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Voix dans le Ciel.
Hosannah ! Hosannah !
Gabriel.
Silence ! Le seigneur va parler.
Le Père éternel.
Ecoutez, saint Michel, Thomas, Bonaventure,
grand saint Hubert qui fûtes évêque à Liége,
et vous Pythagoras, Joseph le juste et
Marcus Tullius. Depuis mille ans et plus
vos épreuves sont faites, et vos âmes ont
monté des limbes au plus haut escabeau du
paradis, comme autrefois la rosée des joncs
de marécage, quand le soleil l’apportait sous
mes pieds. Vous le savez, les temps sont
accomplis. Il y a tantôt trois mille cinq
cents ans que le jugement dernier se fit
dans Josaphat. Voyez ! Au fond des cieux,
la terre en tremble encore ; éperdue, elle
roule et ne sait plus son chemin. Voyez si
jamais une feuille tombée d’un bouleau des
Ardennes, à la fête des morts, courut par
plus de monts et par plus de sentiers qu’elle,
en roulant sans savoir où, avant
de s’engouffrer dans mon puits de
colère. Vous vous en souvenez. Quand
l’épervier d’Allemagne ou de Judée se levait,
dès le matin, au-dessus des bruyères, tout
oiseau dans les champs, tout oiseau dans
les villes, allait cacher sa tête sous un brin
de ramée, et retenait sa voix. Voyez si tous
ces mondes qui poudroient dans l’abîme, ne
voudraient pas se blottir sous un sillon de
chaume, sous l’herbe d’une source, ou sous le
manteau d’un homme, tant que je tiens sur leurs
nichées mes ailes étendues dans un cercle
éternel ? Le silence est profond. Entendez-vous,
du haut de l’empirée, ce soleil qui bourdonne
si loin que la nouvelle ne lui est point
encore venue, et l’hosannah des chérubins
qui tombe d’un monde sur l’autre, plus
monotone que la goutte de pluie dans le lac
d’une grotte ? C’est assez de repos ; encore
cent ans, ce serait trop. Si l’univers est las
de sa première journée en le touchant de l’aile,
mon ange Gabriel, vous irez réveiller l’ouvrier
dans ma vigne. Je vous l’ai dit : la terre
était mauvaise, j’en vais demain créer une
autre. Je ferai, cette fois, l’homme d’une
argile meilleure ; je le pétrirai mieux.
Les arbres auront plus d’ombre, les monts
seront plus hauts. Ni votre chape, saint
Hubert, ni votre lance, ni votre écu tout
azuré, ni votre mitre de diamants ne brilleront
autant que la lumière de demain, sur une
mer d’or. Les jours seront plus longs, et
votre expérience sauvera mieux ce monde
de toute tentation que n’ont pu faire
anciennement ni chérubins ni séraphins,
en sortant tout candides du berceau du
néant. Mais, quel que soit l’état où s’en
aille tomber jamais le monde qui va naître,
pour vous mieux préparer à le tenir en votre
garde, je veux qu’on vous retrace ici, en
figures éternelles, le bien, le mal, et tous
les gestes et le sort accompli de cet univers
où vous avez vécu. Je veux qu’on vous dévoile
le secret que je rescellai, de ma main, dans le
creux des rochers et dans le ciel frissonnant
des lacs.
Je veux qu’on vous montre la terre depuis
qu’elle échappa de ma main comme le grain du
semeur pour produire son ivraie, jusqu’au
jour où je la moissonnai toute sèche et fanée
dans la vallée de Josaphat. Femme adultère
qu’avant-hier je lapidai au bord du chemin,
vous la verrez sans voiles, sous sa ceinture
de mers, de vallées et de forêts qu’elle délia
le soir de sa nuit éternelle. Vous verrez par quels
longs soleils et quelles arides nuits, la
coupe où mon nom et ma vie débordaient peu
à peu s’altéra, et ne garda que la lie et
l’univers au fond.
Saint Bonaventure.
Seigneur, quand l’hirondelle allait partir pour
l’Afrique ou l’Asie, ses petits secouaient
à l’avance leurs ailes sur les toits de
Florence la belle. Ainsi, nous nous hâtons,
hirondelles divines, pour vous suivre à jamais
dans les mondes futurs qui dorment en
vous-même et que vous allez créer. Ce monde
sera-t-il, seigneur, un autre monde de
Calabre, avec des monastères et des cellules
de diamant ? Seront-ce des cyprès avec une
mer endormie sous leurs feuillages d’ivoire,
des barques sur des flots sans fond avec des
voiles de lumière, et des frères avec leurs
auréoles, assis parmi des ruches et des
abeilles d’or ?
Saint Hubert.
Seront-ce point, seigneur, des cathédrales d’or
massif, d’épaisses voûtes en pierreries, des
vitraux faits d’un pan de votre robe ?
Seront-ce point, à l’entour, des bouleaux
et des frênes d’argent, et des balcons en
marbre sur un fleuve grand six fois comme le
Rhin de Cologne ?
Sainte Berthe.
Seront-ce point, seigneur, des enfants tout
endormis que vous bercerez sans fin, dans vos
bras, au-dessus des nuages ?
Seront-ce pas des âmes dans des villes
d’ivoire et qui vivront cent ans des larmes
d’une rose ?
Le Père éternel.
Je vous l’ai dit déjà ; avant de créer seulement
une étoile de plus, je veux vous expliquer et vous
faire connaître le mystère du monde d’où vous
sortez. Vous y avez passé sans savoir ce qu’il
est. Les uns l’ont vu en terre-sainte, les
autres en Brabant, les uns dix ans, les
autres cent ; mais pas un de vous tous n’a
tenu dans sa main ce fruit tombé de mon
rameau pour y chercher le ver rongeur ; pas
un n’a soulevé le sceau des mers et des villes
ruinées et des tombeaux des peuples que
j’entassais toujours pour cacher mes trésors ;
pas un ne s’est baissé pour voir verdoyer,
dans l’abîme, le germe de mes moissons
nouvelles, sous le nuage de la terre.
Saint Hubert.
Seigneur, longtemps j’ai voyagé dans l’Europe
et l’Afrique ; j’ai vu des orangers plus
hauts que de grands chênes, autour des
monastères, des flots plus bleus que la
tunique de votre fils unique, sur le chemin
de Jéricho, des paillettes et des sables
d’argent, aux arbres du désert, la gomme et
l’encens de noël, et dans des roses de Joppé,
des larmes de cristal. Serait-il bien possible,
mon divin créateur, que sous ces bois de
myrtes, sous ces rivières et ruisseaux
transparents, sous ces rochers et murs
écroulés, vous eussiez mis encore des
merveilles et des trésors magiques qu’aucun
homme n’a vus ni touchés de ses doigts ?
Le Père éternel.
C’est une longue histoire qui m’oppresse moi-même.
Mes séraphins vont célébrer devant vous ce
terrible mystère ; tous y auront leur place ;
chaque temps, chaque siècle que je secouai,
l’un après l’autre, des plis de mon manteau, s’expliquera par eux, dans son propre
langage. Des montagnes et des plaines, fleurs,
ouvrez-vous ; trouvez une voix pour dire ce
secret que vous gardâtes si bien au fond de
vos calices. Les enfants morts en naissant
répèteront ici, sur le sein de leurs mères,
vos pensées endormies, vos rêves embaumés.
Terre, ouvre-toi pour montrer ton génie. Le
chœur des archanges redira tes paroles à son
de trompe. Que les étoiles brillent comme
la lampe du veilleur quand elle était pleine
d’huile. Venez, troupe d’élus, comme l’herbe
fauchée, vous entasser autour de moi ;
penchez-vous sans rien craindre chacun sur
vos nuages, regardez dans l’abîme et soyez
attentifs ; le spectacle va durer approchant
six mille ans.
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