’une est défaite, toutes se défont, mais toutes tiennent ensemble et on ne sait pas où l’une commence à devenir l’autre. Si bien que, sans qu’il y eût là l’effet d’un raisonnement et plutôt par la vertu mystérieuse des analogies, cette idée en fit naître d’autres et celles-ci se lièrent comme les fils d’une texture. Un vent délicieux ondule et glisse et je ne le sens pas rouler sur ma peau. Mon corps a besoin d’air et de lumière autant que le taillis pour croître avec splendeur et à cause de cette étoffe il ne peut boire l’atmosphère vermeille. Je ne connaîtrai la vérité qu’en redevenant le petit enfant nu devant la vie.

Aussitôt je fis tomber mes habits et à présent j’étais nu comme un petit enfant. J’allais avec la caresse fluide de l’air à ma chair comme le premier homme dans la jeune beauté du monde. Et il me sembla que je ne me m’étais pas connu encore avant ce temps. Je regardais mes mains et mes pieds jouer au soleil ; ils avaient le grain serré et brillant des silex polis par les eaux. Chacune des cellules de ma chair était la continuité de la substance à travers l’infini des âges. Déjà elles avaient tressailli sourdement dans le giron des mères avant la mienne. Durée vertigineuse de l’être ! Anneaux d’une chaîne qui de l’amibe, l’initiale matière fluante va jusqu’à l’être nuptial et conscient ! Cependant j’avais blessé cette chair dans mes ennuis solitaires et je ne savais pas qu’ainsi je tourmentais la chair auguste de ma race dans le passé. J’avais versé la vie dans des lits impurs et cette vie était comme le sang de Dieu répandu sur le chemin. On m’avait dit dans mon âge innocent : « Ne te regarde pas ni ne porte les mains à ton corps, car c’est là la chose honteuse. » Et maintenant je me regardais sans honte, avec le sentiment religieux de la beauté de mes membres. Je comprenais que la rougeur n’était venue aux hommes que du voile qu’ils avaient jeté sur la nature. En se cachant l’un de l’autre, ils s’étaient sentis impurs. Dieu pourtant est nu dans les choses inexprimablement. Et moi j’étais là sous les arbres, dans le bruissement léger de la forêt, ingénu et tremblant comme devant un mystère qui m’était seulement révélé. Mes habits en tombant avaient fait tomber les pauvres oripeaux de la fausse sagesse des hommes. Chacun d’eux était comme l’ombre d’un feuillage sur la clarté d’une source, comme une vanne qui retient les eaux profondes et mon âme aussi m’avait été cachée. J’avais méconnu le sens lucide de ma vie.

Je marchai ainsi quelque temps dans le bois avec la conscience de ma beauté originelle revenue. J’avais fait là une chose grande et simple selon la nature et cependant je n’avais pas su d’abord ce que je faisais. Peut-être les plus divins mouvements sont ceux qu’on ignore ; tout peut s’expliquer et on n’explique pas ce qui nous vient d’une chose en nous, éternelle et obscure. Et ensuite les voix me parlèrent : ton corps n’est qu’une image ; elle est l’apparence de ton âme, mais si ton âme ou ton corps pense ou fait quelque chose qui soit un secret pour ton corps et ton âme, l’harmonie divine est rompue. Je partis donc devant moi, regardant jouer à ma poitrine les ors du jour, comme les plis moelleux d’une tunique. Et à présent mon corps vivait splendidement, les petites soies fines qui le duvetaient frémissaient à l’égal des herbes et des feuilles. Mon sang rouge à ma peau coulait comme les fontaines, bourdonnait d’une vie rythmique de ruche. Et les voix ne cessaient plus de se faire entendre. Dresse le front, va dans ta grâce et ta force. La nature t’a donné une forme belle et noble afin qu’elle te soit une source de joie et d’orgueil. Et cette forme est comme l’allégorie de l’univers. Elle a la courbe du val ; elle est l’assise des monts ; sa toison ondule comme l’ouragan de la forêt ; sa vie écarlate s’égale au bouillonnement des sèves.

J’étais innocent comme la forêt même. Je balbutiais des paroles comme en disent les chênes et les oiseaux. Il vint au bout des branches un loriot qui cessa de siffler et d’autrès oiseaux approchèrent aussi et tous étaient là par dessus le chemin, regardant avec confiance cet homme nu comme au temps d’Éden. Et puis j’entrai dans le ruisseau ; il s’égoutta mélodieusement de mes épaules et de mes reins : il palpita à ma chair comme une vie molle et féminine. Cette eau antique parut reconnaître celui qui s’en venait par les coteaux, aux âges ingénus. Et elle était éternelle comme moi, elle avait reflété l’éternité du ciel et de la substance. Voilà, pensai-je, la chair et l’eau et la lumière et le vent sont un même mystère. Ma vie, en se mêlant au ruisseau et aux arbres, se conforme à l’unité divine. Et alors mes yeux distillèrent une extase humide ; la source intérieure aussi coula comme pour un prodige, pour l’annonciation d’une vérité sublime. J’éprouvai le besoin de serrer contre ma vie une chose de la création, une autre vie jaillissante et frémissante. Je pris donc entre mes bras le tronc rugueux d’un chêne. Mes bras n’en pouvaient faire le tour et il dominait le taillis comme un siècle d’ombre et de feuillages. Une forêt était sortie de ses glands ; c’était un des pères de la grande famille verte. Or, moi, avec l’étroit embrassement de son écorce rude contre ma poitrine, je disais infiniment : Dieu ! Dieu ! Dieu ! comme si vraiment le divin amour eût été caché aux moelles de cet arbre immense.

Là-bas ils auraient tenu cela pour un sacrilège. Ils ont muré leur Dieu dans des tabernacles, ils en ont fait l’idole solitaire et pétrée. Ils n’ont pas vu que la cathédrale était sortie de la forêt. Mais voilà, je fus dans ce moment un pauvre homme humble qui a dépouillé le mensonge et qui écoute la vie. Mon âme monta de moi comme l’oiseau monte du nid ; avec le battement d’ailes de l’alouette, elle demeura là-haut dans l’air vermeil, bien au-dessus de la région des hommes. Et elle palpitait de chaleur et de clarté. L’antique dogme ne fut plus pour moi très loin qu’une plaine nue où autrefois la caravane des ancêtres avait passé. Et à présent, à la place de cette plaine, s’étendait un jardin délicieux de fruits et d’eaux courantes sous la roue ardente des météores. La substance comme un fleuve ruisselait en moi, vertigineuse.

Mes lèvres collées à l’écorce, je baisais comme un sacrement l’arbre vénérable. Et alors du cœur profond des sèves, du bruissement des mouches et des feuilles il me parut qu’une voix sortait et me disait : « C’est bien moi et toute chose est une part de ma présence infinie. » J’étais là nu et adorant comme l’homme jeune des temps.

Et ce fut le premier jour de conscience, tous les autres jours dérivèrent de celui-là, comme, quand commence à tourner le van, une petite paille d’or d’abord vole et les autres ensuite tourbillonnent. Je m’étendis au pied du chêne, je me couchai parmi la mousse, dans le matin. Mes yeux n’avaient point contemplé encore un aussi merveilleux paysage. Une couleuvre ondula de dessous une grosse pierre et je la pris dans mes mains. Je la coulai au chaud de ma poitrine. Des insectes montèrent le long de mes cuisses ; il me tomba des plumes de jeunes couvées dans les cheveux. Ève ! Ève ! Ève ! Pourquoi tardes-tu de l’autre côté de la lumière ? Vois, il y a ici des lits de fleurs et de soies légères. Il y a ici l’œil paternel des arbres. L’ombre nous passera l’anneau aux doigts.