Aldo le rimeur (1853)/II, 5

La bibliothèque libre.
Aldo le rimeur (1853)


Scène V

le docteur ACROCERONIUS, entrant.

Que faites-vous, seigneur Aldo, dans cette attitude singulière ?

Aldo

Vous le voyez, mon cher ami, je me tue.

Acroceronius

En ce cas, je vous salue, et je vous prie de ne pas déranger pour moi. Puis-je vous rendre quelque service après votre mort ?

Aldo

Je ne laisserai personne pour s’en apercevoir.

Acroceronius

Je suis fâché que vous preniez cette résolution avant le coucher de la lune.

Aldo

Pourquoi ?

Acroceronius

Parce que la nuit est fort belle, et que vous perdrez une des plus belles éclipses de lune que nous ayons eues depuis longtemps.

Aldo

Il y a une éclipse de lune ?

Acroceronius

Totale. Il n’y a pas un nuage dans le ciel, et elle sera tellement visible, que je m’étonne de rencontrer un homme aussi indifférent que vous à cet important phénomène.

Aldo

En quoi cela peut-il m’intéresser ?

Acroceronius

Venez avec moi sur la montagne de Lego, et je vous le ferai comprendre.

Aldo

Je vous remercie beaucoup. Je ne me sens pas disposé à marcher, et j’aime mieux me passer mon épée au travers du corps.

Acroceronius

Faites ce qui vous convient, et ne vous gênez pas devant moi. Cependant j’aurais été flatté d’avoir votre compagnie durant ma promenade.

Aldo

En quoi pourrais-je vous être utile ? La solitude convient mieux à vos savantes élucubrations. Je ne suis qu’un pauvre poëte, peu capable de raisonner avec vous sur d’aussi graves matières.

Acroceronius

La société des poëtes m’a toujours été fort agréable. Les poëtes sont de très intelligents observateurs de la nature. Ils sont faibles sur les classifications, mais ils ont beaucoup de netteté dans l’observation. Ils possèdent l’appréciation juste de la couleur et de la forme, et quelquefois ils remarquent des rapports qui nous échappent ; des nuances presque insaisissables leur sont révélées par je ne sais quel sens qui nous manque. Je suis sûr que vous me feriez voir des choses dont je sais l’existence, et que pourtant je n’ai jamais pu observer à l’œil nu.

Aldo

Les savants sont poëtes aussi, n’en doutez pas ; ils n’ont pas besoin, comme nous, d’observer pour voir. Ils savent tant de choses, qu’ils peuvent peindre la nature sans la regarder, comme on fait de mémoire le portrait de sa maîtresse. Ils peuvent nous initier à plus d’un mystère dont l’art fait son profit. L’art n’est qu’un riche vêtement qui couvre les beautés nues sous l’œil de la science. Je suis fâché, mon cher maître, d’avoir vécu longtemps sous le même toit que vous, sans avoir songé à profiter de votre entretien.

Acroceronius

Si vous n’êtes pas forcé absolument de vous tuer ce soir, vous pourriez venir avec moi sur la montagne de Lego. Nous observerions l’éclipse de lune, nous causerions sur toutes les choses connues ; vous pourriez être revenu et mort avant le lever de la reine.

Aldo

Vous avez raison. Donnez-moi votre télescope et faisons cette promenade ensemble. Vous m’apprendrez beaucoup de choses que j’ignore. Je vous interrogerai sur les amours des plantes, sur le sommeil des feuilles, sur l’écume que la lune répand à minuit dans les herbes, sur les bruits qu’on entend la nuit… Avez-vous remarqué cette grande voix aigre qui crie incessamment autour de l’horizon, et qui est si égale, si continue, si monotone, qu’on la prend souvent pour le silence ?

Acroceronius

J’ai écrit précisément un petit traité in-4o sur ce dont vous parlez ; mais, pour bien vous le faire comprendre, il faudrait sortir un peu du monde visible, et nous aventurer dans des questions d’astrologie pour lesquelles vous auriez peut-être quelque répugnance.

Aldo

L’astrologie ! oh ! tout au contraire, mon cher maître. Je serais très curieux d’avoir quelque notion sur cette science étonnante. J’y ai songé quelquefois, et si les préoccupations de mon esprit m’en avaient laissé le temps, j’aurais pris plaisir à soulever un coin du voile qui me cache cette mystérieuse Isis. Qui sait si la faiblesse de l’homme ne peut trouver dans ces profondeurs ignorées le secret du bonheur qu’elle cherche en vain ici-bas ? On est bientôt las et dégoûté d’analyser et d’interroger les choses qui existent matériellement. Le monde invisible n’est pas épuisé… et si je pouvais m’y élancer…

Acroceronius

Venez avec moi, mon cher fils, et nous tâcherons de bien observer la lune.

Aldo, remettant son épée dans le fourreau.

Allons-nous bien loin sur la montagne ?

Acroceronius

Aussi loin que nous pourrons aller. Vous me parliez de l’écume que répand la lune, voyez-vous, mon cher fils, le règne végétal d’après toutes les classific… (Ils sortent en causant.)

GEORGE SAND.