Ahasvérus/Intermède I

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Intermède de la Première journée



Danse Des Diables.



Lucifer.

Comédie pour comédie, la pièce est bonne.



Astaroth.

Et le sujet fort ridicule.



Lucifer.

La création, vous voulez dire ?



Astaroth.

Eh quoi donc ? Quand le néant, toujours béant, toujours riant, vous baise la main à votre porte, l’échanger contre un monde pleureur, l’idée est plaisante, ma foi !



Lucifer.

D’accord ; je croyais pourtant que Léviathan et le serpent vous conviendraient assez.

De ceux-là, je ne dis rien ; mais arrondir le ciel avec sa truelle pour abriter contre l’orage qui ? Un ver ? Un brin d’ivraie ? Une épine au moins ! Un rien peut-être ? Non, moins que cela, un homme ! Le dénoûment est heureux et mérite qu’on vous en voie épris.



Chœur Des Diables.

Paix donc ! écoutez Belzébuth.



Belzébuth.

Anges, dominations, notables maîtres et docteurs en toutes choses, vous avez entendu le premier acte de notre céleste comédie. Cet acte est faible. La voix manquait à nos chœurs comme aux ombres sous nos lanières : l’océan est resté court, Babylone a trembloté devant vous, Ninive a croulé une heure trop tôt ; qu’y faire ? La faute est au sujet ; la création ennuie. Ni en haut, ni en bas, ni au loin, ni auprès, personne n’en veut plus.

Si notre œuvre est un chaos, l’univers vaut-il mieux ? Chacun arrive et s’en va sans congé.

Vérité, fantaisie, quel est le rêve ? Quelle est la veille ? Sur la route d’Antioche, souvent j’ai cru que les étoiles allaient s’éteindre au firmament, comme la lampe d’un bateleur, faute d’un peu d’huile vers le soir ; et vraiment la terre penchée sur son côté s’en va en boitant à cette heure, comme un homme ivre, par le chemin qui mène jusqu’à mon seuil. Avec elle, va-t’en donc, beau poëme enivré, clopin-clopant, jusqu’où le rien pousse sa borne.

La nature est ma passion, et une nuit d’Orient m’a toujours tenu éveillé autour des troncs des figuiers. Mais à présent, entre nous on peut le dire, cette lumière dardée sur les rivages, l’indigo de la mer, l’ombre noire des montagnes, ces voix qui soupiraient dans les branches des forêts, ces esprits qui gazouillaient dans les sources, et cette poussière d’or jetée à pleines mains aux yeux de l’univers, n’étaient que faux aloi ; aujourd’hui le secret est connu.

Dans nos creusets chimiques nous en faisons autant : pour trois jours, donnez-moi dans ma chaudière le firmament, terre, ciel, matière, esprit, science, gloire, amour, et quatre grains de carbonate, après trois jours, il restera au fond un feu follet et un peu de lie couleur de ma figure.

D’ailleurs, en tout, le commencement est difficile ; et l’Orient, qui ouvre la vie humaine, est un début du créateur qui mérite indulgence. Avouons-le, la main de notre divin maître tremblait et cherchait ses idées, quand il mettait des milliers d’années à pétrir une nation, et qu’il s’arrêtait à l’ombre, en égypte ou dans l’Inde, le temps de faire quatre mondes. Que de siècles perdus à planter pesamment deux ou trois peuples hâlés dans cette boue du Nil, à balbutier toujours la même idée, en hiéroglyphes, en pierre ciselée, en villes murmurantes, comme un ange novice qui s’arrête dès le milieu de son verset, en comptant ses syllabes une à une, avec son archet sur ses doigts !


Et puis, par un beau jour, quand il a pris tous les visages des religions de l’Orient, et qu’il a dit sans sourciller : avec l’épervier de Thèbes, je glapis ; avec la licorne de Perse, je bondis ; avec la colombe de Chaldée, je roucoule ; avec le crocodile, je brame ; avec le sphinx, je m’accroupis ; n’avons-nous pas cru tous, mes frères, que l’éternel, devenu fou, jouait une divine comédie, dont il était l’unique personnage ? Rôle merveilleux, sur ma parole, artiste accompli, s’il eût été moins ampoulé dans Babylone et dans la terre d’égypt e.

Mais à lui le réel, à nous l’idéal. Sans mentir, sur nos ailes de soie, nous avons élevé notre sujet aussi haut qu’il pouvait monter. Par delà, on ne trouve que la voûte du ciel, où niche l’oiseau de mort qui accompagne de ses piaulements chacune de mes paroles. Le style a été revu et châtié pendant trois siècles ; son harmonie est éclatante comme la viole d’un chérubin, et même un peu creuse pour mieux réfléchir notre modèle ; car je soupçonne fort que ces cieux vagabonds, ces étoiles vacillantes, ces dieux, ces âmes immortelles et cette sphère de l’univers, sont des bulles de savon aux couleurs éthérées, que l’infini s’amuse avec un chalumeau à souffler entre ses doigts dans la coupe du monde.



Astaroth.

Ou bien plutôt un rond qu’il fait pour se distraire en crachant dans le puits de l’abîme.



Lucifer.

Oui, la chose est ainsi plus probable ; dès ce soir, je la veux essayer à mon tour sur la source blafarde où nous buvons.



Belzébuth.

L’idée est de bon goût ; elle me plaît tout à fait, car le mal est trouvé.



Sainte Madeleine.

Je voudrais cacher mes larmes sous ma robe de lin ; quand j’étais assise sur le chemin de Joppé, quand je baissais mes yeux dans mon livre des psaumes, j’entendais une voix toute pareille, en effeuillant les herbes et les marguerites des prés.



Belzébuth.

Mon amour, votre sensibilité est exagérée, votre imagination vous trompe ; soyez sûre que c’est un pur effet de ma déclamation, et que l’art poussé à un certain degré produit de ces illusions. Ménagez davantage la bonté de votre cœur pour les scènes qui vont suivre ; aussi bien, j’entends déjà les palmes des figuiers qui tombent sous la serpe des apôtres, et l’eau du baptême qui frémit dans le Jourdain.

Ces deux sensations me sont également désagréables : donc je me retire.