Aden, Arabie/s08

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VIII

DANS cette mixture de l’Orient et de l’Empire britannique, je sentais chaque semaine, chaque soirée s’accélérer un vertige dont je n’avais pas prévu l’existence surprenante.

C’est le vertige même des hommes qui viennent de détruire leurs habitudes et qui n’ont pas tout perdu dans cette victoire à la Pyrrhus.

Je m’apercevais que je n’avais pas acquis d’habitudes incurables, j’étais propre. J’avais des habitudes de traduction, de déchiffrement, d’analyse logique, quelques coutumes de l’intelligence. Mais mes actions ne marchaient pas avec des béquilles. Les seuls groupes qui m’avaient accueilli étaient scolaires, universitaires, familiaux : tout cela était profondément inutile pour quelqu’un qui tombait du lycée dans des histoires de pétrole et l’existence mauvaise des grandes personnes.

Je me cherchais en vain des obligations, ces habitudes que personne ne comprend, ces dieux imaginaires dont l’ombre s’étend sur tous les cœurs.

Par hasard j’étais sans chaînes et sans tribu dans une foule où chaque passant reconnaissait les siens, et pouvait échanger des rites contre des rites, des mots de passe et des mots de ralliement.

Cet échange militaire fournit aux hommes une de leurs illusions du bonheur et toutes les illusions de la vie, de la défaite, de la paix et de la guerre. Il les empêche de se rendre compte tous ensemble, et tout d’un coup qu’ils marchent dans leur existence comme des chiens dans un jeu de quilles.

Pour moi, rien de prescrit, rien d’interdit, ni viande, ni vin, ni vêtement, ni femme de telle ou telle caste, ni modestie, ni débauche. Personne à adorer, à fléchir en priant, à remercier par des offrandes. Dans cette absence des dieux et des anges, j’étais dépouillé des symboles de la piété et des lois, des catéchismes, des cultes, des mots d’ordre. Les actes ne me semblaient pas plus moraux que le mouvement des feuilles dans un arbre. Je vivais dans la nature, les hommes en faisaient partie sans transfiguration. Un vautour était un vautour, une vache était une vache, le triangle maçonnique un triangle, le drapeau du consulat de France une étoffe. Je ne devais pas porter une coiffure en forme de sabot de vache, un turban de la longueur d’un linceul : il faut saisir qu’un casque de liège ne concilie aucun peuple, aucune divinité, qu’un costume de toile blanche est simplement celui qui absorbe le moins les rayons : l’européen colonial ne saisit pas les larges limites que lui découvrirait l’intelligence de ses vestons tissés mécaniquement et réduits à des fonctions véritablement physiques.

Enfin je flottais dans une mer de prescriptions, de codes et de machinations religieuses comme un poisson entre deux eaux.

Les autres vivaient par clans, par religions, par couleurs de peau, par nations, par clubs, par maisons de commerce, par régiments. Ils passaient leur temps à inventer des subdivisions, des cloisons, des échelons sur lesquels ces singes montaient et descendaient. Ils se regardaient aussi comme des détachements en campagne. Dire que ces fous auraient pu aimer des hommes, qu’ils n’étaient faits que pour cela ! Les arabes haïssaient les juifs, les membres de l’Union Club méprisaient ceux de l’International Club qui admettait les ingénieurs italiens des salines, les fabricants grecs de cigarettes dont aucun officier de l’artillerie britannique ne saurait parler sans rire.

Il y avait un jeu inextricable de distances sociales où tout ce monde se glissait et se reconnaissait avec une dextérité merveilleuse, des degrés hiérarchiques au bas desquels se trouvaient sans doute les juifs humbles et crasseux qui habitent autour de la synagogue où ils vont se consoler de bien des affronts en priant le dieu des vengeances, les épaules entourées d’un thaless poétique comme la nuit. Au sommet de la pyramide il y avait l’agent de la Peninsular, deux ou trois commerçants puissants dans la Mer Rouge, les officiers, le Gouverneur, et dans le Crescent, à Steamer Point, la statue assise de la grosse reine Victoria avec ses joues pendantes, ses petits yeux coincés d’ivrognesse.

On comprend bien des choses si l’on sait que chacun de ces hommes devait être enterré selon les rites de sa bande, avec tout ce qu’il peut y avoir de prières : catholiques, juives, puritaines, presbytériennes, méthodistes, parsies, jaines, musulmanes. Il y avait des morts qu’on déposait dans un lit de rochers, d’autres qu’on brûlait, d’autres qu’on abandonnait à la cuisson du soleil et au bec courbe des vautours.