Adriani/4

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Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 60-76).



IV



Suite de la lettre de d’Argères.


Août…

En voyant sur ma table toutes ces pages que je n’ai pas le temps de relire, je me demande comment j’ai été si prolixe sur un sujet qui ne t’intéresse sans doute nullement et qui ne saurait m’intéresser plus d’un jour ou deux encore. J’ai envie de jeter tout cela au panier et de reprendre ma lettre où je l’avais laissée avant de m’embarquer dans le récit de cette aventure, si aventure il y a. Et, comme, au fait, il n’y en a pas l’apparence, je peux continuer sans indiscrétion envers ma belle désolée et sans crainte de te rendre jaloux de mon bonheur. Si je t’ennuie, pardonne-le-moi en songeant que je suis seul dans une grande maison silencieuse ; que la soirée est longue, et que tu es la seule victime que j’aie à immoler à mon oisiveté. D’ailleurs, mon récit va s’augmenter d’une journée de plus, ce qui donne plus de consistance au souvenir que je veux conserver de cette rencontre singulière, et le moyen de le conserver, c’est de l’écrire, dussé-je, après l’avoir fini, le garder pour moi seul.

Je me suis laissé, dans mon précédent chapitre, à table avec mademoiselle Muiron. Bien que ses confidences eussent pour moi quelque intérêt, je me trouvai insensiblement sur la causeuse plus disposé à dormir qu’à l’écouter. Elle m’avait charitablement invité à fumer mon cigare, assurant que sa maîtresse ne s’en apercevrait pas. Mes yeux se fermèrent, et je m’endormis au léger bruit des assiettes et des tasses qu’elle emportait avec précaution.

Quand je m’éveillai, il était au moins midi. La chaleur était accablante ; les cousins faisaient invasion dans mon pavillon, et, sauf leur bourdonnement et les bruits lointains des travaux champêtres, un profond silence régnait autour de moi. Je sortis, un peu honteux de mon somme ; mais je me trouvai complètement seul dans le jardin. Je pénétrai dans la cour, pensant bien que madame de Monteluz m’avait assez oublié pour qu’il ne fût pas nécessaire d’aller lui demander pardon de ma grossière séance chez elle, et voulant au moins prendre congé de la duègne. La cour était déserte, la maison muette. Je poussai jusqu’à la basse-cour. Elle n’était occupée que par une volée de moineaux qui s’enfuit à mon approche. Enfin, je trouvai une grosse servante au fond d’une étable. Elle était en train de traire une vache maigre, et m’apprit, sans se déranger, que madame devait être dans le petit bois, au bout de la prairie, parce que c’était son heure de s’y promener ; que mademoiselle Muiron devait être chez le meunier, au bord de la rivière, parce que c’était son heure d’aller acheter de la volaille. Quant au jardinier, ce n’était pas son jour.

— Mais, si monsieur veut quelque chose, ajouta-t-elle d’un air candide, je serai à ses ordres quand j’aurai battu mon beurre.

Je la chargeai de mes compliments pour mademoiselle Muiron, et je revenais vers la maison, afin de reprendre le sentier qui conduit à Mauzères, lorsque, par une fenêtre ouverte, au rez-de-chaussée, mes yeux tombèrent sur un joli piano de Pleyel qui brillait comme une perle au milieu du plus pauvre et du plus terne ameublement dont jamais femme élégante se soit contentée. La vachère, qui m’avait suivi, portant son vase de crème vers la cuisine, vit mon regard fixé avec une certaine convoitise sur l’instrument, et me dit :

— Ah ! vous regardez la jolie musique à madame ! On n’avait jamais rien vu de si beau ici, et madame musique que c’est un plaisir de l’entendre ! C’est mademoiselle Muiron qui a acheté ça à la vente du château de Lestocq, pas loin d’ici. Elle a vu estimer ça comme elle passait en se promenant ; elle a dit : « Ça fera peut-être plaisir à madame. » Elle a mis dessus, et elle l’a eu. Dame ! elle fait tout ce qu’elle veut, celle-là ! Si vous voulez musiquer, faut pas vous gêner, allez, c’est fait pour ça. Entrez, entrez ! mademoiselle Muiron ne s’en fâchera pas, puisqu’elle vous a fait déjeuner avec elle.

Là-dessus, elle poussa devant moi la porte du salon, qui n’était même pas fermée au loquet, et s’en alla faire son beurre.

Je te disais, l’autre jour, que j’avais eu une jouissance extrême à oublier tout, même l’art, ce tyran jaloux de nos destinées, ce mangeur d’existences, ce boulet qui m’a longtemps rivé à mille sortes d’esclavages ; mais on boude l’art comme une maîtresse aimée. Il y a deux mois que je n’ai rencontré que les chaudrons des auberges de la Suisse, deux mois que je n’ai tiré un son de mon gosier, et, à la vue de ce joli instrument, il me vint une envie extravagante de m’assurer que je n’étais pas endommagé par l’inaction. J’entrai résolûment, j’ouvris le piano, et, tout naturellement, la première chose qui me vint sur les lèvres fut le Nessun maggior dolore, que, la veille au soir, j’avais entendu chanter de loin par la désolée, et qui a besoin de son accompagnement pour être complet. Je le chantai d’abord à demi-voix, par instinct de discrétion ; mais je le répétai plus haut, et, la troisième fois, j’oubliai que je n’étais pas chez moi et je donnai toute ma voix, satisfait de m’entendre dans un local nu et sonore, et de reconnaître que le repos de mon voyage m’avait fait grand bien.

Cette expérience faite, j’oubliai ma petite individualité pour savourer la jouissance que ce court et complet chef-d’œuvre doit procurer, même après mille redites et mille auditions, à un artiste encore jeune. Je ne sais pas si les vieux praticiens se blasent sur leur émotion, ou si elle leur devient tellement personnelle, qu’ils exploitent avec un égal plaisir une drogue ou une perle, pourvu qu’ils l’exploitent bien. Tu m’as dit souvent, mon ami, que, devant un Rubens, tu ne te souvenais plus que tu avais été peintre, et que tu contemplais sans pouvoir analyser. Oui, oui, tu as raison. On est heureux de ne pas se rappeler si on est quelqu’un ou quelque chose, et je crois qu’on ne devient réellement quelque chose ou quelqu’un qu’après s’être fondu et comme consumé dans l’adoration pour les maîtres.

Je ne sais pas comment je chantai pour la quatrième fois, ce couplet. Je dus le chanter très-bien, car ce n’était plus moi que j’écoutais, mais le gondolier mélancolique des lagunes sous le balcon de la pâle Desdemona. Je voyais un ciel d’orage, des eaux phosphorescentes, des colonnades mystérieuses, et, sous la tendine de pourpre, une ombre blanche penchée sur une harpe que la brise effleurait d’insaisissables harmonies.

Quand j’eus fini, je me levai, satisfait de ma vision, de mon émotion, et voulant pouvoir les emporter vierges de toute autre pensée ; mais, en me retournant, je vis, dans le fond de l’appartement, madame de Monteluz, assise, la tête dans ses mains, et la Muiron agenouillée devant elle. Il y eut un moment de stupéfaction de ma part, d’immobilité de la leur. Puis madame de Monteluz, la figure couverte de son mouchoir, et repoussant doucement Toinette qui voulait la suivre, sortit précipitamment.

— Mon Dieu, je lui ai fait peut-être beaucoup de mal ? dis-je à la suivante. Il me semble qu’elle pleure ! Et pourtant elle aime cet air, elle le chante !

— Elle le chante bien, répondit Toinette, mais pas si bien que vous, et elle ne se fait pas pleurer elle-même. Vous venez de lui arracher les premières larmes qu’elle ait répandues depuis sa maladie, et c’est du bien ou du mal que vous lui avez fait, je ne sais pas encore ; mais je crois que ce sera du bien. Elle est grande musicienne, mais elle ne se souciait plus de rien, et c’est par complaisance pour moi qu’elle chante et joue quelquefois, depuis que j’ai introduit ici ce piano. Je me figure qu’elle a besoin de quelques secousses morales, dût-elle en souffrir, et que ce qu’il y a de pire pour elle, c’est l’espèce d’indifférence où elle est tombée.

Je trouvai que la Muiron ne raisonnait pas mal pour le moment.

— Mais est-ce donc à cause de cela, lui demandai-je, que vous m’avez retenu ici à l’aide d’un mensonge ?

— Eh bien, oui, répondit-elle, c’est à cause de cela. J’ai vu que vous étiez artiste musicien : que ce soit par état ou par goût, qu’est-ce que cela fait ? Et puis vous êtes aimable, vous êtes charmant, et, si madame pouvait se plaire dans votre compagnie, ne fût-ce qu’une heure ou deux, cela lui rendrait peut-être le goût de vivre comme tout le monde. Est-ce donc un si grand sacrifice que je vous demande, de vous intéresser toute une matinée à la plus belle, à la plus malheureuse et à la meilleure femme qu’il y ait sur la terre ?

Je fus touché de la sincérité avec laquelle cette fille parlait, et je lui offris de chanter encore, dût madame de Monteluz revenir pour me chasser. La Muiron m’embrassa presque et me dit :

— Tenez ! si vous saviez quelque chose de beau que madame ne connût pas ? C’est bien difficile, mais si cela se rencontrait ! Tout ce qu’elle sait lui rappelle le temps passé. Une musique qui ne lui rappelerait rien et qui serait bonne, car elle s’y connaît, ne lui ferait peut-être que du bien.

Je chantai ma dernière composition inédite : une idée riante et champêtre qui m’est venue en traversant l’Oberland, et dont je suis aussi content qu’on peut l’être d’une idée qui a pris forme. Pour moi, les idées latentes, si je puis parler ainsi, ont un charme que la réalisation détruit.

Madame de Monteluz, qui s’était sauvée dans le jardin pour pleurer, m’entendit. Toinette, qui s’inquiétait d’elle, et qui alla la trouver, revint me dire qu’elle me demandait, comme une charité, de recommencer.

Quand j’eus fini, la désolée ne donnant plus signe de vie, je pris définitivement congé de Toinette ; mais je n’avais pas gagné le revers du coteau, que Toinette me rattrapa.

— Je cours après vous pour vous remercier de sa part, me dit-elle. Elle a tant pleuré, qu’elle n’a presque pas la force de dire un mot, et elle a une douleur si discrète, qu’elle ne voudrait pas que vous la vissiez comme cela. Elle dit que ce serait bien mal vous récompenser de ce que vous avez fait pour elle, car elle pense que les larmes sont désagréables à voir.

— Désire-t-elle que je revienne un autre jour ?

— Elle n’a pas dit cela ; mais elle a dit : « Ah ! mon Dieu, c’est déjà fini ! quand retrouverais-je… ? » Elle s’est arrêtée. Pais elle a repris : « Dis-lui… Non, rien, rien, remercie-le ; dis-lui que c’est bien bon de sa part, d’avoir chanté pour moi ! que je suis bien reconnaissante. » Je vous le dis, monsieur, et vous vous en allez ?

— Je reviendrai, Toinette !

— Quand ça ?

— Quand faut-il revenir ?

— Dame ! le plus tôt sera le mieux.

— Eh bien, ce soir. Je ne me présenterai pas. Elle ne me verra pas. Je lui épargnerai ainsi la fatigue de s’occuper de moi. Je chanterai dans la campagne, à portée d’être entendu. Mais ne l’avertissez point. Je crois que l’inattendu sera pour beaucoup dans sa jouissance.

— Ah ! monsieur, s’écria Toinette, je voudrais être jeune et jolie pour vous faire plaisir en vous embrassant !

Elle dit cela en rougissant sous son rouge, comme si elle se croyait encore aussi appétissante que modeste, et se sauva comme si j’eusse été d’humeur à la poursuivre.

Cette vieille écervelée me gâte un peu ma Desdemona. Mais, après tout, ce n’est pas sa faute ; je ne suis pas obligé d’embrasser la Muiron, et au fond cette confidente de la tragédie a un très-bon cœur.

Je tins ma parole : je retournai au Temple à l’entrée de la nuit, non sans être épié, je crois, par M. Comtois, mon valet de chambre, qui est fort curieux et qui s’inquiète de mes mœurs. J’entendis madame de Monteluz, qui avait retenu presque toute ma ballade, et qui en cherchait la fin avec ses doigts sur le piano. Placé sous sa fenêtre, le long du rocher, je la répétai plusieurs fois. On fit silence longtemps ; mais tout à coup je vis un spectre auprès de moi : c’était elle. Elle me tendait les deux mains en me disant :

— Merci, merci ! vous êtes bon, vous êtes vraiment bon !

Elle avait la voix émue ; mais l’obscurité m’empêcha de voir si elle avait beaucoup pleuré et si elle pleurait encore. Je ne distinguais d’elle que sa taille élégante sous ses voiles blancs et le pâle ovale de sa tête, penchée vers moi avec une bonhomie languissante.

— Je ne veux pas que vous vous fatiguiez davantage, me dit-elle d’un ton presque amical. Venez vous reposer en jouant un peu du piano.

J’entendis alors la Muiron, dont l’ombre moins svelte se dessina derrière la sienne, lui dire à demi-voix :

— Chez vous ? à cette heure-ci ? comme si elle eût été avide de constater un fait acquis à sa politique.

— Eh bien, pourquoi pas ? répondit madame de Monteluz.

— C’est à cause de ce que l’on pourrait dire, reprit Toinette, qui parla encore plus bas et dont je devinai plutôt que je n’entendis l’observation.

À quoi madame de Monteluz répondit tout haut :

— Je te demande un peu ce que cela peut me faire !

En même temps, elle passa son bras sous le mien et fit quelques pas auprès de moi en remontant vers la maison.

— Prenez garde, madame ! s’écria Toinette. Monsieur, soutenez madame.

En effet, le sentier était fort dangereux ; je l’avais pris pendant le crépuscule pour gagner un rocher isolé dont la situation hardie m’avait tenté ; mais la nuit s’était faite, et, pour regagner les terrasses du jardin, il fallait côtoyer un petit abîme assez menaçant.

— Ne craignez rien pour moi, et regardez à vos pieds, me dit la désolée en prenant les devants avec assurance. Muiron, prends garde toi-même.

— Vous me ferez tomber si vous faites vos imprudences ! lui cria encore la Muiron en s’attachant à moi avec frayeur. Voyez, monsieur, si ce n’est pas déraisonnable ! ça fige le sang ! Ne passez pas par là, madame ; faisons le tour !

Madame de Monteluz ne semblait pas l’entendre. Elle franchit le pas dangereux sans paraître y songer, et, tout étonnée ensuite de l’effroi de la Muiron, elle lui dit :

— Mais de quoi donc t’inquiètes-tu ? Tu sais bien que je n’ai plus le vertige.

Mon ami, il y avait bien des choses dans ce peu de mots, et encore plus peut-être dans ce Qu’est-ce que cela peut me faire ? qu’elle avait dit auparavant. Pour une femme délicate, n’avoir plus le vertige en côtoyant les précipices, c’est ne plus se soucier de la vie. Pour une femme pure, ne pas se soucier de l’opinion, c’est abdiquer ce que les femmes placent au-dessus de leur vertu. Il y a là un abîme de dégoût de toute chose, plus profond que ceux auxquels peut se briser la vie ou la réputation.

Je me demandais, en marchant dans le jardin, silencieux à ses côtés, si je devais me blesser du profond dédain pour ma personne que cette confiance et cette aménité couvraient d’un voile si transparent. J’ai été un peu gâté, tu le sais. J’ai failli devenir fat ou vaniteux au commencement de ma carrière ; tu m’as averti, tu m’as préservé… Pourtant le vieil homme, ou plutôt le jeune homme reparaît apparemment encore quelquefois. J’étais piqué, j’étais sot.

Quand nous rentrâmes dans la pièce que l’ancien propriétaire décorait sans doute du titre usurpé de salon, la figure de madame de Monteluz me frappa comme si je la voyais pour la première fois. Ce n’était plus la même femme qui m’avait surpris et comme effrayé le matin. Elle avait pleuré ; ses beaux yeux limpides en avaient un peu souffert, mais toute sa physionomie en était adoucie et embellie. Un voile de mélancolie s’était répandu sur cette tranquillité sculpturale. Ce n’était plus la mer éclatante et pétrifiée sous la glace, à laquelle je l’avais comparée, c’était un lac bleu doucement ému sous les souffles plaintifs de l’automne.

Je lui fis encore de la musique ; elle me servit elle-même du thé avec des soins charmants qui ne parurent plus lui coûter que de légers efforts de présence d’esprit. Elle parla musique et peinture avec moi, et les noms de plusieurs personnes connues d’elle et de moi dans l’art ou dans le monde vinrent se placer naturellement dans notre entretien et former un lien commun dans nos souvenirs. Elle me dit que j’étais un grand artiste, me questionna sur mes études ; mais, bien que Muiron, qui ne nous quittait pas, en prît occasion pour essayer de m’interroger indirectement sur ma position et mes relations, madame de Monteluz la tint en respect par une discrétion exquise sur tout ce qui sortait tant soit peu du domaine de l’art. Elle parut m’accepter de confiance.

Ma vanité se remit sur ses pieds. Je crus un moment avoir commencé l’œuvre de sa guérison ; mais, en y regardant mieux, je vis que la grâce de cet accueil n’était qu’un plus grand effort d’abnégation. Le peu de curiosité qu’elle me témoignait, au milieu d’une admiration d’artiste plus que satisfaisante pour mon amour-propre, était la plus grande preuve possible de l’oubli, où, comme homme, je suis destiné à être enseveli par elle.

En somme, c’est une femme ravissante, une nature adorable. Tu la connais, si tu te souviens bien de sa figure, qui est le moule exact de son esprit et de son caractère. C’est un esprit sérieux, c’est un caractère angélique. On voit que cette bouche n’a jamais pu dire une médisance, une méchanceté, une dureté quelconque. On sent que cette âme n’a jamais admis la pensée du mal. C’est une musique que sa voix, et toute la douceur, toute l’égalité de son âme, sont dans sa moindre inflexion, dans sa plus insignifiante parole. Elle a pourtant la prononciation nette et le r un peu vibrant des femmes méridionales. Mais une distinction à la fois innée et acquise efface ce que cette habitude a de vulgaire et d’affecté chez les Languedociennes, pour n’y laisser que ce qu’elle a d’harmonieux et de secrètement énergique.

Je n’osais pas la prier de chanter ; ce fut Muiron qui s’en chargea, et j’appuyai sur la proposition.

— Chanter après vous, me dit-elle, serait une grande preuve d’humilité chrétienne, et je n’hésiterais pas si je le pouvais ; mais, aujourd’hui, non ! je ne le pourrais pas ! Un autre jour, si vous voulez.

— Un autre jour ? lui dis-je en me levant. Il me sera donc permis de venir vous distraire encore un peu avec mes chansons ?

— Ai-je dit un autre jour ? répondit-elle. C’est bien présomptueux ! je n’ose pas vous le demander.

— Eh bien, moi, lui dis-je, je le demande comme une grâce ; mais, avant tout, je tiens à ne pas tromper une personne dont je respecte la tristesse, dont je vénère la confiance. Il y a eu malentendu entre mademoiselle Muiron et moi, à coup sûr. Elle vous a dit que j’avais l’honneur d’être connu de vous, puisque vous vous êtes accusée ce matin d’un manque de mémoire. Mademoiselle Muiron s’est trompée absolument. Je ne me suis jamais présenté dans votre famille, je ne vous ai jamais rencontrée dans le monde, je ne vous ai vue qu’au Conservatoire, il y a quatre ans, sans que vous ayez jamais fait la moindre attention à moi.

— Eh bien, répondit-elle avec une bienveillance nonchalante, c’est égal, nous nous connaissons maintenant.

— Non, madame. Je crois que j’ai le bonheur de vous connaître, car il suffit de vous voir… : mais…

— Eh bien, c’est la même chose pour vous, dit-elle en m’interrompant : il suffit de vous entendre ; vous avez l’esprit juste et le cœur vrai. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage pour vous écouter avec sympathie.

— Alors, vous ne m’ordonnez pas, vous me défendez peut-être de vous dire qui je suis ? C’est le comble de l’indifférence.

Le ton un peu amer que, malgré moi, je mis dans ces paroles, parut la frapper. Elle me regarda avec étonnement et jusque dans les yeux, avec une absence de timidité qui était la suprême expression d’une totale absence de coquetterie ; puis elle me tendit la main avec une grande franchise en me disant :

— Non, ce n’est pas de l’indifférence, c’est de la confiance, vous l’avez dit. Si votre figure n’est pas celle d’un galant homme, je suis devenue aveugle ; si votre intelligence n’est pas supérieure, je suis devenue inepte. De votre côté, vous ne m’avez pas regardée une seconde sans voir que j’ai cent ans ; vous n’êtes pas revenu, ce soir, chanter exprès pour moi, sans m’apporter l’aumône d’une profonde pitié. Cela ne m’humilie pas, vous voyez ! je l’accepte, au contraire, avec une véritable reconnaissance. Ne me dites pas qui vous êtes, et revenez demain.

Muiron était bien désappointée de la première partie de cette conclusion. Elle me suivit encore sous prétexte de me reconduire, et finit par me dire naïvement :

— Eh bien, voyons, la, monsieur, puisque vous vouliez donner à madame des éclaircissements sur votre position, donnez-les-moi ; ce sera la même chose !

— Non pas, mon aimable Toinette, lui répondis-je en riant ; ma position, comme vous dites, devient ici, grâce à vous, un secret que je me ferais un devoir de révéler à votre maîtresse, mais que je me fais un plaisir de vous taire.

— Monsieur s’amuse ! dit-elle ; à la bonne heure ! Pourtant il a tort de me traiter si mal. Il me met, moi, dans une position très-délicate.

— Où vous vous êtes jetée résolûment vous-même.

— Plaignez-vous, ingrat ! vous brûliez de voir madame, et vous voilà accueilli par elle comme un ami.

— Vous errez, ma chère. Je ne brûlais pas de la voir et je ne suis pas, et je n’aurai jamais le bonheur d’être son ami.

— Alors… vous nous quittez ? vous ne reviendrez plus ? dit-elle avec effroi.

— Je reviendrai demain et je partirai après-demain. Bonsoir, mademoiselle Toinette.

— Tenez, vous êtes amoureux, fit-elle entre ses dents en me tournant le dos. Eh bien, puisque vous n’avez pas de confiance en moi, ce sera tant pis pour vous !

Je la quittai sur cette belle conclusion, et je me moquai d’elle intérieurement, car je jure…


Je ne sais pas pourquoi d’Argères ne jura pas. Il n’acheva pas sa lettre, il ne l’envoya pas à son ami, il ne partit pas. Huit jours après, il lui en envoya une plus concise que voici :