Le Christ, seul, à la voûte du firmament.
Depuis l’heure où Ahasvérus m’a rendu mon calice,
ma plaie s’est rouverte à mon côté ; mes larmes
pleuvent dans l’abîme. Les quatre vents se
partagent au sort ma tunique de nuages. Le
souffle de ma poitrine fait vaciller la lampe
du monde qui s’éteint. Autour de mes degrés,
mes pas se traînent comme autrefois les
couleuvres sur les pierres du Golgotha ;
et mes longs cheveux s’amassent sur mon cœur,
comme un orage tout gonflé des pleurs de la terre.
Univers, basilique ruinée, qui avais un escalier
d’étoiles pour monter à ta tour infinie, et qui
m’as attaché à ta voûte, pourquoi as-tu laissé
l’heure s’arrêter sur ton horloge ? Pourquoi
as-tu laissé tomber à moitié sur ton pavé ta
nef du firmament ? Pourquoi as-tu brisé, en
colère, tes vitraux d’azur du ciel à ta
fenêtre ? Pourquoi as-tu dit aux orties de
monter jusqu’à ma place, au ver de scier mon
banc par le pied, et aux étoiles d’argent de
sonner leur glas dans le ciel, comme le soir de
la fête des morts ?
Ah ! C’est que le ciel est vide ; c’est que je
suis seul au firmament.
L’un après l’autre, tous les anges ont
plié leurs ailes, comme l’aigle quand il est
devenu vieux. Ma mère Marie est morte ; et mon
père Jéhovah m’a dit sur son chevet : Christ,
mon âge est venu. J’ai vécu assez de siècles de
siècles ; les mondes me pèsent à soulever. Ma
paupière de diamants s’est usée à regarder mes
soleils allumés. Ma tête chauve a été trop
battue par l’inexorable tempête. J’ai froid.
Mes pieds ont fait trop souvent jusqu’au bout
leur course éternelle. Je suis las. Ma langue
dans ma bouche a appelé du néant l’un après
l’autre trop de mondes. J’ai soif. Ma vieillesse
est trop grande ; je ne vois plus luire ton
auréole. Va ! Ton père est mort.
Le firmament a secoué son dieu de sa branche
comme le figuier ses feuilles. Mon toit a été
enlevé et la mort pleut sur ma figure. Si loin
que les mondes fourmillent, je n’entends plus
que mon cœur qui bat ; si loin que mes yeux
puissent voir, je ne vois plus que mon sang qui
dégoutte de ma plaie. Oui, coule, mon sang ;
coule du plus loin de mon cœur : cette fois
le lin de Judée ne t’étanchera plus, le baume
de Syrie ne te sèchera plus, et l’eau de
source ne te lavera plus.
Où sont mes nasses et mes filets de pêcheur dans
ma maison de Nazareth ? Où sont les cadeaux
que m’ont donnés les rois mages dans mon
berceau ? Où est mon agonie dans le jardin
des oliviers ? Alors, le soleil me faisait mon
auréole, les lions du désert et les griffons
léchaient ma blessure en pleurant. à présent,
les soleils me regardent et ne réchauffent plus
mon sein ; le vent passe sans demander qui je
suis ; le néant sur sa porte coud mon linceul,
et, pour mon auréole, il met sur ma tête sa
vide couronne.
Adieu, mondes, étoiles, rosée du matin et du soir qui m’avez salué par mon nom, quand j’étais petit enfant. Adieu, lacs de montagnes dont je remplissais la coupe, nuées que je portais sur mes épaules, comme une palme bénite. Mer, oh ! Qui prendra soin demain de tous tes flots quand tu seras endormie ? Oiseau des bois, qui fera à ton petit son habit de duvet, pendant que tu iras par les champs ? Désert d’Arabie, qui te donnera à boire sur le bord de ta citerne, quand tu auras soif ? Pauvre étoile voyageuse, qui te réchauffera dans ses mains, quand tu seras égarée dans la nuit froide ? Flot de soleils, vague infinie, qui te dira demain, à toute heure, dans toute langue, en tout lieu : je t’aime, quand tu soupireras si tristement en léchant tes rives ?
Mondes, étoiles, rosée du matin et du soir,
est-il donc vrai ? Dans la nuit, dans le jour,
au loin, à l’alentour, n’y a-t-il donc plus
personne ?
L’Echo.
Personne.
Le Christ.
Plus noir que le fiel de Pilate, le doute
remplit ma coupe et mouille mes lèvres. Si je ne
mettais pas le doigt dans ma plaie, ma bouche ne
saurait plus dire mon nom, et le Christ ne
croirait plus au Christ.
Qui ai-je été ? Qui suis-je ? Qui serai-je demain ?
Verbe sans vie ? Ou vie sans verbe ? Monde sans
Dieu ? Ou Dieu sans monde ? Même néant.
Mon père, ma mère, mon église avec l’ encens de tant
d’âmes, était-ce donc un rêve ? Ah ! Un rêve de
Dieu dans ma couche éternelle ? Et ce cri de
l’univers, entrecoupé d’un soupir si long,
était-ce ma voix qui, toute seule, sans ma
pensée, balbutiait dans mon sommeil ?
Ma bannière du ciel, n’était-ce rien que mon
suaire ? Et ce pleur infini que pleurait toute
chose, étaient-ce donc mes larmes qui tombaient
de ma paupière trop lassée pour les sentir
couler ?
Vie, vérité, mensonge, amour, haine, fiel et
vinaigre mêlés ensemble dans mon ciboire, oui,
l’univers, c’était moi. Et moi, je suis une
ombre ; je suis l’ombre qui toujours passe ;
je suis le pleur qui toujours coule ; je suis le
soupir qui toujours recommence ; je suis la mort
qui toujours agonise ; je suis le rien qui toujours
doute de son doute, et le néant qui toujours se
renie.
Quoi ! Personne après moi dans la nuit ? Personne
dans le jour ? Personne dans le puits de l’abîme ?
L’Eternité.
Moi, je suis encore dans le puits de l’abîme. Mon
sein est celui d’une femme, mais je ne suis pas
ta mère Marie ; mon front est celui d’un devin,
mais je ne suis pas ton père Jéhovah.
Le Christ.
Aidez-moi à pleurer.
L’Eternité.
Je n’ai point de larmes pour pleurer dans ma
grande paupière.
Le Christ.
Où les avez-vous versées ?
L’Eternité.
Mes yeux sont secs.
Le Chris t.
Les mondes sont orphelins. Aimez-les à ma place,
quand je ne serai plus.
L’Eternité.
Dans mon sein, je n’ai ni amour, ni haine.
Le Christ.
Est-ce une vierge qui vous a nourrie comme moi ?
L’Eternité.
Personne ne m’a nourrie. Je n’ai ni père, ni mère.
Le Christ.
Qui donc vous ensevelira, quand, vous aussi, vous
monterez votre calvaire ?
L’Eternité.
Je ne monte, ni ne descends ; je n’ai ni sommet,
ni vallée, ni joie, ni douleur.
Le Christ.
C’est moi qui ai tari votre douleur dans votre
puits ; c’est moi qui me suis levé avant vous
pour me rassasier des larmes de toutes choses ;
c’est moi qui ai bu toute amertume dans la coupe
du jour, dans la coupe de la nuit ; c’est moi
qui ai crié, dès le matin : donne-moi ta
tristesse, au vent qui passe, au jour qui baisse,
au flot qui coule, au soleil qui se noie, au
firmament qui se retourne sur le côté pour
soupirer. Mon calice s’est creusé lentement
dans ma main, aussi profond que le monde ;
prenez-le à ma place.
L’Eternité.
Voilà qu’il s’est brisé dans mes doigts d’airain ;
il est tombé dans le gouffre.
Le Christ.
Et moi aussi, tu m’as brisé ; ma vie était dans
mon calice ; tu l’as vidé trop tôt.
L’Eternité.
Non ; c’était l’heure. Sur le Golgotha du ciel,
recommence ta passion. Dans le champ du potier
où je fais sécher l’argile de mes vases,
ressème-toi une seconde fois dans le tombeau,
comme un épi que toi-même tu moissonneras. Le
firmament, désormais, sera ta croix ; les
étoiles d’or seront tes clous à tes pieds ;
maints nuages, qui passeront, te donneront
leur absinthe. Les temps sont épuisés.
Redescends dans la mort, comme un hôte dans
son caveau, pour en rapporter la vie ; et va
chercher encore un peu de ta poussière dans
ton nouveau sépulcre, pour pétrir un nouveau
monde, un nouveau ciel et un nouvel Adam.
Autour de ton sépulcre, taillé dans le roc,
gisent là, sur leurs coudes, les peuples
endormis, comme tes gardes sur ton Calvaire,
dans la nuit de ta passion. L’un a délacé son
haubert, l’autre sa cuirasse, l’autre sa cotte
de maille luisante ; et le glaive de leur foi,
qui pend sur leur cuisse, leur est tombé,
à tous, des mains. Rien ne visite plus ta cime
que l’aigle affamé qui cherche sur ta croix
sa curée et sa pâture de Dieu. Tout dort.
Soulève donc ta pierre trop pesante ; ressuscite
une seconde fois. Grandi par la mort, de plus
de vingt coudées, viens marcher côte à côte,
céleste revenant, avec l’univers, ton disciple
égaré, qui s’en va dans son chemin d’Emmaüs,
sans te reconnaître ; romps avec lui, sur sa
table, un second pain d’un blé plus doré. Avec
ta plaie plus profonde à ton côté, les pieds
dans l’enfer et la tête au firmament, reparais,
ah ! Reparais sous mon toit dans l’assemblée des
mondes, un doigt sur ta bouche, comme tu fis à
l’assemblée de tes apôtres, dans la maison de Madeleine.
Pour te transfigurer une deuxième fois, va-t’en
dans une nouvelle Béthanie, sur un nouveau
Thabor, fait de tous les sommets entassés l’un
sur l’autre. Comme tes apôtres, dans la poudre,
pendant que l’univers se pâme au pied de ta
colline, Dieu-géant, monte, monte plus
haut de tout un ciel. Les bras étendus pour
étreindre toutes choses, emporte avec toi les
sphères et les nues jusqu’à ma dernière cime
encore déshabitée.
Le Christ.
Tout est fini. étends-moi dans le sépulcre de mon
père. Ainsi soit-il.
L’Eternité.
Au père et au fils j’ai creusé de ma main une
fosse dans une étoile glacée qui roule sans
compagne et sans lumière. La nuit, en la voyant
si pâle, dira : c’est le tombeau de quelque
dieu.
Et, à cette heure, je suis seule pour la seconde
fois. Non, pas encore assez seule. Je m’ennuie
de ces mondes qui, chaque jour, me réveillent
d’un soupir. Mondes, croulez ! Cachez-vous !
Les Mondes.
En quel endroit ?
L’Eternité.
Là, sous ce pli de ma robe.
Le Firmament.
Faut-il emporter toutes mes étoiles, comme un
faucheur l’herbe fleurie qu’il a semée ?
L’Eternité.
Oui, je les veux toutes cueillir ; c’est leur
saison.
Le Sphinx.
Quand vous avez sifflé pour m’appeler en messager,
je vous ai suivie en tous lieux ; et j’ai
c reusé de ma griffe votre noir abîme ; laissez-moi
encore me coucher à vos pieds.
L’Eternité.
Va-t’en comme eux. J’ai déjà jeté dans l’abîme
mon serpent qui se mord la queue de désespoir.
Le Néant.
Au moins, moi, vous me garderez ; je tiens peu de
place.
L’Eternité.
Mais tu fais trop de bruit. Ni être, ni néant ;
je ne veux plus que moi.
Le Néant.
Qui donc vous gardera dans votre désert ?
L’Eternité.
Moi !
Le Néant.
Et, si ce n’est moi, qui portera à votre place
votre couronne ?
L’Eternité.
Moi !
Ici finit le mystère d’Ahasvérus.
Priez pour celui qui l’écrivit.