Advis pour dresser une bibliothèque/Chapitre 3

La bibliothèque libre.

la quantité de livres qu’il y faut mettre.

cette difficulté premiere estant ainsi deduite et expliquée, celle qui la doit suivre et costoyer de plus prés nous oblige à rechercher s’il est à propos de faire un grand amas de livres, et rendre une bibliotheque celebre, sinon par la qualité, au moins par la nompareille et prodigieuse quantité de ses volumes. Car il est vray que c’est l’opinion de beaucoup, que les livres sont semblables aux loix et sentences des jurisconsultes, lesquelles (…), et qu’il appartient à celuy là seul de discourir à propos sur quelque poinct de doctrine qui s’est le moins occupé à la diverse lecture de ceux qui en ont escrit. Et en effect il semble que ces beaux preceptes et advertissemens moraux de Seneque, (…), et plusieurs autres semblables qu’il nous donne en cinq ou six endroits de ses œuvres puissent aucunement favoriser et fortifier cette opinion par l’auctorité de ce grand personnage.

Mais si nous la voulons renverser entierement pour establir la nostre, comme plus probable, il ne faut que se fonder sur la difference qu’il y a entre le travail d’un particulier et l’ambition de celuy qui veut paroistre par le moyen de sa bibliotheque, ou entre celuy qui ne veut satisfaire qu’à soy mesme, et celuy qui ne cherche qu’à contenter et obliger le public. Car il est certain que toutes ces raisons precedentes ne butent qu’à l’instruction de ceux qui veulent judicieusement et avec ordre et methode faire quelque progrez en la faculté qu’ils suivent, ou plustost à la condamnation de ceux qui tranchent des sçavans et contrefont les capables, encores qu’ils ne voyent non plus ce grand amas de livres qu’ils ont fait, que les bossus (ausquels le Roy Alphonse avoit coustume de les comparer) cette grosse masse qu’ils portent derriere eux. Ce qui est à bon droict blasmé par Seneque és lieux alleguez cy-dessus, et plus ouvertement encore quand il dit, (…) ? Comme aussi par cet epigramme qu’Ausone avec beaucoup de grace et naïfveté addressé ad philomusum, (…) . Mais vous, m. Qui estes en reputation de plus sçavoir que l’on ne vous a peu enseigner, et qui vous privez de toute sorte de contentement pour jouyr et vous plonger tout à fait dans celuy que vous prenez à courtiser les bons autheurs, c’est à vous proprement à qui il appartient d’avoir une bibliotheque des plus augustes et des plus amples qui ait jamais esté à celle fin qu’il ne soit dit à l’advenir qu’il n’a tenu qu’au peu de soin que vous aurez eu de donner cette piece au public et à vous mesme, que toutes les actions de vostre vie n’ayent surpassé les faits heroïques de tous les plus grands personnages. C’est pourquoy j’estimeray tousjours qu’il est tres à propos de recueillir pour cet effect toutes sortes de livres, (sous quelques precautions neantmoins que je deduiray cy-apres) puis qu’une bibliotheque dressée pour l’usage du public doit estre universelle, et qu’elle ne peut pas estre telle si elle ne contient tous les principaux autheurs qui ont escrit sur la grande diversité des sujets particuliers, et principalement sur tous les arts et sciences, desquels si on vient à considerer le grand nombre dans le panepistemon

d’Ange Politian, ou dans un autre catalogue fort exact qui en a esté dressé depuis peu ; je ne fay aucun doute qu’on ne juge par la grande quantité de livres qui se rencontre ordinairement dans les bibliotheques sur dix ou douze d’icelles, du plus grand nombre qu’il en faudroit avoir pour contenter la curiosité des lecteurs sur toutes les autres. D’où je ne m’estonne point si Ptolomée roy d’Égypte avoit amassé pour cet effet non cent mil volumes, comme veut Cedrenus, non quatre cens mille, comme dit Seneque, non cinq cens mille, comme l’asseure Josephe, mais sept cens mille, comme tesmoignent et demeurent d’accord Aulugelle, Ammian Marcellin, Sabellic, et Volaterran : ou si Eumenes fils d’Attalus en avoit recueilly deux cens mille, Constantin six vingts mille, Samonique precepteur de l’empereur Gordian Le Jeune soixante et deux mille, Epaphroditus simple grammairien trente mille ; et si Richard De Bury, M De Thou, et le chevalier Bodlevi en ont fait si bonne provision, que le seul catalogue de chacune de leurs bibliotheques peut faire un juste volume.

Aussi faut-il confesser qu’il n’y a rien qui rende une bibliotheque plus recommandable que lors qu’un chacun y trouve ce qu’il cherche, ne l’ayant peu trouver ailleurs, estant necessaire de poser pour maxime, qu’il n’y a livre tant soit-il mauvais ou descrié qui ne soit recherché de quelqu’un avec le temps, parce que suivant le dire du poëte satyrique, (…). Et de plus il faut encore croire que tout homme qui recherche un livre le juge bon, et le jugeant tel sans le pouvoir trouver, est contraint de l’estimer curieux et grandement rare, de sorte, que venant en fin à le rencontrer en quelque bibliotheque, il se persuade facilement que le maistre d’icelle le cognoissoit aussi bien que luy, et l’avoit acheté pour les mesmes intentions qui l’excitoient à le rechercher, et en suitte de ce conçoit une estime nompareille et du maistre et de la bibliotheque, laquelle venant puis apres à estre publiée, il ne faut que peu de rencontres semblables, jointe à la commune opinion du vulgaire, (…), pour satisfaire et recompenser un homme qui a tant soit peu l’honneur et la gloire en recommendation de tous ses frais et de toute sa peine. Et de plus si on veut entrer en consideration des temps, des lieux, et des inventions nouvelles, personne de jugement ne peut douter qu’il ne nous soit maintenant plus facile d’avoir des milliers de livres qu’il n’estoit aux anciens d’en avoir des centaines, et que par consequent ce nous seroit une honte et un reproche eternel si nous leur estions inferieurs en ce point, où ils peuvent estre surmontez avec tant d’avantage et de facilité. Finalement comme la qualité des livres augmente de beaucoup l’estime d’une bibliotheque envers ceux qui ont le moyen et le loisir de la reconnoistre, aussi faut-il advoüer que la seule quantité d’iceux la met en lustre et en credit, tant envers les estrangers et passans, que beaucoup d’autres qui n’ont pas le temps ny la commodité de la fueilleter aussi curieusement en particulier, comme il leur est facile de juger promptement par le grand nombre de ses volumes qu’il y en doit avoir une infinité de bons, signalez et remarquables.

Toutesfois pour ne laisser cette quantité infinie ne l’a definissant point, et aussi pour ne jetter les curieux hors d’esperance de pouvoir accomplir et venir à bout de cette belle entreprise, il me semble qu’il est à propos de faire comme les medecins, qui ordonnent la quantité des drogues suivant la qualité d’icelles, et de dire que l’on ne peut manquer de recueillir tous ceux qui auront les qualitez et conditions requises pour estre mis dans une bibliotheque. Ce que pour connoistre il se faut servir de plusieurs diorismes et precautions, qui peuvent estre beaucoup plus facilement pratiquées à la rencontre des occasions par ceux qui ont une grande routine des livres, et qui jugent sainement et sans passion de toutes choses, que deduites et couchées par escrit, veu qu’elles sont presque infinies, et que pour le confesser ingenuëment quelqu’unes d’icelles combattent les opinions communes, et tiennent du paradoxe.