Advis pour dresser une bibliothèque/Chapitre 4

La bibliothèque libre.

de quelle qualité et condition ils doivent estre.

je diray neantmoins pour ne point obmettre ce qui nous doit servir de guide et de phanal en cette recherche, que la premiere regle que l’on y doit observer est de fournir premierement une bibliotheque de tous les premiers et principaux autheurs vieux et modernes, choisis des meilleures editions, en corps ou en parcelles, et accompagnez de leurs plus doctes et meilleurs interpretes et commentateurs qui se trouvent en chaque faculté, sans oublier celles qui sont le moins communes, et par consequent plus curieuses, comme par exemple des diverses bibles, des peres et des conciles, pour le gros de la theologie, de Lyra, Hugo, Tostat, Salmeron, pour la positive ; de Sainct Thomas, Occham, Durand, Pierre Lombart, Henry de Gand Alexandre de Ales, Gilles de Rome, Albert Le Grand, Aureolus, Burlée, Capreolus, Major, Vasquez, Suarez, pour la scholastique ; des cours civil et canon ; Balde, Barthole, Cujas, Alciat, Du Moulin, pour le droict ; d’Hipocrate, Galien, Paul Eginete, Oribase, Aece, Traillian, Avicenne, Avenzoar ; Fernel, pour la medecine, Ptolomée, Firmicus, Haly, Cardan, Stofler, Gauric, Junctin, pour l’astrologie ; Halhazen, Vitellio, Baccon, Aguillonius, pour l’optique ; Diophante, Boece, Jordan, Tartaglia, Siliseus, Luc De Burgo, Villefranche, pour l’arithmetique ; Artemidore, Apomazar, Synesius, Cardon, pour les songes : et ainsi de tous les autres qu’il seroit trop long et ennuyeux de specifier et nommer precisément.

Secondement d’y mettre tous les vieux et nouveaux autheurs dignes de consideration, en leur propre langue et en l’idiome duquel ils se sont servis, les bibles et rabias en hebrieu, les peres en grec et en latin, Avicenne en arabe, Bocace, Dante, Petrarque, en italien ; et aussi leurs meilleures versions latines, françoises, ou telles qu’on les pourra trouver : ce dernier pour l’usage de plusieurs qui n’ont pas la cognoissance des langues estrangeres, et le premier d’autant qu’il est bien à propos d’avoir les sources d’où tant de ruisseaux coulent en leur propre nature sans art ny desguisement, et que de plus certaine efficace et richesse de conceptions se rencontre d’ordinaire en iceux qui ne peut retenir et conserver son lustre que dans sa propre langue, comme les peintures en leur propre jour : pour ne rien dire de la necessité que l’on en peut avoir à la verification des textes et passages qui sont ordinairement controversez ou revoquez en doute.

Tiercement, ceux qui ont le mieux traicté les parties de quelque science ou faculté telle qu’elle soit, comme Bellarmin les controverses, Tolete et Navarre les cas de conscience, Vesale l’anatomie, Mathiole l’histoire des plantes, Gesner et Aldroandus celle des animaux, Rondelet et Salvianus celles des poissons, Vicomercat les meteores, etc.

En quatriesme lieu, tous ceux qui ont mieux commenté ou expliqué quelque autheur ou livre particulier, comme Pererius la genese, Villalpandus Ezechiel, Maldonat les evangiles, Monlorius et Zabarella les analytiques, Scaliger l’histoire des plantes de Theophraste, Proclus et Marsile Ficin le Platon, Alexandre et Themistius l’Aristote, Flurance Rivault l’Archimede, Theon et Campanus l’Euclide, Cardan Ptolomée : ce qui se doit observer en toutes sortes de livres et traictez vieux ou modernes qui auront rencontré des interpretes et commentateurs.

Puis apres tous ceux qui ont escrit et fait des livres et traictez sur quelque sujet particulier, soit qu’il concerne l’espece ou l’individu, comme Sanchez qui a traicté amplement de matrimonio , de Sainctes et Du Perron de l’eucharistie, Gilbert de l’aimant, Majer de volucri arborea , Scortia, Vendelinus, Nugarola, du Nil : ce qui se doit entendre de toutes sortes de traictez particuliers en matiere de droict, theologie, histoire, medecine, ou quelque autre que ce puisse estre, avec cette discretion neantmoins que celle qui approche le plus de la profession que l’on suit soit preferée aux autres.

En suitte tous ceux qui ont escrit le plus heureusement contre quelque science, ou qui se sont opposez avec plus de doctrine et d’animosité (sans toutesfois rien innover ou changer des principes) aux livres de quelques autheurs des plus celebres et renommez.

C’est pourquoy on ne doit pas negliger Sextus Empiricus, Sanchez, et Agrippa, qui ont fait profession de renverser toutes les sciences, Pic De La Mirande qui a si doctement refuté les astrologues, Eugubinus qui a foudroyé l’impieté des salmonées et irreligieux, Morisotus qui a renversé l’abus des chymistes, Scaliger qui a si bien rencontré contre Cardan qu’il est aujourd’huy plus suivy en quelques endroits d’Allemagne qu’Aristote, Casaubon qui a bien osé attaquer les annales de ce grand cardinal Baronius, argentier qui a pris Galien à tasche, Thomas Eraste qui a pertinemment refuté Paracelse, charpentier qui s’est vigoureusement opposé à Ramus ; et finalement tous ceux qui se sont exercez en pareille escrime, et qui sont tellement enchaisnez les uns avec les autres, qu’il y auroit autant de faute à les lire separément, comme à juger et entendre une partie sans l’autre, ou un contraire sans celuy qui luy est opposé.

Il ne faut aussi obmettre tous ceux qui ont innové ou changé quelque chose és sciences, car c’est proprement flatter l’esclavage et la foiblesse, de nostre esprit, que de couvrir le peu de connoissance que nous avons de ces autheurs sous le mespris qu’il en faut faire, à cause qu’ils se sont opposez aux anciens, et qu’ils ont doctement examiné ce que les autres avoient coustume de recevoir comme par tradition : c’est pourquoy veu que depuis peu plus de trente ou quarante autheurs de nom se sont declarez contre Aristote, que Coopernic, Kepler et Galilaeus ont tout changé l’astronomie ; Paracelse, Severin le danois, du Chesne et Crollius la medecine ; et que plusieurs autres ont introduit de nouveaux principes, et basty sur iceux des ratiocinations estranges, inouyës et non jamais preveuës ; je dis que tous ces autheurs sont tres-necessaires dans une bibliotheque, puis que suivant le dire commun, (…) et que pour n’en demeurer à cette raison si foible, il est certain que la cognoissance de ces livres est tellement utile et fructueuse à celuy qui sçait faire reflexion et tirer profit de tout ce qu’il voit, qu’elle luy fournit une milliace d’ouvertures et de nouvelles conceptions, lesquelles estans receuës dans un esprit docile, universel et desgagé de tous interests, (…), elles le font parler à propos de toutes choses, luy ostent l’admiration, qui est le vray signe de nostre foiblesse, et le façonnent à raisonner sur tout ce qui se presente, avec beaucoup plus de jugement, prevoyance et resolution, que ne fait pas le commun des autres personnes de lettres et de merite.

On doit pareillement avoir cette consideration au choix des livres, de regarder s’ils sont les premiers qui ayent esté composez sur la matiere de laquelle ils traictent, parce qu’il est de la doctrine des hommes comme de l’eau, qui n’est jamais plus belle, plus claire et plus nette qu’à sa source, toute l’invention venant des premiers, et l’imitation avec les redites des autres : comme l’on voit par effet que Reuchlin qui a le premier escrit de la langue hebraïque et de la cabale, Budée de la grecque et des monnoyes, Bodin de la republique, Cocles de la physiognomie, Pierre Lombart et S Thomas de la theologie scholastique, ont mieux rencontré que beaucoup d’autres qui se sont meslez d’en escrire depuis eux.

De plus il faut aussi prendre garde si les matieres qu’ils traictent sont triviales ou peu communes, curieuses ou negligées, espineuses ou faciles, d’autant que l’on peut bien appliquer aux livres curieux et nouveaux, ce que l’on dit de toutes les choses non vulgaires, (…).

Sous l’adveu doncques de ce precepte on doit ouvrir les bibliotheq ues, et recevoir en icelles ceux là, premierement qui ont escrit sur des matieres peu cognuës, et qui n’avoient esté traictées auparavant sinon par fragments et à bastons rompus, comme Licetus qui a escrit de spontaneo viventium ortu, de lucernis antiquorum , Tagliacotius de la façon de refaire les nez coupez, Libavius et Goclin de l’onguent magnetique.

Secondement tous les curieux et non vulgaires, comme sont les livres de Cardan, Pomponace, Brunus, et tous ceux qui traictent de la caballe, mémoire artificielle, art de Lulle, pierre philosophale, divinations, et autres matieres semblables : car encore bien que la plus-part d’icelles n’enseignent rien que des choses vaines et inutiles, et que je les tienne pour des pierres d’achopement à tous ceux qui s’y amusent ; si est-ce neantmoins que pour avoir de quoy contenter les foibles esprits aussi bien que les forts, et satisfaire au moins à ceux qui les veulent voir pour les refuter, il faut recueillir ceux qui en traictent, deussent-ils estre parmy les autres livres d’une bibliotheque, comme les serpens et viperes entre les autres animaux, comme l’ivroye dans le bon bled, comme les espines entre les roses ; et ce à l’exemple du monde où ces choses inutiles et dangereuses accomplissent le chef-d’ œuvre et la fabrique de sa composition.

Cette maxime nous doit faire passer à une autre de pareille consequence, qui est de ne point negliger toutes les œuvres des principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelles et differentes de la nostre plus commune et reverée, comme plus juste et veritable. Car il y a bien de l’apparence, puis que les premiers d’iceux (pour ne parler que des nouveaux) ont esté choisis et tirez d’entre les plus doctes personnages du siecle precedent, qui par je ne sçay qu’elle fantaisie et trop grand amour de la nouveauté quittoient, leur froc et la banniere de l’eglise romaine pour s’enroller sous celle de Luther et Calvin, et que ceux d’aujourd’huy ne sont admis à l’exercice de leur ministere qu’apres un long et rude examen sur les trois langues de la saincte escriture, et les principaux poincts de la philosophie et theologie : il y a bien de l’apparence, dy-je, qu’excepté les passages controversez ils peuvent quelque fois bien rencontrer sur les autres, comme en beaucoup de traictez indifferents sur lesquels ils travaillent souvent avec beaucoup d’industrie et de felicité.

C’est pourquoy puis qu’il est necessaire que nos docteurs les trouvent en quelques lieux pour les refuter, que M De T n’a point fait difficulté de les recueillir, que les anciens peres et docteurs les avoient chez eux, que beaucoup de religieux les gardent en leurs bibliotheques, qu’on ne fait point scrupule d’avoir un thalmud ou un alcoran qui vomissent mille blasphemes contre Jesus-Christ et nostre religion, beaucoup plus dangereux que ceux des heretiques, que Dieu nous permet de tirer profit de nos ennemis, suivant ce qui est dit par le psalmiste, (…), qu’ils ne peuvent estre prejudiciables qu’à ceux qui estans destituez d’une bonne conduitte se laissent emporter au premier vent qui souffle, et s’ombragent de chenevotes ; et pour conclure en un mot, puis que l’intention qui determine toutes nos actions au bien ou mal n’est point vicieuse ny cauterisée ; je croy qu’il n’y a point d’extravagances ou de danger d’avoir dans une bibliotheque (sous la caution neantmoins d’une licence et permission prise de qui il appartiendra) toutes les œuvres des plus doctes et fameux heretiques, tels qu’ont esté Luther, Melancthon, Pomeran, Bucer, Calvin, Beze, Daneau, Gaultier, Hospinian, Paré, Bulenger, Marlorat, Chemnitius, Bernard Occhim, Pierre martyr, Illiricus, Osiander, Musculus, les centuriateurs, Du Jong, Mornay, Du Moulin, voire mesmes plusieurs autres de moindre consequence, (…).

Il faut pareillement tenir pour maxime, que tous les corps et assemblages des divers autheurs qui ont escrit sur un mesme sujet, tels que sont le thalmud, les conciles, la bibliotheque des peres, (…), tous ceux qui contiennent de semblables recueils, doivent necessairement estre mis dans les bibliotheques : d’autant qu’ils nous sauvent en premier lieu la peine de rechercher une infinité de livres grandement rares et curieux ; secondement parce qu’ils font place à beaucoup d’autres, et soulagent une bibliotheque ; tiercement parce qu’ils nous ramassent en un volume et commodément ce qu’il nous faudroit chercher avec beaucoup de peine en plusieurs lieux ; et finalement pource qu’ils tirent apres eux une grande espargne, estant certain qu’il ne faut pas tant de testons pour les acheter, qu’il faudroit d’escus si on vouloit avoir separément tous ceux qu’ils contiennent.

Je tiens encore pour un precepte autant necessaire que les precedents, qu’il faut trier et choisir d’entre le grand nombre de ceux qui ont escrit et escrivent journellement, ceux qui paroissent comme un aigle dans les nuées, ou comme un astre brillant et lumineux parmy les tenebres, j’entends ces esprits qui ne sont pas du commun, (…), et desquels on se peut servir comme de maistres tres-parfaicts en la cognoissance de toutes choses, et de leurs œuvres comme d’une pepiniere de toute sorte de suffisance, pour enrichir une bibliotheque non seulement de tous leurs livres, mais mesme de leurs moindres fragments, papiers descousus, et mots qui leur eschappent.

Car tout ainsi que ce seroit mal employer le lieu et l’argent que de vouloir ramasser toutes les œuvres, et je ne sçay quels fatras de certains autheurs vulgaires et mesprisez : aussi seroit-ce une inexcusable à ceux qui font profession d’avoir tous les meilleurs livres, d’en negliger aucun, par exemple d’Erasme, Chiaconus, Onuphre, Turnebe, Lipse, Genebrard, Antonius Augustinus, Casaubon, Saumaise, Bodin, Cardan, Patrice, Scaliger, Mercurial, et autres, les œuvres desquels il faut prendre à yeux clos et sans aucun choix, le reservant pour ne point nous tromper és livres rampans de ces autheurs qui sont beaucoup plus rudes et grossiers : d’autant que tout ainsi que l’on ne peut trop avoir de ce qui est bon et choisi à l’eslite, de mesme aussi ne sçauroit-on avoir trop peu de ce qui est mauvais, et de quoy l’on ne doit esperer aucune utilité ou profit manifeste.

Il ne faut aussi oublier toutes sortes de lieux communs, dictionaires, meslanges, diverses leçons, recueils de sentences, et telles autres sortes de repertoires, parce que c’est autant de chemin fait et de matiere preparée pour ceux qui ont l’industrie d’en user avec advantage, estant certain qu’il y en a beaucoup qui font merveille de parler et d’escrire sans qu’ils ayent guere veu d’autres volumes que ces mentionnés ; d’où vient que l’on dit communément que le calepin, qui se prend pour toutes sortes de dictionaires, est le gaignepain des regens, et quand je diray de beaucoup d’entre les plus fameux personnages, ce ne sera pas sans raison, puis qu’un des plus celebres entre les derniers en avoit plus d’une cinquantaine où il estudioit perpetuellement, et que le mesme ayant trouvé un mot difficile à l’ouverture du livre des equivoques, comme il luy fut presenté, il eut incontinent recours à l’un de ces dictionaires, et transcrivit d’iceluy plus d’une page d’escriture sur la marge dudit livre, et ce en presence de l’un de mes amis et des siens, auquel il ne se peut garder de dire que ceux qui verroient cette remarque croiroient facilement qu’il auroit esté plus de deux jours à la faire, combien qu’il n’eust eu que la peine de la descrire. Et pour moy je tiens ces collections grandement utiles et necessaires, eu esgard que la briefveté de nostre vie et la multitude des choses qu’il faut aujourd’huy sçavoir pour estre mis au rang des hommes doctes ne nous permettent pas de pouvoir tout faire de nous mesme : joint que n’estant permis à un chacun ny en tous siecles de pouvoir travailler à ses propres frais et despens, et sans rien emprunter d’autruy, quel mal y a-il si ceux qui ont l’industrie d’imiter la nature et de tellement diversifier et approprier à leur sujet ce qu’ils tirent des autres, (…), empruntent de ceux qui semblent n’estre faicts que pour prester, et puisent dans les reservoirs et magasins destinez à cet effet, puis que nous voyons d’ordinaire que les peintres et les architectes font des ouvrages excellens et admirables par le moyen des couleurs et materiaux que les autres leur broyent et leur preparent.

Finalement il faut pratiquer en cette occasion l’aphorisme d’Hipocrate, qui nous advertit de donner quelque chose au temps, au lieu et à la coustume, c’est à dire, que certaine sorte de livres ayant quelque fois le bruit et la vogue en un pays qui ne l’a pas en d’autres, et au siecle present qui ne l’avoit pas au passé, il est bien à propos de faire plus grande provision d’iceux que non pas des autres, ou au moins d’en avoir une telle quantité, qu’elle puisse tesmoigner que l’on s’accommode au temps, et que l’on n’est pas ignorant de la mode et de l’inclination des hommes. Et de là vient que l’on trouve ordinairement dans les bibliotheques de Rome, Naples et Florance beaucoup de positive, dans celles de Milan et Pavie beaucoup de jurisprudence, dans celles d’Espagne et les vieilles de Cambrige et Oxfort en Angleterre beaucoup de scholastiques, et dans celles de France beaucoup d’histoires et controverses.

Pareille diversité s’estant fait aussi remarquer en la suitte des siecles, à raison de la vogue qu’ont eu consecutivement la philosophie de Platon, celle d’Aristote, la scholastique, les langues et la controverse, qui ont toutes chacunes à leur tour dominé en divers temps, comme nous voyons que l’estude des morales et politiques occupe maintenant la plus-part des meilleurs et plus forts esprits de celuy-cy, pendant que les plus foibles s’amusent apres les fictions et romans, desquels je ne diray rien autre chose, sinon ce qui fut dit autrefois par Symmaque de semblables narrations, (…).

Ces preceptes et maximes communes estans si amplement expliquées, il ne reste plus pour accomplir ce titre de la qualité des livres, que d’en proposer deux ou trois autres, lesquelles seront indubitablement receuës comme extravagantes et tres-propres à heurter l’opinion commune et inveterée dans les esprits de beaucoup, qui n’estiment les autheurs que par le nombre ou la grosseur de leurs volumes, et ne jugent de leur merite et valeur que par ce qui a coustume de nous faire mespriser toutes les autres choses, sçavoir leur grande vieillesse et caducité, semblables en cela au vieillard d’Horace, lequel nous est representé dans ses œuvres, (…) : la nature de ces esprits dominez estant pour l’ordinaire si esprise et amoureuse de ces images et pieces antiques, qu’ils ne voudroient pas regarder de bien loing quelque livre que se puisse estre si son autheur n’est beaucoup plus vieil que la mere d’Evandre, ou que les ayeuls de Carpentra, ny croire que le temps puisse estre bien employé à la lecture des modernes, parce que suivant leur dire ils ne sont que des rapsodeurs, copistes ou plagiaires, et n’approchent en rien de l’esloquence, de la doctrine et des belles conceptions des anciens, ausquels pour cette cause ils se tiennent aussi fermement attachez comme le poulpe fait à la roche, sans se partir en aucune façon de leurs livres ou de leur doctrine, qu’ils n’estiment jamais comprendre qu’apres l’avoir remaschée tout le temps de leur vie : d’où ce n’est point chose extraordinaire si au bout du compte et apres avoir bien sué et travaillé ils ressemblent à cet ignorant Marcellus qui se vantoit par tout d’avoir leu huict fois Thucidide, ou à ce Nonnus duquel parle Suidas qui avoit leu dix fois tout son Demosthene, sans avoir jamais sceu plaider ou discourir de chose quelconque. Et à vray dire il n’y a rien si propre à faire devenir un homme pedant et l’esloigner du sens commun, que de mespriser tous les autheurs modernes, pour courtiser seulement quelques-uns des anciens, comme s’ils estoient seuls paisibles gardiens des plus grandes faveurs que peut esperer l’esprit de l’homme, ou que la nature, jalouse de l’honneur et du credit de ses fils aisnez, eust voulu pousser sa puissance jusques à l’extremité pour les combler de ses graces et liberalitez à nostre prejudice : certes je ne croy pas qu’autres que ces messieurs les antiquaires se puissent arrester à telles opinions, ou se repaistre de telles fables, veu que tant de nouvelles inventions, tant de nouveaux dogmes et principes, tant de changemens divers et inopinez, tant de livres doctes, de fameux personnages, de nouvelles conceptions, et finalement tant de merveilles que nous voyons tous les jours naistre, tesmoignent assez que les esprits sont plus forts, polis et deliez qu’ils ne furent jamais, et que l’on peut dire et jourd’huy avec toute asseurance et verité, (…).

D’où l’on peut inferer que ce seroit une grande faute à celuy qui fait profession d’assembler une bibliotheque, de ne point mettre en icelle Piccolomini, Zabarelle, Achillin, Niphus, Pomponace, Licetus, Cremonin, aupres des vieux interpretes d’Aristote, Alciat, Tiraqueau, Cuias, Du Moulin, aupres le code et le digeste ; la somme d’Alexandre De Ales et de Henry De Gandavo, aupres de celle de S Thomas ; Clavius, Maurolic et Viette, aupres d’Euclide et Archimede ; Montagne, Charon, Verulam, aupres de Seneque et Plutarque Fernel, Sylvius, Fusth, Cardan, aupres de Galien et d’Avicenne ; Erasme, Casaubon, Scaliger, Saumaise, aupres de Varron ; Commines, Guicciardin, Sleidan, aupres de Tite-Live et Corneille Tacite, l’Arioste, Tasso, Du Bertas, aupres Homere et Virgile, et ainsi consecut ivement de tous les modernes plus fameux et renommez : veu que si le capricieux Boccalini avoit entrepris de les balancer avec les anciens, peut-estre en trouveroit-il beaucoup de plus foibles, et fort peu qui les surpassent.

La seconde maxime, qui ne semblera, peut-estre, moins tenir du paradoxe que cette premiere, est directement contre l’opinion de ceux qui n’estiment les livres qu’au prix et à la grosseur, et qui sont bien aises et se croyent bien honorez d’avoir un Tostat dans leurs bibliotheques, parce qu’il y a quatorze volumes, ou un Salmeron, parce qu’il y en a huict, negligeans de recueillir et ramasser une infinité de petits livrets pa rmy lesquels il s’en trouve souvent de si bien faicts et doctement composez, qu’il y a plus de profit et de contentement à les lire, que non pas beaucoup d’autres de ces rudes et pesantes masses indigestes et mal polies, au moins pour la plus-part ; le dire de Seneque estant tres-veritable, (…), ne pouvant estre appliqué à ces livres monstrueux et gigantins : comme en effet il est presque impossible que l’esprit demeure tousjours tendu à ces grands labeurs, et que le ramas et la grande confusion des choses que l’on veut dire n’estouffent la fantaisie et n’embroüillent trop la raciocination ; où au contraire ce qui nous doit faire estimer les petits livres, qui traictent, neantmoins de choses serieuses ou de quelque beau point relevé, c’est que l’autheur d’iceux domine entierement à son sujet, comme l’ouvrier et l’artisan fait à sa matiere, et qu’il peut mieux le remascher, cuire, digerer, polir et former à sa fantaisie, que non pas les vastes collections de ces grands et prodigieux volumes, qui pour cette cause sont le plus souvent des panspermies, des cahos et abysmes de confusion, (…).

Et de là vient un succez si inegal qui se fait remarquer entre les uns et les autres, comme par exemple entre les satyres de Perse et de Philelphe, l’examen des esprits de Huarto et celuy de Zara, l’arithemetique de Ramus et celle de Forcadel, le prince de Machiavel et celuy de plus de cinquante pedants, la logique de Du Moulin et celle de Vallius, les annales de Volusius et l’histoire de Saluste, le manuël d’Epictete et les secrets moraux de Loriot, les œuvres de Fracastor et celles d’une infinité de philosophes et medecins ; tant est veritable ce qu’a fort bien dit S Thomas, (…), et ce que Cornelius Gallus avoit aussi coustume de se promettre de ses petites elegies, (…).

Mais ce qui me fait le plus estonner en cette rencontre, c’est que tel negligera les œuvres et opuscules de quelque autheur, pendant qu’elles sont esparses et separées, qui brusle par apres du desir de les avoir quand elles sont recueillies et ramassées en un volume : et tel negligera, par exemple, les oraisons de Jacques Criton, parce qu’elles ne se trouvent qu’imprimées separément, qui aura dans sa bibliotheque celles de Raymond, Gallutius, Nigronius, Bencius, Perpinian, et de beaucoup d’autres autheurs, non pas qu’elles soient meilleures ou plus disertes et esloquentes que celles de ce docte escossois, mais parce qu’elles se trouvent reserrées et contenuës dans de certains volumes. Certes si tous les petits livres devoient estre negligez, il ne faudroit tenir compte des opuscules de S Augustin, des morales de Plutarque, des livres de Galien, ny de la plus-part de ceux d’Erasme, de Lipse, Turnebe, Mizault, Sylvius, Calcagnin, François Pic, et de beaucoup d’autheurs semblables, non plus que de trente ou quarante petits autheurs en medecine et philosophie des meilleurs et plus anciens d’entre les grecs, et de beaucoup d’avantage d’entre les theologiens, parce qu’ils ont tous esté divulguez à part et separément les uns apres les autres, et en si petit volume, que les plus grands d’iceux n’excedent pas souvent un demy alphabet. C’est pourquoy, puis que l’on peut assembler par la relieure ce qui ne l’a point esté par l’impression, conjoindre avec d’autres ce qui se perdroit s’il estoit seul, et qu’il se rencontre en effet une infinité de matieres qui n’ont esté traictées que dans ces petits livres, desquels on peut dire à bon droict comme Virgile des abeilles, (…) : il me semble qu’il est tres à propos de les tirer des estalages, des vieux magazins, et de tous les lieux où ils se rencontrent, pour les faire relier avec ceux qui sont ou de mesme autheur, ou de pareille matiere, et puis apres les mettre dans une bibliotheque, où je m’asseure qu’ils feront admirer l’industrie et la diligence des Esculapes qui ont si bien sceu rejoindre et rassembler les membres desunis et separez de ces pauvres Hippolites.

La troisiesme, que l’on jugeroit de prime face estre contraire à la premiere, combat particulierement l’opinion de ceux qui sont tellement coiffez et embeguinez de tous les nouveaux livres, qu’ils negligent et ne tiennent compte non de tous les anciens, mais des autheurs qui ont eu la vogue et qui ont paru fleurissans et renommez depuis six ou se pt cens ans, c’est à dire, depuis le siecle de Boece, Symmaque, Sydonius et Cassiodore, jusques à celuy de Picus.

Politian, Hermolaus, Gaza, Philelphe, Poge et Trapezonce, comme sont beaucoup de philosophes, theologiens, jurisconsultes, medecins, et astrologues, que leur seule impression noire et gothique met dans le dégoust des plus delicats estudians de ce siecle, et ne permet pas qu’ils les puissent regarder qu’à la honte et au mespris de ceux qui les ont composez. Ce qui vient proprement de ce que les siecles ou les esprits qui paroissent en iceux ont des genies divers et des inclinations du tout differentes, ne demeurans gueres dans un mesme ton de pareille estude ou affection aux sciences, et n’ayans rien si asseuré que leur vicissitude ou changement. Comme en effet nous voyons qu’incontinent apres la naissance de la religion chrestienne (pour ne prendre les choses de plus haut) la philosophie de Platon estoit universellement suivie dans les escholes, et que la pluspart des peres estoient platoniciens : ce qui dura jusques à ce qu’Alexandre Aphrodisée luy donna puissamment du coulde pour installer celle des peripateticiens, et tracer le chemin aux interpretes grecs et latins, qui demeurerent tellement attachez à l’explication du texte d’Aristote, que l’on y croit encore sans beaucoup de fruict, si les questionnaires et scholastiques, induits par Abelard, ne se fussent mis sur les rangs pour dominer par tout, avec une approbation la plus grande et la plus universelle qui ait jamais esté donnée à chose quelconque, et ce par l’espace d’environ cinq ou six siecles, apres lesquels les heretiques nous rappellerent à l’interpretation des sainctes lettres, et furent occasion de nous faire lire la bible et les saincts peres, qui avoient tousjours esté negligez parmy ces ergotismes : en suitte de quoy la controverse a maintenant lieu pource qui est de la theologie, et les questionnaires avec les novateurs, qui bastissent sur de nouveaux principes, ou restablissent ceux des anciens Empedocle, Epicure, Philolaus, Pithagore, et Democrite, pour la philosophie ; les autres facultez n’ayans esté exemptes de pareils changemens, parmy lesquels c’est tousjours l’ordinaire des esprits qui suivent ces fougues et changemens, comme le poisson fait la marée, de ne se plus soucier de ce qu’ils ont une fois quitté, et de dire temerairement avec le poëte Calphurne, (…).

De façon que la pluspart des bons autheurs demeurent parce moyen sur la greve abandonnez et negligez d’un chacun, pendant que de nouveaux censeurs ou plagiaires s’introduisent en leur place et s’enrichissent de leurs despoüilles. Et à la verité c’est une chose estrange et peu raisonnable, que nous suivions et approuvions, par exemple, le college des Conimbres et Suarez en ce qui est de la philosophie, et que nous venions à negliger les œuvres d’Albert Le Grand, Niphus, Aegidius, Saxonia, Pomponace, Achillin, Hervié, Durand, Zimare, Buccaferre, et d’un grand nombre de semblables, desquels tous ces gros livres que nous suivons maintenant sont compilez et transcrits mot pour mot : que nous faisions une estime nompareille d’Amatus, Thrivier, Capivacce, Montanus, Valescus, et de presque tous les medecins modernes, et que nous ayons honte de fournir une bibliotheque des livres de Hugo Senensis, Jacobus De Forlivio, Jacques Des Parts, Valescus, Gordon, Thomas, Dinus, et de tous les avicennistes, qui ont veritablement suivy le genie de leur siecle, rude et grossier en ce qui estoit de la barbarie de la langue latine, mais qui ont tellement penetré le fonds de la medecine, au recit mesme de Cardan, que beaucoup de nos modernes n’ayans pas assez de resolution, de constance et d’assiduité pour les suivre et imiter, sont contraints de prendre quelques de leurs raisons pour les revestir à la mode, et en faire parade et jactance, demeurans tousjours sur la superficie des fleurs et du langage, où sans penetrer plus avant, (…).

Quoy doncques sera-il dit que Scaliger et Cardan, les deux plus grands personnages du dernier siecle, s’accordent en un seul poinct, qui concerne les loüanges de Richard Suisset, autrement nommé Calculator, qui vivoit il n’y a que trois cens ans, pour le mettre au rang des dix plus grands esprits qui ayent jamais esté, sans que nous puissions trouver ses œuvres dans toutes les plus fameuses bibliotheques ? Et qu’elle apparence y a-il que les sectateurs d’Occham prince des nominaux soient eternellement privez de voir ses œuvres, aussi bien que tous les philosophes celles de ce grand et renommé Avicenne ? Certes, il me semble que c’est apporter peu de jugement au choix et à la cognoissance des livres, que de negliger tous ces autheurs qui devroient estre tant plus recherchez que plus ils sont rares, et qu’ils pourront d’oresnavant tenir la place des manuscripts, puis que l’esperance est comme perduë qu’on les remette jamais sous la presse.

Finalement la quatriesme et derniere de ces maximes n’a pour but que le choix et triage que l’on doit faire des manuscripts, pour s’opposer à cette façon introduitte et receuë de beaucoup par la grande vogue qu’ont maintenant les critiques, qui nous ont appris et accoustumez à faire plus d’estat de quelques manuscripts de Virgile, Suetone, Perse, Terence, ou quelques autres d’entre les vieux autheurs, que non pas de ceux des galands hommes qui n’ont jamais esté veus ny imprimez : comme s’il y avoit quelque apparence de suivre tousjours le caprice ou les imaginations et tromperies de ces nouveaux censeurs et grammairiens, qui employent inutilement le meilleur de leur âge à forger des conjectures et mandier les corrections du Vatican, pour changer, corriger ou suppléer le texte de quelque autheur qui aura, peut-estre, des-ja consommé le labeur de dix ou douze hommes, quoy qu’on s’en peut passer facilement à un besoin : ou que ce ne fust pas une chose miserable et digne de commiseration de laisser perdre et pourrir entre les mains de quelques possesseurs ignorans les veilles et les labeurs d’une infinité de grands personnages qui ont sué et travaillé, peut estre, tout le temps de leur vie pour nous donner la cognoissance de ce qui estoit auparavant incognu, ou esclaircir quelque matiere utile et necessaire. Et ce neantmoins l’exemple de ces censeurs a esté telle, et leur auctorité si forte et puissante, que nonobstant le dégoust que nous ont donné Robortel et quelques autres d’entre eux, mesme de ces manuscripts, ils ont tellement neantmoins ensorcelé le monde à leur recherche, qu’il n’y a qu’eux aujourd’huy qui soient en vogue et jugez dignes d’estre mis dans les bibliotheques, (…) ! C’est pourquoy puis qu’il est de l’essence d’une bibliotheque d’avoir grand nombre de manuscripts, parce qu’ils sont maintenant les plus estimez et les moins communs ; j’estime, m. Sous le respect de votre meilleur advis, qu’il seroit tres à propos de poursuivre comme vous avez commencé, en fournissant la vostre de ceux qui ont esté composez à pur et à plein sur quelque belle matiere, pareils à ceux-là que vous avéz des-ja fait rechercher non seulement icy, mais à Constantinople, et tous ceux que l’on peut avoir de beaucoup d’autheurs anciens et nouveaux, specifiez par Neander, Cardan, Gesner, et par tous les catalogues des meilleures bibliotheques ; que non pas de toutes ces copies de livres qui ont des-ja esté imprimez, et qui ne peuvent tout au plus nous soulager que de quelques et vaines legeres conjectures. Combien toutesfois que ce ne soit pas mon intention de mettre dans le mespris et faire negliger totalement cette sorte de livres, sçachant bien par l’exemple de Ptolomée qu’elle estime on doit tousjours faire des autographes ; ou de ces deux sortes de manuscripts que Robortel, pour ce qui est de la critique, prefere à tous les autres.

J’adjouste en fin pour clorre et fermer ce poinct de la qualité des livres, que pour ce qui est tant de cette sorte que des imprimez, il ne faut pas seulement observer les circonstances susdites, et les choisir suivant icelle, comme par exemple, s’il est question de la republique de Bodin, inferer qu’on la doit prendre, parce que l’autheur a esté des plus fameux et renommez de son siecle, et qui a le premier entre les modernes traicté de ce sujet, que la matiere en est grandement necessaire, et recherchée au temps où nous sommes, que le livre est commun, traduit en plusieurs langues, et imprimé presque tous les cinq ou six ans. Mais qu’il faut encore observer celle-cy, sçavoir, d’acheter un livre quand l’autheur en est bon, quoy que la matiere en soit commune et triviale, ou bien quand la matiere en est difficile et peu cognuë, quoy que l’autheur ne soit pas estimé ; et en pratiquer ainsi une infinité d’autres qui se rencontrent dans les occasions, sans qu’on les puisse facilement reduire en art ou methode.

Ce qui me fait croire que celuy-là se peut dignement acquitter de cette charge qui n’a point le jugement fourbe, temeraire, rempli d’extravagances, et preoccupé de ces opinions pueriles, qui excitent beaucoup de personnes à mespriser et rebuter promptement tout ce qui n’est pas à leur goust, comme si chacun se devoit regler suivant les caprices de leurs fantaisies, ou que ce ne fust pas le devoir d’un homme sage et prudent de parler de toutes choses avec indifference, et n’en juger jamais suivant l’estime qu’en font les uns ou les autres, mais plustost suivant le jugement qu’il en faut faire eu esgard à leur propre usage et nature.