Adam et Ève (Lemonnier)/06

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 66-72).


VI


Janille vint avec moi vers les arbres et c’était encore une fois le soir. Dans le charme inouï de l’heure, nous ne disions rien, avec des frémissements de choses profondes au fond de nous et qui ne pouvaient s’exprimer. À peine la lune commençait de monter ; elle était jeune comme notre lune de vie ; son mince segment rose s’effilait par dessus la nuit diaphane du bois. Une pâleur émoussa le sentier sous nos pas ; les formes de notre corps se moururent comme des apparences dans l’air soyeux et confus. Cependant je sentais vibrer fiévreusement sa vie près de la mienne, dans le soir solennel et bienveillant. La palpitation de ses yeux s’avivait et s’éteignait comme la naissance et l’agonie des étoiles. Une langueur la mariait à la lune doucement nubile. Moi, j’étais là avec cette enfant comme un homme que mène une main inconnue.

Un long frisson agita la nuit. Les feuillages, en ondulant, semblèrent déployer sur nous les plis d’une tunique : nous ne fûmes plus, dans les desseins secrets de l’ombre, que deux ombres qui s’ignorent et vont vers la vie. Et j’avais cessé de voir le visage de Janille. Mais là-haut le sang vermeil des prémisses s’étancha, le jardin des roses de la fraîche virginité de la lune. Comme une jeune épouse, elle plongea froide et claire au lit du ciel. Alors de nouveau le regard malade de la vierge monta vers moi.

Nous marchâmes ainsi jusqu’à ce que nous atteignîmes le bord d’une clairière ; et là nous nous assîmes dans le tremblement bleu de la nuit. Comme la première fois, je pris ses genoux dans mes mains et maintenant lentement ses genoux s’écartaient. J’avais fait comme quelqu’un qui s’appuie au seuil avant d’entrer et qui doucement ensuite ouvre la porte. Et elle, en desserrant les genoux, s’était conformée au geste éternel et ingénu des épouses. Une grande paix nous enveloppait, un silence venu du fond des races autour de nous, comme si les ancêtres se tenaient droits derrière les arbres, un doigt sur la bouche. Nous avions mal divinement, nous ne savions pas si nous vivions encore ou si déjà c’était la délicieuse mort, comme une vie délivrée et infinie.

Puis le tressaillement vertigineux monta de la cellule originelle, de la durée ininterrompue de la substance, toute l’humanité ivre d’hymen qui avant moi avait descellé la virginité des genoux. Oh ! alors, comme des métaux broyés sur une forge, comme de l’or et du fer concassés dans des creusets, le sang gémit et cria dans l’angoisse suprême. Et moi, l’ayant baisée longuement aux lèvres, je pris ses petits seins dans mes mains et je dis : « Vois, d’abord je t’ai pris les genoux et à présent je tiens ta chère gorge entre mes mains. Je t’ai méritée par un long désir. » J’avais défait son corsage et j’étais entre ses genoux, avec ma bouche gourmande à sa gorge comme un petit enfant qui boit la maternité. Oh ! c’était là aussi un symbole comme quand j’allai nu sous les arbres de la forêt ! L’homme vient d’abord, puis l’enfant boit la vie là où l’homme a bu l’amour et tout sein est le commencement d’une mamelle.

Nous étions dans la clairière sous les étoiles très purement comme aux âges innocents de la terre. Alors aussi un homme s’en allait avec la vierge vers la forêt. Ils ne se séparaient pas de la vie autour d’eux et la chair était à elle-même son sacrement. Je dis à Janille : « Voici, maintenant tu es Ève et je suis Adam. Nous n’aurons plus d’autre nom l’un pour l’autre. »

Ensuite j’entrai dans le taillis ; je cueillis les fruits d’un merisier et les lui mis dans la main, disant : « Cette forêt et les fruits de cette forêt désormais seront à toi comme ici je te consacre ces baies pourprées. » Elle me répondit : « Voici mes lèvres et ma vie. » Elle ne dit pas autre chose. Nous étions émus et graves en échangeant ces mutuelles dédicaces, simples et belles selon la nature. Et puis de nouveau elle se pressa contre moi, avec son regard malade, et elle me dit : « Cher homme, s’il est quelque chose que j’ignore encore, enseigne-le moi afin qu’aucun homme ne vienne plus après toi. » Je vis ainsi qu’elle était vraiment vierge, car je l’avais d’abord baisée sur les lèvres, je lui avais pris ensuite les genoux et puis ses petites mamelles, et elle ne savait pas le sacrifice sublime. Vois, Ève, je suis cet homme violent qui tua les bêtes et qui aima les courtisanes ; et maintenant mes mains faiblement tremblent au bord de ta robe.

Je la poussai et sentant à son visage le souffle ardent de mes narines, elle gémit : « Combien tu m’apparais terrible ! » J’étais la joie sauvage du lion, j’étais la noire fureur brandie de l’homme monté des déserts vers les chaudes femelles des tribus. J’avais les mains douces et meurtrières et nocturnes de celui qui entre au tabernacle de l’idole. La divine ténèbre ferma ses yeux par dessus l’image tendre et courroucée. Maintenant j’avais touché la forme sacrée de son ventre. Et elle se raidit ; sa vie blessée expira dans un cri dont toute la forêt tressaillit. Ève ! Ève ! Ève ! Ève ! Je la rappelai ainsi des ombres, je baisai mille fois son nom à ses lèvres froides. Et puis comme une âme revenue, elle dit : Adam ! pour la première fois. Ève ! Ève ! Adam ! Adam ! Nos noms volèrent d’une bouche à l’autre, comme notre vie même, légère et heureuse.

Nous étions couchés au sein humide de la terre, sous les prodiges. La nuit filait de la soie et de l’argent. Des chutes d’astres, d’effrayants quadriges tourbillonnèrent. La lune épanchait un fleuve de lait vers la grâce des fleurs. Toi aussi, Ève, avec tes yeux las et éblouis, tu étais une fleur du jardin de la vie après que le jardinier est venu. Cependant personne ne nous avait dit : Elle et toi, il vous faut aller avec des anneaux d’or devant le prêtre. Là-bas, dans le bois, doucement, souffla le vent, toutes les feuilles remuèrent comme des mains qui bénissent.