Adieu Cayenne !/C’étaient trois chemineaux du bagne

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Les Éditions de France (p. 136-145).

XIV

C’ÉTAIENT TROIS CHEMINEAUX DU BAGNE


Les trois chemineaux du bagne commencent une nouvelle « station ». Ils reprennent la mer pour descendre jusqu’à l’Amazone.

C’est là, sur ces rives de légende, que Belem est construit. Il leur reste en tout, le canoé payé, quatorze grammes d’or et un billet de dix milreis (trente-trois francs).

Pas de travail ; partant, pas de pain. Comme ils jeûnent, ils sont malades. Ils embarquent à Montenegro d’Amapa, où les mouches à dague, sans doute pour les guérir, leur font des pointes de feu. Celui qu’ils appellent l’Autre est à bout et geint dans le fond du canoé, entre deux ballots de poissons secs !

— Il délire tout le temps, reprend Dieudonné. « Non ! Non ! dit-il, vous ne ferez pas ça, monsieur le directeur ! »

Il est loin, le directeur, lui renvoie-t-on. Il est à Saint-Laurent-du-Maroni ! On va vers l’Amazone, tu entends, réveille-toi ! Il sort de son cauchemar pour y retomber.

Il nous faudra six jours de ce canot pour atteindre l’Amazone. Je les passe. Ce n’est que de la faim, — les durs matelots ne sont pas compatissants et mangent devant nous sans rien nous donner, — de la maladie, du chagrin, le chagrin de ceux qui n’ont pas la chance avec eux. Mais, dans l’histoire, cela n’est rien ; ce n’est pas plus que l’accompagnement monotone d’une guitare pour une chanson !


L’AMAZONE


Je passe donc, hein ? Et voici l’Amazone. Alors, là, je dois vous dire mon opinion. C’est tout de même rudement beau à voir ! Ni l’Autre, ni Jean-Marie ni moi, pauvres bougres, n’avions jamais pensé voyager un jour, tout comme des explorateurs, sur le fleuve le plus mystérieux du monde. C’est ce que le sort nous réservait, pourtant !

— C’est trop joli, cela ne doit pas être pour nous, disait Jean-Marie.

On longe une rive. Nous ne voyons pas l’autre, il s’en faut. C’est le matin. L’eau est vert tendre. Des feuilles, des branches, des arbres entiers accompagnent le courant. Voici déjà des maisons. Plus loin, une scierie mécanique. Puis un phare. Deux phares. Nous arrivons chez les hommes.

Il y avait soixante-huit jours que nous nous étions évadés. Alors, voir des fumées sortir des toits, voir un tramway ! Le tramway surtout nous bouleversa. On riait. Et il marchait, vous savez, le tramway ! Il marchait vite ; c’était épatant !

— Eh ! l’Autre, lève-toi, regarde !

— C’est Paris ? demande-t-il.

— Des toits, des hommes, un tramway, des bicyclettes !

Il fait « Ah ! » et repose sa tête sur son sac puant le poisson séché.

— Courage ! il va falloir te tenir sur tes pieds. Essaye !

Nous préparons nos besaces et la sienne.

Un havre aux rives boisées. Le canoé l’aborde. Un appontement de bois.

Nous sommes à Vigia !

Un vieux douanier nous crie :

— Hep ! Hep !

Il parle français et nous demande de le suivre. Est-ce que nous avons l’air de posséder des biens ? On se regarde.

Les habitants s’arrêtent et nous contemplent avec beaucoup de curiosité. Nous entrons à la douane. Il sait qui nous sommes, pardi !

— Vous allez à Belem ? demande-t-il.

— Oui, et c’est tout ce que nous avons à déclarer.

— Eh bien ! allez-y ! fait le vieux bonhomme.

Il nous reste quatre milreis et cinq grammes d’or en tout, pour tout et pour trois. La première station de chemin de fer est à Santa-Izabel, à soixante kilomètres. Une fois par semaine seulement une auto relie les deux villes. Coût : dix milreis chaque place. Nous courons tout Vigia à la recherche d’un emploi. Nous entrons dans une scierie. On ne veut pas de nous. C’est l’Autre qui doit nous faire du tort, tellement il a l’air de vouloir mourir. Nous le couchons dans une impasse. Nous repartons. Pas de travail au port ; ce n’est d’ailleurs qu’un appontement. Un tailleur chinois ne veut pas de nous ; pourtant, nous savons coudre. On s’informe s’il y a des meules pour le manioc ; nous pourrions nous embaucher comme mulets. Pas de meules !

Le soir tombe. Bien à espérer ici. Nous avons encore trop l’air bagnard. Une seule solution : abattre les soixante kilomètres à pied.

On retrouve l’Autre dans le fond de son impasse. Il nous suit. Nous prenons la route de l’autocar. Neuf heures du soir. La route coupe la forêt ; nous trébuchons dans les ornières. Il pleut. Aucun abri. Marchons.

— Peux-tu suivre, toi, l’Autre ?

Il marche un peu en arrière, mais il marche.

La nuit est sans lune. J’entends les dents de Jean-Marie qui claquent : un accès de fièvre. Depuis longtemps, on n’avait plus de quoi acheter un pain ; on se passait aussi de quinine ! Nos pieds sont déchirés par les cailloux. Le sable, la terre, l’eau, nos chaussures, tout cela ne fait qu’un seul poids à traîner. De plus, Jean-Marie a sa malaria ; l’Autre, sa crève, et moi, ma jambe gauche…

Nous buvons l’eau qui coule le long des arbres. Jean-Marie ne peut pas. Il tremble tellement qu’il casserait ses dents contre l’écorce.

On marche en suivant le fil télégraphique, en le devinant, plutôt.

Ce sont trois forçats en promenade.

Au matin, nous avons fait vingt kilomètres. Nous tombons où nous sommes et dormons. Une heure après, nous reprenons la route. C’est dur de repartir ! Nous marchons tout le jour, nous arrêtant souvent. Il y a des bananes ; nous en prenons : la nature nous les donne.

Les maisons des villages que nous traversons sont en vase compressée. Qu’il ferait bon, là dedans, une heure ! une nuit ! Les habitants ferment leurs portes. Les chiens aboient, les enfants nous montrent de loin. La nuit revient.

L’Autre suit comme un automate. Il n’a pas dit un mot depuis vingt-quatre heures. Mais il n’est pas mort, puisqu’il marche. Il pleut. Nous marchons toute la nuit. Longtemps après notre passage, les chiens hurlent encore. L’eau tombe, par trombes. Nous avisons une masure. L’Autre s’écroule contre le mur et ne bouge plus. On s’écroule comme lui. Je me retiens pour ne pas tousser. La toux l’emporte. Deux chiens aboient, nous trouvent et n’en finissent plus. On remue dans la masure. Nous reprenons la route inondée.

Mais, cinq cents mètres plus loin, nous nous dirigeons tous les trois vers un poteau télégraphique : on s’assoit autour.

Il doit être trois heures du matin. On repart.

L’Autre suit en parlant tout seul maintenant. Il délire debout. Enfin, pour l’instant, il ne nous retarde pas.

Les coqs chantent au matin !

Au loin, des lumières électriques, pâles dans le jour qui vient.

Attiré par elles, l’Autre semble remonté ; il marche comme un pantin à manivelle, si vite qu’on ne peut le suivre. Il ne parle plus, mais il comprend encore. Il a compris que c’était la gare de Santa-Izabel.

Il a fait soixante kilomètres à pied, en pleine agonie !

Il arrive. Il s’effondre.

Le train s’en va à quatre heures du soir, pour Belem. Les jours ordinaires, cela coûte un milreis deux cents. Aujourd’hui, dimanche de carnaval, paraît-il, le prix est de deux milreis neuf cents. On en pleurerait. On n’a pas de quoi prendre le train !

Des gens s’approchent. On leur vend notre plan. On trouve toujours à vendre cet instrument, c’est si peu ordinaire ! Une femme nous achète des bananes. Maintenant nous avons l’argent.

Quatre heures arrivent. Nous montons dans un wagon. Des banquettes ! On s’assoit, un peu hallucinés par la souffrance et la faim.

Des marchands de gâteaux font circuler leurs paniers. Tout le monde mange. Nous nous tenons raides et dignes et regardons par la portière pour ne pas voir les pâtisseries.

Douze petites stations dans la forêt amazonienne. Puis Belem !

L’Autre vit encore.