Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 6

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 224-227).


VI

MACHA


Parmi les changements qui avaient lieu dans ma façon de voir les choses, aucun ne me surprit davantage, que celui grâce auquel, dans une de nos femmes de chambre, je cessai de voir la servante et commençai à voir la femme, de qui pouvait dépendre, jusqu’à un certain point, ma tranquillité et mon bonheur.

Du plus loin que je me rappelle, je me souviens aussi d’avoir vu dans notre maison Macha, et jamais, jusqu’à l’occasion qui changea complètement mes regards sur sa personne, et que je raconterai tout de suite, je ne fis la moindre attention à elle. Macha avait près de vingt-cinq ans quand j’en avais quatorze ; elle était très belle, mais je n’ose pas la décrire, j’ai peur que mon imagination ne me présente de nouveau l’image enchanteresse et trompeuse qui s’était formée en elle en même temps que ma passion. Pour ne pas me tromper, je dirai seulement qu’elle était extraordinairement blanche, bien développée, que c’était une femme et que j’avais quatorze ans.

Dans un de ces moments, quand, le livre en main, on se promène dans la chambre en tâchant de ne pas marcher sur certaines fentes du plancher, ou qu’on chante des motifs ineptes, ou qu’on barbouille d’encre le bord de la table, ou qu’on répète machinalement, sans aucune pensée, une expression quelconque, en un mot, dans un de ces moments où l’esprit se refuse au travail et où l’imagination l’emportant, on cherche des impressions, je sortis de la classe et descendis sans aucun but sur le palier de l’escalier.

Quelqu’un en souliers montait de l’autre côté de l’escalier. Naturellement, je voulus savoir qui c’était, mais subitement le bruit des pas cessa et j’entendis la voix de Macha : « Allez-vous-en, ne faites pas de bêtises, et si Maria Ivanovna venait, ce serait bien ?

— « Elle ne viendra pas », — chuchota la voix de Volodia, puis après cela, quelque chose remua, on eût dit que Volodia voulait la retenir.

— « Et où donc fourrez-vous vos mains ? N’avez-vous pas honte ! » — Et Macha, avec son fichu dérangé, sous lequel on apercevait une gorge forte et blanche, courut devant moi.

Je ne puis dire quel étonnement produisit sur moi cette découverte ; cependant l’étonnement fit bientôt place à de la sympathie pour l’acte de Volodia : je n’étais plus étonné de son acte lui-même, mais de ce qu’il avait compris qu’agir ainsi est agréable. Et involontairement je voulais l’imiter.

Je passais des heures entières sur le palier de l’escalier, sans aucune pensée, en écoutant attentivement, le moindre mouvement qui se faisait en haut, mais je ne pouvais jamais me résoudre à imiter Volodia, bien que je le désirasse le plus au monde. Parfois, caché derrière la porte, avec un pénible sentiment de jalousie et d’envie, j’écoutais les mouvements qui se faisaient dans la chambre des servantes et il me venait en tête : quelle serait ma situation si j’allais en haut, et voulais, comme Volodia, embrasser Macha ? Que répondrais-je si avec mon nez large, mes mèches hérissées, elle me demandait : « Que voulez-vous ? »

Plusieurs fois, j’avais entendu Macha dire à Volodia. : « En voilà une punition, qu’est-ce que vous voulez de moi, allez-vous en d’ici, polisson… Pourquoi Nikolaï Petrovitch ne vient-il pas ici et ne fait-il pas de bêtises ? »

Elle ne savait pas que Nikolaï Petrovitch, en ce moment même, était sous l’escalier, prêt à donner tout au monde pour être seulement à la place du polisson Volodia.

J’étais d’un naturel timide, mais ma timidité s’augmentait encore par la conscience de ma laideur. Et je suis convaincu, que rien n’a une telle influence sur la direction de l’homme que son physique et moins le physique lui-même que la conviction de son charme ou de son manque de charme.

J’avais trop d’amour-propre pour me faire à ma situation. Je me consolais comme le renard, me persuadant que le raisin était encore trop vert, c’est-à-dire que je tâchais de mépriser tous les plaisirs que procure un beau visage, mais j’enviais de tout mon cœur ce dont, selon moi, profitait Volodia, et je tendais toutes les forces de mon esprit et de mon imagination pour trouver du plaisir dans l’orgueilleuse solitude.