Alector/Chapitre 8

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Des amours de Mammon vers la belle Thanaise, de l’efforcement, empoisonnement et mort d’icelle. Chapitre VIII.


Aux premiers ans de mon adolescence, il y peut avoir quatre cens septante ans ou environ, moy estant jà en eage de cognoissance comme de quarante neuf ans, en ces regions icy vint un homme incogneu, d’assez laide figure et noir comme un Aithiopian, neantmoins fort riche en or et argent, precieuses pierreries et autres mineraux, au demourant de grand et subtil esperit, et fort savant en toutes sciences sur tous hommes qui à luy s’affrontassent. Icelluy ayant prins sa demourance en la cité d’Orbe, où à present nous allons, et là, par le moyen des grandz deniers qu’il avoit, et aussi que la ville, par opportunité de la mer adjacente, des fleuves, ports et passages limitrophes, est pour la commodité du lieu fort marchande, il tint estat de marchandise et de Bancque. De quelle marchandise (dist le Gal) faisoit il traficque ? A quoy respondit l’Archer : Il estoit marchant temporel. Car il vendoit le temps, à compte et mesure. Ainsi ce Marchant temporel, appellé Mammon, tenant bancque fameuse à Orbe, devint amoureux d’une tresbelle et tresvenuste fille de l’une des plus riches et apparentes maisons de la ville, laquelle fille estoit appellée Thanaise. Ce beau Mammon donc, estant esprins de l’amour de Thanaise, commença à luy faire la cour assez lourdement, et plus imperieusement que gracieusement, par vantance de soy mesme, ostentation de son grand avoir et savoir, avec desprisement et envieux blasme de tous autres, et mesme des vertueux, et en outre s’efforçoit de l’attraire par riches dons et presens d’or, de gemmes, bagues et joyaux (jasoit que de sa nature fust fort avare), et encore plus de belles et amples promesses. Mais la fille, à qui ces orgueilleuses bravades estoient intollerables, et qui bien avoit son coeur ailleurs, rejectoit tous ses presens et refusoit ses offres, fuyoit sa rencontre et ne vouloit escouter ses imperieuses parolles, comme celle qui le hayssoit autant comme il la desiroit, tant pour son improbité et disgracieux maintien, que pour sa laidure desplaisante. Parquoy un jour fut outreement pressée de luy, voire jusques à la vouloir forcer en un jardin où il l’avoit espiée. Car il avoit esté averti par une sienne esclave moresque qu’elle estoit costumiere tous les matins au sortir du lict s’en aller à demi vestue et à cheveux espars en ce jardin prendre l’air, se refreschir et laver mains et visage en la fontaine argentine qui ruysseloit dans le jardin. Et pource, pour quelque present d’argent et promesse de rachapt et affranchissement de la serve moresquine, il fut une nuyct mis par elle dans le jardin, où il se cacha dans une espesse coudroie jusque au matin, à l’heure que sa desirée Thanaise devoit venir ; laquelle, selon sa costume, n’y faillit pas. Luy, de son embusche voyant venir ceste tant belle et jeune creature, affublée seullement d’une simple cotte legiere de satin colombin, abbatant la rosée à piedz nudz plus blancz qu’albastre, et descouvrant de beaux bras nudz et charnuz de vive blancheur, monstrant un poictrail relevé de deux pommes d’yvoire ou tetins de mesme couleur et fermeté, sa teste negligemment coifée d’un bel et blanc couvrechef de fine toile transparente, au travers de laquelle on povoit veoir ses cheveux aureins, d’ond une partie detressée luy battoit sur le col et les espaules, et un touppet retortillé et crespelu luy descendoit ondoyant sur les yeux clairs comme deux pieces d’argent nouvellement forgées, et neantmoins encore aucunement aggravez du passé sommeil et pource semblans estre batuz d’amour, d’ond ilz avoient plus de grace, Mammon de son embuscade voyant telle divinité humaine, à pene se peut il contenir et differer ses joyes qu’il ne l’allast tout de ce pas embracer. Mais toutesfois amour, qui en ses premiers mouvemens n’est jamais sans crainte, le luy defendit et le retint jusques à tant que Thanaise, sans l’appercevoir, fut parvenue à la fontaine, où, ainsi qu’elle remiroit en la reverberante clarté de l’eau la fleur de sa belle jeunesse, apprestant de se laver les yeux, les mains et la vermeille bouche, soubdain voicy Mammon sortir de la coudroie et se jecter à l’improvis sur elle à bras ouvers, en luy tenant propos les plus amoureux qu’il povoit, et avec baisers et attouchemens lascifz entremeslez, luy presentant en humbles prieres et affectueuses requestes ses biens et sa personne, et en oultre aux prieres adjoustant menaces et outrages, tellement que, voyant son obstiné refus, ses destournemens de visage et destorses de bras, par une furieuse ardeur d’ond il estoit enflammé s’essaya de la forcer et de ravir par violence ce qu’il n’avoit peu obtenir par amour, ne par esperance de promesses, ne par crainte de menaces. La povre fille, tremblant de hideur et se voyant au dangier de son corps et de son honneur par l’effort de ce furieux homme, jecta un hault cry, appellant à son ayde deux freres qu’elle avoit, jeunes et braves hommes, habitans en la maison prochaine du jardin ; lesquelz, ayans entendu l’effrayée voix de leur bien aimée soeur, soubdainement sortirent en armes avec suycte de serviteurs embastonnez ; lesquelz Mammon voyant venir vers luy en terrible furie, cogneut bien que là ne faisoit il pas trop asseuré pour luy. Parquoy mortelle paour luy adjousta des ailes aux piedz si legieres que à vive course il saulta la muraille et se sauva de vitesse, eschapant les vengeresses mains des freres, qui, ayans perdu le ravisseur, prindrent leur soeur bien esplorée, et la consolans d’asseurance l’emmenarent en sa chambre reprendre ses espritz.

Mammon, eschapé de leurs mains, se trouva merveilleusement confus et troublé de l’obstiné refus et desdain trop orgueilleux (comme il luy sembloit) de sa bien aimée Thanaise, par lequel neantmoins l’ardeur de l’amour n’estoit en rien refroidi ne diminué, ains au contraire plus enflambé et augmenté. Car tout ainsi comme un boulet de Bombarde, pour avoir en rasant aheurté contre un roch ou forte muraille, par la dure rencontre resault plus violentement, au rejail de si dure repugnance reprenant nouvelle vigueur de mouvement impetueux, ainsi le furieux courage de Mammon, ayant rencontré si dur refus en la pucelle Thanaise et si forte rechasse en ses freres, s’en echaufa d’avantage en ire despiteuse, et la fureur de son amour, ou plustost rage, reprint force plus vehemente par l’offension de la rude repulse. Parquoy ne luy restant autre moyen, ny espoir, recourut aux mauvaises ars d’ond il estoit souverain maistre, et proposa de se faire aimer par force et contre nature, par le moyen d’un philtre ou poison amatoire, qu’il composa en une pomme de Venus, appellée vulgairement pomme d’amours, ou pomme folle, conficte en sang de Iynge, oyseau appelé Ballequeüe, et autres drogues à cela efficaces, odorée à force espiceries chaudes et adoucies en sucre trois fois cuyct, en l’enchantant des ternes parolles qu’il savoit estre propres à ce philtre, tellement qu’il en feit une pomme de conficture tressuave à l’odeur et tresbonne au goust de la bouche, mais tresdangereuse au corps et au coeur, comme l’yssue le demonstra. Cela faict, il practica la Moresque esclave, luy donnant somme de deniers et luy promettant affranchissement de sa servitude si elle vouloit et pouvoit trouver le moyen de faire manger à sa dame Thanaise, en quelque collation, celle pomme de conficture, qui estoit une pomme d’amours, de telle vertu que celluy ou celle qui la presenteroit seroit en grace et en amour de la personne qui la recevroit, ce que luy tourneroit à un grand advantage. La serve Moresquine, trop avare et trop credule, enyvrée de tant belles parolles et promesses, et jà presumant en espoir sa franchise et liberté, chose sur toutes estimable et desirée, et d’avantage l’amitié de sa dame, tresvoluntiers print l’argent et la pomme mise en un petit vase de crystal, avec asseurée promesse d’en faire user à sa maistresse ; à quoy mettre en effect gueres ne tarda. Car le jour mesme que Thanaise avoit esté surprinse et mise à tel destroict par Mammon (comme dict est), elle en resta tant esmeüe et tant alterée que sur le soir à son coucher luy print une defaillance de coeur, pour à laquelle subvenir son esclave luy presenta avec le vin la pomme conficte qu’elle trouva fort delicieuse au goust, tellement que le coeur lui en revint, et après avoir beu un peu de vin soubdainement s’endormit en un sommeil tresprofond, mais conturbé de songes et phantasmes terribles, qui se tesmoignoient par distortions de face, indecens mouvemens de membres, gemissemens profondz et criz entrerompuz de fois à autre, tellement que, à son reveil, fut trouvée avoir perdu le sens, troublée de cerveau, transportée d’esprit et du tout estre devenue folle. Car elle tenoit des propos impudiques contre sa nature et costume, changeans et muables coups à quille et s’entretenans comme arene sans chaulx, et entre autres disoit que son con estoit devenu un fauconneau d’artillerie que Mammon avoit chargé de poudre et de boulet, et mis le feu dedans, d’ond le boulet avoit tué beaucoup de gens, et le feu et fumée tenebreuse aveuglé plusieurs mortelz ; et plusieurs autres telles parolles inconsequentes, phreneticques, impudicques et deshonnestes luy desgorgeoient de la bouche, par la force de l’inflammation de la pomme amatoire empoisonnée d’une veneneuse liqueur, et si villaine qu’on ne la doit nommer, prinse au corps Mammon, que parmi les autres drogues ce meschant venefique y avoit meslé.

Ainsi, en terrible tourment d’esprit et de corps, avec impudique mouvemens de membres et propos d’infamie non accoustumez et contrenaturelz, criant horriblement de fois à autre, et en mortelle voix appellant Mammon, finalement mourut la miserable Thanaise, restant, après la mort, tant advantage. La serve Moresquine, trop avare et trop credule, enyvrée de tant belles parolles et promesses, et jà presumant en espoir sa franchise et liberté, chose sur toutes estimable et desirée, et d’avantage l’amitié de sa dame, tresvoluntiers print l’argent et la pomme mise en un petit vase de crystal, avec asseurée promesse d’en faire user à sa maistresse ; à quoy mettre en effect gueres ne tarda. Car le jour mesme que Thanaise avoit esté surprinse et mise à tel destroict par Mammon (comme dict est), elle en resta tant esmeüe et tant alterée que sur le soir à son coucher luy print une defaillance de coeur, pour à laquelle subvenir son esclave luy presenta avec le vin la pomme conficte qu’elle trouva fort delicieuse au goust, tellement que le coeur lui en revint, et après avoir beu un peu de vin soubdainement s’endormit en un sommeil tresprofond, mais conturbé de songes et phantasmes terribles, qui se tesmoignoient par distortions de face, indecens mouvemens de membres, gemissemens profondz et criz entrerompuz de fois à autre, tellement que, à son reveil, fut trouvée avoir perdu le sens, troublée de cerveau, transportée d’esprit et du tout estre devenue folle. Car elle tenoit des propos impudiques contre sa nature et costume, changeans et muables coups à quille et s’entretenans comme arene sans chaulx, et entre autres disoit que son con estoit devenu un fauconneau d’artillerie que Mammon avoit chargé de poudre et de boulet, et mis le feu dedans, d’ond le boulet avoit tué beaucoup de gens, et le feu et fumée tenebreuse aveuglé plusieurs mortelz ; et plusieurs autres telles parolles inconsequentes, phreneticques, impudicques et deshonnestes luy desgorgeoient de la bouche, par la force de l’inflammation de la pomme amatoire empoisonnée d’une veneneuse liqueur, et si villaine qu’on ne la doit nommer, prinse au corps Mammon, que parmi les autres drogues ce meschant venefique y avoit meslé. Ainsi, en terrible tourment d’esprit et de corps, avec impudique mouvemens de membres et propos d’infamie non accoustumez et contrenaturelz, criant horriblement de fois à autre, et en mortelle voix appellant Mammon, finalement mourut la miserable Thanaise, restant, après la mort, tant hideuse et horrible au regard que on n’eut rien en plus grand haste que de l’ensevelir et l’apporter à un sepulcre ès fins d’un champ appartenant à la maison paternelle, au long du grand chemin où nous sommes, et bien près du lieu. Car je croy que velà le sepulcre qui commence desjà à nous apparoir, où fut ensepulturée Thanaise, et avec elle son esclave More, qui se pendit et estrangla par remors de conscience de son meschant ministère, ayant veu la triste adventure de son traistre service, et bien sachant que aussi ne pourroit elle eschapper la mort par la vengence des freres de sa Dame. Et velà ce qu’elle gaigna à la promesse de Mammon, monstrant par effect que le gage de peché est la mort. Ainsi furent ces deux corps enseveliz et enterrez en ce sepulcre que tu vois icy devant nous, lequel nous pourrons aller veoir de près, et là nous reposer un peu et reprendre halene. »

En ce disant, ces deux bons vieillardz approcharent d’un sepulcre de marbre qui estoit au bout d’un champ à main gauche, lez le grand chemin. Car la costume de ce temps là estoit de fonder les sepulcres, chescun en son propre champ, au long des grans chemins, affin que les viateurs en s’arrestant et reposant sur la pierre s’y amusassent à lire les epitaphes. Ce que feirent ces deux preudhommes, qui se destournarent vers la tombe. Et le bon Archier posa son arc et son carquois sur la pierre avec une bouteille plene de bon vin, d’ond il beut le premier en une tasse d’argent qu’il avoit, puis en presenta à Franc-Gal, qui le receut de bon coeur et beut à luy, estans ces deux bons viellardz assis sur les avantmarches du sepulcre, et mangearent un peu de pain blanc avec une aile de Phaisan rosti et giroflé que l’Archier avoit tué le jour precedent, et en avoit apporté une partie dans une petite serviette blanche pour sa refection sur les champs, comme il avoit costume de faire ordinairement quand il alloit à la chasse, puys beurent encore chescun une fois. En après, ce pendant que l’Escuyer aussi achevoit de vuyder la bouteille, ilz montarent sur les marches du sepulcre pour veoir s’il y avoit epitaphe. Si veirent que, en la pierre de porphyre verdoyant, variée de couleurs et ondoyée, qui estoit dessus la tombe, estoit entaillé un chevalier noir de marbre bis, portant escu doré, tenant par les creins une belle jument blanche, de blanc Albastre, se efforceant de monter dessus ; mais la jument, par figure, luy estoit si rebelle et ruante qu’il ne povoit ; parquoy de courroux, il la transpersoit de son espée flambante au travers du ventre, et de la playe, au lieu d’un boyau, sortoit un serpent ; et aux piedz y avoit posée une taupe taillée de Jayet. De telle figure fut grandement esmerveillé le Franc-Gal, et dist que vrayement estoit elle bien faicte à propos de l’histoire narrée par avant. Car la pierre de verd Porphyre et ondoyée representoit le jardin et la fontaine. Le chevalier noir à l’escu doré representoit le laid et riche Mammon. La jument blanche figuroit la belle Thanaise. La taupe, l’esclave More ; la prinse des creins et l’essay de monter dessus signifoit l’efforcement que avoit voulu faire Mammon au Jardin. La ruade de la blanche jument estoit le signe du refus de Thanaise. Le coup d’espée ardente estoit l’empoisonnement amatoire, et la playe mortelle, sa mort. Mais du serpent qui en sortoit, il ne pouvoit conjecturer qu’il vouloit à dire. Mais l’Archier l’en feit sage puys après, comme vous entendrez. Ayans donc contemplé les figures sur le sepulcre, ilz avisarent que au dessoubz d’icelles sur la pierre porphyrée estoient escriptz et engravez quatre vers, d’ond les deux premiers estoient escriptz en lettre antiques de couleur noire, et les deux derniers en rouges lettres couchée, de couleur sanguine, qui bien sembloient avoir esté plus freschement escriptes que les premieres, comme à la verité aussi avoient elles esté engravées depuys les premieres, selon que l’adventure ensuyvit. Et les quatre vers de l’epitaphe estoient telz :



CY GIST THANAISE, QU’A OCCI
L’AMOUR, LA MORT, LA MORE AUSSI.

Mammon, qui luy causa la mort,
Engendra vie en son corps mort.


De ces deux derniers vers le Franc-Gal fut merveilleusement esbaï, et demanda à l’Archier s’il en savoit la signifiance. Oy (dist-il). Et je la te diray presentement. Assiez toy s’il te plaict, et à ton aise escoute le reste ducompte.