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Ainsi parlait Zarathoustra/Première partie/De l’amour du prochain

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Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 83-86).
DE L’AMOUR DU PROCHAIN


Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes.

Vous entrez chez le prochain pour fuir devant vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une vertu : mais je pénètre votre « désintéressement ».

Le toi est plus vieux que le moi ; le toi est sanctifié, mais point encore le moi : ainsi l’homme s’empresse auprès de son prochain.

Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt encore je vous conseillerais la fuite du prochain et l’amour du lointain !

Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l’amour de l’homme, je place l’amour des choses et des fantômes.

Ce fantôme qui court devant toi, mon frère, ce fantôme est plus beau que toi ; pourquoi ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu t’enfuis chez ton prochain.

Vous ne savez pas vous supporter vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez : c’est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain par votre amour et vous dorer de son erreur.

Je voudrais que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous deviennent insupportables. Il vous faudrait alors créer par vous-mêmes un ami au cœur débordant.

Vous invitez un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et quand vous l’avez induit à bien penser de vous, c’est vous qui pensez bien de vous.

Celui-là seul ne ment pas qui parle contre sa conscience, mais surtout celui qui parle contre son inconscience. Et c’est ainsi que vous parlez de vous-mêmes dans vos relations et vous trompez le voisin sur vous-mêmes.

Ainsi parle le fou : « Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout quand on n’en a pas. »

L’un va chez le prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison.

Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n’êtes que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième.

Je n’aime pas non plus vos fêtes : j’y ai trouvé trop de comédiens, et même les spectateurs se comportaient comme des comédiens.

Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l’ami. Que l’ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du Surhumain.

Je vous enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être tel une éponge, quand on veut être aimé par des cœurs débordants.

Je vous enseigne l’ami qui porte en lui un monde achevé, l’écorce du bien, — l’ami créateur qui a toujours un monde achevé à offrir.

Et de même que pour lui le monde s’est déroulé, il s’enroule de nouveau, tel le devenir du bien par le mal, du but par le hasard.

Que l’avenir et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton aujourd’hui : c’est dans ton ami que tu dois aimer le Surhumain comme ta raison d’être.

Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain.

Ainsi parlait Zarathoustra.