Aden, Arabie/s09

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IX

JE vois d’ici Aidrus road, montant vers la grande mosquée Aidrus blanche et verte, du haut de laquelle le prêtre crie la prière vers les quatre vents de l’horizon au commencement du matin : les autres mosquées répondent des quatre coins de Crater endormi. Les chèvres couchées devant les portes, les indigènes couchés sur leurs bancs de ficelles comme des morts habillés de blanc commencent à remuer faiblement. La rue se termine divisée par les éperons de rocher, se dissipe en sentiers qui s’enfoncent dans la montagne vers les baies, les carrières, les abattoirs et la Tour du silence, résidence des morts.

Il y a un trafic de passants, de fêtes, de ces enterrements arabes glapissants qui trottent comme des champions de marche. Et toute la journée courant dans la poussière riche de débris les coolies, traînant des charrettes chargées de peaux séchées, et leur chant de travail sans couplets. De grandes filles somalies passent, riant aux hommes des deux yeux, un pan de leur voile de saintes vierges entre les dents. Les indiennes offrent leurs puissants bras nus, des surfaces brunes et élastiques de chair entre leur jupe et le corselet étroit qui bande leurs omoplates et leurs seins. Les deux Américaines de la rue marchent avec une gazelle derrière leurs talons. Tous les hommes et toutes les femmes inconnus.

D’une très profonde cour intérieure monte l’odeur des peaux grillées au soleil des hauts plateaux abyssins, sur la pierraille des somalilands, dans ces pays dont les noms feraient travailler l’imagination d’un enfant assis sur les bancs d’une école primaire : Berberah, Ogaden, Dunkali, Harrar, Mogadiscio, Addis Abeba.

Et le bruit de beurre fondu des grains de café sur les claies des trieuses.

Dans cette maison de blocs noirs plus puissante entre Suez et le Kenya qu’un ministère d’Europe, il y a le chef, des directeurs, une bande de femmes et d’employés londoniens qui ont le vertige d’être si loin du tramway d’Eléphant and Castle, de leurs banlieues de jardins maigres, de leurs trains électriques roulant entre huit et neuf vers Cannon Street et London bridge. Des gens comme tous les enfants de l’Europe.

Le maître de la firme est un de ces hommes dont le poids empêche ceux qui le connaissent de s’endormir sans arrière-pensée.

Il possède ce que les trois quarts des personnages les mieux doués du sens de l’importance n’ont même pas : des adresses télégraphiques à Bombay, à New-York, à Marseille, à Londres, un code télégraphique privé. Son pavillon rouge et vert flotte sur des bateaux qui transportent ses marchandises. Sa volonté a l’air de peser sur l’avenir des tanneries et du commerce international des gants de peau. Des agents règnent en son nom dans les ports de la Mer Rouge, dans les bourgs de l’Abyssinie, en plein moyen âge. Son nom est un mot de passe aussi loin qu’à Sana du Yémen et qu’aux frontières du Choa. Il parle haut aux sultans indigènes qui vivent dans les oasis de l’intérieur et les états de l’Hadramut.

Il y a de faux hommes d’action : il est l’un d’eux. Il vous dit : « J’ai constamment vécu d’une manière totale, ma vie est une suite ininterrompue d’actions, de batailles données et gagnées. Cette contrée où je suis arrivé pauvre et orgueilleux il y a plus de vingt ans porte les cicatrices de mon action. Elle témoigne pour moi. Elle me reconnaît. » Ainsi, il ment et il se ment.

Pas un seul de ces actes n’a ajouté une parcelle au pauvre qu’il fut et qu’il est demeuré. Il est inachevé, comme un chantier abandonné derrière des palissades brillantes d’annonces. Faut-il prendre pour l’action ses reflets ? N’importe quel humain est divisé entre les hommes qu’il peut être et il a laissé vaincre celui pour qui la vie consiste à faire monter et descendre les cours des cuirs abyssins, et ceux du café sur le marché de Djibouti ou de Dire Daoua, celui qui est vendeur et acheteur de signes : dans l’histoire d’un sac de café, vous ne trouverez que deux actions, faire pousser un arbre et boire une tasse. Combattre des êtres de raison comme des firmes, des syndicats, des corporations de marchands appellerez-vous cela des actions. Je veux détester et battre tel homme particulier, cette figure de traître que je vois, ce patron, cet avoué, ce chef de bataillon, cet empêcheur de faire l’amour. Sortez de la vie avec vos imitations, avec vos trompe-l’œil qui ne comptent pas dans l’établissement de la vie charnelle, de la justice, de la joie, avec vos fabrications de haine, de défaillance et de colère, vos diminutions et vos images dans l’eau.

Voilà un homme né d’un ventre de femme dont tous les gestes ont été déroulés au fond d’un ciel intelligible, du firmament des changes, des escomptes, cieux cruels au-dessus des bonnes têtes humaines : ils ne descendent vers elles que pour les corrompre et les assécher. Ces gestes formaient dans la mémoire de ceux qui l’avaient connu une espèce de guirlande glaciale qui entourait les souvenirs qu’on avait de lui. Le passé dont il tirait une excessive fierté se réduisait au nombre de lakhs de roupies dont pouvait le créditer la National Bank of India.

Croyant agir et préméditer ses actes à son gré il faisait après tout le jeu de forces qui ne tiraient pas de lui leur puissance, et dont les sources, s’il avait perdu le temps de les chercher, auraient pu lui paraître mystérieuses et chargées d’une signification finalement révoltante.

Manier des taux de devises, se pencher sur la valeur du thaler et de la livre comme sur la courbe de température d’un enfant malade, hâter la marche d’un navire pour s’assurer d’un fret, ces songes creux composaient l’idée qu’il se faisait de l’action, les jours où il n’avait pas besoin de séduire autrui.

Il pensait à sa liberté, il parlait d’elle, comme s’il avait été dupe des sentiments qu’il avait inspirés à plus petit que lui : l’envie, le respect de ceux qui lui disaient sincèrement qu’il était libre. Mais la méduse se croit libre, les banquiers, les marchands se croient libres : ils ont aussi cette folie-là, ils ne valent pas mieux que les vagabonds. Assis derrière leurs tables, ornées d’un code Bentley, d’un Broomhall, — leurs employés sont debout de l’autre côté de la table — ils font les malins, ils dictent, ils réfléchissent : oubliant que les dictées et les malices sont montées de loin par dix télégrammes chiffrés, par des lettres qui ont fait du chemin pour les atteindre. Ils n’y comprennent rien.

B… était donc le porte-voix d’ondes innombrables qui ne trouvaient en lui que de prévisibles échos. Il ne faut pas confondre un homme libre avec un baromètre enregistreur, une machine de Morin et un phonographe. Que de maux peut causer cette confusion lorsqu’il n’est pas question d’enregistrer des chiffres mais des sentences de la sagesse morale, des décisions politiques. Ce qui m’a le plus dégoûté de mes frères c’est de les voir vivre comme des vers : les vers ne comprennent rien à l’attraction universelle, les hommes à leur bon dieu, à leurs désirs, à leurs opérations : tout plane sur eux, ils inventent ce qui plane.

Il ne fallait pas beaucoup de génie ni ces grandes ardeurs qu’il pensait éprouver pour résonner sous l’afflux de tant de voix. Les échos les plus décoratifs ne sont pas des modèles de vertu ; redoubler des sons, quel nom faudra-t-il donner à cette opération passive ? Entraîné dans la ronde des capitaux et des échanges dont personne ne pouvait arrêter le mouvement sans cesse accéléré de rotation, il commandait des esclaves attachés à la même roue, échos moins sensibles qui devaient recueillir sa voix avant de résonner à leur tour.

Heureusement, il n’était pas tranquille. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de présages mortels qui l’empêchait de voir arriver les jours avec joie. Il attendait quelque chose de funeste, il ne croyait pas à ses propres projets. Pas de répit, de relâche : la pompe aspirante, qui vidait sa vie, continuait à monter et à descendre comme une respiration fatale. Il allait, de plus en plus souvent jusqu’à dire qu’il abandonnerait tout un jour, laissant ses stocks de cuir, ses réserves d’essence, ses piles de registres et ses classeurs. Mais ces matières, ces registres étaient devenus sa matière : la fuite l’aurait tué.

Qui l’aurait dénoncé ? qui lui aurait demandé des comptes au nom des hommes vidés à son service, devenus des mannequins empressés à plaire et tremblants ? Au nom de ses propres enfants écrasés par lui.

Il aurait répondu que son cœur était pur. Tous les meurtriers vont d’abord se laver les mains. Il aurait étalé la grandeur de son œuvre : dix millions de peaux de toutes catégories embarquées par an, des comptoirs dessinant les bornes d’un royaume, des mouvements provoqués à distance à Grenoble, à Mazamet, quatre navires à la mer. Belle balance pour pencher en faveur d’un homme. Mais je vois Mazamet tassée au pied de la Montagne Noire, avec ses eaux dans les prés, ses garages, son record du nombre d’autos par mille habitants, son milliard d’affaires par an, le sourire de ses hôteliers, ses noirs faubourgs pleins de laveurs de peau. Je vois le dos courbé des vendeuses de chez Perrin, les manœuvres somalis arrachés à leurs villages et à leurs troupeaux pour être insultés par tous les blancs de Djibouti.

Mr B… n’était pas absolument à l’abri des morsures de la vie intérieure : on peut imaginer que Ford a des rêves, que Poincaré s’invente des univers lorsqu’il est las de falsifier des pièces diplomatiques.

Ce maître de firme conservait des traces d’une adolescence sentimentale troublée par le goût de la gloire et une sorte d’ambition poétique. Il cherchait la conversation des femmes et aimait qu’elles lui jouent des pièces de Chopin conformes à une vue traditionnelle de l’amour. Il faisait parfois des pèlerinages à Stratford, à Bayreuth, il se mettait le front dans les mains en écoutant Siegfried, en pensant à l’Androgyne des Thermes, aux vitraux de Saint-Nazaire de Carcassonne. Il oubliait les colonnes de ses comptes pour chercher dans les livres des inventions conformes à ce qui restait en friche dans les marges de sa vie. Bien que sa vie fît tout pour démentir un pareil jugement, il était de ceux qui se composent des retraites avec les débris scrupuleux du temps. Il souffrait sincèrement de n’être pas un homme et cherchait à en créer une image. Il y avait des moments où il était donc vulnérable : mais quel spectacle de le voir revenir, comme un homme qui s’éveille à son gré, dans le présent des marchés, rejetant les amas de ses nuages. Comme s’il utilisait aussi ces repos pour refaire ses forces dans de profondes retraites, il reparaissait plus dur et plus armé contre les hommes. Il redevenait le fantôme impitoyable que son existence réelle avait établi. D’ailleurs je l’ai vu employer les éléments de ses rêves pour attirer à lui, au service de ses profits, ceux qui résistaient moins aux apparences sentimentales d’un homme avec lequel ils étaient en droit d’espérer des relations humaines, qu’aux formules fatales des conversations commerciales et des contrats d’engagement. Il laissait entrevoir à quelques-uns de ses employés une vie de l’esprit, les plaisirs de la conversation, le souverain bien d’une éthique de l’action et d’une moralité des affaires : ces jeunes hommes tentés se montraient conciliants sur le taux de leur salaire.

Il me proposait de fixer ma fuite loin d’Europe à Aden, m’offrant pour l’âge mûr une puissance qui n’eût différé de la sienne qu’en degré. Voici : si vous fuyez, si votre fuite réussit au sens où les hommes des villes entendent le succès, vous serez Mr B… Vous serez Mr B… partout. C’est le dernier terme qui vous est proposé. Mais renoncez à être des hommes.

J’avais découvert une autre vie qui formait un pendant presque parfait à la vie de Mr B… Sur l’Esplanade à Crater, près de chez Pallonjee Dinshaw, il y avait une boutique qui était un musée. Il contient un petit nombre d’épaves laissées par les passages des hommes, des monnaies, des tombeaux, des inscriptions dont on voudrait percer le secret comme un adolescent veut pénétrer celui des aventures de jeunesse de son père. Les voir, cela suffit pour penser à Ophir, comme Napoléon. Pour le reste, on est chez Bouvard et Pécuchet, collectionneurs. Le gardien du musée était un ancien sergent de l’armée britannique. Quarante années d’Aden. Déchu aux yeux anglais, jusqu’à fumer les cigarettes en cornet des indigènes, porter une foutah, faire l’écrivain public pour les Arabes. Assis devant sa porte, il regardait couler un petit filet intarissable d’ennui. Il ne connaissait plus personne dans son comté d’Angleterre qui portât encore son nom : aucune raison d’aller voir des arbres sous lesquels ne marchent pas des visages de connaissance. Il se saoulait tous les soirs, craignant la folie et défendu de ses coups par l’alcool. Il était comme une pierre rouge, en dehors des courants où presque tous les hommes s’arrangent pour nager. Personne parmi les Européens ne savait qu’un Anglais avait trouvé ce gîte, ou cette noyade corps et biens. On lui avait refusé la faveur de prendre part à cette comique petite guerre anglo-turque autour d’Aden, il ne s’en consolait pas, ce refus lui avait signifié sa faiblesse. Le désir de tirer des balles perdues du côté des avant-postes turcs avait été son dernier rêve au sujet de l’action. Il perdait ses souvenirs sans se débattre comme un vieux corbeau perd des plumes : tel est le dernier fruit de l’amour des voyages. On comprend trop facilement les clefs qui ouvrent ces deux vies, si semblables, si également éloignées de la vie humaine. Inutile de chercher là où ils ne sont pas les secrets qui combinent les destins.

Tous les êtres accrochés à Mr B… comme les poissons pilotes à leur squale mouraient de la même mort que lui.

Que faire parmi ces gens-là ? Que faire des jeunes femmes anglaises ? Elles ont des yeux de verre si bien limités qu’on peut être amené à croire que ces prunelles voient. Puis un jour on se dit simplement « c’est vivant » comme les bonnes gens devant le Scribe accroupi, au Louvre, le dimanche.

Que faire des officiers anglais, des fonctionnaires anglais avec leurs aventures de hiérarchie. Ils portent des couleurs de régiment, de collège comme des décorations : pas moyen qu’ils se perdent en faisant le tour du monde dans n’importe quel sens, sur n’importe quel méridien. Il y aurait des chances pour que quelqu’un les reconnaisse, même chez les Barbares au Pôle Nord, en Espagne. Les autres pays habités par des hommes sont pour eux de drôles de corps, des espèces de planètes écartées de l’orbite de l’Empire qui était parfois entré en contact avec elles, à Crécy, à Waterloo, sur la Somme. Ils croient que l’Empire, c’est la paix, que les yeux de Margaret Bannermann, les records de Lord Burghley compensent pour le Jour du Jugement les hautes maisons mortelles de la ville d’Edinbourgh, les grèves charbonnières et l’existence même de Sir Henry Deterding, ils sont guidés par l’ignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole et de la bonne tenue à table, par la poésie romantique.

Il y avait les Hindous, les Arabes, les Noirs impénétrables. Je n’avais pas dix ans à perdre pour fixer ma vie parmi eux et d’abord les connaître. Tout compté, tout pesé, je vis parmi les Européens. Ce sont les maîtres des hommes qu’il faut combattre et mettre à bas. Les belles connaissances viendront après cette guerre.

P. NIZAN.

(À suivre).