Ahasvérus/Première journée

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Première journée : La Création
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L’Océan, Le Serpent, Léviathan, L’Oiseau Vinateyna, Le Poisson Macar.



L’Océan.

Grâces, seigneur, assez de flots amoncelés ; votre urne est pleine, elle déborde goutte à goutte en sortant de la source. L’abreuvoir est rempli ; quand viendront boire les troupeaux ? Votre souffle m’épuise ; vous flagellez mes flancs, vous déchirez ma croupe ; je ne puis courir plus vite, ni lécher, de mes vagues, le ciel qui s’enfuit, ni bondir plus de fois sous l’aiguillon de votre fouet. Je ne puis mieux creuser l’abîme de mes pieds ruisselants, ni secouer plus loin ma crinière d’écume, ni mieux rouler en tourbillons mon poitrail et mes flancs. Seigneur, où allons-nous ? Depuis longtemps je pousse et j’entasse mes flots sans arriver jamais ; toujours n’entendrai-je que hennir mes vagues ; toujours ne verrai-je que moi dans mon immensité ? Hier quand un rayon de la lune en naissant vint raser par hasard la cime de mes flots, ce me fut une fête ; je crus que votre main caressait ma poitrine et voulait m’enchaîner avec un fil d’or, ou qu’une aile de flamme passait à travers mes crins échevelés ; mais sitôt qu’il m’eut touché, le rayon dégoutta comme une source et jaillit en écume. Ah ! Si jamais je trouvais un rivage, un monde autre que moi, je m’y ferais un lit d’écume blanche, de la poussière des perles, des cristaux du corail, des racines de l’algue, des coquilles de pourpre ; mes eaux s’y suspendraient, seigneur, comme le glaive pend à votre ceinturon. Toute la nuit je baiserais le sable sur mes rives ; mes vagues haletantes se gonfleraient sans murmurer ; il n’y a que vous qui pourriez dire : c’est là qu’elles sommeillent.



Léviathan, en s’élançant des eaux sur la terre ferme.

Qui m’a jeté hors du gouffre ? Qui m’a donné mes écailles polies, mes mâchoires béantes, ma queue couleur des herbes de la grève ? L’eau rampe sur la plage, les îles s’accroupissent dans la brume, le vent miaule dans les rochers, l’abîme ouvre sa gueule, les vagues s’enflent en mamelles, les flots se poussent comme un troupeau de crocodiles qui se pendent à leur mère ; les crêtes des montagnes brillent comme des écailles broyées entre les dents de Léviathan.



L’Oiseau Vinateyna.

Océan, mer transparente, plus bas, encore plus bas ; replie tes larges eaux comme je replie mes ailes quand je veux m’arrêter ; encore, encore ! Laisse-moi voir jusqu’au fond de ton lit comme ils sont beaux mes pieds d’or, mon bec d’or, mon envergure de vingt coudées ; toi qui sais tout, dis-moi où j’étais ce matin. Avais-je donc plié mon col sous mon aile au bord du chaos, ou si je dormais dans mon duvet sur un rocher d’argent ? Dis-moi qui m’est venu prendre dans mon nid, qui m’a pos é sur un nuage ;depuis cette heure, je vole, je vole sans repos ; regarde, c’est de mon bec qu’ils tombent un à un les grains de vie qui font les plantes et les forêts ; je laisse tomber le lis des eaux dans les vallées, le tamala sur le limon, le baobab dans les plaines, la fleur de vigne dans le creux du rocher, la fleur de saule au bord des sources, la bruyère sur le haut des montagnes. Les feuilles frissonnent, les joncs glapissent ; déjà les étoiles s’envolent comme une couvée d’oiseaux aux ailes d’or qui se mettent à partir pour des pays lointains.



Le Serpent.

Ah ! Si j’avais des ailes comme toi, avant que de parler je monterais sur le plus haut nuage, je saurais ce qui est autour de nous ; puisqu’il le faut, ce sera moi qui me dresserai de la fange pour regarder si l’univers est né ; voici l’arbre du monde, je grimperai autour de son tronc, je me nouerai à ses branches.

Voyez ! Ma queue touche la terre, mes mille têtes se dressent à sa cime ; par-dessus son feuillage, mes langues dardent leur venin aux quatre vents ; qui veut cueillir ces fleurs de sang ? Mais vraiment je ne vois rien que des montagnes qui replient leurs anneaux, rien que des fleuves qui se glissent comme des couleuvres sous les forêts, rien que le cheval Séméhé qui court sans s’arrêter jamais sous les griffes des djins ; il sue le sang, le vent secoue sa queue d’argent ; à son poitrail, deux yeux flamboient ; à tout instant sa couleur change : il est pâle, il est noir, il est bleu comme le ciel, meurtri comme le venin qui tombe de ma bouche. Oh ! C’est une pitié.



Léviathan.

Regarde encore du côté de la mer.



Le Serpent.

Là aussi je ne vois que le poisson Macar qui a volé sa trompe à Béhémoth ; si j’avais ses nageoires liées à mes anneaux, je saurais, avant que tu eusses fait un pas, ce qui gronde au fond des flots.



Léviathan.

Donc, tu ne vois rien qui soit au-dessus de nous ; nous sommes encore les maîtres ; la création s’est arrêtée à nous. Oh ! J’ai longtemps frémi de peur que les rochers en s’élevant ne nous vomissent un maître aux écailles de pierre, et qu’il ne me fallût rentrer dans l’abîme d’où je viens de sortir. Et toi, n’as-tu rien vu ?



L’Oiseau Vinateyna.

Je suis monté jusqu’à la plus haute branche de l’arbre du monde ; j’ai suivi dans son vol la plus rapide des étoiles ; je suis descendu dans les vallées jusqu’où la pluie ne descend pas ; je n’ai trouvé partout que l’alouette matinale, que les djins aux ailes noires, que le loriot qui pendait son nid à deux fils de soie, et qui berçait ses petits sur le monde naissant.



Léviathan.

Et toi, dis-nous ce que tu as vu au fond des eaux.



Le Poisson Macar.

Avec ma trompe j’ai sondé les tourbillons d’écume. Jusqu’au fond, j’ai plongé dans le gouffre de la mer : on n’entend que l’eau mugir, on ne voit que le flot verdir dans les palais de corail.



Léviathan.

Ainsi nous sommes seuls. Ni là, ni là, ni en haut, ni en bas, personne autre que nous. La fange s’est formée pour que j’y laisse ma trace à chaque pas. Le monde s’est déroulé pour que le serpent l’enveloppe de son cercle.

Maintenant que l’éternel vautour l’emporte dans ses serres, qu’il fuie avec sa proie à toutes ailes, partout, dans tous les cieux, c’est nous qui serons dieux.

Tous.

Oui, Léviathan, tu l’as dit, c’est nous qui sommes dieux.



L’Océan.

Cherchez, cherchez encore. Soulevez les branches des forêts ; partagez mieux les eaux des sources.

Creusez loin, plus loin dans le limon. Qui a fouillé dans cette fente de marbre ? Qui a secoué le pli de ce nuage ? C’est là qu’il s’est caché pour vous entendre. Quand vous êtes venus, je lui parlais. Léviathan, il a un glaive qui résonne mieux que tes écailles ; oiseau au bec d’or, il a des ailes plus larges que les tiennes ; serpent à mille têtes, il a des morsures plus venimeuses que celles de ta bouche. Avant le jour, toute la nuit, il a poussé mes flots devant lui comme le lion de mer pousse ses lionceaux.

Il m’a réveillé quand tout dormait ; il a disparu dès que le soleil a lui.



Tous.

Mensonge ! Malédiction sur tes vagues plus vertes que le venin des vipères. Que les djins trempent leurs ailes dans ton écume ! Que le pont Tchinevad s’écroule sur tes eaux ! Mêlons ensemble tous nos cris ; le froissement des écailles, le battement des ailes, le frôlement des anneaux. Que l’ongle s’aiguise sur le tronc, le bec sur la branche, l’ivoire sur le granit ; que la corne du pied retentisse sur le sable, la nageoire sur le flot, la queue autour des flancs. Murmures des feuilles et des savanes, naseaux brûlants, crinières bondissantes, cris, sifflement, hurlement, que le bruit s’enfle et se prolonge. Le roc branle, l’avalanche s’écroule. Dis-nous, vieil océan, si sa voix était plus forte que la nôtre. Les dives tournoient dans les airs ; le griffon creuse de sa corne la crête des nuages ; l’éternité met sa couronne sur le front des lions. La vie fourmille, la vie bourdonne, la vie ruisselle ; la croupe bondit, la sueur dégoutte des naseaux comme la lumière des naseaux du soleil. Crins plus voltigeants au vent que les lianes des bois, plumes diaprées, perles rampantes, regards tombés des nues sur l’ombre d’une feuille, soif de vie, soif de mort, dis-nous, océan, si ce n’est pas assez pour être Dieu. Les jours viendront, les temps s’entasseront ; jamais aucun temps ne verra nos griffes s’user, ni le bout de nos ailes se salir de limon, ni leurs couleurs s’éteindre sous la pluie. Après mille ans, la source tarissante réfléchira comme aujourd’hui nos aigrettes qui naissent, notre duvet qui vient à poindre. Toujours nous passerons par le même chemin sans nous lasser jamais ; toujours nous étendrons nos ailes dans les nues sans jamais les fermer ; toujours nous partirons pour le même voyage. Que les oiseaux commencent à se former en pointe pour fendre le vent ; que le plus léger prenne ses ailes. Trois jours, trois nuits, qu’il vole droit au ciel ; qu’il crie aux quatre vents : où est le roi des mondes ? Et Léviathan descendra en rampant dans les marais, et répondra des gouffres de la terre : c’est nous qui sommes Dieu.



Chœur des Géants et des Titans.

Frères, c’est l’heure, sortons de nos cavernes.

Notre sommeil a été long, plus long le rêve qui a pesé sur nos poitrines dans cette immense nuit. Avant que d’être, l’univers, comme un songe qui se détruit, qui se refait toujours, a passé dans nos âmes et nous a fait tressaillir sur nos lits de rochers. Quelles ombres monstrueuses qui ne seront jamais ont pesé, en esprit, sur nos seins haletants ! Frères, vous en souvient-il de cette attente sans fin qui dormait en nous-mêmes, de ces mondes à demi nés qui rampaient sans relâche sur nos pensées d’hier, de cette parole sur nos lèvres depuis mille ans, de cette soif de vie, de cette ombre d’océan qui tarissaient sur nos chevets, de ce fantôme de Dieu qui nous versait les songes à pleins bords, de ces langes de lumière qui n’étaient ni la vie, ni la mort, ni le jour, ni la nuit, et de ces serpents qui couvaient sous leurs ailes fétides le spectre de l’univers éclos dans nos rêves ?



Une Géante.

Vous souvient-il aussi d’un soupir confus qui sortait des abîmes et que tout être répétait ? Vous souvient-il d’une goutte de sang qui pendait de la voûte, et qui gémissait en tombant dans un lac invisible ? Ce rêve nous présage pour notre veille une éternelle douleur. Plût à Dieu que nous puissions retourner dans notre sommeil, et n’en plus jamais passer le seuil ! Chœur Des Géants Et Des Titans.

Courage, compagnons, mettons-nous tous à l’ouvrage ; faisons-nous des villes souterraines. Pendant que le limon est humide, pétrissons les rochers au fond de leurs lits. Foulons aux pieds les fougères plus hautes que les palmiers ; écrasons sous nos pas les crocodiles de cent coudées qui se vautrent sous des forêts de joncs. Mêlons à l’argile des marbres la fleur des fougères, à la fleur l’écorce du palmier, au palmier la mâchoire du serpent, le bec de l’aigle, l’écaille du poisson avec les dents de l’éléphant. Broyons le limon entre nos mains, étendons l’ardoise sur sa couche.

Courage, l’ouvrage monte comme un mur. Sur les troncs des forêts s’amassent les carcasses des monstres échoués sur la grève. Que nos pensées géantes s’élèvent avec le roc et s’inscrivent sur ses flancs. Runes, hiéroglyphes, lettres de porphyre, de jaspe bigarré et de granit, conservez à tout jamais la langue et l’histoire des géants. Courbons, roulons la voûte des cavernes aussi bien qu’une natte dans nos mains. L’arbre géant de l’univers frémit déjà à l’haleine du matin. Sous son ombre, le puits des temps passés se creuse ; l’éternité s’est ridée sur ses bords. Nos siècles de vie vont commencer plus touffus que son feuillage ; notre empire sera plus dur que l’écorce de son tronc, plus grand que son ombre le soir, plus fort que la serre du vautour qui y a bâti son nid. Voyez déjà notre Dieu qui se lève de son siége ; il a pour crâne le firmament, il a pour chevelure les lianes des bois ; pour ceinturon, il a l’océan noué autour de ses reins ; pour glaive, il a la lumière dont chaque étincelle est une étoile.



Une Géante.

Malédiction ! C’est sur nous qu’il l’a levée.

(L’île s’engloutit.)



Le Père éternel, à l’océan.

Comme un mot mal écrit dans mon livre, va effacer la terre.



L’Océan.

J’y cours. à la cime du monde, il ne reste plus déjà que la tour d’un roi où il fait son banquet dans des plats de vermeil. Mon déluge entrera, avant une heure, dans la salle.




Le Roi, à table, au milieu de ses princes. Le déluge, comme un lac, noie les lieux bas, il remplit l’auge des esclaves. Que l’océan gronde, s’il veut, il ne viendra pas jusqu’ici ; mes gardes l’arrêteront à l’endroit de mon royaume.



Premier Satrape.

S’il venait, roi des rois, ce serait pour lécher la plante de vos pieds.



Second Satrape.

Ou pour vous apporter un diadème de ses perles.



Le Roi.

A ma table, sont assis mille rois. Toutes les grandeurs de la terre ont monté, ce matin, mon escalier. Cent dromadaires légers ont apporté sur leur dos le vin pour la soif, et cent chameaux de race le pain pour la faim.

le vin se boira et le pain se mangera. Avant ce soir, aussi, les étoiles auront fini leur banquet de lumière, et l’océan aura versé dans sa coupe la dernière goutte de son outre.

Mais nos vies de patriarches, ni ce soir, ni demain, jamais ne finiront...

silence ! Qu’est ce bruit ? J’ai entendu, je crois, un flot qui s’approche.



Premier Satrape.

Ce n’est rien ; c’est un soupir de votre peuple.



Le Roi.

Le bruit augmente.



Second Satrape.

C’est un sanglot de votre empire.



Le Roi.

Recommençons donc, en chœur, à chanter jusqu’à minuit. La pluie tombe, l’éclair brille. Sous nos yeux, la barque du monde vient se briser pour notre amusement. En mourant, l’univers, à nos pieds, ne demande, de nos lèvres royales, rien qu’un sourire ; sifflons sur sa ruine.

Océan, mer lointaine, as-tu bien compté d’avance les marches de ma tour ? Il y en a plus de cent de marbre et d’airain. Prends garde, pauvre enfant en colère, que ton pied ne glisse sur mes dalles et que ta salive ne mouille ma rampe.

Avant d’avoir monté la moitié de mes degrés, honteuse, haletante, te voilant de ton écume, tu rentreras chez toi en pensant : je suis lasse.

Dans les cavernes, dans les antres, dans les grottes où tu passes tremblant, le lion rencontre sa proie tremblante ; le serpent se cache sous le pied de la femme, et des villes de géants attendent, muettes, un pied dans ta fange, que l’autre s’y noie aussi jusqu’aux genoux.

L’épervier, l’aigle de mer fuient devant toi ; le pied traînant, ils grimpent sur leur roc pour abriter, contre toi, leur couvée sous leur poitrail ; du bec, de l’aile, et de leur oeil de flamme, hérissés, ils font peur à ton flot.

Poursuis l’épervier et l’aigle de mer, si tu veux prendre, dans l’œuf, leurs petits coiffés de duvet.

Ici, dans mon aire impériale, ce ne sont rien que couvées de rois coiffés de rubis ; montés au plus haut de leur gloire, comment ta vague sur ta vague monterait-elle jamais si haut ? De notre festin, nous te jetterons une miette ; va, passe ton chemin.



Premier Satrape.

On frappe à la porte.



Le Roi.

Secourez-moi.



Second Satrape.

C’est ton héritier ; je ne te connais plus.



Le Roi.

Qui est là ?



L’Océan.

Ouvrez, ouvrez-moi.



Le Roi.

Miséricorde ! Mer des îles, océan tout d’écume, que veux-tu à ma porte ? Si tu demandes mon manteau, le voici.



L’Océan.

Votre manteau, beau sire, est trop petit pour mes épaules.



Le Roi.

Si tu veux ma coupe d’or, pleine de vin pour t’enivrer ; prends-la dans ta vague.



L’Océan.

Que votre coupe, sur mes lèvres, me désaltère ! ...

c’est pour rire, mon maître.



Le Roi.

Eh bien ! Voici ma couronne ; mets-la sur ton front.



L’Océan.

Fi de votre couronne ! J’aime mieux, pour bandeau, ma poussière d’écume.



Le Roi.

Que veux-tu donc ?



L’Océan.

M’asseoir là, à votre table, à votre place. Allez régner sur mes grains de sable. Encore un pas, et je suis sur votre trône. M’y voici ; qu’on y est à son aise ! Là où était un monde, là est un flocon d’écume ; à mon tour, je suis donc roi. Avec le sceptre je veux jouer, avec la tiare odorante, avec les vases du banquet ; je lèche les coupes des convives jusqu’au fond. Ce vin de roi m’enivre ; mes vagues, qui chancellent, sont mes sujets. çà ! Qu’on se courbe jusqu’à terre.



A présent qu’on soupire ; à présent qu’on se taise ; à présent qu’on sanglote. Mes fleuves, en foulant, comme des vendangeurs, les pampres de leurs rives, sont mes échansons qui m’apportent à boire. Ce flot est trop amer ; qu’il retourne à sa source ! Un autre, un autre, et puis cent, et puis mille. à mon caprice que tout se ploie ! D’un souffle, je fais, je défais mes villes mugissantes ; mes murailles, pour me défendre des larrons, ne me coûtent, à bâtir jusqu’aux nues, qu’une haleine. Mon royaume n’a point de bords ni de portes pour sortir. La flèche empanachée ne me peut rien ; l’épée qui me frappe se rouille dans mon sein. Au loin, auprès, il n’est pas un voisin qui me pense détrôner. Si je me souille, j’ai de quoi laver ma tache ; et rien ne laisse de trace derrière moi que mon manteau, quand le soleil l’empourpre.



Le Père éternel.

Assez, majesté d’écume, goutte d’eau à ton tour, déjà trop enivrée. Voilà, pour ta peine, une herbe déracinée, avec un peu de mousse, à ronger sur mon rivage.




Tribus humaines rassemblées sur le sommet De l’Himalaya.



Un Enfant.

Père, voyez au loin, bien loin, au milieu de la mer, l’eau qui se couvre d’écume ! Oh ! Dites-moi, est-ce un grand aigle qui l’a touchée de son aile blanche ? N’est-ce pas plutôt le petit d’une hirondelle qui n’a pu rejoindre son nid, et qui s’est noyé dans la mer ?



Un autre Enfant.

Va, c’est la fleur du dattier que j’ai effeuillée dans le ruisseau, et qui s’enfuit toute seule de flots en flots, de rives en rives, bien loin, là où il n’y a plus de branche pour la bercer, comme un enfant qui dort dans son berceau.



Un Vieillard.

Non, ce n’est pas le petit d’une hirondelle qui s’est noyé dans la mer ; non ce n’est pas la fleur du dattier qui blanchit comme l’écume.

N’entendez-vous pas une plainte qui sort de chaque vague, un murmure qui s’achève dans le lit de la mer ? La plainte des vagues ni le murmure de la mer ne monterait pas plus haut, si tout un monde venait de s’engloutir. Il me semble entendre mille voix qui s’éteignent, mille secrets des temps passés qui s’accroupissent et s’endorment peu à peu, comme des vieillards chenus sous les sables et les coquillages de la mer.



Chœur de Jeunes Filles.

Oh ! Mon père ! Ne regardez plus si longtemps du côté de la mer. Ce frémissement est celui des feuilles de lotus qui se réjouissent de naître.

Ce murmure est celui des sources qui cherchent leur chemin et le demandent aux bananiers et aux fleurs qu’elles rencontrent : bananier au vert ombrage, diamant qui reluis au soleil, petit oiseau qui viens boire de mon eau, dis-moi, quel chemin prendrai-je pour descendre dans le fond de la vallée ? -source fraîche d’hier, où je baigne le bout de mon aile, où mes branches s’inclinent, où mon cou d’azur reluit, viens, passe sous mon ombre. épands-toi sur tes gradins, suis à mesure mes pieds légers, tu trouveras dans le fond de la vallée l’océan qui t’attend. Il t’attend sur u n sable doré avec des flots bleus, couleur du ciel. Oh ! Mon père ! Ne regardez plus du côté de la mer ; ce sont là les voix que vous entendez balbutier autour de nous.



Chœur des Tribus.

Jour, salut ! Salut, nuit fille du jour ! Salut, mer, fleuves, montagnes ! Comme la rosée du premier jour du monde gonfle la fleur du tamala avant que le soleil l’ait bue, comme l’eau bondit dans sa source avant d’avoir franchi ses bords, comme les petits des éperviers et des vautours de malaya s’ébattent dans leurs nids de feuillée avant de connaître le sommet ni la plaine qui s’étendent sur leurs têtes de duvet, ainsi nos tribus écloses aujourd’hui, se pressent dans leur aire, et restent suspendues sur le monde. La feuille du palmier tremble dans la forêt, l’eau du lac se ride à sa source, l’âme frissonne dans notre sein. Oh ! Qui dira à notre âme dans notre sein, à la feuille du palmier, à l’eau de la source, qui a fait le jour si brillant, qui a fait la nuit si noire, qui a fait le vent si rapide ? Qui dira à la montagne, qui a fait le flot si bleu pour la baigner ; à la mer, l’étoile pour s’y plonger ; au crin du cheval, le vent pour le hérisser ; au caillou, le lit pour le rouler ? Flot bleu, couvert d’écume, je te ferai un lit de coquillages et d’or, si tu me dis qui t’a poussé sur mes pieds. Sycomore aux cent rameaux, je t’arroserai d’une eau de source qui vient de naître, si tu me dis qui t’a donné ta chevelure de feuilles ; serpent, beau serpent tout diapré de couleurs, je te ferai un chemin de sable pour t’y rouler, si tu me dis où est celui qui t’a donné le bleu du firmament, l’or des montagnes pour peindre tes écailles. Rochers, appelez-moi pour me montrer où il a marqué ses pas de cent coudées ; je le suivrai jusque sur la montagne d’or. S’il descend dans la vallée, je descendrai. Le petit du ramier, quand il bat des ailes, a son père pour le conduire hors de son nid. Et moi, où est mon père pour me montrer mon chemin ?



Voix de Femmes.

Faut-il donc déjà partir ?



Chœur des Tribus.

Ah ! Oui, il faut partir. Ne voyez-vous pas déjà les hirondelles qui prennent leur vol du côté de la mer ? Mon âme se soulève dans mon sein, comme la cigogne dans son nid quand le jour du départ est arrivé. Les nuages ne se pressent-ils pas à l’horizon, comme des voyageurs sous des tentes de lin ? Le fleuve ne se hâte-t-il pas, de peur d’arriver une heure trop tard ? Les îles ne passent-elles pas dans la brume comme des sarcelles ? Le vent balaye les éperviers de mer, il secoue la crinière des chevaux sauvages ; où donc vont-ils tous ? N’y a-t-il que nous qui ne franchirons pas notre seuil ? Nous, qui nous sommes levés dans la nuit, comme la source de terre qui ne sait pas où elle passera le soir. Puisque tout s’ébranle, partons, suivons la foule.



Voix dans l’Univers.

Venez, venez.



Première Tribu.

Je choisis, moi, pour me conduire, le grand fleuve du Gange ; c’est lui qui a les bords les plus larges, et des flots profonds comme le ciel.



Deuxième Tribu.

Je sais bien qui sera mon guide : c’est le grillon. Il est fort comme le lion, il est rapide comme l’aigle, il a sur sa tête une couronne ; quand il s’arrête dans le désert, tous les lions se taisent.



Troisième Tribu.

Je connais un guide qui court plus vite que le fleuve, qui sait plus de choses que le griffon : c’est l’ibis au bec d’or, aux pieds d’argent.

Quand il se repose sous les palmiers, il prophétise l’avenir ; quand il se traîne sur un rocher, il se rappelle le passé.

(ils partent.)



Première Tribu.

Fleuve du Gange, tu cours plus vite que la gazelle. Arrête un moment tes flots pour que nous y étanchions notre soif.



Le Fleuve.

Pas encore, pas encore ; nous sommes encore loin du bord où vous vous reposerez. Avec mon onde qui me suit, je roule un lis blanc comme un vase ; dans le lis blanc est le breuvage de l’ammirééta qui donne l’immortalité. Vous en approcherez vos lèvres quand nous serons arrivés.



Première Tribu.

Dis-nous au moins, avec tes îles murmurantes, dis-nous, avec ta blanche écume, comment sera le bord où nous nous arrêterons.



Le Fleuve.

Sous des figuiers d’Inde et des pamplemousses, j’ai déjà creusé ma vallée pour que vous y répandiez vos flots. Comme je la remplissais chaque jour de l’eau de ma source, vous la remplirez, vous, à votre tour, de larmes, de sueur, d’hymnes et de tombeaux. Votre nom germera dans les siècles comme le lotus germait dans mon limon. Vos dieux s’amasseront autour de vous, semblables aux coquillages de mes bords. Dans vos songes ils s’épanouiront comme le fruit de l’amlaka par une nuit d’automne.



Première Tribu.

Oh ! Que tes flots à présent se promènent lentement sous des voûtes de savanes ! Les branches des palmites les couvrent d’ombres parfumées. Dans le rêve cristallin qui te berce nuit et jour, c’est à peine si ta vague qui défaille et sommeille, une fois se lève en sursaut pour te dire : emporte-moi, emporte-moi avec ta rive là où tu vas.



Le Fleuve.

Ainsi vos jours, vos siècles passeront sans pouvoir se détacher de leurs rivages. Ainsi vos empires futurs s’endormiront à l’ombre de vos rêves.



Première Tribu.

Arrête-toi, fleuve du Gange ; ne vois-tu pas devant toi l’océan ? Il est immense ; il est sans bords. Retourne, retourne dans ta vallée ; tu vas te perdre, te perdre à jamais avec tes flots couleur de l’oeil de l’antilope, dans la mer qui s’épand devant toi.



Le Fleuve.

Ainsi vous vous perdrez un jour avec vos tribus aux colliers de perles, avec vos siècles embaumés, vos dieux, vos murmures, vos cités, dans votre océan et votre éternité.

Deuxième Tribu.



Un Enfant.

Ma mère, ma mère, ce chemin est plein de pierres ; une épine m’a percé le pied. Est-ce là le pays de l’Iran où le griffon nous conduit ?



La Mère.

Non pas encore, courage ! Nous arriverons bientôt.



L’Enfant.

Je ne peux plus marcher ; le griffon court toujours ; quand ses pieds se lassent, il prend ses ailes.



La Mère.

Si tu t’arrêtes sur le chemin, quand tout le monde sera passé, les dives noirs t’emporteront dans l’air où ils font leurs danses.



L’Enfant.

Je ne veux pas être emporté par les dives, mais mes pieds sont en sang (il pleure) ; est-ce que je vais mourir ?



Une Péri.

Viens, Ferdoun, pends-toi à mon cou ; cache tes pieds dans mes longs cheveux ; je te porterai jusqu’au pays d’Iran. Tu trouveras pour ta soif des sources de cristal, pour te réchauffer des fontaines de naphte, pour ta faim des figues fraîches, des dattes dans les bois feuillus, des cocos et des oranges d’or.



L’Enfant.

Vraiment aussi des oranges d’or ?



La Péri.

Tu rencontreras en passant, tout ruisselants d’écume, au bord des golfes, les avatars au corps de femmes qui te feront signe et t’appelleront pour te bercer au fond de l’eau. Les fleuves y courent sur leur sable plus vite que les archers sur leurs chevaux, quand ils font résonner leurs carquois. Le désert se roule à l’entour avec son parfum de myrrhe, mieux que la ceinture de lin que ta mère étend dans la nuit auprès d’elle. La neige y blanchit sur le mont, mieux que la mitre sur la tête des prêtres. Depuis mille ans, les lacs s’y balancent dans leurs vallées, comme des rois qui songent leurs songes de rois sous des tentes d’azur.



L’Enfant.

Péri, bonne péri, je veux, en arrivant, réveiller les lacs dans leurs lits ; je veux entendre résonner le carquois des fleuves, toucher la neige plus blanche qu’une mitre, apprendre la chanson des avatars.



La Péri.

Que de villes tu feras naître à ton caprice, pour t’y reposer à l’aise ! Babylone se penchera derrière toi comme une lionne altérée qui n’a point trouvé de source dans la journée. Des bords de l’Euphrate, Bactres s’enfuira sur la montagne, comme une licorne dans son rocher. As-tu vu monter les roseaux dans les marais ? Les colonnes de marbre monteront comme eux dans les marais de Persépolis. As-tu vu les couleurs de l’arc en ciel au soleil levant ? Ecbatane en dorera ses murs pour que tu les puisses compter en passant par ses portes. Les lions de granit de Persépolis battront de leurs ailes à ta rencontre. Des dieux, comme toi nés d’hier, te salueront sur le chemin ; de jeunes péris de la Chaldée liront ton horoscope dans des étoiles de ton âge. Dans tes songes, n’y a-t-il pas déjà des fantômes couronnés de mitres, des rois suspendus à ton nom comme ce collier de perles est suspendu à ton cou, des siècles et des villes parfumées qui étendent dans l’avenir leurs tapis sous tes pieds, et des oiseaux aux plumes d’argent qui te saluent sous les palmiers, quand tu passes ?



L’Enfant.

Tu m’emportes trop vite ; je ne vois que les têtes des arbres que le vent balance, que l’eau des lacs qui reluit, que les petits oiseaux qui secouent leurs nids sur les branches. Est-ce déjà là que sera Ecbatane ou Babylone ?



Troisième Tribu.

Regardez donc quelle ombre sinistre l’ibis jette sur le sable ; c’est un mauvais augure ; je voudrais que nous eussions choisi un autre guide.



Une Femme.

Jamais il ne s’est arrêté sous les arbres à encens, ni sous les arbres à gomme. Pourquoi ne nous a-t-il pas laissés dans l’Arabie ? Pourquoi ne nous a-t-il pas laissés sur l’herbe des oasis ? Voilà qu’il nous a semés, près du Nil, comme les œufs de l’autruche, sur un rivage de limon où la première tempête nous brisera.

Le fleuve traîne au fond de son gouffre des spectres livides ; la vallée se creuse sous nos pieds comme un tombeau ; l’ibis ploie sa tête sous son cou, et s’endort au sommet comme un hiéroglyphe de mort. Ce pays est plein de pressentiments funèbres.



L’Ibis.

Si vous saviez où vous mène votre longue route, plutôt que de la commencer, vous vous arrêteriez sur le seuil. Nés d’hier, n’avez-vous pas peur de vous livrer plus avant à la vie ?



Troisième Tribu.

Oui, déjà nous sommes fatigués de notre tâche.

C’est assez pour nous d’un seul jour de vie.

En sortant du néant, le soleil de l’orient nous éblouit et nous lasse. Comme des oiseaux de nuit surpris tout à coup au grand jour, chancelants, hébétés, nous hésitons à te suivre. Plutôt que de dépasser le seuil de notre vie, ramène-nous dans l’obscurité d’où nous sortons. Ah ! Donne-nous, donne-nous tes ailes pour rentrer plus vite dans l’éternelle nuit.



L’Ibis.

Construisez-vous d’abord des tombeaux en pyramides pour vous enfermer tous, comme le ver a sa conque ; vous vous endormirez à leur ombre ; je me poserai au faîte, comme le hibou dans la nuit se perche sur la tente de l’arabe. Je t’éveillerai quand il sera temps d’entrer, peuple d’égypte. Le désert se couche immobile. Et toi aussi, endors-toi du sommeil du désert.



Déjà tes sphinx de pierre se font leur litière dans le sable. Sur tes obélisques l’épervier des montagnes ferme ses yeux de granit. Et toi aussi, épervier de la vallée d’égypte, plie ta tête sous ton aile jusqu’aux temps qui viendront. Tes siècles passeront avec moins de bruit, l’un après l’autre, que l’haleine d’un sphinx assoupi. Peuple d’hier, accroupis-toi sur le seuil du néant d’où tu viens, comme les lions aux portes de tes villes. Près de toi tout se taira. Babylone et Ninive se lèveront, pieds nus, dans la nuit, de peur de t’éveiller, et la brume de l’univers naissant t’enveloppera de son linceul.




Une Nuit d’Orient.



Chœur Des étoiles.

Le griffon et l’ibis ont conduit les tribus à travers les vallées dans leurs terres d’héritage. Et nous aussi, un guide nous conduit à travers les monts et les vallées du firmament, sur le nuage où nous devons dormir la nuit.



La Lune.

Le patriarche de Chaldée, assis devant sa tente, regarde paître autour de lui ses troupeaux sur le penchant de la montagne. Paissez aussi, mes troupeaux d’étoiles bondissantes, autour de ma tente d’argent, que j’ai plantée sur un nuage de printemps.



Une étoile.

Chaque tribu s’endort dans sa ville de marbre ; chaque étoile, dans sa robe d’argent. Mes rayons pendent échevelés aux colonnes de Persépolis. Ninive a des tours à créneaux, où ils se penchent aux fenêtres. Mais j’aime mieux les murs de Babylone ; sur ses toits ils s’amassent et s’assoupissent sans bruit, comme des flocons de neige sur la cime des montagnes.



Une autre étoile.

Peut-être, mes sœurs, faisons-nous le même voyage que les tribus des hommes. Comme elles égarée, je voudrais converser avec elles.

Volontiers je leur enverrais des rêves avec mes rayons d’or. Je donnerais mes paroles au vent ; le vent les porterait à la fleur du désert, la fleur au fleuve, le fleuve les redirait en passant dans les villes.

Toutes.



Oui, c’est là ce qu’il faut faire.

Une Fleur Du Désert De Syrie.

Ma tête ploie sous la lumière des étoiles ; mon calice se gonfle de rosée, comme un cœur se remplit d’un secret qu’il voudrait répéter.

Dans la nuit, ma fleur s’est rougie de taches couleur de sang, comme la robe d’un lévite le jour du sacrifice ; le murmure des étoiles est descendu dans mon calice et s’est mêlé à mon parfum. Je porte un secret dans mon calice, j’ai le secret de l’univers qui lui est échappé en songe pendant la nuit, et point de voix pour le redire. Ah ! Dites-moi où est la ville la plus proche. Est-ce Jérusalem, ou est-ce Babylone ? Que les passants viennent cueillir le mystère qui charge ma couronne et me fait baisser la tête.



L’Euphrate.

Fleur du désert, courbe un peu plus encore ta tête sur mon lit, que j’entende mieux ton murmure ; de flots en flots, toujours en bondissant, je le porterai jusqu’aux murs de Babylone ; ton secret, dis-le moi ; je le déposerai sur des vagues argentées au pied des tours des chaldéens.



Habitants de Babylone sur leurs toits.

Voyez si l’Euphrate ne brille pas ce soir sous les saules, comme la lame d’un poignard tombé d’une table de festin. Ses murmures ne seraient pas plus doux, quand il roulerait au fond de son lit des vases sacrés d’or et d’argent.



Un Esclave.

Ou bien, quand tout un peuple penché sur ses bords y aurait laissé tomber ses larmes une à une.



Un Roi.

Ou bien, quand un empire avec les tiares de ses prêtres, avec la robe de ses rois, avec ses dieux étincelants, serait englouti depuis mille ans sur son lit de gravier, comme une fleur des eaux.



Chœur des Prêtres.

La lumière de la nuit éclaire les inscriptions de Sémiramis gravées sur le roc de la montagne d’Assur. Chaque mot brille d’ici comme une lame de feu qui écrit sur la pierre la langue du firmament. Comme la lyre répond à la lyre, que les voix des étoiles, que leurs volontés muettes éclatent parmi nous avec des voix de peuples et des échos qui durent un siècle.

L’orient a étendu autour de lui ses peuples et ses empires, comme la nuit sa robe brodée d’étoiles, pour que les dieux s’en vêtissent au jour. Mais l’univers ne fait encore que poindre, et celui qui l’a réchauffé de son souffle le tient comme le petit d’un ramier dans sa main. Pendant que les pas du Dieu des dieux se voient sur l’herbe d’éden et de Cachemire, marquons ses traces sur le haut des monts. Ni le soleil ni le cœur des hommes n’ont point bu encore à cette heure son haleine. Comme l’arabe se lève dans la nuit pour lécher la rosée du désert avant le milieu du jour, ainsi nous nous levons aux premiers jours de l’univers pour puiser dans nos urnes la pensée de l’éternel, avant que sa source ne tarisse. Goutte à goutte, elle tombe des étoiles et de la voûte du ciel, et de chaque feuille du palmier ; enivrons-nous de sa liqueur comme d’un vin résineux. ô vous, peuples de l’Inde, de la Chaldée et de l’égypte, à votre tour, prenez et buvez la coupe de l’éternel, qu’il a laissée remplie en sortant de son banquet.

Que tous les peuples naissants portent à leurs lèvres, sans tarder, le vase où l’infini fermente jusqu’aux bords. Après nous nos sphinx, après eux nos idoles de granit et de bronze. Si l’univers vacille à nos yeux, s’il se partage en mille dieux divers, oiseaux aux têtes d’hommes, serpents aux corps de femmes, licornes couronnées, que ce soit comme en nos festins, quand le cœur est gorgé des vins de l’Idumée, et que chaque convive, avec son panetier, voit les vases d’or chanceler, se heurter, se briser dans son esprit sur une table de porphyre. De l’Inde jusqu’à l’Araxe, hâtons-nous ; qui sait si le temps ne viendra pas où l’univers, après des siècles, sera comme une fleur toute fanée, toute hâlée, le soir d’un soleil d’Arabie, et si les lèvres des hommes ne presseront pas en vain la coupe où nous buvons, et qui n’aura plus alors ni parfum ni breuvage éternel.



Chœur de Sphinx.

par Memnon ! Qu’il fait bon se coucher tous ensemble sous le portique de Luxor ! Pour prendre haleine, courbons nos genoux sous nos poitrails. Pour nous mieux reposer, plions, ramassons nos croupes de rochers. Mettons, déroulons aux quatre vents nos colliers de femmes ; avec nos griffes, délions nos bandelettes sur nos visages de sibylles.


Jusqu’à cette heure, échevelés, nous avons couru sans pouvoir trouver d’abri. L’éternité nous avait pris dès sa naissance, pour messager : holà ! Beau messager, au sein de femme, va porter, sans t’arrêter, cette nouvelle jusqu’au bout de mon royaume. -le bout de votre royaume est loin ; on ne trouve en chemin ni ombre, ni herbe de pâture, ni pan de mur pour s’asseoir ; que me donnerez-vous ? -pour dais, sur ta tête, mon ciel vide ; sous ta griffe, mon chaos ; pour repaire, mon noir abîme.


Mais Thèbes, qui m’a rencontré, m’a bâti un toit de temple, et m’a fait ma bauge dans le roc de Carnac. Tous les cent ans, si j’ai faim, je ronge les feuilles d’acanthe, de dattier et de grenadier qu’elle a taillées pour moi aux chapiteaux de ses colonnes ; si j’ai soif, je lèche le plat du sacrifice ; si l’ouragan me poursuit, j’entre, en rampant, sous mon étable, dans ma grande pyramide de Gizeh.

Pour nous mieux désennuyer, nous apprenons à nos petits, dès la mamelle, à lire en rugissant, les hiéroglyphes sur les murs. Par la cime de l’obélisque, par le bec de l’ibis, par l’aile du serpent qui plane, par l’antenne du scarabée, par les deux bassins ciselés où les âmes sont pesées, par l’épervier assis à la proue de la nacelle des morts ; oui, par le signe du fléau, par le sign e du hibou, par le signe du crocodile vorace, notre sagesse est plus grande que la sagesse de la reine de Saba.



Un Sphinx.

Que les jours vont vite quand on est éternel ! Depuis que nous parlons, déjà plus de mille ans sont écoulés. Chaque mot de notre bouche dure un siècle : chaque haleine est une année.

Pour serrer nos bandeaux autour de nos fronts, nous mettons toute une vie de patriarche, pour nous coucher sur nos croupes de lionne, nous mettons toute une vie d’empire ; et, quand le sable du déluge nous couvre jusqu’au poitrail, nous le secouons de nos épaules en frissonnant.

Chœur Des Sphinx.

Passez, passez donc sans peur devant moi, siècles, âges des patriarches, jours de mille ans, temps des dieux, temps des mystères. Jeunes années, qui voulez rester cachées avec votre voile jusqu’à terre, laissez-moi vous regarder tout seul, marchez pieds nus sur mes degrés ; de mes griffes monstrueuses, laissez-moi attacher sur votre robe votre ceinture de ténèbres. Passez aussi, chariots de guerre, qui voulez ne point faire de bruit sur vos roues. Armées, beaux cavaliers, je sèmerai de mes cheveux, du sable sur vos habits.

Passez sans trompes, ni hérauts, ni sandales, tribus, peuples, empires, races mitrées qui jamais ne dites votre nom, ni l’endroit où vous allez. Passez, tours, vieilles babels, villes magiques qui retenez votre haleine sous votre porte pour que le berger ne vous entende pas. Passez, rois inconnus qui vous couvrez jusqu’aux genoux de votre barbe.

Dieux qui vous voilez dans mon ombre, écrivez, sur mon front sans rides, votre mystère ; moi seul je sais d’où vous venez, quel est votre âge ; mais mes lèvres ne se desserreront pas, ma bouche ne vous nommera pas. Quand un voyageur medemandera : Les as-tu vus passer ? Je dirai : Oui, tes cavales qui hennissent, elles sont allées au champ.


Mille ans, encore mille ans, et autant de jours et autant de nuits sont écoulés. Non, pas encore ; n’éveillons pas dans leurs lits les villes que nous gardons. Que les rois dorment sous leurs couronnes, les dieux sous leurs palanquins. Voyez ! tout va bien. Les fleuves s’en vont, sans murmurer, dans leurs vallées ; les étoiles diligentes allument leurs lampes dès le soir, sur leurs tables, pour filer leurs robes d’or ; le désert, sans trouver son chemin trop long, n’attend pas, pour pousser son sable, que nous aboyions autour de lui ; l’Océan, obéissant, court vers sa grève sans que nous ayons besoin de mordre son poitrail d’écume. Reposons-nous ; broyons, ruminons nos acanthes et nos grenades mûries sous notre portique de Luxor.

Comme un chien de berger, restons couchés pour veiller, céans, à la porte du monde. Écoutons partout à l’entour. S’il nous arrive, par aventure, quelque bruit d’une ville qui s’écroule, d’un dieu nouveau, ou d’un peuple qui s’émeut, nous hurlerons, tous ensemble, avec nos bouches de pierre, avec nos voix de granit : Holà ! Holà ! berger du ciel, sors de l’étable ; voilà quelqu’un qui passe.



Thèbes.

Mon beau sphinx de cent coudées, qu’avez-vous à faire d’aboyer si haut ? M’est-il venu un messager de Saba ou du Taurus ?



Le Sphinx.

Ni messager, ni écuyer. Dormez encore.



Thèbes.

J’ai fait pendant ma longue nuit un mauvais rêve sur mon chevet, comme si j’avais oublié un dieu dans mon grand temple.



Le Sphinx.

N’y pensez plus, à votre dieu ; n’avez-vous pas fait un toit à l’éternité qui porte le firmament dans ses bras, comme une femme son enfant.



Thèbes.

Oui, un toit de granit. Je lui ai taillé, pour s’habiller, un pagne dans le roc ; pour s’asseoir, un beau banc de marbre noir.



Le Sphinx.

C’est assez. Il n’est point venu depuis longtemps d’autres dieux.



Thèbes.

Quelle nouvelle y a-t-il ?



Le Sphinx.

Votre dattier qui verdoie, votre chameau qui rumine, votre épervier qui glapit, et votre désert qui a soif.



Thèbes.

En es-tu sûr ?



Le Sphinx.

Je ne quitte pas votre seuil. Allez, dormez encore mille ans.



Thèbes.

Les mille ans du sphinx sont passés ; ma paupière de granit est pesante à soulever, mon lit est dur. Toujours je rêve d’éperviers au corps d’homme, de hiboux qui portent des sphères sur leur dos. Je m’ennuie seule dans mon temple, quand j’ai allumé ma lampe. Si j’osais, j’aimerais mieux monter sur ma terrasse pour appeler mes sœurs. Où sont-elles allées depuis le jour où les ibis et les griffons nous ont menées, chacune, par un sentier ?



Babylone.

Est-ce vous qui parlez bas ? Ma sœur, est-ce vous, Thèbes, qui portez ces bandelettes sur la tête ? Est-ce vous à qui un faucheur a donné ces corbeilles d’acanthe ciselées que des sphinx vont brouter ? Si c’est vous, montez au plus haut de vos tours avec vos sœurs. Parlez-moi toutes avec le bruit du chariot, avec le bruit de la ruine, avec la pointe du glaive, avec le murmure de la foule, avec le pas des armées sous vos portes, avec votre colonne croulante, avec vos cistres dans le temple, avec le sceptre du roi qui tombe, avec le sifflement de la flèche dans le combat, avec la rame de la galère dans le fleuve ; parlez-moi plus haut pour que j’entende vos voix sur ma terrasse.



Ninive.

Je demeure près de vous ; mais je suis trop vieille pour monter sur ma terrasse. Mon escalier croule sous mes pieds. Ni cistres d’or, ni peuples dans mes rues ne grossissent plus ma voix. Dans mon palais, je n’ai plus pour vous répondre que le murmure des orties et des herbes qui sont à présent mes échansons.



Persépolis.

Mon pays est dans l’Iran. Quand vous nous avez appelées, je menais mon troupeau de griffons s’abreuver vers mon puits de naphte. Le matin, je file dans ma tour une robe pour mes péris ; le soir, j’allume mon feu dans ma cendre pour prêter un tison à l’étoile qui s’éteint.

M’entendez-vous ? J’ai crié avec l’essieu du char, j’ai henni avec la cavale, j’ai sifflé avec la flèche, j’ai retenti sous le glaive avec le bouclier, j’ai frissonné avec la bataille dans le Granique.



Saba.

Moi, mon pays est plus loin. Ni astrologues ni devins ne vous diront où il est. Les esprits ont bâti ma tour, les péris ont bâti ma muraille, les fées y demeurent. Ma reine est de toutes la plus sage. énigmes ou hiéroglyphes, elle lit, sans épeler, les livres de pierre. Son trône est fait de corail, sa baguette est enchantée, le chemin de sa pagode est semé de sable d’or.



Bactres.

Mon fiancé m’a menée sur la montagne de Médie.

J’ai grimpé après lui par un sentier raboteux : il m’a donné des amulettes pour m’en faire un collier, trois flèches pour me défendre, trois tours pour y monter, trois dieux pour adorer.

à présent un devin de Chaldée me dit sur ma porte ma bonne aventure.



Palmyre.

Hier, toute seule, je suis allée au désert cueillir des dattes. Ah ! Que le désert est triste ! Ma colonne s’ennuie de ne voir que du sable, ma porte me crie sur ses gonds : allons-nous-en. Personne ne passe ici, ni marchand, ni berger ; et moi j’ai peur que les licornes ne viennent ronger mes degrés, et que les dragons ne se glissent sous mes sandales de marbre.

Cette fois, ma sœur, m’avez-vous entendue ? J’ai parlé avec une voix de peuple ; j’ai parlé avec les pas des cavaliers dans mes cours, avec le fouet des écuyers, avec le cliquetis de la lance, avec la litanie des prêtres, avec un mur qui croulait dans ma salle, avec une couronne qui tombait de la tête de mes rois.



Babylone.

Oui, je vous entends ; votre foule gronde. Pour faire plus de bruit, vous frappez en cadence peuple contre peuple, empire contre empire, rois contre rois, Asie contre Asie, cymbales contre cymbales, ruines contre ruines, et sur le bouclier le bouclier. Je vous entends, je ne vous vois pas encore par les fentes de mes murailles. Je suis trop courbée sous mon fardeau de dieux. Ma tête est si chargée de leurs amulettes, qu’elle ploie sur mes genoux comme une femme qui sommeille. Leurs noms sont si nombreux, que ma langue est trop épaisse pour les dire sans se tromper. Mes sœurs, écoutez-moi ; puisque vous voilà rassemblées, que penseriez-vous si, de tous nos dieux entassés l’un sur l’autre, nous ne faisions plus qu’un Dieu. Comme un fondeur qui remue son creuset, que diriez-vous si toutes nos idoles, béliers d’airain, becs d’éperviers, amulettes de cuivre, serpents d’or, nous les jetions pêle-mêle dans ma chaudière de devin, pour n’en faire qu’une idole qui n’aurait plus qu’un nom ? Nous n’aurions plus à porter sur nos bras tant de petits pénates que nous perdons dans le chemin. Un colosse sans bornes, aussi grand que l’univers, nous suivrait partout comme un homme : d’un pas, il enjamberait nos mers et nos années.



Les Villes.

Vous êtes notre aînée, vous êtes la plus grande, dites, que faut-il faire ?



Babylone.

Attelez vos licornes ; chacune montez sur vos chariots retentissants : formez autour de ma chaudière une ronde enchantée. Bactres, hâte-toi, jette dans ma chaudière, en passant, ton centaure de bronze ; Persépolis, jetez-moi les pieds dorés des dragons de l’Iran ; Memphis, ramassez sur vos escaliers les écailles de votre crocodile ; Thèbes, coupez avec vos ciseaux les tresses aplaties de votre noire déesse ; Ninive, apportez-moi les étoiles scintillantes que vos prêtres ont attachées sur votre mitre ; Saba, envoyez-moi, sur un éléphant de l’Inde, votre Dieu à mille têtes d’ivoire, couché dans sa pagode. Passez, tournez vite autour de mon foyer magique, villes d’Orient, sur vos chariots. Je mêle et je broie avec mes devins cieux et terre.



Les Villes.

Nous faisons ce que vous dites. Aurez-vous bientôt fini ? Voilà encore des dieux d’airain ; en voilà aussi de bronze.



Babylone.

Voyez, voilà aussi la grande idole qui paraît ; elle bouillonne dans la chaudière du monde, comme une rumeur qui gronde dans nos murs ; voyez, elle n’a plus ni becs, ni serres de griffons, ni ailes pour voler, ni anneaux de serpents pour ramper. La voilà qui se dresse sur ses pieds comme un homme. Vraiment on dirait un vieillard de Chaldée qui a toujours vécu, et qui sort de son gîte pour la première fois. Comment l’appellerons-nous ? Allah, Eloha, Jéhovah, qui le sait ?



Jérusalem.

Moi !



Babylone.

Qui appelle ?



Jérusalem.

Votre sœur Jérusalem ? Attendez-moi, j’arrive ; laissez là votre ouvrage.



Babylone.

Où êtes-vous ?



Jérusalem.

Du côté de Joppé. J’ai crié avec l’armée qui m’assiégeait, avec la trompe du héraut, avec la lime qui me ronge, avec le soldat qui me fouette, avec mon toit qui s’écroule.



Babylone.

Ah ! C’est vous, ma sœur. D’où venez-vous ? Vous n’apportez pour votre part ni amulettes ni reliques à votre cou ; vous n’avez pas seulement dans votre temple une toile usée de tisserand pour emmailloter une idole. Venez-vous encore cette fois, en mendiant, m’emprunter mes dieux sans gage ?



Jérusalem.

Je vous en apporte un meilleur que tous les vôtres.



Babylone.

Gardez-le, ma sœur, votre ancien dieu ; de quoi nous servirait-il ? Il est fait comme vous. Il n’a ni laine ni pan d’habit pour se vêtir ; il est nu dans son abîme comme vous sous votre toit.

Il est errant à travers sa vide éternité comme vous l’êtes par nos chemins. La nuit vient ; point de temples pour l’enfermer : la pluie tombe ; point de manteaux pour le sécher. à son âge, vieux d’années, il s’en va seul en exil, au dernier fond du firmament, battu du vent et de la tempête, sans se reposer jamais, comme vous, pauvre captive, en traversant le désert sous les verges de nos archers.



Jérusalem.

écoutez-moi, j’apporte une nouvelle.



Les Villes.

Quelle nouvelle ?



Jérusalem.

J’étais allé loin, plus loin que vous, jusqu’au bord de la mer de Joppé pour me baigner les pieds et regarder où le monde finit. Mes prophètes étaient montés sur ma plus haute tour. Cette nuit, avant le jour, ils m’ont appelée pour voir dans Bethléem un Dieu caché dans une crèche d’étable : voyez, voyez, Jérusalem ; il porte sur sa tête une auréole ; il est tout petit enfant. Les bergers, pour l’amuser, lui jouent de la cornemuse.



Thèbes.

Comment ne l’avons-nous pas trouvé plus tôt que vous ? L’avez-vous déjà pris sur vos genoux pour le bercer et lui donner votre mamelle ?



Jérusalem.

Pour le bercer, il a une vierge de Galilée tout habillée de lin, qu’il aime mieux que moi.



Memphis.

Sur les tempes, porte-t-il de larges bandelettes comme en portent mes rois dans leurs tombeaux près d’Alep ?



Jérusalem.

Non ! Ses cheveux rayonnent comme le soleil quand il poudroie.



Babylone.

N’a-t-il pas une robe couleur du ciel que les devins lui ont brodée d’astres de la nuit ?



Jérusalem.

Quand je l’ai regardé, la bise lui faisait une tunique, et le vent lui cousait son manteau.



Persépolis.

Je le connais. à sa porte, il a deux griffons qui font jaillir de terre avec leurs ongles un puits de naphte.



Jérusalem.

Non, celui que j’ai vu avait, sur son seuil, deux anges qui portaient une palme de palmier.



Babylone.

Une autre fois nous finirons notre ouvrage commencé. Allons voir le dieu nouveau.



Thèbes.

Moi, je sais déjà quelle place je lui ferai dans mon grand temple de Luxor. Je veux pendre son be rceau sous mon portique, pour que mes sphinx le bercent, sans se lever, jour et nuit.



Persépolis.

Je le ferai allaiter par une licorne dans mon désert.



Babylone.

Et moi, je le porterai dans mes bras sur ma terrasse pour qu’il m’apprenne à compter les étoiles de la nuit.



Les Villes.

Jérusalem, notre sœur, montez vos escaliers pour le voir de plus près. Dites-lui que, dès demain, nous voulons lui envoyer, avant le jour, trois rois mages pour messagers. Nous choisirons les plus sages et les plus vieux, le roi de Saba, le roi de Perse et le roi de Babylone : chacun lui portera sous son manteau des présents, de riches présents, vraiment, de la montagne et de la plaine, des amulettes et des pierres enchantées autant qu’il lui plaira. Dites-lui, de notre part, s’il est tout petit enfant, que nos tours sont bien hautes, mais que nous le porterons à notre cime ; que nos portes sont bien lourdes, mais qu’il les fera crier seulement en les touchant ; que nos chariots sont rapides, mais qu’il tiendra tout seul, pour s’amuser, les brides de nos cavales indomptées ; que nos couronnes de rois sont pesantes sur la tête des hommes, mais que nous l’en coifferons dans son berceau, pour jouer ; que nos voix sont de grandes voix d’empires qui retentissent, mais que nous lui chanterons bas de doux cantiques de jeunes filles, pour dormir. Dites-lui que nous sommes bien vieilles dans nos vieilles murailles ; mais que, s’il le veut, il nous prendra dans le creux de sa main avec tous nos forts et bastions, comme un petit oiseau des bois dans son nid de fougère.

Saluez aussi par son nom, de notre part, la vierge tout habillée de lin qu’il aime, et les deux anges qui portent une palme de palmier.



Les Rois Mages.



Le Roi De Saba.

Adieu, reine de Saba, ne pleurez pas. Je pars en messager, avec mes gendres, les rois mages.

D’aventure, si je meurs dans le voyage, embaumez-moi avec du baume de Syrie ; mettez-moi, tout habillé, dans une pyramide d’émeraudes aussi haute que les pyramides de Memphis. En m’attendant, rendez vous-même la justice à qui vous la demandera. écoutez les deux parties sans faire entre elles de différence ; que fortune, infortune vous soient même chose, et sachez qu’un archer loyal vaut mieux que cent cavaliers félons.

Apprenez à vos deux filles à filer le coton et à laver le lin. Si vous les mariez, gardez bien que votre gendre ne commande où je suis maître. Bâtissez une pagode pleine d’amulettes.

Ayez soin de mes chariots, de mes tours à éléphants, de mes braves hommes de guerre et de mon écuyer, pour que je trouve, en revenant, mon royaume grandi en puissance comme vous en sagesse.



La Reine De Saba.

Monseigneur, revenez tôt. Ah ! Je n’aurai mie sommeil sans vous.



Melchior, Roi De Perse.

Mes griffons, restez après moi pour fermer les portes de ma ville, quand je n’y serai plus.

Si un roi vient l’assiéger, allumez sur la montagne une flamme de bruyère pour me faire un signal. Que mes femmes, matin et soir, chantent pour moi une prière avec leurs lèvres de jasmin, avant le jour, avant la nuit, avant le bain, avant de nouer et de dénouer leur turban ; et que leur voile traîne à terre, si bien que leurs nattes amoureuses ne les voient pas. Faites écrire, au ciseau, mon histoire, sur un roc poli par les autans, en lettres de cinq coudées, et que les lions les puissent lire à leur guise, quand ils passeront par là. Asseyez-vous, pour m’attendre, à l’endroit où mon royaume finit ; et si mes peuples me demandent, rassemblez-les, comme le sable, pour élever dans l’Iran une mosquée aussi grande que leur ombre.



Les Griffons.

Pour rester à la porte de votre ville, mes ailes sont trop rapides. Une haleine de Dieu a effleuré ma crinière, et j’ai entendu hennir cette nuit l’éternité du côté de Bethléem.

Depuis cette heure, mon ongle creuse l’abîme pour partir. Mes naseaux flairent les cieux.

Laissez-moi courir devant vous comme un chien devant son maître.



Le Roi De Perse.

Et qui donc veillera sur mes murailles ?



Les Griffons.

Le désert.



Balthasar, Roi De Babylone.

Mes présents sont les plus beaux. J’ai cent châteaux, autant de villes ; chaque ville a envoyé cent chameaux chargés de soie, de myrrhe et de vaisselle ; chaque château, cent chevaux de race avec les maures qui les conduisent.

Mon dais d’ivoire est porté par quatre rois d’éthiopie, tous couleur de bois d’ébène ; mon manteau, par quatre rois de Mésopotamie, tous armés de flèches d’or. Sabres damasquinés, baudriers d’argent, mitres de diamant, candélabres allumés, cassolettes d’encens qui fume, turbans brodés par mes femmes, remplissent ma cour ; les mules bondissent sur les dalles.

Les chameaux agenouillés, se sont levés d’eux-mêmes ; les faucons et les émérillons s’ennuient sur le poing des écuyers ; les chariots crient dans leurs essieux : et vous, belle étoile du matin, levez-vous donc, à votre tour, pour nous conduire.



L’étoile.

Chars et chariots remplis de myrrhe, c’est moi qui vous ai attendus depuis le milieu de la nuit ; ne perdez pas la trace de mes roues.



Les Chariots.

Nos roues sont plus pesantes que les vôtres, notre chemin est plus rude ; mais nous fouetterons de nos durs timons les croupes de nos cavales, et nous leur donnerons pour boisson la sueur de leurs crinières.



L’étoile.

Suivez-moi.



Les Chariots.

Nous partons.



L’étoile.

Où êtes-vous ?



Les Chariots.

Nous voici.



L’étoile.

Venez-vous ?



Les Chariots.

Dans votre poussière.



Les Rois Mages.

Belle étoile, nos royaumes sont déjà loin ; bientôt nous ne les verrons plus. Nous traversons maints pays et maintes villes, sans y demeurer.

Nos sceptres d’or massif sont nos bâtons de voyages, et nos couronnes de diamant nous abritent de la nuit. Jamais, à nos fêtes, tant de peuples n’ont baisé nos robes. Nous passons devant les caravansérails, sans nous asseoir à table. Les lions nous apportent,

à la croix des chemins, des dattes et des figues pour notre repas, et les aigles vont remplir nos coupes de rubis dans les sources qu’ils connaissent. Impatients, les fleuves où nous mirons nos diadèmes se mettent à notre suite ; dans leurs nids, les petits des cigognes se dressent, en battant de l’aile, quand ils savent où nous allons ; et la brise de la mer, qui ne peut pas quitter sa rive, nous dit partout où nous la rencontrons : emportez-moi avec vous, grands rois, dans le pan de votre habit.



L’étoile.

Ni ici, ni là. N’arrêtez pas vos mules par la bride. Un nuage traîne mon essieu et le vent pousse mes roues. à ma main je porte les présents du firmament : une auréole de lumière qui ne s’éteint ni jour ni nuit, un manteau d’azur que j’ai cousu avec mon aiguille d’or et une cassolette toute remplie de la senteur du ciel. Partout où j’ai passé, j’ai trouvé ma boisson de rosée préparée. Les étoiles prenaient à la voûte leurs aubes de fête, et le néant se relevait en sursaut, à moitié sur son séant, pour essayer de me suivre où je vous mène.



Les Rois Mages.

Du côté de la plaine nous voyons poindre sept pyramides qui touchent au ciel. La plus petite se baisse et ramasse, pour se voiler, l’ombre de la plus grande comme un enfant le bord du manteau de sa mère. Autour d’elle, obélisques, colonnes et colonnades, temples et frontons gisent à terre, comme le butin de la caravane d’un Dieu qu’il a déchargé de ses chameaux pour une nuit sous un bois de sycomores. à leurs pieds, le désert s’est couché pour lécher leurs escaliers. N’est-ce pas là que demeure le fils de roi à qui nous portons nos beaux présents ?



L’étoile.

Non, ce n’est pas là.



Les Rois Mages.

à présent, voilà une ville bruyante qui a des murailles peintes comme une écharpe autour de ses hanches. Ses colonnes lui sont moins pesantes à porter que nos sceptres dans nos mains. Sur des housses bariolées, des agas et des scheiks chevauchent devant les portes avec une meute de levriers. Ses gardes nous font signe avec des piques d’argent. Pour nous saluer sur leurs seuils, ses femmes se lèvent debout, mieux parfumées que les citronniers dans la haie.

Les clefs de la porte nous sont envoyées par deux échansons, dans un plat de vermeil. Vers le soir, un dattier qu’elle a planté lui donne son pan d’ombre ; un ramier qu’elle a nourri porte à son cou ses messages de guerre. Sans rien dire, la mer amoureuse s’est roulée pendant la nuit sous sa fenêtre, pour la bercer tout endormie, avec ses murs qui grondent, avec son peuple haletant, avec ses tours qui prennent haleine, dans ses bras de géante.

N’est-ce pas là, dites-nous, le palais que nous cherchons ?



L’étoile.

Pas encore.



Les Rois Mages.

à cette heure, nous entrons par la porte du royaume d’Hérode. Au loin, là-bas, voilà sa ville qui est montée sur sa colline pour nous voir venir de plus loin. Par son plus haut escalier, elle est montée comme un messager qui cherche des nouvelles. Comme un devin qui déchire son manteau, elle a déchiré son lambeau de murailles. Ses tours et ses tourelles ruinées sont accroupies sur leur séant et ne se lèveront plus. L’absinthe a grimpé sur sa fenêtre pour surprendre son secret ; la g rue s’est posée sur son toit pour lui demander des nouvelles, et le vent du soir lui crie sous la fente de sa porte : allons, Jérusalem, prophétisez-moi.



L’étoile.

Passez vite. Ce n’est pas ici.



Les Rois Mages.

Donc, c’est au bout de la terre qu’est bâti le château de ce fils de roi ? Les villes et les villages de maures et d’indiens, les colonnes et les colonnades, les pyramides et les minarets, les tombeaux des rois sous les palmiers, des peuples dans le sable, sont le portique qui conduit à sa pagode ; les dieux sur le chemin sont ses messagers ; les temples de granit et de pierre d’Afrique sont pour ses écuyers, et ceux de marbre poli, dans l’île de Candie, sont bons pour ses échansons ; lui ne veut jamais coucher que sous un toit de rubis.



L’étoile.

Fouettez vos mules ; nous approchons.



Les Rois Mages.

Belle étoile, y songez-vous ? Vous êtes-vous égarée ? Les palais et les villes sont loin.

Le sentier meurtrit nos roues. Plus de femmes sur les portes, plus de piques d’argent, plus de dais ni de caravansérails, plus de joueurs de guitare ni de cistre dans les rues, plus de tapis sous nos mules. On ne voit rien qu’une chaumière de chaumine avec de petits oiseaux sur le toit.

L’escalier croule, la rampe est usée ; des bergers tremblent d’y monter. Allons-nous-en ; vraiment, ce n’est pas un chemin de rois.



L’étoile.

Rois, à genoux. C’est ici.

Petits Oiseaux Sur Le Toit, au Christ. beau petit enfantelet, éveillez-vous. Nous sommes du même âge que vous. Notre duvet, sur notre tête, nous sert d’auréole. Notre père et notre mère nous ont conduits auprès de vous.

Que le ciel est haut ! Ah ! Que la terre est grande ! Ah ! Que les villes sont bien bâties ! Vraiment, notre lit de mousse et de laine blanche lavée dans la fontaine n’était rien auprès de leurs murailles.

Ouvrez votre paupière, beau petit enfantelet ; éveillez-vous. C’est pour vous que nous chantons notre chanson. Venez voir, sur votre porte, comme le soleil se lève, comme le monde se fait beau ! Venez voir comme verdit l’olive, quand elle mûrit au jardin des oliviers ! Comme le calvaire sourit en vous regardant au plus haut de son sommet !


Des rois ! Des rois ! Voyez donc ! Voilà trois rois mages à genoux qui défont leurs éperons d’or ! Tous en robe d’argent ! Tous en manteaux d’écarlate ! Tous en turbans bigarrés ! Leurs chariots, sur leurs roues, vont aussi vite que nos ailes. Leurs diadèmes leur pèsent autant que nos crêtes de rosée. Ah ! Que leurs royaumes sont loin ! Que leur âge est grand et leur sagesse aussi ! Jamais notre père, quand il est revenu des champs, ne nous a ramassé, sur les brins d’herbe du matin, des diamants si luisants que les cadeaux qu’ils vous apportent dans leurs cassolettes.



Chœur Des Bergers.

Si c’est de nous que vous parlez, nous ne sommes pas des mages, nous ne sommes pas des rois.

Les présents que nous avons apportés sont une peau de loutre, un collier de paras, une croix de coudrier et une agrafe de buis ciselé. Nos coffres sont vides, notre journée d’esclaves ne nous est pas payée ; nous n’avons pu acheter à la ville ni soie, ni dorure.


Cà, bon laboureur, sur votre lit de paille, venez donc labourer dans notre glèbe.

Gentil moissonneur, levez-vous pour emporter sur votre dos votre gerbe de peuples.

Petit vigneron endormi dans votre crèche, habillez-vous promptement, pour cueillir sur votre cep une grappe du monde que le soleil a mûrie.

Beau bouvier, dans votre étable, prenez votre cornemuse à votre cou et votre aiguillon pour pousser devant vous les étoiles et les rois paresseux qui s’attardent en chemin.



L’Ange Rachel, jouant de la viole.

Ma viole que votre père m’a donnée a trois cordes d’argent. La première est pour lui dans la nue, la seconde est pour votre mère sous son voile, la troisième est pour vous chanter un noël dans votre crèche. Rêvez votre rêve, en écoutant ma viole ; rêvez doucement que votre étable est une nef toute d’or ; que votre crèche est de diamant ; que votre toit est bâti de pierres du ciel.

Ne pleurez pas, Dieu de la terre ! Si le vent souffle, si la pluie tombe, j’ai ouvert sur votre tête mes deux ailes que la pluie de noël ne mouille pas.

à qui votre mère s’est-elle mariée, que vous êtes si pauvre ? Est-ce à un tisserand sans ouvrage, à un fileur de lin sans quenouille, ou à un faiseur d’escabeaux ? Pour gagner sa vie, son tisserand a tissé sur son métier le pan de toile du firmament ; son fileur a filé à son fuseau les rayons du soleil ; son faiseur d’escabeaux a taillé sous son auvent le Golgotha. Ne pleurez pas, Dieu de la terre ; le faucon s’en va, sur sa cime la plus haute, vous chercher à boire de l’eau de source dans son bec ; l’abeille est allée jusqu’au ciel, dans sa ruche, prendre son miel d’or pour votre repas ; et le lion de Judée, en courant, se fouette de sa queue pour vous apporter plus vite dans sa griffe des figues toutes bénies.


Un devin, que j’ai trouvé, m’a raconté votre bonne aventure, et une devineresse toute petite a lu votre sort sur votre main. Quand vous serez grand, les fils de princes vous diront : changeons de manteau ; les fils de rois : changeons de couronne ; le romarin, quand il naîtra, vous dira : donnez moi la senteur de vos cheveux ; le cygne, quand il éclora : changeons de duvet ; et l’étoile, quand elle poindra : changeons d’auréole.

Ne pleurez pas, Dieu de la terre, je vous ai fait une robe, une robe d’écarlate. Le firmament vous a filé depuis longtemps une ceinture toute d’azur, et le désert vous a cousu, sans salaire, une tunique toute blanche.



La Vierge Marie.

Ange Rachel, ne voyez-vous point venir son père ? Est-il vrai qu’il m’abandonne pour une vierge mieux parée dans une étoile de printemps ? Dès demain, je veux aller, pour le chercher, m’asseoir, avec mon voile, sur le banc des barques des pêcheurs, à la proue ciselée des vaisseaux, à la croix des chemins, sous la lampe, dans les hôtelleries. J’irai m’asseoir sur le bouclier du soldat, dans les tours d’ermites, à la fenêtre des prud’hommes, dans les chapelles, à la porte des églises, sans toit ni auvent, sur la borne des rues.

Par le plus haut escalier, je veux monter dans une cathédrale sous une niche tout ouverte, pour crier aux quatre vents : père, nous avons faim et soif, et je n’ai plus de lait ; apportez à votre enfant votre journée entière de quoi vivre jusqu’à demain.


Je ne demande pas de voile d’or ni de ceinture de jeune mariée. Je ne demande pas deux bracelets ni un collier de verre, comme en portent les vierges quand elles vont à la fête. Je demande un pan de laine pour le plus grand roi des rois. S’il venait à mourir si petit dans mes bras, qui me ferait mes habits de deuil pour pleurer ? La nuit, en hiver, ne serait pas assez brune ; la neige, à noël, ne serait pas assez blanche ; pour me faire ma tour, le bois d’ébène ne serait pas assez noir ; pour me faire mon voile, le firmament ne serait pas assez long.

Allez, rossignols, ne chantez pas si matin ; petits des cigognes, ne vous levez pas si tôt. C’est moi qui ai endormi mon seigneur ; c’est moi qui veux le réveiller. Vous n’avez rien à porter que vos crêtes de rosée ; lui, si petit, il faut qu’il porte, sans plier, sa couronne de Dieu. Qu’il dorme, qu’il dorme encore ! J’ai semé dans son jardin du basilic, et j’ai peur qu’il ne cueille des larmes en se levant.



Le Christ, en s’éveillant.

Ma mère, prenez-moi dans vos bras. Les rossignols chantent déjà, les petits des cigognes secouent déjà leurs ailes.



La Vierge Marie.

Je vous bercerai sur mon épaule pendant que la rosée naîtra, pendant que le soleil se lèvera.



Le Christ.

Ma mère, êtes-vous seule ? Où est donc allé mon père ? Je ne l’ai encore jamais vu.

La Vierge Marie.

Votre père demeure loin d’ici.



Le Christ.

Que fait-il, qu’il ne vient pas ?



La Vierge Marie.

Il porte un lourd fardeau aussi pesant que le monde.



Le Christ.

Faut-il marcher longtemps pour aller jusqu’à la ville où il demeure ?



La Vierge Marie.

Plus longtemps que vos pieds ne pourraient vous porter.



Le Christ.

Si tôt que son ouvrage sera fini, il reviendra vers nous.



La Vierge Marie.

Jamais son ouvrage n’est fini ; c’est nous qui partirons pour aller le chercher où il est.



Le Christ.

Ne pleurez pas, ma mère ; quand je serai plus grand, j’irai tout seul l’appeler.



La Vierge Marie.

Vous me mènerez vers lui.



Le Christ.

Ma mère, dites-moi : a-t-il, comme vous, une auréole autour de la tête ?



La Vierge Mar ie.

Son auréole est de nuage, et l’agrafe de son manteau est une étoile.



Le Christ.

Et sa maison est-elle plus grande que la vôtre ?



La Vierge Marie.

Sa maison, vous la voyez. Son toit est d’azur du ciel ; le soleil est sa lampe d’ouvrier ; et le matin qui poudroie est la poussière qu’il secoue sur sa porte.



Le Christ.

Puisqu’il est si riche, il nous enverra de beaux messagers.



La Vierge Marie.

Ses messagers, les voici.



Un Lion Couronné.

Depuis mille ans, je porte ma couronne sur ma tête. La bise, dans le désert, ni les licornes de l’Iran ne l’ont pas renversée ; je l’ai gardée jusqu’à présent, toute luisante, pour la poser dans votre crèche.



Le Christ.

Je voudrais toucher aussi votre crinière sur votre dos.



Le Lion.

Mon dos est sali par le sable ; ma crinière est trop haute. Si vous la voulez toucher, je me coucherai sur votre lit de paille.



Un Griffon.

L’ongle de mon pied ni ma croupe de cavale ne couraient pas assez vite. J’ai pris mes ailes de soi e pour arriver à votre porte avant les rois. Voilà du sable d’or que j’ai ramassé dans l’Euphrate ; voilà un pan de lin de Perse, de quoi vous faire une tunique.



Le Christ.

Et vous, bel aigle, que tenez-vous à votre bec ?



L’Aigle.

Ma charge de duvet pour votre aire ; voilà aussi, pour vous désennuyer, un globe du monde qu’un aiglon de Calabre portait à sa nichée dans Rome, sur la cime du capitole.



Le Christ.

Laisse-le à mes pieds ; il te fatigue à remuer.



Les Rois Mages.

Est-ce vous, roi des cieux plantureux ? Quand vos yeux se sont ouverts, les étoiles ont fermé leurs paupières et leurs cils d’or. Quand votre mère a délié vos cheveux sur vos épaules, vous avez secoué autour de vous l’aube du jour, comme un cygne la rosée.

Le brin de romarin qui vous a vu le premier l’a dit au chemin, le chemin l’a dit à la rivière, la rivière à la mer, la mer à la montagne, la montagne à nos sceptres, nos sceptres nous l’ont redit ; et, pour vous adorer, nous nous agenouillons comme le brin de romarin. En présent, nous vous apportons un beau calice de vermeil. Tous nos rois y ont bu l’un après l’autre ; tous nos dieux avant eux. Le plus puissant y a mêlé, avec son doigt, comme l’eau et le vin, les pleurs et la sueur des mondes. Buvez-y à votre tour ; buvez pour votre soif dans cette coupe enchantée.



La Vierge Marie.

Mon seigneur, ne prenez pas, je vous en prie, à votre main ce calice ; il y a du fiel et de l’absinthe sur ses bords.



Les Rois Mages.

Ce n’est pas du fiel, vraiment, ce n’est pas de l’absinthe ; ce ne sont que des larmes.



Le Christ.

Mes mains sont encore trop petites pour porter ce grand calice.



Les Rois Mages.

Un génie, dans un creux de la montagne a poli de son marteau, pendant un milliard d’années, cette couronne de rubis. Brama l’a mise sur sa tête ; Memnon l’a portée après lui ; mais, pour vous la donner, nous l’avons découronné sur son siège de néant. Essayez-la à votre front d’enfant.



La Vierge Marie.

Que vois-je au fond de cette couronne ? Du sang qui dégoutte, des piquants d’épines de bois de Judée. Mon seigneur, n’y touchez pas.



Les Rois Mages.

Ce n’est pas du sang, vraiment, ce ne sont pas des épines de buissons ni de forêts ; ce sont des clous d’or.



Le Christ.

Ma tête sur mon épaule est encore trop novice pour porter cette pesante couronne.



Les Rois Mages.

Si ces présents sont trop lourds, ils vous serviront plus tard, quand vous prendrez notre âge. Nous en avons d’autres encore : des amulettes pour suspendre à votre cou, des calumets d’ambre et de gomme, les clefs d’argent de cent villes et d’autant de châteaux, vingt chariots remplis de brants d’acier fourbi et d’encens, que des maures ont cueilli sur la branche, mille idoles de blanc ivoire avec les ouvriers qui les ont faites, une mitre odorante de topaze, quatre rois couleur de la nuit noire pour vous laver les pieds, quatre rois couleur de bronze pour vous les essuyer.



Un Berger.

Adieu, notre maître, maître vendangeur, qui remplissez votre calice de tous les pleurs de la vigne ; adieu, notre maître, maître bûcheron, qui mettez à votre couronne toutes les épines de la terre. Après le roi de Babylone et le roi de Perse, si nous montrions nos présents, nous serions méprisés, moqués de nos hoyaux, de nos chariots.



Chœur Des Bergers.

De nos chariots et de nos chars, de nos faux, de nos faucilles, de nos sillons et de nos socs.

Retournons chez nous. Femmes de bergers, ouvrez le loquet. Reprenez vos durs sayons et votre lourde cruche sur votre tête, toute pleine de vos larmes. Balayez de notre seuil les fleurs d’épines et de muguet. L’enfant-Dieu, qui devait nous faire plus riches que des mages, ne nous a pas regardés. Nous n’avions rien à lui donner dans son berceau de paille que l’aube qui blanchit dès le matin, rien que le chaume qui jaunit, rien que l’or du soleil sur notre front, rien que la rosée sous nos pieds, rien que l’alouette mignonnette sur notre tête.



Le Christ.

J’aime mieux que mille idoles d’ivoire avec les ouvriers qui les ont faites, la couleur de la rosée sous les pieds des bergers.



Les Rois Mages.

Arrière les esclaves ! Fils de roi, venez avec nous dans notre palais tout luisant de pierreries. Nos éléphants vous porteront dans des palanquins de soie. Nos peuples tiendront votre parasol sur votre tête.

Des péris de la Perse, habillées de diamant, vous berceront d’amour, mieux que votre mère dans votre étable. Du fond des citernes, du milieu des lacs, des avatars aux corps de vierges vous chanteront des chansons pour dormir ; et des sphinx couronnés de bandelettes vous conteront, le soir, dans le désert, des histoires plus vieilles que le monde.



Chœur Des Bergers.

Si vous venez avec nous, nos chemins sont durs, plus durs nos chariots. Sous nos toits, la neige tombera à vos pieds, et les rouges-gorges mangeront votre pain dans votre main en se chauffant au bord du feu. Vous aurez pour vous réjouir nos hoyaux pendus à la muraille et nos socs lassés de la journée, qui se reposent à notre porte. Des fées, grandes au plus d’une palme, vêtues à peine d’un brin de laine, toutes pauvres, toutes vieilles, mendieront le soir à votre chevet ; et des esprits follets viendront, à minuit, essayer sur leurs têtes de fumée votre couronne de dieu.



Les Rois Mages.

Dans notre pays, le soleil se lève comme un roi mage qui monte à sa tour ; le dattier fleurit et le citronnier aussi ; la gomme croît sur les arbres, l’encens sur les branches, l’amour sous la tente des femmes. Là, la cigogne fait son nid sur le toit qu’elle aime le mieux ; le sable est d’or, l’ombre sent la myrrhe ; au fond des citernes, le ciel pur se désaltère en s’y mirant tout le jour. Venez dans nos royaumes ; la mer, qui les touche, vous apportera des perles sur sa rive ; et vous caresserez, quand vous voudrez, sa verte chevelure sans la mettre en colère.



Chœur Des Bergers.

Dans notre pays, le soleil se couche comme un faucheur fatigué qui a gagné sa journée ; le pin y verdit sur le mont, le bouleau dans la forêt ; là, le nuage est noir, la bise murmure, la feuille morte sanglote à notre seuil ; et puis la chaumine soupire, la grotte pleure , l’océan mène paître dans l’orage ses troupeaux démuselés ; vous aurez faim, vous aurez soif, et il n’y a rien auprès de nous, que nos chiens pour vous garder.



Le Christ.

J’aime mieux que le pays des rois le pays où la chaumine soupire, où la grotte pleure, où la feuille sanglote.

(les rois s’en vont.)



Chœur.

Trois faucons s’en sont allés en pleurant sur la montagne. De douleur, ils ont laissé tomber leur proie de leurs ongles. Leurs becs ont du sang jusqu’aux yeux, leurs serres jusqu’aux genoux. Ils ont laissé tomber aussi leur anneau d’or que le torrent emporte, que la mer met à son doigt, oui, la mer lointaine, que les faucons ne verront plus, ni les milans, ni les autours, ni les émérillons avec leurs prunelles d’éméraude.

Trois rois mages s’en sont allés en pleurant dans leurs chemins. Leurs yeux ont des larmes jusqu’aux joues, qu’ils essuient avec leurs barbes. De douleur, ils ont laissé choir leurs sceptres dans une source. De désespoir, ils ont laissé choir dans un fleuve leurs couronnes, que la vague prend, que le cours entraîne, que l’océan met sur sa tête, oui, l’océan des îles, que les rois ne verront plus, ni les reines avec eux, ni les panetiers, ni les écuyers avec leurs baudriers cousus d’argent.

Une cigogne, sur son toit, qui les a vus, a dit aux faucons : qu’avez-vous fait de vos ongles qui déchiraient si bien votre proie, et de vos ailes qui volaient si vite sur le bord des orages ? Avez-vous fait la guerre pendant trois jours avec le vautour de cent coudées de Josaphat, que vous êtes si las ? -non pas, non pas ; c’est le petit d’une colombe de Judée qui, sans sortir de son nid, blesse à mort tous les faucons d’Arabie qui le regardent.

Une ville bien bâtie, qui les a vus, a dit aux rois mages : où sont vos manteaux et vos pans d’habits ? Où sont vos couronnes et vos sceptres que j’avais ciselés ? Qui a jeté dans le chemin vos amulettes, avec vos mitres ? Donc, vous avez fait la guerre à un fils de prince qui avait cent chevaux tout harnachés à son chariot, et mille armées pour le défendre. Les frondeurs ont déchiré votre robe, les cavaliers votre tunique, et les archers avec leurs flèches ont rempli vos yeux de larmes.

-non pas, non pas ; c’est un enfant de Galilée, avec trois bergers, qui découronne tous les rois d’orient, dès qu’il les rencontre.



Les Chariots.

Puisque les cadeaux des mages valent moins que les cadeaux des esclaves, ne suivons plus les rois avec nos roues. à présent, celui qui nous mènera demeure en Galilée.



Les Mules.

Nos pieds dorés ne veulent pas marcher plus loin sur les dalles d’orient. à présent notre gardien nous fera notre litière dans un autre pays, où le soleil se couche, où l’ombre est plus épaisse.



Balthasar, Roi De Babylone.

Sans chariots et sans mules, s’il faut voyager, qu’est devenue ma ville avec ses mille tours ? De honte elle a caché, comme une autruche, sa tête sous le sable, et son poitrail sous les broussailles. Cet enfant-Dieu, pour jouer, a effacé de son doigt mon royaume.

Mes peuples ont disparu sans m’attendre, comme un nœud qu’il a dénoué en s’amusant.

Mes châteaux sont en poussière. Holà ! Qu’un lion d’alentour, au fond de son gîte, fasse une place pour la nuit au roi de Babylone !



Melchior, Roi De Perse.

Un arabe a passé sur une cavale rapide, pour emporter en croupe mes peuples dans sa tente.

Mes nations, mes satrapes et mes dieux tiennent aujourd’hui dans le creux de ma main. Bel enfant, qu’avez-vous fait ? Vous avez renversé dans votre étable le pays d’Orient, comme une jatte pleine de lait.



Le Roi De Saba.

Asseyons-nous par terre pour pleurer. Tout s’efface ; nos corps s’évanouissent ; nos royautés, dans nos mains, deviennent de la cendre ; nos majestés s’évaporent comme un brin de fumée au feu d’un berger.



Balthasar, Roi De Babylone.

Voyez ! Je ne suis plus ni roi, ni fils de roi ; mes larmes sont devenues un ruisseau où les grues viennent boire dans les murs de mon palais.



Melchior, Roi De Perse.

Je ne suis plus qu’un murmure dans les bruyères de mes salles, qui répète toujours : fleur d’épine, fleur d’Asie, ta couronne est tombée.



Le Roi De Saba.

Et moi, qu’un rayon argenté dans la nuit, q ui dit à la ruine : tour de marbre, tour d’Orient, votre toit est à terre.



Chœur. Oui, pleurez, faucons dans votre nid ; pleurez, rois dans vos broussailles. Le pays d’Orient a perdu son été, qui mûrissait sur la branche son or et ses dieux. Le soleil du monde n’est plus à son matin, il va chercher son étable dans d’autres climats. étoile des bergers, le suivrez-vous si loin, jusqu’au pays du soir, où le givre pend aux arbres, où le bouleau blanchit, où la mousse soupire, où le cerf, avec sa charge de ramée, va bramant dans les forêts noires ?


Ecoutez ! Les sphinx se font un suaire de sable jusqu’au cou. échevelées, les villes redescendent leurs escaliers. Tremblantes, elles se blottissent sous la bruyère ardente.

L’arceau se rompt, la colonne plie ses genoux, le sommet de la pyramide demande à la cigogne de le cacher sous son aile.

Pâle, la foule se disperse ; pâle, la foule s’évanouit. Tout un peuple engraisse de sa cendre un palmier, et tout un empire une fleur d’aloës. De Babylone, il reste un chevrier, sans sayons, qui siffle ses chèvres ; des armées de Perse, un gardeur de cavales qui trait leurs mamelles.

Là haut, sur le mont, le cyprès pour gémir s’est habillé de noir ; la citerne s’est tarie.

Là-bas, dans la vallée, le chacal s’est arrêté ; il regarde, il hérisse son poil, il hurle à un monde qui n’est plus : réveille toi. L’écho dans le mont, l’écho dans la vallée, l’oasis qui l’écoute, la mer qui reste béante, le désert qui s’avance pieds nus, lui répondent : notre dieu Pan est mort.

Un Dieu plus jeune de mille ans est arrivé ; il enjambera, sans s’élancer, la mer d’un pas.

Raisin des gaules, mûris-toi sous ton chêne ; c’est lui qui te vendangera. Figue d’Espagne, que personne n’a plantée, c’est lui qui te cueillera.

Mais toi, vieil Orient, sans pouvoir délier tes rives, tu resteras assis sur ta plage dans Byzance, comme un pacha à la proue de sa galère ; mets ton turban sur ton front, remplis ton calumet de gomme et d’ambre ; compte les vagues qui passent ; pas une ne te rapportera les jours qui ont été.



Un Sphinx.

Passant, qui chantez si bien, savez-vous donc s’il n’y a plus au Liban du bois de Judée, de quoi tailler une croix ?


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