Adam et Ève (Lemonnier)/05

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 56-65).


V


J’appelai ainsi la vierge amoureuse et elle ne vint pas. Mais mon désir à moi, allait vers elle et la menait par la main dans ce lieu solennel et voluptueux. Ève ! je criai vers toi du fond de ma vie et soudain tu me fus présente avec ton jeune sang rose, avec tes petits seins clairs d’aurore. Comme un jeune homme in­nocent, je versai en songe mon amour.

Je sus ainsi que rien n’est mieux selon Dieu que deux âmes nues et confiantes dans la nature. Personne encore ne me l’avait dit ; mais aucune parole jamais n’est dite et il faut tout comprendre à travers soi-même. Chaque homme recommence la vérité. J’étais, avec la nudité de ma chair dans ce bois, comme un symbole ; et maintenant une aimable enfant marchait à mes côtés dans les pelouses fleuries. Et je lui avais donné dans le secret de ma vie, le nom joyeux d’épouse.

Va à présent, homme régénéré et que cependant les autres hommes appelleront dément !

J’appelai donc Janille dans la maison et le chien fidèle ne me répondit, ni elle. Depuis un peu de jours elle recherchait le bois solitaire. Je croyais qu’elle y allait à cause du temps des bolets et des girolles. Chaque matin elle en rapportait des cueillettes parfumées et charnues. Le vin bleu des prunes aussi saignait ; la noisette déjà prenait un goût d’amande. L’été nous procurait des repas délicieux.

Or, l’ayant cherchée en vain, je pensai qu’elle était dans le bois et à mon tour je m’en allai sous les arbres, continuant à l’appeler par son nom. Je marchai ainsi un peu de temps et tout à coup j’entendis l’aboi du chien. Aussitôt le taillis ondula ; une forme en fuite froissa les branches. Et moi, en riant, je criais follement : « Janille ! Janille ! n’espère pas m’échapper. » Mon rire n’était pas naturel et sonnait durement. Il roulait comme des palets sur le chemin. Un souffle ardent et bref me mangeait le poil aux lèvres, comme au temps de la chasse, quand la proie chaude était au bout de mon fusil. Je me lançai à travers le taillis, mais toujours il se refermait plus loin. Et maintenant Misère jappait devant moi en bondissant et tournant la tête vers les verts portiques de la forêt. Suis-moi, je te mènerai sûrement vers elle, me disait le fin museau de la bête. Moi je pensais : Cette fille ironique et froide y passera comme les autres. Mon crâne battait comme un tambour : je l’aurais prise par les cheveux et poussée sur l’herbe. Je courais près de Misère, les poings à ma poitrine. Ainsi nous atteignîmes le lieu ombragé où elle se cachait. Dès qu’elle m’aperçut, elle s’écria : « N’approchez pas, vous qui vous êtes montré si durement mon maître ! » Elle repoussa aussi Misère, disant : « Je te renie, toi qui m’as trahie ! » Elle tenait son front dans les doigts ; ses larmes ruisselaient, claires et sonores. Aussitôt ma fureur tomba ; je n’étais plus le chasseur au cœur rouge. Doucement avec la main je touchai son épaule. « Dis-moi quel mal je t’ai fait. » Et je n’avais plus envie de rire.

Ses cheveux tout à coup se dénouèrent et voilèrent ses joues ; je cessai de voir son visage ; et elle sanglotait comme la petite source dans le bois. J’étais debout maintenant devant elle, avec ma force inutile, semblable à Adam regardant s’égoutter dans le verger les larmes délicieuses d’Ève ; et il ne savait non plus par quel nom d’amour la consoler. À la fin, comme plus tendrement encore je la priais, elle eut ce cri innocent : « À peine depuis que je suis dans cette forêt, tu m’as regardée. » Elle ne m’avait pas encore tutoyé avant ce temps. Sa gorge bondissait comme un petit écureuil. Je ne compris pas tout de suite ce qu’elle voulait dire. Je compris seulement qu’il y avait là un mystère. Et mes mains s’étaient retirées d’elle et à présent restaient très hautes et tremblantes. Mais, soudain, la voyant palpiter dans son mal d’amour, je perdis la volonté et alors elles firent le mouvement lent de s’abaisser ; elles glissèrent le long de ses bras, elles descendirent anxieusement jusqu’à ses genoux. Je sentis ainsi pour la première fois la forme vive de son corps. Et avec humilité, je lui dis : « Si tu veux dire que je n’ai pas assez pris attention à toi, je t’en demande pardon, comme je te demande pardon aussi de t’avoir amenée ici, toi jeune, auprès d’un homme solitaire, car maintenant il y a entre toi et les autres êtres cette forêt. » Ses doigts s’écartèrent ; elle cessa de pleurer, et avec ses yeux droits, posés sur les miens, elle me répondit ingénument : « Si tu avais mis plus tôt tes mains à mes genoux comme tu fais en ce moment, je ne t’aurais pas dit cette chose. » Voilà, oui, ce fut elle de nous deux qui la première osa parler selon la nature. Elle avait les prunelles limpides de la génisse regardant se mouvoir le royal époux de l’autre côté de la haie. Elle n’était pas troublée par ce qu’elle venait de dire.

J’étais là comme un gauche enfant avec son genou rond comme une pomme dans ma main. J’avais fléchi le jarret, j’appuyais mon front contre le sien, dans la chaleur de ses cheveux. La clarté humide de ses yeux brûlait à ma joue, comme des gouttes de vie ardente. Nous restâmes ainsi un peu de temps silencieux l’un près de l’autre, et puis je lui dis : « Vois, je tiens amoureusement ton genou dans ces doigts, et à présent nous sommes comme un homme et une femme qui se seraient pris en mariage. » Oh ! comme cette parole monta timidement du fond de mon être ! Comme elle fut tout à coup à ma bouche toute ma race depuis les origines ! Au bord des fleuves un homme antique de mon sang avait pareillement pris les genoux d’une vierge dans sa main et lui avait dit : « Entre toi et moi il n’y a plus que tes genoux fermés. »

Elle tourna vers moi ses yeux frais ; son sourire monta comme la jeune lune à mon premier soir dans la forêt. Ensuite elle posa les deux mains sur mes épaules et elle dit : « Maintenant fais de moi ce que tu veux : je serai toujours ta servante. »

La bénigne nature seule nous apprend ces mouvements divins. Et voici, cette Janille était vierge comme l’aube qui mène le chœur des heures et elle me dit là le mot dont la première femme sous le pommier enchaîna l’époux. Moi, je buvais son sourire comme un jus frais ; mes larmes mouillaient ses cheveux. Nous étions deux créatures primitives, dans le trouble émerveillé du jeune désir. Nos âmes nues avaient froid délicieusement dans les frissons clairs du jour.

L’humanité éternelle alors commença de bégayer à nos bouches. Je lui dis comme en rêve : « Écoute ceci, chère Vie. Je te fuyais et je ne cessais pas d’être avec toi. Tu m’étais bien plus présente dans l’absence. Tu fus pour moi toute la forêt avec ses arbres et ses oiseaux et je t’appelais des noms du jour et de la nuit. Oh ! ne dis pas que déjà alors tu m’aimais ! Je ne pourrais entendre cela sans mourir de bonheur. Et cependant, oh oui ! dis-le moi, douce amie ! M’aimais-tu déjà tandis que moi, avec mon cœur gonflé dans les mains, je m’en allais au bois t’écouter rire dans le babil de la source ? » Elle s’étonna, son sourcil ondulait avec candeur. « J’ignore ce que tu veux dire, fit-elle. Et cependant ce que tu me dis est pour moi comme un fruit sucré. Quand tu es venu, mon sein s’est levé, je ne sais pas autre chose. » Oh ! cela ! cela ! Janille ! Ton petit sein aux pointes froides droit dans ton corsage comme le jeune bourgeon d’avril !

Un frais silence nous baignait et il n’y avait pas de vent, il n’y avait là que le vent léger de nos souffles l’un près de l’autre. Je croyais entendre tourner au fond de sa vie une meule écarlate. Je lui dis : « Tu m’es venue comme une petite chose enfant qui serait née de mon désir. Je t’ai appelée du fond de moi et tu es venue. » Elle prit les soies de ma barbe et les annela autour de ses doigts. « Toi, fit-elle, tu étais grand et fort comme les chênes. Je ne savais pas comment tu aurais fait un jour pour m’embrasser. » Des paroles limpides nous coulaient des lèvres. Il montait du profond de nous comme le bruissement léger de la terre après la pluie. Et maintenant encore une fois ma main planait au-dessus d’elle comme le vol immobile d’un large oiseau aux plumes molles, avec la peur et le désir en folie de sa chair innocente. J’étais un homme qui voit s’ouvrir le jardin divin d’Éden et qui demeure éperdu sur le seuil. Et entre elle et moi il y avait maintenant l’amour même comme une défense religieuse. Elle avait remis sa vie entre mes mains et toute la vie de sa race avec elle ; et là-bas, dans le brouillard des âges, Dieu faisait un geste comme le semeur.

Je restai donc un peu de temps penché sur ses yeux immenses avec ma main ouverte comme sur la profondeur d’une eau, sur le vertigineux abîme du temps. Et puis l’odeur chaude de sa jeune force m’étourdit, ma force sauvagement leva et je connus le goût de sa bouche. Ce fut la première blessure. Ses yeux s’évanouirent, elle sembla n’ètre plus qu’une ombre dans l’heure pâle et moi j’étais pendu à ses lèvres froides comme aux grappes gonflées d’une vigne. Sa vie expira, renaquit ; je sentais sa chair battre de délire et de peine. Elle cria : « Tu m’as fait mal. Je te hais. » Presque aussitôt elle disparut dans le bois.

Je l’appelai vainement jusqu’au soir. Et enfin la lune monta ; je vis sa petite ombre passer sur le chemin près de la maison. Elle fut tout enveloppée de la clarté rose de la jeune nuit. Or moi, ce soir-là, ayant peur de mon sauvage amour, à pas lents je retournai vers l’odeur fraîche du taillis où j’avais tenu ses genoux dans mes mains. L’herbe foulée avait gardé le dessin flexible de sa vie. Mon cœur alors se gonfla comme la fève aux pluies tièdes de juillet. Je sanglotai doucement sous les claires étoiles.